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Article de revue

Poésie et tragique : la poésie irrésignée de Benjamin Fondane

Pages 17 à 39

Notes

  • [1]
    Baudelaire et l'expérience du gouffre, Seghers, 1947, chap. XX.
  • [2]
    Correspondance avec les Cahiers du Sud, Fondation culturelle roumaine, Bucarest, 1998.
  • [1]
    Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, Flammarion, 1976, p. 238.
  • [2]
    Pour une analyse du terme, voir Monique Jutrin, « Poésie et philosophie : l'irrésignation de Benjamin Fondane », in Cahiers Benjamin Fondane, n° 2, 1998.
  • [3]
    Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, Plasma, 1979.
  • [4]
    Michaël Finkenthal, « Benjamin Fondane le philosophe entre le Dimanche de l'Histoire et le Lundi existentiel », colloque de Royaumont, avril 1998. Actes à paraître aux éd. du Nadir.
  • [5]
    Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, op. cit., p. 17.
  • [1]
    Benjamin Fondane, Rimbaud le voyou, Plasma, 1979.
  • [2]
    Benjamin Fondane, Faux Traité d'esthétique, Plasma, 1980.
  • [1]
    André Montagne, « Les Derniers Jours de Benjamin Fondane », in Les Lettres françaises. 26 avril 1946.
  • [2]
    Lettre conservée dans le Fonds Boris de Schloezer, Bibliothèque Louis Notari. Monaco.
  • [1]
    Benjamin Fondane, Rimbaud le voyou, op. cit., p. 168.
  • [2]
    Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, op. cit., p. 295.
  • [3]
    In Cahier bleu, n° 6, décembre 1933. Texte reproduit dans le Bulletin de la Société d'Études Benjamin Fondane, n° 5.
  • [4]
    Viata Studenteasca, Paris, 15 décembre 1934. C'est nous qui traduisons.
  • [5]
    « Une politique de l'esprit. » Le premier congrès des écrivains de l'URSS, in Cahiers du Sud, 1934, vol. XI, n° 166. Reproduit dans Bulletin de la Société d'Études Benjamin Fondane, n° 5.
  • [1]
    Lettre de fin 1942 (s. d.) publiée par Louis Soler dans Cahiers Benjamin Fondane, n° 1 (« Sur cinq lettres inédites de Benjamin Fondane à Fredy Guthmann »). Fredy Guthmann était un poète d'origine alsacienne que Fondane rencontra à Buenos Aires en 1936.
  • [1]
    Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Plasma, 1980, p. 45.
  • [2]
    Michaël Finkenthal fait à ce sujet des réflexions pertinentes dans le texte cité dans la note 5, ainsi que dans le chapitre 10 (« Is a dialogue possible ? ») de son livre : Interdisciplinarity, Peter Lang, 2000.
  • [3]
    Benjamin Fondane, Faux Traité d'esthétique, op. cit., p. 94.
  • [1]
    Rachel Ertel, Dans la langue de personne, Seuil, 1993.
  • [2]
    Soulignons le fait que Fondane écrit en français, utilise les ressources de la langue et de la poésie françaises et s'adresse à des lecteurs français. Il sait qu'il peut se heurter à l'incompréhension, ne jouissant pas de la connivence du poète yiddish avec son lecteur.
  • [3]
    Voyage réel qui eut lieu en 1929.
  • [1]
    Rachel Ertel, op. cit., p. 124.
  • [2]
    Ibid, p. 99.
  • [1]
    Archives M. Carassou.
  • [1]
    Terme que l'on peut traduire par « concentration » ou « contraction ». Selon la doctrine du tsimtsoum, telle qu'elle a été énoncée par le kabbaliste Luria de Safed au xive siècle, Dieu s'est retiré en soi, s'est exilé en lui-même pour permettre au monde et à l'homme d'exister. Fondane s'est intéressé à la pensée mystique juive et connaissait la pensée de Luria, qu'il cite dans un de ses écrits de jeunesse.
« Mais nous sommes à présent dans un monde où Dieu, selon le propos d'Amos, est “ténèbres et non lumière” ».
Amos, V, 18 [1]

Irrésignation

1« Voyez-vous, la tragédie ne l'avait pas pris au dépourvu. Il la pressentait depuis si longtemps », écrit Geneviève Fondane à Jean Ballard le 21 mars 1947 [2].

2Dans la même lettre, elle lui confie qu'avant son arrestation son mari lui disait parfois : « Si Hitler savait que j'existe, il me ferait arrêter... » Après son arrestation, lors de leurs entrevues à la préfecture de police, avant d'être interné à Drancy : « S'il y avait au monde un Juif, un Juif authentique qu'Hitler devait arrêter, c'était bien moi. »

3Pour saisir toute la portée de ce témoignage de Geneviève Fondane, il nous faut situer la pensée existentielle de Fondane : elle s'inscrit dans le cadre d'une réflexion sur le Mal, ou plutôt d'un combat contre le Mal, mené de concert avec son maître et ami, le philosophe Léon Chestov. Pour Chestov comme pour Fondane, la pensée existentielle commence là où se termine la pensée rationnelle : elle surgit devant le désespoir causé par le Mal. Car le Mal n'a pas précédé l'existence et ne doit donc pas être accepté comme une nécessité. Le retour au paradis est possible : « La liberté ne consiste pas dans la possibilité de choisir entre le bien et le mal [...]. Elle consiste dans la force et le pouvoir de ne pas admettre le mal [1] ».

4Si elle n'ignore pas la réalité politique, cette lutte se situe au-delà de la politique, dans une tentative de restaurer chez l'homme une liberté perdue. Sans être « croyants » ni « pratiquants », Chestov et Fondane exigent un Dieu créateur et tout-puissant. Et le judaïsme de Fondane n'est ni une pratique ni une obédience : il se confond avec une exigence spirituelle, une irrésignation.

5Ce terme d'« irrésignation [2] » apparaît dans la préface de La Conscience malheureuse [3] (1936). Ayant défini la philosophie comme « l'acte par lequel l'existant pose sa propre existence, cherchant en lui et hors de lui, avec ou contre les évidences, les possibilités mêmes de vivre », Fondane conclut que l'homme « continuera à témoigner de son irrésignation tant que la réalité sera telle qu'elle est, par tous les moyens mis à sa disposition : par le poème, par le cri, par la foi ou par le suicide ».

6On comprend que Fondane ait été poussé par le besoin de forger un terme nouveau pour désigner une forme particulière de révolte, « cette force vive de la révolte contre la philosophie des philosophes [4] ». Car, à la suite de Chestov, il part en guerre contre une pensée où la résignation occupe une place centrale. « Toute philosophie n'est qu'un conseil à la résignation [5] ». Il propose une autre philosophie, existentielle, vivante, en acte.

7Qui est Benjamin Fondane ? Né en 1898 à Jassy, Benjamin Wechsler choisit le nom de Fundoianu pour faire son entrée en littérature. Écrivain précoce, il laisse une œuvre considérable en langue roumaine. Aujourd'hui il est considéré en Roumanie comme un grand poète moderne. Fondane appartient à cette lignée d'écrivains roumains qui se laissèrent séduire par le rayonnement de la littérature française. En 1923, à l'âge de vingt-cinq ans, il débarque à Paris, où il devient Benjamin Fondane. Il travaille dans une compagnie d'assurances, où il rencontre Geneviève Tissier, qu'il épousera. Ensuite, il entra aux studios Paramount comme scénariste. Dès son arrivée à Paris, il s'est mis à écrire en français. En 1933, paraissent simultanément son essai, fort remarqué, Rimbaud le voyou[1] et son poème Ulysse. En 1936 : La Conscience malheureuse, recueil d'articles philosophiques ; en 1937 : le poème Titanic et, en 1938, son Faux Traité d'esthétique [2], qui contient une vive critique du surréalisme. Notons sa collaboration à diverses revues, littéraires et philosophiques, dont Les Cahiers du Sud où il tient une chronique : « La philosophie vivante ». Entre-temps, le poète s'est initié à la philosophie : devenu philosophe, dira-t-il, pour faire plaisir à son ami Chestov, ou encore : pour défendre sa poésie. En tout cas, il s'est pris au piège de ce jeu, et son dernier essai, Le Lundi existentiel et le Dimanche de l'Histoire, est un texte fondateur de la pensée existentielle.

8Ayant obtenu la nationalité française en 1938, Fondane est mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s'évade ; repris, il est relâché pour raisons de santé et retrouve dans sa chère rue Rollin sa femme et sa sœur aînée, Line, qui vivait avec eux. Fondane ne changea pas de domicile, malgré les exhortations de sa femme et de ses amis. Il ne porta pas l'étoile jaune. Par certains témoignages, nous savons qu'il ne prit pas de précautions excessives. Et si, le mercredi, il assistait parfois au cours de Bachelard à la Sorbonne, il préférait rester dans le petit bureau attenant à l'amphithéâtre, afin que l'on ne reproche pas à son ami la présence d'un Juif à son cours.

9Fondane fut arrêté en même temps que sa sœur Line, à la suite d'une dénonciation, le 7 mars 1944. Sa femme réussit à obtenir sa libération en tant qu'époux d'une « aryenne », mais ne put obtenir la libération de sa sœur. Fondane refusa d'être libéré sans sa sœur. Il fut interné à Drancy, d'où il fit parvenir quelques lettres à sa femme. La dernière lettre, qui fut transmise par une voie clandestine, contenait son testament : des indications précises pour la publication de son œuvre. Le lendemain, le 30 mai 1944, il fut déporté vers Auschwitz.

10Longtemps, sa femme fut dans l'ignorance totale du sort qui lui avait été réservé. C'est seulement en octobre 1945 qu'elle saura que Fondane avait été assassiné l'année précédente dans la chambre à gaz. Grâce aux témoignages de certains rescapés, elle eut la consolation d'apprendre que, jusqu'au bout, il resta l'homme qu'il avait été, qu'il vécut sa philosophie. Il trouva le moyen de poursuivre des discussions passionnées avec d'autres détenus et sa prodigieuse mémoire poétique lui permit de réciter Baudelaire, interminablement. Sa femme apprit aussi qu'il tentait de réconforter ses compagnons, qu'il continuait à écrire des poèmes. La dernière image que nous ayons de Fondane nous est livrée par André Montagne : « Le lundi 2 octobre, dans l'après-midi, les camions vinrent chercher ceux qui avaient été désignés pour la chambre à gaz. Je vois encore Fondane sortir du block, passer très droit devant les SS, fermant le col de sa veste pour se protéger du froid et de la pluie, monter dans le camion » [1].

Textes prémonitoires

11Fondane n'a jamais accepté la mort de Chestov. Même s'il poursuit sa voie propre, leur connivence subsiste au-delà de la mort, Dans ses écrits, dans ses carnets de travail, le dialogue se poursuit. Que la pensée de Chestov l'ait accompagné dans l'épreuve des années de guerre, nous pouvions le deviner. Mais nous en avons une confirmation dans une lettre adressée à l'épouse de Chestov le 2 janvier 1944  [2] : « Je ne cesse de penser à Léon Issacovitch : combien de fois, prévoyant ce qui allait se passer, il m'avait dit : “Moi je ne verrai plus ça ; mais vous...” Et, en effet, il n'a pas vu ÇA, et moi je l'ai vu, le vois encore, et n'en ai pas fini de le voir. »

12Il n'a pas vu ÇA, écrit Fondane en majuscules. Avec ce ÇA, nous sommes projetés dans un domaine dont il est difficile de rendre compte, étant donné qu'il nous manque la catégorie permettant de le penser : c'est le domaine de la tragédie.

13Ce ÇA, ils l'avaient prévu tous deux. L'on est frappé par la lucidité des deux penseurs, qui font preuve d'une clairvoyance peu commune devant les dangers du totalitarisme de gauche ou de droite. Malheureusement, cela n'empêchera pas Fondane d'en être victime.

14Dans tous ses écrits, Fondane multiplie les mises en garde, que ce soit dans sa poésie, dans son théâtre, dans ses essais ou dans ses multiples articles, épars dans les revues, que l'on exhume aujourd'hui. Comment expliquer que la plupart de ces textes nous apparaissent comme prémonitoires ? C'est que Fondane n'a cessé de scruter les phénomènes de toute espèce ; chaque signe devient symptôme, qu'il passe au crible. Il n'est dupe ni du langage des hommes politiques, ni de celui des écrivains. À partir d'un mot, il démonte le mécanisme d'une pensée, d'une idéologie, d'un système.

15Ainsi, dans une note de Rimbaud le voyou[1] à propos de l'Idée : « J'appelle Idée tout ce au nom de quoi on fait tuer les nègres par les blancs, les Juifs par les Allemands, les communistes par les bourgeois, les trotskystes par les communistes (et j'en passe). Je ne connais pas d'Idée qui n'ait au moins cent mille meurtres sur sa conscience. »

16Sa philosophie, qu'il nomme « philosophie du concret », ne perd de vue ni le réel ni l'individu face au réel. Dans La Conscience malheureuse, une note à propos de Husserl [2] : « Pendant que Husserl s'abstenait du réel, le réel, lui, agissait [...] arrachant Husserl à son socle du plus grand philosophe allemand actuel et le réduisant à un simple non-aryen ».

17Dès 1933, dans un curieux texte intitulé Lever de rideau [3], une vision dramatique de l'Histoire se fait jour, dévoilant le jeu des grandes puissances. « Qui va payer ce merveilleux spectacle ? » interroge Fondane. Et de répondre : « Mais nous, pardieu ! C'est nous les futurs cadavres, nous, les asphyxiés à venir. »

18En 1934, dans une revue d'étudiants roumains, on peut lire : « Où est la dignité de l'homme ? Demain, dans les camps de concentration, il sera trop tard pour se repentir : la lutte doit commencer alors qu'il est encore temps, avant la destruction finale »  [4].

19La même année 1934, lors du Congrès des écrivains soviétiques, il se livre à une analyse du système de pensée communiste. Dénonçant la langue de bois sous laquelle Malraux masque sa pensée, Fondane conclut : « À la place d'un règne du spirituel, il pourrait y avoir carence de spirituel et anarchie des puissances. La Nuit pourrait être plus noire que l'on ne pense » [5].

20Cette prescience, qui s'accompagne d'une prémonition du désastre menaçant le peuple juif, se retrouve dans son œuvre poétique et dramatique. L'action du Festin de Balthazar a lieu « de nos jours à Babylone », précise-t-il en 1932. Un personnage juif parle : « Sur l'échelle de Balylone, assis, j'ai pleuré quoi et les soldats m'ont dit : il faut travailler, Juif ! Le travail c'est la liberté. » Cette même prémonition du désastre existe dans la poésie yiddish du xxe siècle, sur laquelle nous reviendrons.

21La période de la guerre fut très féconde pour l'œuvre de Fondane. Il travaille énormément, remaniant ses poèmes Ulysse et L'Exode, écrivant Le Mal des fantômes et Au temps du poème. Il passe l'hiver 1941-1942 à écrire son Baudelaire et l'expérience du gouffre, resté inachevé. En même temps il met en chantier L'Être et la connaissance, trois essais sur Chestov, Lévy-Bruhl et Lupasco, ainsi que Le Lundi existentiel et le Dimanche de l'Histoire. Tous ces textes sont écrits dans une situation de confins, par un homme qui, parce que juif, sait qu'il peut être interrompu à tout moment.

Poésie et tragique

22Lorsque Fondane, après avoir été prisonnier de guerre, revient rue Rollin en février 1941, la tâche la plus urgente qui s'impose à lui est celle de réécrire son poème Ulysse. Après la débâcle de 1940, il a eu l'impression de « vivre » son poème Titanic (1937) et de « revivre » son Ulysse (1933). C'est en se référant à sa propre poésie, déjà écrite, qu'il résume l'effroyable expérience qu'il a vécue. Du coup, il entreprend de réécrire les poèmes qu'il vient de vivre. Processus de réécriture sans fin d'une œuvre qui ne peut rester qu'inachevée. À propos de cette réécriture du poème, Fondane confie à son ami, le poète Fredy Guthmann [1] : « Je ne pense pas avoir cédé à un penchant pour une chimérique esthétique. Je me flatte qu'après la première déception vous trouverez que cet Ulysse n'est pas moins, mais davantage l'Ulysse qu'il voulait être. » Dans cette identification à Ulysse, se confondent son destin d'homme, de Juif, de poète. Sans être un « poète juif », Fondane est existentiellement juif et poète.

23Durant les années de guerre, Fondane ne cesse de remanier son poème Ulysse, qui avait commencé à l'habiter dès 1927 et dont il ne s'était jamais dépris. Celui qui compare les diverses versions du poème constate que la figure du voyageur s'éclaire de manière tragique à la lueur des événements. L'on est frappé par une identification croissante avec le destin collectif de son peuple, dans ce poème où retentit la rumeur de la catastrophe. Plus proche de l'Ulysse tragique de Dante (tel qu'il apparaît dans le chant 26 de L'Enfer) que de l'homme sage et mesuré de l'Odyssée, l'Ulysse de Fondane ne se confond ni avec le premier ni avec le second. La structure mythique lui sert de repoussoir, permettant de mettre en valeur, par contraste, sa différence. Né, non à Ithaque, mais à Jassy, dans une « ville de petits Juifs accrochés à l'air », son errance rappelle un exode ancien. Ce voyageur se révolte contre un destin imposé, il refuse d'en être passivement le jouet, réclamant un sens et un lieu, une autre vie et une autre mort, se situant dans l'Histoire et contre l'Histoire : « [...] je pose mon poing dur sur la table du monde, je suis de ceux qui n'ont rien, qui veulent tout, je ne saurai jamais me résigner [1] ».

24Ulysse en vient à incarner un destin individuel et collectif, une aventure du risque existentiel et poétique.

25Il convient de préciser ce que représente la poésie pour Fondane : c'est une fonction existentielle, une fonction métaphysique à l'égal de la philosophie [2]. À un certain moment de l'Histoire, nous dit Fondane, la séparation progressive de la raison et de la pensée mythique devint inévitable. Ce moment constitue la date de naissance de la poésie. Il conçoit la poésie comme « une force de restauration », une force qui empêche l'homme de trop s'éloigner d'un état d'équilibre ayant existé dans un passé lointain. Cette audace suprême que Plotin réclame de la philosophie, seule la poésie en est capable. Cri, prière, acte magique, la poésie est à même de modifier le réel. Elle seule permet de « redresser un équilibre tordu », d'« affirmer la pleine réalité de nos actes », « l'obscure certitude que l'existence a un sens, un acte, un répondant » [3].

26Soulignons le lien entre l'expérience poétique et l'expérience tragique. En effet, que resterait-il de l'expérience tragique s'il n'y avait la poésie pour en témoigner ?

Matrices bibliques

27De façon tantôt imperceptible, tantôt apparente, la trame de la poésie de guerre est tissée de fils bibliques : ce sont des échos, des réminiscences, des allusions, des citations, des rappels de noms propres... On y reconnaît en particulier certains épisodes tragiques désignant soit le désastre s'abattant sur le peuple juif tout entier (la destruction du temple, l'exil de Babylone, le psaume 137, les plaintes de Jérémie, le prophète s'insurgeant contre sa vision...), soit le malheur individuel : le sacrifice d'Isaac, la lamentation de Job, la plainte du lépreux... Car toute l'histoire du peuple juif, inscrite dans l'Ancien Testament, semble répéter tragiquement la même expérience jusqu'à la fin des temps. Et la mémoire juive télescope les événements du présent, du passé et du futur. Fondane relie le passé biblique à ce qu'il appréhende dans le futur ou à ce qu'il est en train de vivre : « C'était au bord des fleuves. (Nous y sommes) », peut-on lire dans Le Mal des fantômes.

28À cet égard, l'œuvre de Fondane présente beaucoup de similitudes avec ce que Rachel Ertel nomme « poésie yiddish de l'anéantissement [1] » – bien qu'elle en diverge sous pas mal d'aspects. La littérature yiddish, Fondane la connaît depuis sa jeunesse : rappelons qu'il a collaboré à la presse juive roumaine, où il a publié, entre autres, des traductions de poèmes du yiddish en roumain [2].

29Comme le souligne Rachel Ertel, cette nouvelle typologie du désastre ayant pour symbole les pogroms de Kichinev (1903) apparaît au début du xxe siècle dans la littérature yiddish. Les pogroms du 19 et du 20 avril 1903 sont devenus emblématiques de tous les pogroms de l'Europe de l'Est et furent ressentis par les Juifs comme une rupture dans leur histoire.

30Parmi les poètes en langue yiddish, il y eut Bialik, Shapira, Zeitlin, Grinberg et tant d'autres à s'interroger sur le sens de la catastrophe : littérature du désastre préfigurant celle de la Shoah. La conception du martyre oscille entre deux archétypes : le martyre individuel de la Aqueda – le sacrifice d'Isaac au mont Moriah et le martyre collectif de la Destruction du Temple. Le premier : preuve d'amour et de foi en Dieu ; le second, subi comme un châtiment s'abattant sur le peuple tout entier pour le punir de ses péchés.

31Un passage d'Ulysse (dont la première version date de 1933 et la seconde, inachevée, des années quarante) illustre ces deux formes du malheur, collectif et individuel. Il s'agit de la séquence dédiée à Line, sa sœur : « Marseille, tu chargeas les cales du bateau / d'émigrants... », considérablement remaniée et développée dans la seconde version. Alors que le poète, en partance pour l'Argentine [3] voit monter sur le navire des émigrants juifs, surgit un lointain souvenir d'enfance. Souvenir d'un voyage en train en compagnie de son père et d'émigrants russes fuyant les pogroms de Kichinev. L'évocation des émigrants se mue en interrogation existentielle, en méditation sur le destin du peuple juif, autour de l'épisode de la sortie d'Égypte : cet exode en annonce d'autres contenant tous les exodes à venir :

« En esprit il parle à Dieu, mais il pense au pogrom,
Il pense à cette histoire (que de fois répétée)
D'exodes de vieillards fuyant avec leur thora,
[...]
Que de fois faudra-t-il que la mer rouge s'ouvre,
Que nous criions vers toi du fond de notre gouffre
La sortie de l'Égypte n'était-elle qu'une figure
De cette fuite éperdue le long de l'histoire future ? »

32En même temps, l'expérience personnelle du poète s'y devine. « Mon père, qu'as-tu fait de mon enfance ? ». Ce vers accusateur résonne en écho à la question d'Isaac à Abraham. Le père apparaît comme un initiateur coupable ; le fils, devenu adulte, prend conscience que là, durant ce voyage en train, avec la découverte du malheur juif, s'est produite la rupture avec le paradis de l'enfance.

33Dans l'Exode, c'est la figure du lépreux qui noue le destin individuel au sort collectif. Figure solitaire condamnée à l'exil suivant les injonctions du Lévitique (XIII, 45) mais solidaire de la communauté dont il observe la Loi, le lépreux de Fondane devient un témoin de l'iniquité : car il revendique l'impureté, tant que persiste l'indignité, tant que dure la catastrophe qui s'abat sur le peuple.

« Impur serai-je autant qu'il te fera plaisir
Qu'on se moque de ton visage
Impur ! Je suis impur ! J'habite seul.
Ma demeure est hors du camp. »

Parole et silence, chant et cri

34Cette affinité avec la poésie yiddish se marque également dans la tension vécue entre silence et parole, entre cri et chant. Le poète yiddish se plaint du silence de Dieu tout autant que de celui de l'homme ; c'est dans la trajectoire des prophètes qu'il se situe, s'identifiant à Jérémie, à Ezéchiel ou à Isaïe pour dire l'insoutenable tension entre mutisme et parole, tout en affirmant son rôle de témoin. Ainsi le poète David Hofstein :

« La plus grande peine, la plus grande douleur
La parole monte, je dois parler,
Je suis condamné à assembler, à ordonner
Les simples mots, les humbles mots,
À pétrir les tourments et l'affliction
En parole, en forme parfaite [1] ».

35Écartelé entre l'injonction de dire et celle de se taire, le poète yiddish est condamné à ce « cri sans voix [2] » dont parle Katzenelson dans son Chant du peuple juif assassiné. La poétique du cri a une longue tradition dans les littératures juives, elle ne peut se développer que dans une relation dialogique de l'homme à l'homme ou de l'homme à Dieu. La poésie de guerre de Fondane est déchirée entre les mêmes injonctions contradictoires, elle témoigne du même conflit entre l'éthique et l'esthétique : son poème est un « cri », qui ne sied pas au « poème parfait », avait-il « le temps de le finir » ? (Préface en prose). Il voit « une chose sans vue » : sa langue « ne peut la parler », son oreille « ne peut la taire » (L'Exode).

36Mais pour le poète il s'agit avant tout de poursuivre son chant, chanter est son destin, – c'est un devoir auquel il doit se soumettre, se résigner, lui, l'irrésigné. Résignation ardente, impératif supérieur dicté par la poésie : « Que ça te déplaise ou non, chante » (Refus du poème).

37Dans un brouillon de poème inachevé on trouve une analogie entre le poète sécrétant son poème et la limace sa brillante salive, tous deux s'étonnant de cette chose issue d'eux-mêmes, sentier d'argent ou chant poétique. Toutefois, le chant n'engendre pas la « paix », il suscite un combat intérieur. « Qui chante quand ses tripes appellent au secours ? » Et comment chanter sur les rives de Babylone ? Ou comment chanter quand on n'entend plus les prières des synagogues de Prague (Refus du poème) ? Et que faire lorsque la douleur du monde vient se blottir en nous, et que faire si « elle chante en s'envolant » ? Pas plus qu'il ne peut maîtriser sa sueur ou ses larmes, le poète ne peut résister à la force supérieure de la poésie.

38Cette force obscure, qui se traduit parfois par le chant, se fait aussi l'écho du cri. Fondane, en disciple de Chestov, adhère à la philosophie de la tragédie où « le cri est la méthode » : par son cri, l'homme peut modifier le monde, ainsi que le fit Job. Le cri est l'un des moyens mis en œuvre par l'irrésignation du poète philosophe.

39La présence du cri se fait insistante dans L'Exode. La première série de poèmes alphabétiques qui ouvre ce poème se termine par un appel au cri « qui rôde », « qui n'est pas ici, pas encore », qui « sollicite une salive » ; dans la seconde série de psaumes alphabétiques, clôturant le texte, le cri se fait entendre :

« Écoute mon cri dans la nuit
Ce cri redresse et multiplie
Il sollicite et prophétise
Il crée d'énormes figures,
Il sème une neuve justice
Un monde plein qui tournera
Autour du cri d'un homme seul. »

40Le cri du poète interpelle, il apostrophe, il invective, il a pour mission de réveiller l'homme ou le dieu qui sommeille :

« Je ne peux pas fermer les yeux,
Je dois crier toujours jusqu'à la fin du monde :
Il ne faut pas dormir jusqu'à la fin du monde
– Je ne suis qu'un témoin. »
Ulysse

Ressusciter Dieu

41En l'absence de manifestation divine qui rétribue ou châtie, l'Histoire perd tout sens et toute lisibilité pour le poète yiddish. Si, pour certains, dans l'expérience mystique, existe la sensation d'abandon temporaire, d'« éclipse de Dieu », pour la plupart, la brisure est irréparable et sans espoir. C'est à l'homme de juger Dieu, disent-ils. C'est à l'homme de le ressusciter, affirme Fondane, et c'est par là qu'il se démarque du versant désespéré de la poésie yiddish. Fondane est persuadé de vivre une époque marquée par l'abandon de Dieu, ainsi qu'il l'écrit de façon explicite dans un carnet de travail en 1943 : « Nous sommes à une époque (ou peut-être est-elle en train de finir) dominée par cette absence de Dieu. Mais je n'entends pas par absence privation. J'entends par absence un trou, un inachèvement, une nostalgie de, une présence d'absence, quelque chose comme un rien solide, substantiel, créateur d'actes. Tout ce que nous avons écrit, pensé, édifié, ne s'était proposé qu'un seul but : combler un fossé, combler le trou que l'absence de Dieu avait ouvert dans notre univers » [1].

42En écho à ce texte que nous venons de citer paraît dans sa poésie un Dieu « enterré sous les murs du temple écroulé ». Quant au temple, c'est un « lieu livré aux orties, aux désolations du sel ». L'herbe y pousse, les enfants y pissent : que reste-t-il de ce lieu, de « cette masse qui fut dense / cet espace qui fut le temps » ? Espace et temps ont sombré, disloqués, déchiquetés par les forces du Mal, et les hommes ont été chassés de leur logis, jetés sur les routes : « Mon sang est sur les routes, puisse-t-il ne pas crier vengeance » (Préface en prose).

43Peut-on chanter si Dieu nous a abandonnés : « Ai-je une voix dans la gorge / ai-je une langue dans la bouche ? » Peut-on « chanter contre Dieu ? » « Qu'il vienne et qu'il me dise : “Chante” ! » – ou encore : « Que pose son pied déchaussé / sur nous, le Maître de la vie, et la chanson alors nous emplira la bouche. » Il importe de renverser l'ordre des choses : Dieu se déchausse devant l'homme, et l'homme fait une place à Dieu.

44En effet si, selon la doctrine du tsimtsoum [1], Dieu s'est retiré en soi pour permettre au monde et à l'homme d'exister, n'assistons-nous pas à un tsimtsoum renversé dans la poésie de Fondane ? Car c'est à l'homme qu'il incombe aujourd'hui de s'effacer pour faire une place à Dieu : faisons-lui « une place dans nos draps », cédons-lui « une part de boisson afin qu'il boive – afin que son jeûne cesse et notre exil aux terres chauves de la Stupeur ».

45À la fin de L'Exode, Dieu admoneste ceux que la paix a « abêtis », renouvelant la promesse faite à Jacob de ne pas l'abandonner : « Je serai avec vous » :

« Il vous faudra marcher avec des reins d'angoisse
Jusqu'aux terres de la fatigue – et s'il se peut plus loin.
Je serai avec vous, dans la boue et la poisse.
Mais je serai en vous Celui qu'on ne voit point. »

46Et, « dans ce point précis d'absence », L'Exode se termine sur une vision d'apocalypse : « Je tenais une nuit nouvelle dans ma main. » Une autre vie va-t-elle débuter, « dans un monde sans commencements ni fins » ? Le lecteur ne peut s'avancer plus loin dans la vision du poète qui se contente de crier : « C'EST ! »

47Car, pour Fondane, le poème – cri ou prière – est le seul langage à même de modifier le monde, le seul capable de réveiller Dieu. Si tel est le pouvoir de la poésie, force lui est de continuer à chanter, à crier, à prier : seul témoignage d'une irrésignation, d'une liberté supérieure.

48De la force de résistance de la poésie en des situations extrêmes, nous avons de multiples témoignages. À Auschwitz, pour enseigner l'italien à Picolo, c'est « le chant d'Ulysse », le chant XXVI de L'Enfer de Dante, que Primo Levi choisit d'instinct et reconstitue de mémoire. À Buchenwald, Jorge Semprun offre en guise de prière à son ancien professeur agonisant, Maurice Halbwachs, les dernières strophes du « Voyage » de Baudelaire. Et, d'après les témoignages qui nous sont parvenus, nous savons que Fondane, à Auschwitz, disait inlassablement des vers de Baudelaire.

Poèmes de Benjamin FONDANE

Ulysse : extraits

49Ulysse a été publié une première fois en 1933 dans Les Cahiers du Journal des Poètes à Bruxelles ; remanié durant les années de guerre, la seconde version a paru en 1980 dans Le Mal des fantômes (Paris, Plasma, 1980).

– Mon père qu'as-tu fait de mon enfance ?
Qu'as-tu fait du petit marin au regard bleu ?
J'étais heureux, heureux parmi ces malheureux,
Le poivre rouge, c'était si nouveau !
Plus tard, j'ai vu Charlot et j'ai compris les émigrants, plus tard, plus tard moi-même...
Émigrants, diamants de la terre, sel sauvage,
Je suis de Votre race,
J'emporte comme vous ma vie dans ma valise,
Je mange comme vous le pain de mon angoisse,
Je ne demande plus quel est le sens du monde,
Je suis de ceux qui n'ont rien, qui veulent tout
– Je ne saurai jamais me résigner.

Ulysse : Extraits

50

à Léon Chestov

Peu importe la vue qui voit mais que ne fouette la vision,
Qui voit mais ne peut pas mordre à même le monde,
Peu importe l'esprit qui n'a soif que de soi
Qui bascule au tangage, que le roulis jette à terre,
Mais qui ne peut incliner l'axe de l'océan
Ni découvrir un monde
Craignant de rien changer au sens des Ecritures
Frêle esprit accroché à sa vie et tirant,
Essayant de traîner sa vie dans sa mort
Pareil aux bateliers
De la Volga, hâlant depuis la berge, les
Gros chalands avançant dans les remous du fleuve !
Peu importe les fleuves
À ceux pour qui la vie est de la terre ferme,
Tranquillement assis aux terrasses chauffées,
J'ai vu l'eau soulevée monter il leurs épaules
Elle trempait leur cœur, moisissait leurs poumons
J'ai vu et j'ai crié « au secours »
J'avais déjà crié aux premiers jours du monde
Vais-je crier ainsi jusqu'à la fin du monde
J'ai vu tant de vivants devenus tout à coup
Des morts et tant de morts
Jeter leur ligne aux eaux poisseuses de la vie
Tant de sources auxquelles avaient collé mes lèvres
Sans soif et tant de soifs restées inapaisées,
Tant d'ombres, tant de limbes,
Que j'ai souvent frappé sur la table et crié
« À quoi bon tout cela ? »
Que savions-nous si le matin était réel
Le grand matin des hommes,
Et leur soleil que l'on se partageait saignant
Était-il vrai, était-il faux,
À quoi bon tant de navigateurs, de périples,
De continents nouveaux, de paradis perdus,
De panoplies, de consciences,
Où traînent leur ennui les princes de l'exil
Parmi des souvenirs de cors et de tueries ?
Assez, assez mon insomnie !
Le monde est là peut-être, mais suis-je bien en lui ?
Je passe et il ne reste rien dans le miroir,
Pas même un trou
Et j'ai beau m'exercer sur les mots hors d'usage
Comme on redresse au marteau les clous qui ont déjà
Servi, tordus, et qu'on les enfonce à nouveau,
Il n'est pas de chanson donnée à tout le monde,
Je ne peux pas fermer les yeux,
Je dois crier toujours jusqu'à la fin du monde :
« Il ne faut pas dormir jusqu'à la fin du monde »
– Je ne suis qu'un témoin.

Titanic

51Titanic a été publié en 1936 à Bruxelles dans Les Cahiers du Journal des Poètes ; repris dans Le Mal des fantômes.

Toute l'histoire me suit, – suis je un résidu ou un terme ?
À la lumière du sang je redescends en moi-même,
Toutes les routes se croisent, toutes les races se toisent,
J'avance sous l'œil du tonnerre
Je parle : voici des bœufs mènent la terre en laisse
Je parle : voici les mers bouillir, les terres grasses,
Je chante : terribles volcans merci de mûrir les vendanges,
Je marche : et ma marche établit les échanges, les changements,
J'ai trafiqué tout le long de l'histoire,
J'ai fait des trouées dans le temps,
Dans la viande sauvage des hommes j'ai semé le Messie,
L'heure était là du sang,
Cent fois j'ai été égorgé, brûlé, fusillé et pendu,
Sous la barbe de Dieu j'avançais du temps que j'étais nu,
Dans les métairies à midi
J'ai bu le lait des vaches et le regard des jeunes filles,
Ma vue multipliait les palmes –
Terre, je t'ai écoutée dans la tempête et le calme.
Dans les ténèbres de moi sans lampe je rouvre la marche...
Il est un temps de marcher jusqu'à l'épuisement,
Il est un temps de prier, mais un temps de crier,
Un temps de rage et de folie,
Un temps pour haïr l'homme,
Un temps pour se haïr,
Un temps pour demander quel est le sens de l'homme,
Que cherche-t-il donc sur cette terre branlante
Pourquoi le fait-on descendre dans les égouts dans les mines
Le visage couvert d'urines et de boue
Pourquoi l'exploite-t-on, le frappe-t-on
Pourquoi lui crache-t-on au visage,
Et lui arrache-t-on sa chanson ?
Il a beau être / en somme infini / il est SEUL
Seul dans sa ville, seul aux meetings, seul encore
Lorsqu'il baise sa femme –
Sa misère lui pèse, son impuissance aussi –
Changera-t-il jamais le monde avec son cri ?
Il est un temps où l'eau est froide, mais un temps où elle bout,
Le gaz irrésigné distend les parois et éclate,
Il est un temps de mourir et un temps de ne pas mourir
De révolte perpétuelle –
Un temps de folie et de haine ?
SANS DOUTE !

L'Exode : Extraits

52L'Exode est un recueil commencé en 1932-1934 et terminé durant la guerre ; publié pour la première fois en 1965 (Ambly, La Fenêtre ardente) ; il a été repris dans Le Mal des fantômes.

Préface en prose
C'est à vous que je parle, homme des antipodes,
Je parle d'homme à homme,
Avec le peu en moi qui demeure de l'homme,
Avec le peu de voix qui me reste au gosier,
Mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
Ne pas crier vengeance ?
Le hallali est donné, les bêtes sont traquées,
Laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots que nous eûmes en partage
Il reste peu d'intelligibles !
Un jour viendra, c'est sûr, de la soif apaisée,
Nous serons au-delà du souvenir, la mort
Aura parachevé les travaux de la haine,
Je serai un bouquet d'orties sous vos pieds,
– Alors, eh bien, sachez que j'avais un visage
Comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
Dans l'œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand
Une épine mauvaise égratignait ma peau,
Il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j'étais cruel, j'avais
Soif de tendresse, de puissance,
D'or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j'étais méchant et angoissé,
Solide dans la paix, ivre dans la victoire,
Et titubant, hagard, à l'heure de l'échec !
Oui, j'ai été un homme comme les autres hommes,
Nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
J'ai aimé, j'ai pleuré, j'ai haï, j'ai souffert,
J'ai acheté des fleurs et je n'ai pas toujours
Payé mon terme. Le dimanche j'allais à la campagne
Pêcher, sous l'œil de Dieu, des poissons irréels,
Je me baignais dans la rivière
Qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
Le soir. Après, après, je rentrais me coucher
Fatigué, le cœur las et plein de solitude,
Plein de pitié pour moi,
Plein de pitié pour l'homme,
Cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
Cette paix impossible que nous avions perdue naguère,
Dans un grand verger où fleurissait
Au centre, l'arbre de la vie...
J'ai lu comme vous tous les journaux, tous les bouquins,
Et je n'ai rien compris au monde
Et je n'ai rien compris à l'homme,
Bien qu'il me soit souvent arrivé d'affirmer
Le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
Ai-je prétendu savoir ce qu'elle était, mais vrai,
Je puis vous le dire à cette heure,
Elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
Étonnés de si peu comprendre –
Avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
Je n'étais pas un homme comme vous.
Vous n'êtes pas nés sur les routes,
Personne n'a jeté à l'égout vos petits
Comme des chats encore sans yeux,
Vous n'avez pas erré de cité en cité
Traqués par les polices,
Vous n'avez pas connu les désastres à l'aube,
Les wagons de bestiaux
Et le sanglot amer de l'humiliation,
Accusés d'un délit que vous n'avez pas fait.
D'un meurtre dont il manque encore le cadavre,
Changeant de nom et de visage,
Pour ne pas emporter un nom qu'on a hué,
Un visage qui avait servi à tout le monde
De crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
Se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
Rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n'est
Qu'un cri, qu'on ne peut pas mettre dans un poème
Parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d'orties
Qui avait été moi, dans un autre siècle,
En une histoire qui vous sera périmée,
Souvenez-vous seulement que j'étais innocent
Et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
J'avais eu, moi aussi, un visage marqué
Par la colère, par la pitié et la joie,
Un visage d'homme, tout simplement !
(1942)

L'Exode

La voix dans le désert
C'est dans ce point précis d'absence
Que les oiseaux coulaient à pic dans l'œil du vide
Ailes et sang –
Ils tournoyaient avant de couler dans le vide,
Dans le jour devenu plus grand qu'auparavant.
C'est dans ce point précis :
Tout finissait, les routes et les besoins humains, je tenais une nuit nouvelle dans mes mains,
Un phare cependant balayait mon visage,
Le poumon s'essoufflait,
Parmi les voix j'ai vu des canots qui partaient
Vers un pays sans paupières
– Ce n'était pas le temps mais un autre espace,
La lumière était si lourde où l'on marchait,
Elle coulait de nos poches comme un sang noirci.
– C'est dans ce point
Que j'ai douté enfin de ma lucidité
En me voyant moi-même, mais détaché de moi.
Ce n'était pas la peur mais une autre joie,
Ce n'était pas le bonheur de m'entendre crier :
C'est dense !
Cette vie est-elle donc plus épaisse que l'autre ?
Ce désespoir est-il plus sage que l'espoir ?
C'est dans un monde sans retour que je m'enfonce,
C'est dans
Un monde évanoui qui cherche sa matière,
Et c'est un monde sans commencements ni fins,
Un monde flamboyant dont la voix rauque crie :
C'EST !

Au temps du poème

53Au temps du poème est un recueil de 1943 publié la première fois dans Le Mal des fantômes (réédition chez Paris-Méditerranée en 1966).

Berceuse de l'émigrant
La reine disait : « La nuit pose
Ses perles au cou
Piquez-moi au sein une rose ! »
– Hou, hou !
Ce n'est sûrement qu'une rose.
C'est la mer qui bouge,
Dors, dors, mon petit.
À l'aube la rouge
Tout s'évanouit.
« Eh bien – dit la Reine – ô magie !
Je perds mes souliers.
On danse déjà aux bougies...
Vite, le cordonnier ! »
– Il couche parmi ses bougies
Leiba, le cordonnier.
C'est l'ombre qui joue !
Dors mon petit, dors !
Elle court, la roue,
La roue du sort.
« Mais quel est ce bruit ? » dit la Reine.
« Je rêve de sang ! »
– Oh rien que le chant des fontaines
Évanouissant
Ce sont sûrement les fontaines.
Une étoile, file
Sous un ciel nouveau,
Tendre et inutile.
Dors mon petit, do.
« Un bruit ? que non pas » – dit la Reine,
« On frappe d'estoc ! »
– Oh rien que des coqs qu'on entraîne,
– Sauvages. Des coqs
Qui mêlent leurs sangs dans l'arène.
Dors. Après l'averse
L'arc-en-ciel rouquin.
C'est la mer qui berce
Les petits requins.
« Mon Dieu » – dit la Reine – « est-ce un leurre ?
On crie au secours ! »
– Oh rien qu'un esclave qui pleure
La fuite des jours,
Heureux de la fuite de l'heure.
L'aurore s'allonge.
Vite, mon enfant !
C'est un banc étrange
De poissons volants.
« Peut-être est-ce une âme qui saigne ? »
– Ce n'est qu'un marmot
Perdu dans la nuit comme un peigne.
« – Courez au plus tôt !
Rompez cette toile d'araignée ! »
C'est le ciel qui grince,
C'est la nuit de Dieu.
Toute une province
Qui a mal aux yeux !
« Pourtant, ce murmure de psaumes !
Ces torches de suif !
Ce sont sûrement – des fantômes ! »
– Non Reine, des Juifs,
Qu'on chasse de tout le royaume.
C'est le vent qui pleure :
Le cheval de mer.
C'est le temps que l'heure
Sonne de travers.
« Des juifs ? – dit la Reine – Oh, la guigne !
Et j'ai le hoquet.
Ce n'est sûrement pas un bon signe.
Fermez le loquet.
Et vite mon grand perroquet
Qui vient d'au-delà de la Ligne ! »
C'est dans l'eau profonde
Que sont les poissons,
Les oiseaux de l'onde...
Mais les bancs chantants
Des poissons volants
Fins et transparents
Ont posé leurs yeux
Dans la main de Dieu,
S'avançant vers où ?
– Hou ! Hou !
(1943)

Au temps du poème

Refus du poème
Les filles du chant sont venues :
– « Veux-tu de nous ? Nous sommes nues,
Nos lèvres sentent la lavande... »
– Je songe aux ravins de Finlande
Où dorment des soldats de gel...
Les vierges de sel du poème
M'ont dit : – « Il est temps qu'on nous aime !
Nous sommes nues sous la peau. »
– Je songe aux forçats d'Allemagne :
Ils sont maigres sous le fouet
Les douces mères du sommeil
Me choient : « Couche-toi ! Les orteils
Dressés vers la pointe du domme.
La belle au bois qui dort dans l'homme
Ne se nourrit que de baisers... »
– Je songe aux énormes brasiers
Qui brûlent autour de la terre...
La vieille édentée de la mort
m'a dit : – « Chaque cheval a son mors.
Ton lot sur terre est la mort lente.
Que ça te déplaise ou non, chante !
Nul être n'a droit au merci...
À quoi penses-tu, ombre vague ? »
– O très chère, je songe à Prague !
Je n'entends pas, je n'entends plus
les prières de ses synagogues...
(1943)

Fiche individuelle (Fichier juif) de B. Fondane.

Fiche individuelle (Fichier juif) de B. Fondane.

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Fichier de Drancy.

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Notes

  • [1]
    Baudelaire et l'expérience du gouffre, Seghers, 1947, chap. XX.
  • [2]
    Correspondance avec les Cahiers du Sud, Fondation culturelle roumaine, Bucarest, 1998.
  • [1]
    Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, Flammarion, 1976, p. 238.
  • [2]
    Pour une analyse du terme, voir Monique Jutrin, « Poésie et philosophie : l'irrésignation de Benjamin Fondane », in Cahiers Benjamin Fondane, n° 2, 1998.
  • [3]
    Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, Plasma, 1979.
  • [4]
    Michaël Finkenthal, « Benjamin Fondane le philosophe entre le Dimanche de l'Histoire et le Lundi existentiel », colloque de Royaumont, avril 1998. Actes à paraître aux éd. du Nadir.
  • [5]
    Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, op. cit., p. 17.
  • [1]
    Benjamin Fondane, Rimbaud le voyou, Plasma, 1979.
  • [2]
    Benjamin Fondane, Faux Traité d'esthétique, Plasma, 1980.
  • [1]
    André Montagne, « Les Derniers Jours de Benjamin Fondane », in Les Lettres françaises. 26 avril 1946.
  • [2]
    Lettre conservée dans le Fonds Boris de Schloezer, Bibliothèque Louis Notari. Monaco.
  • [1]
    Benjamin Fondane, Rimbaud le voyou, op. cit., p. 168.
  • [2]
    Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, op. cit., p. 295.
  • [3]
    In Cahier bleu, n° 6, décembre 1933. Texte reproduit dans le Bulletin de la Société d'Études Benjamin Fondane, n° 5.
  • [4]
    Viata Studenteasca, Paris, 15 décembre 1934. C'est nous qui traduisons.
  • [5]
    « Une politique de l'esprit. » Le premier congrès des écrivains de l'URSS, in Cahiers du Sud, 1934, vol. XI, n° 166. Reproduit dans Bulletin de la Société d'Études Benjamin Fondane, n° 5.
  • [1]
    Lettre de fin 1942 (s. d.) publiée par Louis Soler dans Cahiers Benjamin Fondane, n° 1 (« Sur cinq lettres inédites de Benjamin Fondane à Fredy Guthmann »). Fredy Guthmann était un poète d'origine alsacienne que Fondane rencontra à Buenos Aires en 1936.
  • [1]
    Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Plasma, 1980, p. 45.
  • [2]
    Michaël Finkenthal fait à ce sujet des réflexions pertinentes dans le texte cité dans la note 5, ainsi que dans le chapitre 10 (« Is a dialogue possible ? ») de son livre : Interdisciplinarity, Peter Lang, 2000.
  • [3]
    Benjamin Fondane, Faux Traité d'esthétique, op. cit., p. 94.
  • [1]
    Rachel Ertel, Dans la langue de personne, Seuil, 1993.
  • [2]
    Soulignons le fait que Fondane écrit en français, utilise les ressources de la langue et de la poésie françaises et s'adresse à des lecteurs français. Il sait qu'il peut se heurter à l'incompréhension, ne jouissant pas de la connivence du poète yiddish avec son lecteur.
  • [3]
    Voyage réel qui eut lieu en 1929.
  • [1]
    Rachel Ertel, op. cit., p. 124.
  • [2]
    Ibid, p. 99.
  • [1]
    Archives M. Carassou.
  • [1]
    Terme que l'on peut traduire par « concentration » ou « contraction ». Selon la doctrine du tsimtsoum, telle qu'elle a été énoncée par le kabbaliste Luria de Safed au xive siècle, Dieu s'est retiré en soi, s'est exilé en lui-même pour permettre au monde et à l'homme d'exister. Fondane s'est intéressé à la pensée mystique juive et connaissait la pensée de Luria, qu'il cite dans un de ses écrits de jeunesse.
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