1Mon nom est Freddy Nissim Abravanel. Mes parents étaient Henri (Joseph) Abravanel et Elise Abravanel née Capuano.
2Je suis né à Thessaloniki le 3 octobre 1924. J'ai fait mes études scolaires au lycée français de Salonique (Thessalonkini) et avais obtenu la première partie de mon baccalauréat avant ma déportation à Bergen-Belsen.
3J'appartenais à une famille aisée : nous possédions, en association avec nos partenaires Benveniste, une fortune immobilière assez importante dont un cinéma (Pathé), deux immeubles résidentiels situés dans les quartiers Est de Thessaloniki ainsi qu'une bâtisse louée à l'université de Thessaloniki. Nous avions également une affaire de verreries, articles de ménage, surtout axée vers le détail, laquelle était la plus importante de la ville dans le domaine de la vente au détail.
4Par un hasard assez curieux, tant nos associés Benveniste que nous-mêmes avions des passeports espagnols : ceci a été la raison pour laquelle notre affaire de détail (la Société Abravanel & Benveniste) n'a pas été séquestrée par les Allemands. Je dois ajouter, pour donner une image plus réaliste, que la personne à laquelle nous avions confié la gestion de cette affaire à la veille de notre déportation n'a pu sauvegarder ni les 5 p 100 des marchandises lesquelles s'y trouvaient lors de notre départ et ceci pour plusieurs raisons dont, la plupart, étaient les réquisitions destinées aux troupes d'occupation ou aux personnes gravitant autour des occupants (collaborateurs, amis du Befehlshaber, etc.). Il est fort compréhensible que le fondé de pouvoirs que nous avions laissé sur place ne pouvait pas refuser de se plier aux volontés de l'occupant : cela aurait pu lui coûter très cher.
5Notre cinéma, le Pathé avait été réquisitionné dès les premier mois de l'occupation de la ville sous le nom de Soldatenkino Viktoria.
6Quant au reste des membres de ma famille au moment de ma déportation, j'avais un frère aîné résidant à Athènes et une sœur (mariée) dont le mari avait été durement battu à Thessaloniki, en juillet 1942, lors des premières exactions publiques antijuives organisées par les Allemands à la place de la Liberté : elle avait réussi, avec son mari, à s'échapper de Thessaloniki et se rendre à Athènes qui était alors une zone occupée par les Italiens, dont le comportement, en tant que troupes d'occupation, était tout à fait différent, humainement parlant, de celui des occupants Allemands.
7Afin de parfaire l'image du niveau d'éducation des membres de ma famille, je dois ajouter que :
- Mon père avait fait ses études scolaires dans une École italienne de Thessaloniki et des études d'art graphique à Vienne (Autriche). Il parlait le judéo-espagnol comme tous les Juifs de Thessaloniki ainsi que le français, le grec l'italien et l'allemand qu'il considérait comme la langue indispensable dans le métier des verriers, compte tenu du fait que la plupart des articles commercialisés par les verriers de cette époque provenaient d'Allemagne, d'Autriche et de Tchécoslovaquie, surtout du Südetenland.
- Ma mère parlait le français, ayant fait ses études scolaires à l'Alliance Israélite Universelle de Thessaloniki, ainsi que le judéo-espagnol et le grec.
- Mon frère, Joseph Abravanel, avait fait ses étude au lycée français de Thessaloniki et obtint son baccalauréat à Paris. Toujours désireux de voir ses fils parler l'allemand, mon père l'envoya dans une École Commerciale à Dresde. Ayant vécu 4 ans en Allemagne, de 1929 à 1933, mon frère rentra en Grèce avec la conviction qu'un grand drame se préparait pour les Juifs d'Europe. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il n'a jamais voulu, même en tant que possesseur d'un passeport espagnol, se rendre aux autorités allemandes et décida de rester caché à Athènes. Ceci lui permit de survivre au génocide, grâce à des amis grecs, non-juifs qui eurent le courage de cacher un Juif chez eux. Cela signifiait, pour eux, la déportation ou la condamnation à mort au cas où ils auraient été pris par les Allemands.
- Ma sœur, Yvette Abravanel, épouse de Moïse Nahmias, fit ses études au lycée français de Thessaloniki et au Collège américain de Thessaloniki et parlait, par conséquent, le français, le grec, le judéo-espagnol et l'anglais. Elle parlait également un peu d'allemand grâce à une Fräulein autrichienne qui venait chez nous tous les après-midi, du lundi au samedi.
- Quant à moi, on m'avait envoyé, toujours dans le désir de me voir parler l'allemand en tant que futur commerçant en verrerie, au Kindergarten de l'École allemande de Thessaloniki en 1929, à l'âge de 5 ans et ai suivi, par la suite, trois années de classes enfantines dans cette même école. C'est en 1933, à l'âge de 9 ans, que j'ai quitté l'École allemande pour aller au lycée français de Thessaloniki.
9Ce qui précède est l'image de ma situation familiale, telle qu'elle se présentait le 9 avril 1941, date de l'occupation de la ville de Thessaloniki par les Allemands.
10Les premiers mois de l'Occupation se passèrent comme presque partout en Europe conquise par les nazis, c'est-à-dire : rafles, exécutions sommaires pour des raisons futiles (afin de créer parmi la population locale le climat de terreur qui permettrait à l'armée allemande de garder dans les territoires occupés le moins de troupes possible afin d'utiliser ses soldats sur les divers fronts ouverts ou à ouvrir), famine et promulgation des premières lois raciales, comme l'interdiction, pour les Juifs, d'utiliser les transports publics, de fréquenter la plupart des restaurants et pâtisseries (Juden unerwünscht – les Juifs sont indésirables), certains grands magasins, etc.
11De plus, les grands appartements et immeubles résidentiels appartenant à des Juifs furent immédiatement réquisitionnés : nous dûmes quitter notre maison en mai 1941, un mois après l'entrée des troupes d'occupation : elle fut occupée par la Luftwaffe et était complètement inhabitable lors de notre retour à Thessaloniki en 1945.
12Au courant de l'année 1942, le Sturmbannfürer Adolf Eichmann visita Thessaloniki et mit au point un plan d'extermination de la population juive de la ville. Les premières mesures furent le travail obligatoire de la population masculine juive aux chantiers de reconstruction de routes et de ponts détruits par les maquisards grecs. Ces mesures furent prises en juillet 1942 et coûtèrent la vie à plusieurs centaines d'hommes lesquels étaient obligés, étant mal nourris, de travailler dans des conditions inhumaines. Or, cela n'était qu'un prélude.
13Vers la fin de 1942, un commando SS, dirigé par Dieter Wisliceny et Alois Brunner, lequel réside actuellement à Damas (Syrie), vint expressément pour organiser la déportation des Juifs de Thessaloniki vers les camps de la mort.
14Ils procédèrent méthodiquement et réussirent, en 4 mois, à transporter vers les camps d'Auschwitz-Birkenau la totalité de la population juive de Thessaloniki, laquelle était évaluée alors aux environs de 50 000 personnes.
15Les déportations commencèrent en mars 1943 et, en juillet 1943, il restait à Thessaloniki quelque 500 Juifs dont :
- Les possesseurs de passeports espagnols (environ 370) ;
- Une quinzaine de personnes qui travaillaient dans les bureaux du camp de Baron-Hirsch et aidaient les SS dans la procédure de l'organisation des convois. Ils comptaient, avec leurs familles, 70 personnes ;
- Le Grand Rabbin de Thessaloniki, Dr. Zvi Koretz avec sa famille ;
- Une centaine de jeunes gens qui travaillaient jusqu'alors dans les chantiers de l'Organisation Todt – corps paramilitaire allemand – dont l'activité principale était la reconstruction de certains ponts ferroviaires en Thessalie (Grèce centrale). Ces derniers furent, hélas, déportés en août 1943 à Auschwitz-Birkenau.
17En ce qui concerne les Juifs possesseurs de passeports espagnols, la rafle se déroula de la façon suivante : le 29 juillet 1943, Dieter Wisliceny (ou l'un de ses assistants) ordonna au Consul d'Espagne à Thessaloniki, qui était lui-même juif, M. Salomon Ezratty, d'exiger des chefs de famille des Juifs espagnols de se présenter à 14 heures à la synagogue Beth-Saül, l'une des plus grandes synagogues de Thessaloniki. La raison invoquée par Wisliceny était qu'il voulait donner aux chefs de famille des instructions pour un prochain départ pour l'Espagne. Une vingtaine de minutes après l'heure fixée arrivèrent, dans des camions, des soldats allemands lesquels encerclèrent la Synagogue. On donna alors l'ordre aux chefs de famille piégés de monter dans les camions, lesquels se dirigèrent vers le camp de Baron-Hirsch, situé à proximité de la gare ferroviaire et connu comme dernière étape avant la déportation.
18Une fois qu'ils furent arrivés au camp de Baron-Hirsch, on obligea tous les chefs de famille à téléphoner chez eux et à déclarer aux leurs qu'ils étaient prisonniers du camp et que les SS exigeaient que les autres membres de leur famille viennent les rejoindre : au cas où ceux-ci ne se conformaient pas à ces instructions, des sanctions seraient prises contre la personne séquestrée.
19Dans cette même soirée du 29 juillet 1943, la presque totalité des Juifs espagnols se présentèrent au camp de Baron-Hirsch. Cela faisait 367 personnes, lesquelles demeurèrent au camp de Baron-Hirsch jusqu'au 2 août.
20Notre convoi quitta la gare de Thessaloniki dans la soirée du 2 août 1943 et était composé, mis à part les wagons qui transportaient les soldats qui nous escortaient, de onze wagons dont neuf avec des Juifs espagnols et deux avec des Juifs grecs, dont le Grand Rabbin Koretz et sa famille. La destination de ce convoi était, comme nous le constatâmes plus tard, le camp de Bergen-Belsen.
21Le voyage, de Thessaloniki à Bergen-Belsen, dura de sept à huit jours. Nous étions entassés, sans siège d'aucune sorte, dans des wagons destinés à transporter huit chevaux : c'est du moins, ce qui était inscrit sur les côtés extérieurs des wagons.
22Le plancher était jonché de foin et de divers détritus, parmi lesquels des excréments de chevaux ou d'autres animaux. Immédiatement après notre embarquement, accéléré par les ordres des SS et les aboiements de leurs chiens, nous tentâmes de nettoyer le plancher sale et malodorant sur lequel il était quasi impossible de trouver une place pour s'asseoir. Ceci s'avéra une tâche très difficile car les portes coulissantes du wagon étaient maintenues fermées et bloquées par un cadenas laissant un interstice de 15 cm lequel devait faire double effet, soit, assurer l'aération du véhicule et permettre le passage d'un tuyau destiné à évacuer les excréments des détenus. Il y avait également, dans chaque wagon, un grand fût avec de l'eau, une louche pour puiser l'eau et un grand sac de jute avec des biscottes.
23Une heure ou deux après notre embarquement, le convoi s'ébranla et pris la direction nord. Nous étions en pleins mois d'août et la chaleur était insupportable. Dans le wagon dans lequel je me trouvais, il y avait, à part mon père et ma mère, une quarantaine de personnes lesquelles, heureusement, avaient su garder leur sang-froid, ce qui n'était pas le cas dans tous les autres wagons.
24Le voyage s'effectuait d'une façon irrégulière : on roulait pendant un certain temps puis on s'arrêtait, parfois dans des petites gares yougoslaves ou en plein champ, pendant quelques minutes ou plusieurs heures. On tâchait de se situer en regardant par la fente entrouverte des portes coulissantes les panneaux avec le nom des gares ou en écoutant les cheminots parler entre eux pendant nos arrêts dans les petites gares. On passait de longues heures à discuter entre nous en nous demandant quel serait notre sort : nous étions entre les mains des SS, dépourvus de pièces d'identité et de tout moyen de survie, nos passeports ainsi que tout notre argent liquide ayant été confisqués par les Allemands le jour même de notre arrivée au camp de Baron-Hirsch.
25Cependant, avant de quitter la Yougoslavie, le convoi s'arrêta en rase campagne et les SS nous ordonnèrent de descendre. Ceci ne manqua pas de nous inquiéter mais rien ne se passa car l'intention de l'officier qui était en charge du convoi était simplement de nous permettre de faire quelques pas, sous escorte armée, naturellement, et de puiser de l'eau des quelques canaux d'irrigation qui traversaient les champs dans lesquels nous nous trouvions. Ce fut la seule fois que nous eûmes le droit de descendre de nos wagons avant la gare de destination finale qui était Celle, à proximité de Bergen-Belsen.
26Pour compléter l'historique de ce voyage, je voudrais mentionner deux événements que je considère dignes d'être rapportés.
27Le premier est notre expérience émouvante de la solidarité juive : nous nous trouvions, arrêtés depuis quelques heures, à la gare de Budapest. Il paraît que notre train avait dû être repéré par un (ou des) Juifs hongrois. À un certain moment, en présence des SS de garde devant nos wagons, une trentaine de jeunes gens s'approchèrent du train en courant et nous jetèrent des miches de pain par les fentes des portes coulissantes. Après ça, ils s'enfuirent, toujours en courant, et disparurent en laissant les SS hurler des ordres et brandir leurs armes vers leur direction.
28Le second est une expérience qui ne pourra jamais disparaître de ma mémoire : nous nous trouvions arrêtés dans une gare allemande, un ou deux jours avant notre arrivée à Celle. La nuit venait de tomber lorsque les sirènes commencèrent à hurler pour annoncer un probable raid aérien. Les SS qui accompagnait notre convoi débloquèrent alors les portes, les fermèrent complètement, sans laisser aucun interstice et coururent se mettre à l'abri dans les casemates de la gare. Nous subîmes un bombardement très intense au cours duquel plusieurs wagons, dont l'un avec des bœufs qui n'avaient cessé de beugler, furent touchés par les bombes. Après la fin du raid, les SS vinrent débloquer à nouveau les portes coulissantes et reposèrent les cadenas de façon à laisser ouverte la fente de 15 centimètres qu'ils avaient tolérée pendant tout le voyage. Je pus lire alors une grande inscription entre deux colonnes de la gare dans laquelle nous nous trouvions : “Räder mussen rollen für den Sieg” (les roues doivent rouler pour la victoire). Je n'ai pas pu m'empêcher de me poser la question : le transport d'une poignée de Juifs inoffensifs était-il tellement important pour assurer la victoire aux Allemands ?... Ou sinon ce pays était-il tellement aveuglé par la haine raciale qu'il préférait sacrifier ses priorités militaires pour mettre en application son programme de meurtre et de destruction ?
29Vint le jour où nous arrivâmes en gare de Celle. Le convoi s'arrêta dans une zone qui se trouvait à une certaine distance de la gare des passagers. Je me demandai pourquoi ? La population locale ne devait peut-être pas être mise au courant des détentions de civils dans des camps de concentration ? Or, je me permets d'en douter.
30Nous fûmes transportés, de la gare de Celle au camp de Bergen-Belsen, sur des camions militaires complètement fermés à raison d'environ 25 personnes par camion. Nous avions, avec nous, dans le wagon, quelques vêtements que nous emportâmes hâtivement lors de notre départ précipité de notre maison de Thessaloniki pour aller rejoindre mon père au camp de Baron-Hirsch. Tout cela tenait dans un ballot de dimensions modestes mais les SS, lors de notre débarquement à la gare de Celle, nous obligèrent à tout laisser sur le quai avant de grimper dans les camions.
31Arrivés au camp de Bergen-Belsen après un parcours (aveugle qui nous prît à peu près à trois-quarts d'heure, les SS nous firent descendre des camions avec les vociférations qui leurs étaient caractéristiques, toujours accompagnées par les aboiements hargneux des chiens lesquels, d'ailleurs, paraissaient bien dressés pour attaquer les prisonniers du camp au moindre ordre de leur maître. Ils nous ordonnèrent de nous mettre en rangées de 5 personnes afin d'être dénombrés. Ce fut le premier “appel” de notre séjour à Bergen-Belsen : cela a été une pratique répétée deux et même trois fois par jour, tôt le matin et tard dans l'après-midi. Je me souviens qu'à deux reprises, en janvier 1944, les SS nous obligèrent à nous présenter à l'appel un peu avant 5 heures du matin : ceci nous avait beaucoup inquiétés, surtout les Juifs polonais possesseurs de passeports argentins qui étaient détenus dans la section du camp dans laquelle nous nous trouvions.
32Il me faut, maintenant, parler des personnes que nous trouvâmes détenues dans le camp et que nous rencontrâmes immédiatement après les premier appel que j'ai mentionné plus haut : il s'agissait de Juifs polonais, environ une cinquantaine, la plupart originaire de Varsovie, sujets argentins, parlant le polonais, le yiddish presque tous l'allemand et certains d'entre eux l'espagnol avec une prononciation argentine. L'un d'eux, du nom de Josef Schneebaum, était reconnu par les autres argentins comme leur chef et porte-parole auprès des autorités du camp. Il continua dans cette fonction après notre arrivée et nous le laissâmes faire car il était indubitablement au courant des procédures journalières du camp.
33Environ une heure après notre arrivée au camp, un ou deux camions arrivèrent et une équipe de jeunes gens (cinq ou six hommes), déchargèrent nos ballots des camions et partirent à pied, accompagnés par un SS armé. Entre-temps, nous nous installâmes dans les deux baraques – dortoirs dont l'une était destinée à loger les hommes et l'autre les femmes. Il s'agissait de baraques en bois, peintes en vert, avec environ chacune, deux cents lits en bois blanc, superposés deux à deux, avec des matelas en jute remplis de paille. Les quelques vêtements que nous possédions étaient empilés sur nos lits. En faisant un tour pour prendre connaissance des lieux, nous constatâmes qu'il y avait, comme sanitaires, deux latrines en plein air, couvertes par un toit de tuiles, et une rangée de lavabos avec de l'eau courante, froide naturellement, attenante aux latrines. Ceci n'était pas gênant en plein mois d'août mais s'avéra fort pénible en hiver. Pour terminer cette description succincte, je dois ajouter que la section du camp dans laquelle je me trouvais était située à huit ou dix mètres d'une baraque, adjacente et pareille aux nôtres, formant une section isolée séparée de nos baraques par des doubles barbelés limitant un couloir par lequel le SS de garde, toujours accompagné de son chien, patrouillait inlassablement jour et nuit. Dans ce camp, se trouvant à notre droite lorsqu'on faisait face à la route centrale qui passait devant les baraques, étaient détenus une centaine d'hommes, le crâne rasé et vêtus d'uniformes rayés. Une équipe de ces détenus étant venue – quelques semaines après notre arrivée – évacuer les latrines, je posai la question à l'un d'entre eux qui paraissait vouloir communiquer avec nous, en profitant d'un moment où le SS de garde était tourné vers une autre direction : cet homme me déclara, en français, qu'il avait été pris dans une rafle du métro, à Paris, quelques mois auparavant.
34Sur notre gauche, toujours en faisant face à la route principale, il y avait, à une dizaine de mètres séparée de notre camp par une double rangée de fils de fer barbelés, une construction basse, en briques ou en ciment, que les Allemands utilisaient comme porcherie : cette bâtisse était beaucoup plus petite que nos baraques et très proche de la route. La surface libre attenante à la baraque habitée par les femmes, était presque aussi grande que la superficie de notre section. Le terrain était très boueux et les cochons – une cinquantaine environ – s'y roulaient toute la journée.
35La porcherie nous séparait du camp des Juifs grecs qui avaient voyagé dans le même convoi que nous. Ils étaient logés dans une seule baraque et la superficie de leur section paraissaient plus petite que la notre. Nous avions, avec eux, uniquement un contact visuel et considérions que les Allemands leur avaient réservé un traitement exceptionnel pour des raisons peu claires qui ne plaidaient certainement pas en leur faveur. Cependant, l'une des personnes habitant le camp des grecs était mariée à l'un d'eux et était apparentée à une des familles de Juifs espagnols faisant partie de notre convoi : une fois par semaine, les Juifs “grecs” défilaient devant notre camp pour se rendre à ce que les Allemands appelaient la “Desinfektion” dont les locaux se trouvaient à environ 300 mètres sur la droite de notre section, en suivant la route principale du camp. C'était pour la famille de Semtov S. Saltiel, l'occasion d'échanger quelques mots avec leur fille, Linda Errera : ce contact ne manquait pas d'être poignant car, après ce que nous avions appris par les Juifs argentins, qui se trouvaient dans notre section, tout était possible, tant pour nous que pour tous ceux qui se trouvaient internés à Bergen-Belsen. Nous y reviendrons plus tard. Encore plus à gauche et à peu de distance du camp des Juifs grecs se trouvait un ensemble de baraques – dont je ne donnais pas le nombre exact – abritant, selon des informations non confirmées, plus de 1 500 Juifs polonais de nationalités américaine et/ou sud-américaine. À ces détenus vinrent se joindre, plus tard et à une date dont je ne me souviens pas, des Juifs hollandais. Il paraît que le camp des Juifs “américains” que je mentionne plus haut était assez vaste pour loger, tant bien que mal, les nouveaux arrivants de Hollande.
36Il faut ajouter à la description qui précède qu'un certain nombre de tours de vigie (des miradors, stratégiquement positionnés permettaient aux soldats de garde d'avoir une vue d'ensemble sur le camp, tant le jour que la nuit au cours de laquelle des projecteurs balayaient continuellement les allées, la route et les baraques du camp. Ces projecteurs étaient obligatoirement éteints pendant les alertes aériennes qui devenaient de plus en plus fréquentes pendant les derniers mois de notre détention. Les raids aériens, du moins dans la région où nous nous trouvions, avaient lieu la nuit et on pouvait clairement entendre le passage des vagues de bombardiers ainsi que les déflagrations des canons antiaériens allemands. Certains matins, qui succédaient à ces raids aériens, nous trouvions, dans les allées du camp, des rubans en aluminium, larges d'environ 5 mm et longs d'environ 60-70 cm que les Allemands nous ordonnaient de leur remettre avec interdiction d'en garder. Nous ne pouvions pas alors réaliser de ce dont il s'agissait. Par la suite, en apprenant l'existence des radars, nous comprimes que les avions alliés lâchaient ces rubans pour brouiller la réception des radars allemands, alors de conception encore rudimentaire. Les techniciens allemands étaient, à cette époque et dans ce domaine, en retard sur les Anglais.
37Ce qui précède est la description du camp, telle qu'on pouvait le voir à partir de notre section. Il paraît – et j'ai appris cela après la fin de la guerre – qu'il y avait, à quelques centaines de mètres, sur la gauche de notre camp, des détenus de l'armée soviétique auxquels un traitement inhumain était infligé.
38Pour revenir à nos codétenus, nous avons vite fraternisé avec eux. Il y avait, parmi eux, deux ingénieurs, une pharmacienne, un fabricant de jouets et des hommes d'affaires qui s'occupaient, la plupart à Varsovie, de commerce ou de finance. Je pouvais facilement communiquer avec eux grâce à ma connaissance de l'allemand dans lequel, à cette époque, j'étais très à l'aise, ils nous mirent très vite au courant de ce qui se passait en Pologne et je dois avouer que, malgré la conscience d'avoir à faire à des interlocuteurs sérieux, je refusais de croire ce qu'ils me racontaient. J'appris par eux – et c'était malheureusement la tragique vérité – que :
- Les transports de Juifs provenant de tous les pays d'Europe sous occupation allemande aboutissaient dans des camps, que les Juifs argentins connaissaient bien, de nom, et dont déjà le plus tristement célèbre était celui d'Auschwitz. Une extermination systématique avait lieu dès l'arrivée des convois dans ces camps et ceux qui étaient épargnés devenaient, pour la plupart, des esclaves utilisés pour participer à l'effort de guerre des Allemands. La plupart du temps, il s'agissait d'un sursis, et la majorité d'entre eux étaient condamnés au moindre signe de défaillance ;
- Ils nous décrirent, avec précision, le soulèvement du ghetto de Varsovie dû à une poignée de Juifs qui tinrent tête aux troupes allemandes organisées et cela dans l'indifférence plutôt hostile de la population polonaise chrétienne ainsi que de la résistance polonaise ;
- Il nous parlèrent de la situation désespérée des Juifs polonais dont l'unique espoir de survie était, alors, soit de s'échapper en Hongrie (encore sous la tutelle du Régent Horthy dont les mesures antijuives étaient plus ou moins supportables) par les chaînes montagneuses limitrophes, soit de se procurer des passeports de certains pays neutres ou de pays belligérants dont la protection était plus ou moins valable ;
- Par la suite, lorsqu'ils nous connurent mieux, ils nous expliquèrent leur drame qui se résumait en quelques mots : certains d'entre eux avaient des passeports argentins authentiques, ayant vécu et travaillé en Argentine à une certaine époque de leur vie. Pour d'autres, les passeports avaient été acquis à prix d'or et risquaient de ne pas pouvoir résister très longtemps aux investigations auxquelles les Allemands étaient en train de procéder méticuleusement. Les craintes de nos co-détenus polonais n'étaient malheureusement pas dépourvues de fondement car, par la suite, la moitié d'entre eux furent renvoyés en Pologne vers un sort sur lequel ils ne se faisaient aucune illusion. Les enquêtes étaient, paraît-il, effectuées famille par famille et ils étaient convoqués de temps en temps par les autorités du camp pour répondre à diverses questions. D'habitude, lorsqu'un départ se préparait, les SS avertissaient le chef de famille un jour à l'avance : la veille de leur retour en Pologne était, pour tout le camp, un jour de deuil qui restera à jamais gravé dans ma mémoire.
40La perte de la liberté est déjà une expérience pénible. Dans notre cas, il fallait ajouter différents problèmes qui affectaient un moral déjà précaire :
- Peu de jours après notre arrivée au camp, nous avons réalisé que le régime de famine auquel nous étions soumis risquait, à brève échéance, de compromettre l'état de santé de la plupart d'entre nous, surtout des jeunes ;
- La promiscuité dans laquelle nous étions obligés de vivre allait probablement affecter les relations humaines de notre groupe ;
- La majorité d'entre nous avaient des parents et des amis qui furent déportés en Pologne ou qui s'étaient réfugiés à Athènes. Les informations que nos co-détenus polonais nous avaient communiquées mettaient un point final à nos espoirs de revoir un jour les nôtres. Par ailleurs, ceux qui se trouvaient à Athènes pouvaient-ils imaginer ce qui les attendaient s'ils commettaient l'erreur de se rendre aux Allemands ? Auraient-ils le courage – car il en fallait – de tâcher de se cacher ou de s'échapper en Turquie ?
- L'état des choses actuel que les Allemands paraissaient maintenir allait-il durer ? Les équilibres politiques étaient tellement précaires, à cette époque, que l'on pouvait à tout moment s'attendre à tout, allant d'une quelconque négligence d'un fonctionnaire espagnol à un ordre mal ou sciemment mal interprété par les SS.
42Quant au déroulement de la vie quotidienne dans notre camp, les procédures habituelles étaient :
43– Deux “appels” par jour, matin et soir, qui duraient pour nous entre trois quarts d'heure et une heure chacun. Je dis pour nous car nous devions nous tenir debout et en rangées de cinq pendant un temps indéterminé pour être prêts lors du passage de l'officier SS qui assistait à notre dénombrement. Or, le passage de cet officier était imprévisible et n'était soumis à aucun horaire précis. Je désire, d'ailleurs, donner plus bas une idée de la façon dont l'appel avait lieu.
44La nourriture était distribuée trois fois par jour. Le matin, c'était du café noir, légèrement édulcoré par un produit du genre saccharine ou similaire. À midi, on nous distribuait une soupe de choux, blancs ou rouges, ce qui ne faisait aucune différence pour nous qui étions sous-alimentés et disposés à accepter n'importe quelle nourriture. Cette soupe était quasiment immangeable et dégageait une odeur désagréable mais elle avait un avantage que nous finîmes par apprécier : elle était brûlante et nous offrait un certain réconfort, surtout pendant les journées d'hiver. Le soir, vers 6 heures, c'était, soit la même soupe, soit des rutabagas nageant dans une sorte de bouillon d'une saveur indéfinissable.
45Une exception était faite le dimanche, pour le repas de midi. Nous avions droit à une mixture que nous appelions “goulasch” dans laquelle flottaient quelques morceaux de viande de la taille d'un dé à coudre. Je dois dire que c'était la fête et qu'on attendait le “goulasch” dominical avec impatience. Le pain nous était distribué chaque trois jours. Chacun de nous avait droit, pour ces trois jours, à 400 grammes d'un pain noir, de consistance légèrement agglutinée et de goût aigre. Cela correspondait à deux tranches de pain par jour et par personne.
46Le café ainsi que la nourriture étaient transportés par des détenus, encadrés par des SS, dans des containers cylindriques de couleur grise, à parois isolées, pesant, en charge approximativement 30 kilos. Ces containers étaient déposés par les détenus à la limite de notre camp et un peu en dehors de la porte verrouillée qui en permettait l'accès. Par la suite, l'un des SS ouvrait le cadenas de la porte et s'éloignait avec les détenus qui se dirigeaient vers les autres camps en transportant la nourriture pour les autres prisonniers. Nous formions alors une équipe qui sortait et transportait à l'intérieur du camp les containers déposés. Dès que ces containers étaient vides, nous les sortions hors du camp et refermions la porte principale. Quelques minutes après, les SS repassaient avec les détenus et bloquaient à nouveau la porte du camp.
47Une fois par semaine, les gardes SS nous conduisaient à ce qu'ils appelaient la Desinfektion. Nous nous y rendions séparément en deux groupes, l'un d'hommes et l'autre de femmes. Il s'agissait d'un bâtiment avec deux salles divisées par une sorte d'étude complètement fermée, dans laquelle se trouvaient des wagonnets qui circulaient entre les deux salles. La procédure était très rapide nous nous déshabillions tous à la hâte, nous déposions nos vêtements dans les wagonnets et nous nous mettions sous les douches qui déversaient invariablement une eau soit trop chaude, soit tiède ou même froide. La durée de la douche était limitée à 2 ou 3 minutes et on passait immédiatement après dans la deuxième salle où se trouvaient déjà les wagonnets avec leur contenu. On s'habillait alors très vite et on sortait pour se remettre en files de cinq afin de regagner notre camp.
48Je ne me souviens pas très bien de l'emplacement de ces douches que je n'ai, d'ailleurs, pas pu situer avec précision lors de mes deux visites à Bergen-Belsen en 1984 et en 1995. Mon seul souvenir est que ces locaux se trouvaient à environ 300 mètres de nos baraques et qu'il fallait traverser un passage avec des panneaux blancs sur lesquels figurait une tête de mort avec l'inscription, en lettres noires : “Neutrale Zone – es wird ohne anruf scharff geschossen” dont la traduction est : “Zone neutre – tir nourri sans sommation”.
49Je voudrais, faire un commentaire sur la procédure que nous désignions par “appel” et qui nous était imposée au moins deux fois par jour : nous étions obligés, comme mentionné plus haut, de nous aligner en rangs de cinq personnes sans pouvoir nous éloigner de nos files respectives en attendant la patrouille des SS qui serait venue vérifier le nombre de détenus. La plupart du temps, l'officier en charge était un certain Seidel, avocat viennois selon nos informations. Cette personne arrivait, accompagnée de deux ou trois SS armés et tenait toujours en laisse un chien-loup noir. Tout le monde, au camp, savait que lorsqu'il faisait froid, Seidel retardait toujours son passage. Il arrivait, engoncé dans son long manteau de cuir gris et se mettait à fumer lentement une cigarette dans un silence total pendant lequel on pouvait même entendre le déclic de son étui à cigarettes. Par la suite, il demandait à Josef Schneebaum (que je mentionne plus haut) de compter les prisonniers. Schneebaum nous comptait en polonais, à haute voix, se tournait après respectueusement vers Seidel, se mettait au garde-à-vous, et lui donnait, en allemand, le chiffre total des détenus de notre section. Après cela, Seidel avait l'habitude de se promener parmi nous et de nous dévisager en s'arrêtant de temps en temps pour grimacer un sourire énigmatique. Plus il faisait froid, plus il s'attardait pour quitter notre camp. Par la suite, il s'éloignait à petits pas, précédé par son chien et suivi par son escorte de SS
50La vie quotidienne dans notre camp se déroulait tous les jours de la semaine, invariablement, de la même façon.
51En octobre 1943, nous dûmes affronter un début d'hiver assez pluvieux. Le froid s'approchait inexorablement et nous ne disposions – bien entendu – d'aucun chauffage. Pendant la nuit la couverture unique, en tissu synthétique de couleur grise, ne suffisait pas à nous réchauffer et nous étions obligés de dormir avec nos vêtements. Nous étions de plus en plus affaiblis par le manque de nourriture et cela affectait notre état moral. De plus, nous n'avions aucun contact avec le monde extérieur et ignorions complètement si, et quelles démarches, étaient en cours afin de nous libérer.
52Nous avions cependant le grand avantage de ne pas être soumis au travail obligatoire – les corvées du camp mises à part – ce qui aurait été fatal à plusieurs d'entre nous dont la santé était de plus en plus affectée par les conditions de vie du camp.
53Quelques-uns d'entre nous (Grecs-Espagnols et Polonais-Argentins) respectaient fidèlement les traditions religieuses et priaient deux fois par jour, matin et soir. Je ne peux m'empêcher aujourd'hui, après tant d'années, d'être profondément ému en me rappelant ces hommes qui purent garder leur foi malgré les vicissitudes qu'ils vivaient.
54Notre départ vers l'Espagne s'effectua en deux groupes et par ordre alphabétique. Mon nom de famille commençant par “A”, mes parents et moi quittâmes la frontière espagnole, à Port-Bou, le 10 février 1944 après une détention de 196 jours. Le second convoi vint nous rejoindre à Barcelone la semaine suivante. Ayant eu l'occasion de me peser le lendemain de mon arrivée en Espagne, je pus constater que j'avais perdu 23 kilos depuis mon départ de Thessalonkini. La suite de notre pérégrination a été la suivante : après l'Espagne ce fut le Maroc (le camp UNRRA de Fédalah), puis celui de Nuseirat, aux environs de Gaza (alors Palestine) après un long voyage à travers le Maroc, l'Algérie, l'Italie (Naples et Tarente) et l'Égypte (Port-Saïd). Nous demeurâmes à Nuseirat du mois de novembre 1944 jusqu'au mois d'août 1945, c'est-à-dire 2 ans et 24 jours après notre internement à Baron-Hirsch.
55La dernière partie de notre voyage, c'est-à-dire d'Espagne au Pirée, fut plusieurs fois pénible ou même dangereuse comme, par exemple, les traversées en bateau, par convois militaires, de Cadix à Casablanca, d'Alger à Naples (les combats étaient encore en cours en Italie) et de Tarente à Port-Saïd : pour nous, qui avions affronté un certain aspect de la tyrannie nazie, ce périple fut très acceptable et personne n'eut jamais l'idée de s'en plaindre. Nous étions tous tourmentés par une seule pensée : quel avait été le destin des nôtres qui avaient été déportés en Pologne ainsi que celui de tous les Juifs des pays occupés par les nazis ?
56Avant de terminer, je dois préciser que notre sort, comparé à celui de ceux qui furent internés dans des camps comme Auschwitz-Birkenau, ainsi que dans tant d'autres de triste mémoire, a été bien plus clément. Les niveaux de la souffrance subie dans les camps nazis ne pourront jamais être réalisés ni évalués par ceux qui n'ont pas connu l'enfer du monde concentrationnaire. Seuls ceux qui ont eu le malheur de vivre dans n'importe lequel des camps de concentration nazis peuvent comprendre l'angoisse, les souffrances ainsi que la déchéance morale et physique subies par les détenus tout le long de leur internement. Peut-être devrais-je ajouter que le passage, même relativement bref – 196 jours comme le mien – par une pareille géhenne est une expérience qui laisse des traces profondes chez tout être humain, et cela pour toute la durée de son existence.
57Athènes, le 30 décembre 1995