1 Volontairement optimistes et humanistes, les travaux sociologiques de ces deux dernières décennies ont fortement contribué aux changements de regard sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées. L’ouvrage collectif La sociologie face à la maladie d’Alzheimer dresse un panorama des apports spécifiques et pluriels de la sociologie dans ce domaine. Aline Chamahian et Vincent Caradec ont remarquablement mis en perspective plusieurs textes de chercheurs qui s’enrichissent mutuellement et retracent ce parcours scientifique et humain. L’ouvrage est construit en trois parties : « Politiques publiques et initiatives de terrain » ; « Du diagnostic au dernier temps de la vie. Moments et processus de la maladie d’Alzheimer » ; « Proches face à la maladie d’Alzheimer ».
Politiques publiques et initiatives de terrain
2 La première partie est constituée de cinq textes qui interrogent les dispositifs mis en place entre politiques publiques et initiatives de terrain. Dès le premier texte, Dominique Argoud aborde la maladie d’Alzheimer sous l’angle des paradoxes : il présente le processus de spécialisation de l’action publique à travers les dispositifs dédiés aux malades, tout en montrant que cette orientation s’accompagne a contrario d’une logique transversale entérinée par le plan maladies neurodégénératives 2014-2019 (PMND). Il révèle aussi un glissement de l’action sociale, historiquement marquée par les initiatives de terrain, vers une santé publique impulsée de manière descendante par l’État ; et souligne la disparité territoriale des dispositifs mis en œuvre. Enfin, Dominique Argoud illustre les tensions entre conseils départementaux et l’agence régionale de santé (ARS) à travers une étude comparative des centres locaux d’information de coordination (CLIC) et des maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA).
3 De son côté, Laëtitia Ngatcha-Ribert montre que les approches non médicamenteuses et la prévention constituent les nouvelles stratégies pour faire face à la maladie d’Alzheimer. En effet, les approches psychosociales mettent l’accent sur les capacités de la personne, qui entend bien participer aux décisions qui la concernent. C’est aussi ce que reflète le développement d’un mouvement citoyen « Société amie de la démence », qui a pour but de donner une visibilité sociale aux personnes malades afin d’améliorer leur qualité de vie.
4 À partir d’une enquête de terrain, Marion Villez éclaire les modalités d’un accompagnement spécifique en établissement d’hébergement. Reprenant les tensions à l’œuvre dans le secteur médicosocial entre spécialité et globalité et entre médicalisation et démédicalisation, elle donne à voir de nombreuses initiatives de terrain : du cantou des années 1970 au récent village Alzheimer de Dax, en passant par les petites unités de vie. Enfin, l’autrice évoque l’enjeu des malades jeunes à la croisée du handicap et de la gérontologie et relève l’inventivité et le pragmatisme des acteurs de terrain pour faire face à la singularité des situations.
5 Valérie Hugentobler présente les résultats d’une étude comparative visant à évaluer deux « colocations Alzheimer » mises en place en Suisse romande. Elle observe les conséquences de l’implantation géographique sur la sociabilité des personnes malades, ainsi que le lien entre configuration architecturale et appropriation des espaces par les colocataires. Enfin l’autrice constate que la place des professionnels reste centrale dans le dispositif et qu’aucune des deux colocations n’est parvenue à l’intégration des familles.
6 Dans une perspective interactionniste, Simon Lemaire interroge la participation des personnes malades au sein d’un groupe de parole « Les battants de Liège ». Lors des interactions, il observe comment ces pratiques d’inclusion sont portées par les aidants qui, face aux difficultés langagières, à l’incohérence ou à la passivité des « battants », produisent une compréhension commune. L’auteur en vient à s’interroger sur cette volonté bienveillante dans ces lieux d’échanges et montre que la parole et le comportement n’y sont pas perçus comme des symptômes mais bien comme des indices de subjectivité.
Du diagnostic au dernier temps de la vie. Moments et processus de la maladie d’Alzheimer
7 La deuxième partie de l’ouvrage rassemble cinq textes qui présentent des expériences sociales de la maladie du point de vue des intéressés, qu’ils soient professionnels, malades ou aidants. Guillaume Fernandez met la focale sur le rôle des médecins généralistes dans l’élaboration du diagnostic. La Haute Autorité de santé (HAS) réserve l’annonce du diagnostic au médecin gériatre tout en confiant le repérage des signes annonciateurs et la coordination des soins aux généralistes. À partir d’entretiens réalisés auprès des généralistes l’auteur montre ainsi que, si certains médecins ont bien intégré leurs rôles, d’autres sont plus distants voire très critiques envers ce dispositif.
8 Au croisement d’une enquête ethnographique et de données statistiques, Aude Béliard met en évidence des différenciations sociales à l’annonce du diagnostic et dans le suivi de la maladie. Si elle observe dans certains cas une proximité de points de vue entre profanes et professionnels, apparaissent également la distance, le malentendu et l’incompréhension, qui nécessitent des formes de négociation entre les médecins et la famille. L’autrice met également en avant des variations de classe et de genre sur ce qui est repéré comme normal ou pathologique par la famille : les membres des classes supérieures apparaissent plus réactifs aux symptômes de leurs proches et les troubles légers des femmes sont souvent rapportés à un problème psychologique. Elle met ainsi à jour l’asymétrie du diagnostic à l’aune du niveau socioculturel et montre comment les attentes en termes de capacité sont genrées au point de parfois retarder l’accès des femmes au diagnostic.
9 À partir d’une approche ethnographique, Baptiste Brossard distingue quatre processus observables dans l’interaction avec la personne malade : l’organisation « des échanges réparateurs » qui vise à pallier les troubles ; « la perte de sa crédibilité » qui interroge la véracité du dire ; « l’humanisation des services » qui se traduit par une idéalisation de la bientraitance ; « les activités de reconstruction » qui s’appuient sur la connaissance affinée du passé de la personne. En conclusion, l’auteur suggère que l’analyse sociologique, qui se fonde sur l’ordre des interactions, offre des pistes de recherches fructueuses aux chercheurs qui s’intéressent à la santé mentale.
10 De leur côté, Vincent Caradec et Aline Chamahian retracent une recherche en sociologie compréhensive centrée sur le point de vue des malades. À partir d’entretiens semi-directifs, ces derniers évoquent leur définition de la maladie et l’appréciation de leurs difficultés. Ainsi, l’épreuve de la maladie se révèle à partir des changements que les auteurs analysent selon quatre registres : les activités, l’identité, l’autonomie et le rapport au monde. Au-delà du partage d’expérience, l’intérêt de cette recherche repose sur sa dimension longitudinale qui donne à voir l’importance du contexte relationnel dans l’appréciation d’un mieux-être par la personne malade.
11 Dans le cadre d’une recherche doctorale au Québec, Maryse Soulières explore le vécu quotidien des malades au dernier stade de la maladie d’Alzheimer. Immergée pendant 18 mois dans deux établissements de soins, elle observe des personnes en très grande perte d’autonomie qui ne sont plus en capacité de s’exprimer verbalement. L’autrice évoque la routinisation des soins et l’isolement social qui caractérisent la dernière étape d’une longue « carrière morale », marquée par les pertes successives tout au long de la maladie. Dans cette partie ponctuée d’extraits de son journal de bord, Maryse Soulières dévoile sa recherche empirique et ses « moments d’humanité partagée ». Face au risque de déshumanisation, elle nous invite à réinventer nos échanges avec les personnes au dernier stade de la maladie.
Proches face à la maladie d’Alzheimer
12 La troisième partie réunit quatre textes centrés sur les aidants qui accompagnent leurs proches. Dès le premier texte, Arnaud Campéon, Blanche Le Bihan et Isabelle Mallon analysent la dimension socialisatrice de cet accompagnement qui prend en charge plusieurs aspects de la vie quotidienne. En découvrant la maladie et le monde du soin, les proches se confrontent progressivement à plusieurs types de professionnels et investissent avec plus au moins de facilité ce rôle d’aidant. Les auteurs remarquent que selon leur proximité géographique et affective, leur parcours biographique et leur appartenance de classe et de genre, les proches aidants s’approprient inégalement ce nouvel équilibre relationnel et émotionnel.
13 À partir d’entretiens auprès de proches aidants en situation professionnelle, Cécile Charlap, Aline Chamahian, Vincent Caradec et Veronika Kushtanina analysent leur « travail d’articulation » entre emploi et tâches d’aide à la vie quotidienne d’un proche âgé. S’ils révèlent que l’organisation et l’expérience de l’aide découlent des mobilités géographiques relatives à la dimension spatio-temporelle existante, ils donnent également à voir les réaménagements résidentiels singuliers qui se jouent au cours de la trajectoire de la maladie.
14 Dans la contribution suivante, Pamela Miceli, Vincent Caradec et Aline Chamahian interrogent les dynamiques de communication des aidants familiaux avec leur proche malade. Dans un premier temps, les chercheurs traitent de la dégradation conversationnelle au regard des habitudes communicationnelles antérieures à la maladie. Dans un second temps, ils abordent les réactions des proches face aux énoncés fictionnels des personnes malades en distinguant trois modes de communication : « l’ancrage dans le réel », mobilisé par l’aidant dans certaines activités de la vie quotidienne (toilette, ménage, rendez-vous…) ; « le régime communicationnel restreint », qui ne contredit pas la fiction produite ; moins souvent utilisé par les proches, « le recours à la fiction » apparaît pour trouver un terrain commun d’échange et obtenir de l’autre le comportement souhaité.
15 Enfin, à la croisée de la sociologie du sommeil et de la sociologie de couple, Élisa Casani explore le travail domestique nocturne du conjoint aidant auprès de la personne malade. Entre tâches matérielles et travail relationnel de réassurance, elle met à jour le rôle du « conjoint veilleur » face au sommeil en état d’alerte et à l’épuisement qui peut en découler. L’autrice interroge l’espace dédié à la nuit entre proximité et étrangeté et montre que le manque de sommeil de l’aidant reste un des facteurs d’entrée en établissement.
De nouvelles pistes de recherche à explorer
16 Nul doute que les étudiants et chercheurs tireront profit de cet ouvrage. Si ce « moment Alzheimer » de la sociologie francophone a éclairé et enrichi notre conception de la maladie épicène, accordons-lui un rôle d’incubateur pour de nouvelles perspectives de compréhension. Comme le souligne Fabrice Gzil dans la préface de l’ouvrage, la sociologie a tout intérêt à « travailler en collaboration avec les personnes directement concernées et les acteurs de terrain, professionnels et bénévoles, du soin et de l’accompagnement » (p. 25). Aline Chamahian et Vincent Caradec concluent l’ouvrage en évoquant les recherches participatives qui ne manqueront pas de se développer dans les années à venir, ce qui rend féconde la question de la contribution du sociologue au sein des établissements d’hébergement et autres lieux de vie des personnes vieillissantes.
17 Pour autant, il ne suffit pas de décréter la participation des intéressés au processus de recherche pour que celle-ci soit effective. La recherche collaborative exige de nouveaux paradigmes qui prennent en compte le malentendu et la singularité pour bâtir une compréhension commune des enjeux de cette coproduction de savoirs. Cette co-élaboration requiert une approche de type anthropologique qui interroge le fonctionnement psychique de la personne dans ses rapports sociaux, tout en négociant la place du sociologue au plus près de la personne malade et de son entourage. Cela paraît d’autant plus nécessaire que les financeurs de la recherche en sciences humaines se révèlent de plus en plus sensibles aux dynamiques participatives et à la mise à jour des savoirs expérientiels.
18 Cet ouvrage s’adresse à tous les acteurs intéressés ou engagés à différents niveaux dans l’amélioration de la qualité de vie des personnes en situation de maladies neuroévolutives. En rupture avec une approche médicocentrée, ils trouveront un corpus diversifié et des propos d’une grande clarté qui apportent des éléments de réflexion pour une meilleure compréhension des situations sociales singulières.