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Article de revue

L'extermination des malades et des handicapes par les nazis (« opération T 4 ») : un lieu de mémoire négligé

Pages 165 à 175

Notes

  • [2]
    Peter Reichel, L'Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 98.
  • [3]
    Responsable pour le parti de la médecine du Reich.
  • [4]
    Les chiffres donnés pour les six grands centres de mise à mort jusqu'à la fin de l'été 1941 sont tirés de National Archives Washington, T. 1 021, roll 18.
  • [5]
    Ernst Klee, « Euthanasie » im NS-Staat, Fischer, Francfort/Main, 1983 ; Götz Aly, Peter Chroust, Christian Pross, Cleaning the Fatherland. Nazi Medicine and Racial Hygiene, John Hopkins University Press, 1994.
  • [6]
    Götz Aly, « Medicine Against The Useless », in Aly, Chroust, Pross, op. cit., p. 22-98, ici p. 33-34
  • [7]
    Reichel, op.cit., p.98.

Centres d'expérimentation de la mise à mort systématique

1Hadamar, Grafeneck, Brandenburg, Hartheim, Sonnenstein, Bernburg : aucun de ces noms n'est ancré dans la mémoire collective de l'humanité au même titre que celui d'Auschwitz ou de Treblinka. Pourtant, ce sont les noms des premiers centres d'extermination jamais inventés par les nazis. Y furent anéantis des malades et des handicapés, des aliénés et des dépressifs, des marginaux et des détenus de camps de concentration. Les premières chambres à gaz y furent mises en œuvre par le régime nazi. Elles ont servi, entre l'automne 1939 et l'été 1941, à tuer près de 70 000 personnes, essentiellement des Allemands, dont, suivant les critères du régime, la « vie était inutile ».

2« Au centre régional de soins et d'hébergement de Hadamar, près de Limburgan-der-Lahn, au moins quinze mille personnes physiquement ou mentalement handicapées et requérant des soins ont été tuées entre 1941 et 1945 – par le gaz, les médicaments, les maladies et la faim. Sur le cimetière qui se trouve au-dessus de l'actuelle clinique psychiatrique, on trouve un obélisque portant cette simple invitation : “Homme, veille sur l'homme !” Ces quelques mots sortis de leur contexte sont incompréhensibles, même sous forme de vœu pieux. L'histoire de cet établissement apparaît aussi sous forme cryptée dans le hall d'entrée. On y trouve cette formule énigmatique : “1941-1945 – En mémoire” [2]. » Il a fallu attendre 1983 pour qu'on organise à Hadamar une exposition sur le rôle de l'Institut dans le programme d'euthanasie du IIIe Reich.

3Beaucoup d'indices donnent à penser que les massacres commis dans les centres de liquidation des « vies inutiles », outre l'importance qu'ils avaient dans la mentalité eugéniste radicale des nazis, avaient valeur d'expérimentation pour des massacres ultérieurs, en particulier pour l'élimination des Juifs d'Europe.

4Commencée en octobre 1939, la première phase de l'opération dite d'euthanasie fut poursuivie jusqu'au début de l'automne 1941. Elle était dirigée d'un bureau situé au n° 4 de la Tiergartenstrasse, à Berlin, d'où le nom de code donné à l'opération d'extermination : T 4. Le touriste qui prend le bus, aujourd'hui, à la hauteur de la Philharmonie de Berlin, ne se doute pas que se dressait là, avant sa destruction dans les bombardements, une maison confisquée à ses propriétaires juifs fin 1938 et dans laquelle furent conçues les méthodes d'extermination par le gaz ensuite utilisées pour assassiner six millions de juifs européens. À l'automne 1941, en effet, cent fonctionnaires de l'opération T 4 furent affectés à la conception et à l'édification des camps d'extermination en Pologne.

5Le lien entre la politique d'euthanasie et les persécutions antisémites des nazis est constant et ancien. Dès le Congrès du parti de Nuremberg de 1935, c'est-à-dire celui où sont rédigées et promulguées les lois racistes et antisémites, Hitler a informé le Reichsärtzteführer Wagner [3] de son intention « d'éliminer les malades mentaux incurables ». Les décisions prises dans le domaine de l'euthanasie sont comme un marqueur, qui indique à l'avance le caractère génocidaire de l'antisémitisme nazi.

L'eugénisme nazi

6Les nazis n'ont pas découvert l'eugénisme : la plupart des nations occidentales ont contribué à ce courant d'idées et, dans certains pays autres que l'Allemagne, on est passé à l'acte en matière de stérilisation d'hommes et de femmes considérés comme « dégénérés ». La Suède a pratiqué les stérilisations jusque dans les années 1970 ; plusieurs États américains ont introduit des législations eugénistes dans le premier tiers du xxe siècle. En Grande-Bretagne, il a dépendu, dans l'entre-deux-guerres, de l'obstination d'un seul parlementaire que les projets de loi eugénistes soient sans cesse repoussés ; même Churchill, l'adversaire européen le plus déterminé de Hitler dans les années trente, s'est laissé aller à dire qu'il serait bon de doter la nation de bons soldats, par la sélection physique. L'eugénisme n'est pas une question de droite ou de gauche : des sociaux-démocrates ont pu prôner des mesures « d'amélioration de la race ». Quelles sont alors les spécificités de l'eugénisme nazi ?

7Tout d'abord, le nazisme se distingue, dès son installation au pouvoir, par la résolution avec laquelle il applique les mesures de stérilisation qui, ailleurs, n'avaient été qu'amorcées ou étaient restées à l'état de velléités. 350 000 individus sont stérilisés de force, pour la plupart avant le déclenchement de la guerre. Ensuite, non moins caractéristique du IIIe Reich, est l'amalgame entre « sous-hommes », à éliminer au nom de critères pseudo-biologiques, ces individus dont les comportements sociaux sont désapprouvés au nom de l'idéologie – ainsi des homosexuels sont-ils stérilisés de force dans le cadre des mesures eugénistes – et marginaux : pendant la guerre en particulier, les mesures eugénistes peuvent viser des marginaux, des sans-domicile ou des prostituées. La guerre, justement, permet au nazisme de déployer jusqu'au bout la spécificité de son eugénisme éliminationniste. C'est en effet à partir de l'automne 1939 que se met définitivement en place l'opération T 4, qui vise à l'élimination des « vies inutiles ».

La guerre et le déploiement du totalitarisme génocidaire

8De façon significative, Hitler, à l'automne 1939, antidate au 1er septembre 1939, jour du déclenchement de la guerre contre la Pologne, le mandat confié à Karl Brandt, son médecin personnel, et à Philipp Bouhler, chef la chancellerie du Führer, de déclencher le processus d'élimination des « malades incurables ». C'est la guerre, en effet, qui révèle le visage totalitaire du nazisme, en créant les circonstances favorables à la mise en œuvre du racisme et de l'eugénisme. Elle est aussi le prétexte invoqué lorsque l'on doit parler de l'euthanasie : on entend « libérer des lits » pour les blessés de guerre.

9S'il existe un texte signé de la main de Hitler – qui se gardera de procéder de même lorsqu'il entérinera, à l'automne 1941, la « solution finale de la question juive » – autorisant la mise en œuvre de l'euthanasie, on a affaire, comme toujours sous le IIIe Reich à un processus dans lequel des initiatives multiples sont progressivement coordonnées. Au début 1939, des parents avaient demandé à abréger les souffrances de leur enfant, malformé, et le Führer avait chargé Karl Brandt et Philipp Bouhler de donner suite à cette requête en son nom, ce qu'ils font en rassemblant un groupe de médecins chargés d'imaginer une procédure d'élimination des enfants handicapés.

10Bouhler élargit la procédure en instituant un « Comité du Reich pour le recensement scientifique des souffrances héréditaires et congénitales graves de tous les nouveau-nés malformés ». Parallèlement, le ministère de l'Intérieur ordonne, le 18 août 1939, un signalement, par les maternités et les services pédiatriques, de tous les enfants de moins de trois ans présentant un handicap – officiellement à des fins statistiques. Toujours au ministère de l'Intérieur, le secrétaire d'État à la Santé et nouveau Reichsärtzteführer depuis avril 1939, Leonardo Conti, prend en main la question de l'élimination des handicapés adultes.

11Dans la « polycratie nazie », si l'on veut accroître son pouvoir, il faut affirmer son autorité sur un sujet qui touche au cœur de l'idéologie. Bormann, chef de la chancellerie du parti – et donc rival de Bouhler – s'allie avec Leonardo Conti pour jouer, lui aussi, un rôle dans le processus en train de se mettre en place. La violence peut se déchaîner parce que chacun des acteurs du processus veut apparaître comme celui qui travaille le mieux « dans le sens du Führer ». Une surenchère entre instances du parti et de l'État contribue à l'élargissement du cercle des individus concernés : après les enfants et les adultes handicapés, on s'en prend aussi à des individus atteints d'un cancer, de tuberculose ou d'artériosclérose. La police de lutte contre la criminalité – Kripo –, dirigée par Heydrich, suggère d'asphyxier les individus concernés au monoxyde de carbone, méthode finalement préférée à l'injection de poison originellement prévue. Goebbels, comme toujours, n'entend pas rester loin des décisions les plus idéologiques du régime et il lance le tournage d'un film montré en 1941, Ich Klage an, « J'accuse », qui est un plaidoyer pour l'euthanasie : une femme atteinte d'une maladie incurable demande qu'on abrège ses souffrances.

12C'est dans la perspective d'une lutte entre les hommes de Hitler pour affirmer leur autorité sur un objectif fixé par le Führer que l'on peut interpréter le souci de Bouhler d'obtenir un mandat qui confirme son autorité sur la question de l'élimination des adultes en même temps que des enfants. C'est l'« ordre » d'euthanasie daté du 1er septembre 1939. En fait, Hitler ne fait qu'entériner un rapport de forces, qui lui convient parfaitement puisque la rivalité entre ses lieutenants conduit à une radicalisation permanente des méthodes au service d'un objectif d'élimination totalitaire fixé depuis longtemps.

13Dès l'été, Bouhler avait invité professeurs d'universités et directeurs d'asiles à délibérer de la question des lits à libérer, dans un certain nombre d'institutions hospitalières, à cause de la guerre imminente. En octobre, une réunion aboutit à l'élaboration d'un questionnaire : asiles et hôpitaux doivent signaler handicapés, patients inaptes au travail, Juifs, Tsiganes et étrangers se trouvant dans leurs murs. L'amalgame entre handicapés et « non aryens » porte la marque de la SS – Heydrich participe à la réunion d'octobre – qui a commencé, dans la Pologne occupée, sa propre opération d'euthanasie, tuant handicapés, Juifs et Polonais dans les établissements hospitaliers.

14Différentes méthodes de tuerie sont testées : par exemple l'injection de poison, ou bien, dans l'établissement d'Elfging-Haar, la famine des petits enfants. En décembre 1939 a été testée la première chambre à gaz fixe à Posen (Poznan) en présence de Himmler. Des unités mobiles de gazage (camions) opèrent sous la direction de Herbert Lange, plus tard premier commandant de Chelmno. Ces opérations menées par la SS en Pologne font 10 000 victimes, qu'il faut ajouter aux 70 000 victimes de la première phase de l'opération T 4 strictement dite.

15En ce qui concerne les Allemands, les responsables nazis opèrent avec plus de prudence qu'en Pologne. La détermination est totale – 20 % des patients des institutions hospitalières doivent être éliminés pour « libérer des lits » –, mais la route pour y arriver est volontairement tortueuse. On craint des réactions hostiles des familles, en particulier chez les chrétiens pratiquants. Effectivement, la seule protestation d'envergure survient, en août 1941, de la part de l'archevêque de Münster, Monseigneur von Galen. Il faut surtout éviter l'effet démobilisateur de tueries exercées sur des Allemands au moment où l'on veut mobiliser le pays pour la guerre.

La première phase du massacre : automne 1939-été 1941

16Au n°4 de la Tiergartenstrasse sont installées des organisations de camouflage : une « Communauté de Travail du Reich pour les asiles » et une société de « transports des patients ». Les futures victimes passent généralement par des établissements intermédiaires, où elles attendent quelques semaines avant d'être dirigées sur les centres de mise à mort.

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  • En janvier 1940, à Brandebourg, une quinzaine de personnes sont introduites dans une pseudo-douche et asphyxiées au monoxyde de carbone. Le principe de la chambre à gaz est inventé. Il sert à tuer 9 772 individus entre février et septembre 1940 [4]. Outre des handicapés mentaux et des aliénés, des Juifs malades sont aussi gazés.
  • Toujours en janvier 1940, à Grafeneck, dans un château du Wurtemberg, près de Stuttgart, une autre chambre à gaz est installée dans l'ancienne remise à voiture. Jusqu'en décembre 1940, elle est le lieu de mise à mort de 9 839 personnes. L'opération T 4 se déplace au fur et à mesure que les quotas de victimes sont régionalement atteints.
  • En Saxe, à Sonnenstein, près de Dresde, un lieu de mise à mort est installé en mai 1940 ; 13 720 personnes y trouvent la mort jusqu'en août 1941.
  • en Autriche, à Hartheim, près de Linz, entre mai 1940 et août 1941, 18 269 personnes sont gazées ;
  • À Bernburg (Anhalt), à partir de l'automne 1940, 8 601 personnes sont éliminées jusqu'en août 1941, dans une chambre à gaz au monoxyde de carbone.
  • Enfin, Hadamar est installé en janvier 1941 avec le personnel de Grafeneck. 10 072 personnes y sont mises à mort au monoxyde de carbone jusqu'au mois d'août 1941.

Résistances ?

18La résistance à ces massacres fut moindre qu'on ne l'a dit et, le plus souvent, ambiguë. Prenons trois exemples :

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  • dans le monde médical : certains historiens mettent en avant la résistance de directeurs d'établissement au recensement ou à l'acheminement des victimes. Parmi les exemples d'opposition, citons celui d'Heinrich Hermann, directeur de l'établissement pour sourds-muets de Wilhelmsdorf, qui réussit à empêcher la plupart des déportations de son établissement ; mais c'est sans doute parce qu'il était suisse qu'il ne fut pas inquiété par le régime et ne fut jamais obligé de quitter la direction de son établissement. Mentionnons aussi Boeckh, médecin en chef de l'établissement de Neuendettelsau, qui s'opposa, en octobre 1940, à la falsification des données permettant l'établissement de certificats de mise à mort. Il fut alors rappelé sous les drapeaux. Si l'on se fie aux recherches les plus complètes sur l'euthanasie [5], on est plutôt frappé par le degré d'acceptation dans la profession médicale. Il semble que les idées eugénistes aient rencontré un large écho, au moins depuis les années vingt. Götz Aly note que les cas de véritable opposition aux commissions itinérantes des médecins-experts de l'opération T 4 ne représentent que qu'un faible pourcentage [6].
  • dans les familles. Des parents d'enfants handicapés, nombreux, avaient adressé à la chancellerie du Führer des demandes d'euthanasie pour « abréger les souffrances » de leur progéniture, fournissant à Hitler des prétextes pour mettre en branle l'opération. On rencontre aussi de nombreux cas de familles qui acceptèrent d'être « débarrassés » du poids d'un parent malade à condition qu'on ne leur demande pas leur avis auparavant – ils donnaient à comprendre qu'ils accepteraient le fait accompli. Pourtant, rapidement, il fallut apaiser des parents non préparés à la mort de leur enfant ou de leurs proches, répondre aux questions de ceux qui ne comprenaient pas qu'on ait incinéré les morts sans informer leur famille. Il y avait aussi l'inconvénient d'un massacre qui se déroulait en Allemagne même ; il fallait, en particulier, empêcher que l'on s'approchât trop près des installations ou que l'on posât des questions à propos de l'odeur des fours crématoires – ainsi, les cadavres de Brandenburg étaient-ils incinérés dans un four crématoire situé à l'extérieur de la ville. Mais les protestations ou l'opposition manifestées à cette occasion ne signifiaient que rarement une remise en cause radicale du régime. On trouve jusque dans le parti des individus ayant refusé de confier leur enfant, par exemple atteint de trisomie 21, à un établissement spécialisé – et donc a fortiori au processus d'extermination ; ils soutenaient pour le reste le régime.
  • les Églises. Ce n'est que de leur côté que l'on trouva une opposition fondée en principe à l'opération T 4. Les Églises recueillirent une grande quantité d'informations qui contribuèrent à la diffusion de renseignements ou de rumeurs critiques. L'un des exemples les plus célèbres est celui de Theodor Wurm, évêque protestant et défenseur des Juifs, qui protesta dès juillet 1940 contre l'euthanasie ; d'une manière générale, l'Église confessante poussa loin la critique. Mais la plupart des pasteurs, qui n'appartenaient pas à cette minorité d'opposants, se contentèrent de réclamer que soit donnée une base juridique à l'opération T 4 – tout reposait sur un ordre de Hitler, rédigé sur un papier à en-tête privé, et sur des ordres oraux, aucune de ces initiatives du Führer n'ayant reçu la moindre publicité. Plus spectaculaire fut la dénonciation publique de l'euthanasie, dans trois sermons successifs, par l'évêque de Münster, Monseigneur von Galen. Heydrich et Goebbels voulaient faire arrêter le prélat immédiatement. Hitler refusa d'accéder à cette demande : il s'agissait de ne pas dresser les catholiques contre le régime en pleine offensive contre l'Union soviétique. Ajoutons que, si l'on lit bien les sermons, ils ne mettaient pas en cause – à la différence de ce que souhaitait pourtant le Vatican – le principe de l'instrumentalisation par le régime de la notion de « croisade » (contre le « bolchevisme »). Monseigneur von Galen ponctuait ses homélies d'appels au patriotisme et à la solidarité avec la Wehrmacht engagée à l'Est de l'Europe. C'est-à-dire qu'il contribuait, lui aussi, au consensus dont avait besoin Hitler, pour qui c'était seulement « après la victoire » que devraient commencer les persécutions systématiques contre les catholiques souhaitées par Goebbels et Himmler ou Heydrich.

La fin de la première phase et le début de l'extermination systématique des Juifs d'Europe

20Il est probable, qu'avec ou sans les sermons de Monseigneur von Galen – dont je ne veux en aucun cas déprécier le courage moral et physique, car Hitler n'aurait certainement pas désavoué son assassinat si on l'avait effectué sans le lui demander –, l'opération T 4 aurait été réorientée ou suspendue comme elle l'a été, le 24 août 1941. Il faut replacer T 4 dans le contexte du mois d'août 1941. Le 31 juillet, Göring a accepté de signer un mandat confiant à Heydrich la haute main sur l'organisation de la « solution finale de la question juive ». Depuis la mi-août environ, ont lieu les premiers massacres de femmes et d'enfants juifs d'Union soviétique. Les dirigeants du régime constatent que, contrairement aux attentes, l'Union soviétique n'a pas été vaincue en six semaines ou deux mois (cela aurait signifié une fin de campagne victorieuse vers la mi-août). Il faut réorienter la « solution finale » en fonction d'une guerre longue : cela signifie que l'on aura à massacrer les Juifs là où la domination nazie est déjà établie plutôt que de pouvoir les déporter dans un goulag réaffecté à de nouvelles victimes.

21Or T 4 a servi d'expérimentation dans les possibles méthodes de mise à mort. À la différence de la « solution finale », on avait fixé un quota : 20 % seulement des victimes potentielles devaient être mises à mort. Cela correspondait à environ 65 000 victimes, chiffre atteint en août 1941. Désormais, les principes et les méthodes éprouvées de T 4 peuvent être étendus au massacre qui a la priorité dans l'esprit des dirigeants du régime, celui des individus qui, ils en sont convaincus, tirent les ficelles d'une conspiration mondiale visant à affaiblir définitivement l'Allemagne : les Juifs. C'est effectivement la méthode d'extermination par le gaz, « améliorée » pour convenir à l'ampleur du nouveau massacre, qui est finalement retenue, récupérée par l'organisation qui entend réaliser le judéocide afin d'assurer définitivement sa prééminence au sein du IIIe Reich : la SS.

22Sans plus jouer un rôle de premier plan, les médecins de T 4 et leurs techniciens contribuent à la mise en œuvre des camps d'extermination pour les Juifs. Alors que l'on se demande encore, à la fin de l'été 1941, dans le cadre de la mise en œuvre de la « solution finale », si le gazage est la méthode de tuerie la plus appropriée, les experts de T 4 testent à Minsk le massacre à l'explosif sur des malades mentaux. La méthode étant jugée peu probante, c'est à l'adaptation des méthodes de gazage aux effectifs concernés par la « solution finale » que se consacrent désormais, en collaboration avec le RSHA de Heydrich, les hommes de l'opération T 4. Christian Wirth, homme de la Kripo auprès du T 4, symbolise cette coopération poursuivie : il installe Belzec et devient son premier commandant. De même, le Sonderkommando Lange, responsable de l'euthanasie en Pologne et en Prusse orientale depuis le début de la guerre est renommé Sonderkommando Kulmhof et organise la mise à mort à Chelmno. Le médecin Imfried Eberl, ancien directeur de Bernburg et Brandenburg, est le premier commandant de Treblinka.

La deuxième phase de l'opération T 4

23L'opération T 4 n'était désormais plus au centre de la machine exterminatrice. Une partie de son personnel était affectée à la « solution finale » qui concernait, non plus des dizaines de milliers, mais des millions d'individus. Elle a continué, malgré tout, sur une échelle plus réduite et cette deuxième phase a été trop peu étudiée. Renommée « action 14 f1 3 » (du nom de la référence administrative des dossiers), elle signifia que les médecins de l'opération T 4 opéraient désormais dans les camps de concentration. 50 000 personnes, en tout, furent mises à mort sur ordre médical. Outre ceux qui furent tués sur place, environ 15 000 de ces individus, jugés inaptes au travail, furent envoyés dans les lieux du T 4. Ainsi à Bernburg, entre août 1941 et août 1943, 5 000 détenus des camps, en particulier des Juifs, furent-ils gazés. À Sonnenstein, plus de 1 000 détenus de Buchenwald, Sachsenhausen, du Strutthof, de Ravensbrück et d'Auschwitz sont gazés. Hadamar fut le lieu de mise à mort de 4 222 personnes, entre août 1942 et la fin de la guerre. Simple continuation, sur la lancée, d'une machine administrative que l'on n'avait pas complètement démantelée et qui ne voulait pas se voir priver de ses installations au profit d'autres organisations du régime ?

24Il semble que la machine de mort des « vies inutiles » avait plutôt été mise en cadence faible, en attendant le moment « après la victoire », où l'on pourrait définitivement procéder à la « purification raciale » du peuple allemand. On n'a pas encore étudié systématiquement la manière dont des Allemands traumatisés par les bombardements furent, eux aussi, victimes de mesures de « liquidation » destinées à empêcher la démoralisation de la nation ; sans compter les individus jugés « marginaux » ou « asociaux » qui furent également éliminés. Plus globalement, les bombardements étaient la justification d'une mise à mort continuée des malades et des handicapés : il fallait libérer des lits pour les victimes de la guerre susceptibles de se remettre de leurs blessures et on le faisait en éliminant des « vies inutiles ». Ce sont des victimes qui viennent s'ajouter aux 130 000 personnes environ déjà comptabilisées par les historiens de l'opération T 4 et de l'Action 14f13.

Plus de 150 000 victimes en tout ?

25On n'a pas encore recensé, pour cette dernière partie de la guerre, l'ensemble des lieux où eurent lieu les mises à mort. Il semble que l'administration de T 4 ait de plus en plus fonctionné de manière décentralisée, comme en témoigne la multiplication des crématoires dans les établissements médicaux et psychiatriques. Début mars 1945, lorsqu'ils arrivèrent dans l'asile psychiatrique de Meseritz-Obrawalde, les Soviétiques trouvèrent un four crématoire en construction et cinq mille unies funéraires non encore remplies.

26Cela prouve qu'il devenait de plus en plus facile aux nazis de procéder à leurs plans d'extermination en Allemagne même, à la faveur de la désorganisation du pays par les bombardements et de la concentration de la plupart des gens sur les moyens de leur survie. Mais ceci était devenu possible parce que, dans la première moitié de la guerre, malgré des exemples d'opposition courageuse, trop d'Allemands avaient tacitement acquiescé au processus d'euthanasie. Le meilleur exemple en est la réunion annuelle des maires allemands en avril 1940, à l'occasion de laquelle l'opération T 4 fut annoncée sans camouflage. Le procès-verbal de la réunion ne comporte aucune ambiguïté en ce qui concerne l'objectif (mise à mort des « vies inutiles » et des « improductifs »), ses justifications (l'effort de guerre nécessitant de libérer le maximum de lits), les installations (aussi bien les lieux de mise à mort que les fours crématoires), la nécessité pour les cimetières municipaux d'accepter des urnes funéraires et, éventuellement, de les envoyer aux familles. Aucune protestation particulière n'est mentionnée de la part des auditeurs du Congrès.

27Aujourd'hui encore, le massacre des handicapés, des aliénés et des asociaux n'est pas entré dans la mémoire collective des Allemands au même titre que la conscience du judéocide. Le mémorial construit sur le site de Grafeneck à la fin des années 1980 – un mur de pierre naturelle surmonté d'un toit pentagonal en référence au cinquième commandement (« Tu ne tueras pas ») – reste une exception [7].

28Le décalage entre le nombre de victimes du génocide des Juifs et celui de l'opération T 4 n'explique pas tout ; d'autant plus qu'il est probable qu'on sous-estime le chiffre global des morts causés par T 4 au sens large. Combien d'individus ont-ils été tués à la faveur de la désorganisation du pays par les bombardements ? Il est significatif que dans un livre L'incendie, qui décrit dans le détail le bombardement des villes allemandes par l'aviation alliée et qui tend à accuser les Britanniques et les Américains de crime contre l'humanité, l'historien Jörg Friedrich oublie de parler des victimes de l'opération T 4 qui eut lieu dans ce contexte. Tant qu'une analyse globale n'aura pas été effectuée, on peut s'en tenir au chiffre provisoire d'au moins 150 000 victimes entre 1939 et 1945. C'est-à-dire que ce qu'on appelle la « deuxième phase » de l'opération T 4 a fait sans doute autant, sinon plus, de victimes que la première.

29Au-delà des chiffres, pour expliquer que Hadamar ou Bernburg soient des lieux de mémoire négligés, il y a aussi le fait qu'à la différence des crimes antisémites et racistes, l'euthanasie a eu lieu sur le territoire allemand même ; et même si des oppositions se sont manifestées, elles sont restées minoritaires. Dans toutes les manifestations de la barbarie nazie, l'opération T 4 est l'une de celles qui soulignent le mieux, a contrario, les limites de la résistance de la société allemande à l'emprise du régime : on pouvait ignorer le massacre des prisonniers de guerre soviétiques commis à plusieurs milliers de kilomètres de chez soi. Le génocide des Juifs a eu lieu sur le territoire polonais ou soviétique, mais l'euthanasie a eu lieu en Allemagne même et, pour aucune autre manifestation de son totalitarisme idéologique le régime ne s'est avancé autant à découvert, comme en témoigne le congrès des maires d'avril 1940.

30On a souvent dit, en s'appuyant sur l'exemple de Monseigneur von Galen, que l'opposition rencontrée avait convaincu les nazis d'opérer discrètement concernant les camps d'extermination de la « solution finale ». Il est sans doute plus exact d'affirmer, si l'on se rappelle le caractère limité de T 4 (un quota de 20 % de handicapés à éliminer avait été fixé dans un premier temps), que l'expérimentation menée les deux premières années fut, du point de vue du régime, un succès l'incitant à donner plus d'ampleur à sa politique génocidaire.


Date de mise en ligne : 20/12/2020

https://doi.org/10.3917/rhsho1.181.0161

Notes

  • [2]
    Peter Reichel, L'Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 98.
  • [3]
    Responsable pour le parti de la médecine du Reich.
  • [4]
    Les chiffres donnés pour les six grands centres de mise à mort jusqu'à la fin de l'été 1941 sont tirés de National Archives Washington, T. 1 021, roll 18.
  • [5]
    Ernst Klee, « Euthanasie » im NS-Staat, Fischer, Francfort/Main, 1983 ; Götz Aly, Peter Chroust, Christian Pross, Cleaning the Fatherland. Nazi Medicine and Racial Hygiene, John Hopkins University Press, 1994.
  • [6]
    Götz Aly, « Medicine Against The Useless », in Aly, Chroust, Pross, op. cit., p. 22-98, ici p. 33-34
  • [7]
    Reichel, op.cit., p.98.

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