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Article de revue

Quand « l’avenir est derrière soi » : routinisation et formes d’adaptation de sans-abri vieillissants

Pages 83 à 105

Notes

  • [1]
    Certaines recherches se sont plus nettement focalisées sur la prise en charge institutionnelle – médico-sociale – de personnes sans abri vieillissantes (Rouay-Lambert, 2006 ; Coulomb, 2015 ; Grand, 2017) ; pour ma part, je suis plus attentif à la vie quotidienne dans l’espace public.
  • [2]
    L’Accueil de jour est une structure localisée au centre-ville, ouverte plusieurs heures par jour et gérée par des travailleurs sociaux (essentiellement éducateurs spécialisés et assistants de service social). Le service offre diverses prestations qui relèvent à la fois de l’urgence sociale et de la réinsertion : nourriture et cuisine, douches, machines à laver, casiers, mais aussi domiciliation et accompagnement social vers l’hébergement et l’insertion.
  • [3]
    Les travailleurs sociaux notent systématiquement les noms des personnes qui utilisent le service afin de pouvoir mesurer la charge et l’évolution de leur activité (cela s’inscrit aussi dans la logique d’évaluation des dispositifs justifiant leurs subventions par l’État). Ils renseignent également le sexe, l’âge et la nationalité des usagers tout en comptabilisant le nombre de leurs passages par mois et par année.
  • [4]
    A. Brodiez-Dolino présente des constats similaires à propos de la situation lyonnaise (2018), tandis que dans une étude longitudinale sur la judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal, C. Bellot et M.-È. Sylvestre (2017) soulignent quant à elles la tendance au vieillissement de la population sans-abri commettant des infractions entre 1994 et 2010, d’où peut émerger l’hypothèse du vieillissement de la population itinérante.
  • [5]
    Sur les presque 200 personnes que j’ai pu répertorier durant l’immersion, une extrême minorité seulement a plus de 50 ans (soit une vingtaine de personnes).
  • [6]
    À l’exception justement des individus sans domicile qui présentent des troubles psychiatriques ou des personnes très nouvellement entrées dans la carrière de survie, en proie au « choc de la rue », et qui cherchent précisément des repères spatio-temporels dans ce nouveau monde social.
  • [7]
    Dans le même ordre d’idée, D. Zeneidi-Henry analyse la « géographie de l’assistance » (2002, p. 98-113).
  • [8]
    Les noms ont été modifiés pour préserver l’anonymat. Précisons qu’il s’agit ici de dégager des formes idéales-typiques d’adaptation à la survie, sans présumer de la représentativité quantitative de ces formes.
  • [9]
    La Cantine est une structure qui offre aux sans-domicile des repas chauds, servis sur plateau, composés d’une soupe, d’un plat, d’un fromage et d’un dessert.
  • [10]
    J’avais d’ailleurs déjà rencontré Robert dans le cadre d’une autre étude portant sur le centre commercial de la ville, un lieu qu’il fréquentait avec assiduité (Besozzi, 2017).
  • [11]
    Il convient de se demander dans quelle mesure le concept de « désocialisation » est pertinent pour comprendre le processus de clochardisation, tant il s’accompagne d’une resocialisation en interne du monde de la rue, auprès des pairs (Vexliard, 1957 ; Choppin, Gardella, 2013, p. 179).
  • [12]
    L’hébergement de « mise à l’abri » est un centre d’accueil pour la nuit dont la majorité des chambres (une vingtaine) est réservée aux « appelants 115 » : les chambres sont alors distribuées pour une seule nuit, obligeant les usagers réguliers comme Guillaume à retéléphoner au 115 le lendemain pour obtenir de nouveau une chambre pour la nuit, qui ne sera d’ailleurs pas la même que la nuit précédente.
  • [13]
    Les données de fréquentation de l’Accueil de jour m’ont été précieuses ici : on perçoit l’intérêt de mobiliser à la fois des données qualitatives relatives à l’immersion ethnographique et des données statistiques permettant d’avoir un regard plus diachronique sur les personnes rencontrées.
  • [14]
    Traduction : « Comment ça va ? Bien ? – Bien ! Et toi ? »
  • [15]
    Cette phrase, prononcée dans un français approximatif, a été réécrite par commodité de lecture.
  • [16]
    Il s’est fait contrôler par la police avec un haut taux d’alcool alors qu’il conduisait la camionnette de son entreprise : ne s’étant pas présenté devant le juge pendant plusieurs mois, il a écopé d’une courte peine.
  • [17]
    Les « zonards » sont une catégorie d’individus précaires (avec ou sans domicile) qui se revendiquent de la « Zone », entendue à la fois comme un espace (au centre-ville des agglomérations) et comme un groupe social contestant la société de consommation et expérimentant l’« errance », la débrouille et la « teuf ».
  • [18]
    En huit mois, je leur ai connu pas moins de huit « squats » allant d’une cage d’escalier dans un bâtiment en travaux à la cave d’un immeuble, en passant par trois parkings souterrains et le squat plus confortable que constituait un appartement non occupé.
  • [19]
    En fait, Dédé et l’Indien forment un trio avec Noah (45 ans) qui est ancré depuis plus longtemps dans le monde de la rue et qui fait d’ailleurs le lien entre eux et le réseau d’interconnaissance local des sans-domicile.
  • [20]
    Cette proximité relationnelle prendra fin après qu’il a obtenu un logement, à la mi-mars 2018. Je le renvoyais toujours à la survie qu’il souhaitait laisser derrière lui. Voulant « couper les ponts avec la rue » (selon son expression), il a également coupé les ponts avec moi… avant de décéder subitement d’une crise cardiaque, dans son logement, en avril 2018.
  • [21]
    On peut souligner que Pépère a effectué le recours Dalo sans l’aide du travailleur social qui le suivait à l’Accueil de jour, ce qui suggère encore l’ambiguïté vis-à-vis des services d’assistance.
  • [22]
    D’une manière plus globale, la routinisation du quotidien ne concerne pas que les sans-abri vieillissants. J’observe cependant que ces derniers, notamment ceux qui correspondent aux deux premiers cas de figure présentés ici, développent des routines plus fortement stabilisées, notamment du fait de la perte de capacités physiques due au vieillissement.
  • [23]
    D’où la nécessité de questionner le type d’hébergement adapté aux sans-abri vieillissants, voire d’imaginer de nouvelles formes d’accompagnement par le logement (Rouay-Lambert, 2006).
À Didier…

1Pendant huit mois, je me suis immergé dans la vie quotidienne du monde de la rue d’une ville du Nord-Est de la France dont l’agglomération compte environ 300 000 habitants. Par « monde de la rue », j’entends une configuration sociospatiale hétérogène composée de personnes en grande précarité – principalement sans-domicile – qui passent la majorité de leur temps présent dans l’espace public et/ou dans les structures d’aide relevant du champ d’intervention de l’urgence sociale et de la réinsertion. C’est à partir de cette immersion ethnographique que je rends compte de la situation de personnes vieillissantes, âgées de cinquante ans et plus, dont la vie quotidienne est arrimée à l’espace public et aux services d’aide aux sans-domicile.

2En me concentrant sur les personnes en situation d’urgence sociale, je focalise mon attention sur les sans-abri, cette frange minoritaire de sans-domicile qui dort régulièrement dans des lieux non prévus pour l’habitation (Gardella, Arnaud, 2018). Il s’agit ici d’analyser les spécificités de la situation des sans-abri âgés de plus de cinquante ans, notamment au regard du vieillissement prématuré (Rouay-Lambert, 2006), de « l’épuisement physique » (Lanzarini, 2000) et de la mortalité spécifique (Terrolle, 2002, 2006) qui touchent les sans-domicile en général. Le vieillissement se mesure ici en termes de capacité de déplacement, de problèmes de santé et d’énergie mobilisable au quotidien. Il s’exprime aussi sur le plan subjectif de la « mort sociale » (Guillemard, 1972) et des difficultés de projection de soi. En effet, vivre à la rue impose une usure prématurée du corps et de la santé due à l’inconfort de la vie quotidienne, aux difficultés d’accès aux soins et aux éventuelles consommations répétées de psychotropes et ce, d’autant plus fortement lorsque cette situation dure dans le temps. Le Collectif Les Morts de la rue estime d’ailleurs l’espérance de vie des sans-domicile à 50 ans, soit plus de trente années de moins que l’espérance de vie de la population française en général (CMDR, 2018). C’est pourquoi je suis en mesure de parler de « personnes âgées » à propos de sans-abri cinquantenaires pour lesquels il semble bien que la survie accélère le vieillissement.

3En ce sens, je m’écarte des recherches focalisées sur les « jeunes en errance » (Chobeaux, 1996, 2011 ; Guillou, 1998 ; Parazelli, 2002 ; Dequiré, Jovelin, 2009 ; Colombo, 2015), afin de prêter attention aux effets du vieillissement biologique et social sur le quotidien et la « carrière de survie » des sans-abri (Pichon, 2010). La carrière étant définie comme un processus non linéaire d’entrées et de sorties, de phases de stabilisation, de déréliction et de réinsertion, entre continuité et discontinuité. Cette perspective sera notamment croisée avec un regard attentif à la dimension spatio-temporelle de la vie quotidienne des personnes marginalisées (Zeneidi-Henry, 2002 ; Parazelli, 2002 ; Girola, 2014) et à l’usage (ou au non-usage) des services sociaux dans leur quotidien [1].

4Porter mon attention sur les sans-abri vieillissants s’est avéré d’autant plus important qu’une analyse statistique de la fréquentation de l’Accueil de jour [2] de la ville dans laquelle s’est déroulée l’étude révèle le vieillissement progressif de la population qui a recours à ce service. En effet, j’ai obtenu une base de données recensant toutes les personnes qui y ont été reçues de 2005 à 2017, soit 6 680 individus [3]. L’analyse de cette base montre que la moyenne d’âge des usagers du service tend à augmenter d’année en année, même si ce n’est que légèrement (elle passe de 32,8 ans en 2005 à 35,7 ans en 2017). Si on constate aussi que les personnes âgées de plus de 50 ans représentent une minorité des usagers de l’Accueil de jour (soit 8,5 %), ces dernières sont néanmoins en légère augmentation (elles représentent 8 % des usagers en 2005 contre 11,5 % en 2017), tandis qu’elles ont tendance à utiliser plus fortement le service d’Accueil avec l’avancée en âge [4]. Si bien que la problématique du vieillissement des personnes en situation de rue gagne en acuité et nécessite que soient interrogées les spécificités de cette frange de la population sans-abri.

5Comment les sans-abri vieillissants s’inscrivent-ils dans le monde de la rue ? Comment se situent-ils par rapport aux services sociaux ? Et comment survivent-ils, matériellement et subjectivement, malgré leur avancée en âge ? D’une part, cet article entend démontrer que la routinisation de la vie quotidienne est un ressort central de la survie des sans-domicile, un processus d’autant plus central pour les sans-abri vieillissants dont l’usure du corps et de la santé limite les possibilités d’action. D’autre part, mon propos cherche à affirmer que les formes de routine évoluent dans le temps et façonnent la carrière de survie en étant à la fois des vecteurs de sécurité et « d’enfermement » dans le monde de la rue.

Une immersion ethnographique dans le monde de la rue

6Importée de la tradition anthropologique, l’approche ethnographique consiste à se rendre « sur le terrain » régulièrement pendant une durée relativement longue (de quelques mois à plusieurs années), en partageant l’existence des personnes qu’on étudie au plus proche de leur vie quotidienne. Elle se concrétise notamment à travers la création de relations personnalisées avec les individus étudiés, mais aussi par la mise en place de techniques d’observation participante, la tenue d’un journal de bord, la passation d’entretiens (formels et informels) et l’implication dans les discussions et activités informelles propres au milieu étudié (Beaud, Weber, 2010). De la sorte, quelle que soit la diversité des approches, l’un des intérêts majeurs de « l’engagement ethnographique » (Céfaï, 2010) est de pouvoir confronter les actes aux paroles, le « faire » au « dire », et ainsi de ne pas s’en tenir aux propos recueillis de première main, mais bien de les confronter aux comportements observés et vécus, notamment à partir des relations créées avec les « informateurs » (Becker, Geer, 1957 ; Bruneteaux, Lanzarini, 1998 ; Bruneteaux, 2018).

7Plus concrètement, j’ai passé plus de 300 heures avec les gens de la rue, entre septembre 2017 et avril 2018, en allant partager leur quotidien pendant plusieurs heures, et ce, plusieurs jours par semaine. L’un des premiers enjeux importants était d’être accepté en tant qu’observateur étranger au milieu, avant de pouvoir m’intégrer progressivement dans le monde social de la rue et d’accéder aux moments de sociabilité, de ressourcement ou d’intimité des personnes étudiées. Au fur et à mesure de l’immersion, j’ai pu participer aux moments de sociabilité des gens de la rue, observer leurs expédients (manche, récupération d’invendus, débrouille, trafics et vols, etc.), leurs activités diurnes et nocturnes, ainsi que les lieux qu’ils fréquentent : lieux publics (ou accessibles au public), tels que les rues, des places publiques, des parcs urbains, la gare ou les galeries marchandes du centre commercial ; lieux d’aide, tels que l’Accueil de jour, les centres d’hébergement et les centres alimentaires ; et lieux nocturnes de sommeil, tels que les logements, les squats, les parkings souterrains et les abris de fortune. Ainsi, pratiquée en immersion (Leroux, Neveu, 2017), l’ethnographie s’appuie autant sur les relations créées avec les personnes rencontrées et sur la participation à leurs activités que sur l’observation de leurs comportements et le recueil de leur parole.

8Pour s’intégrer dans ce monde social (comme dans d’autres mondes sociaux), la question de l’identification du chercheur est primordiale (Bizeul, 1998, 2007). Pour ma part, je me suis d’abord présenté comme écrivain (puis comme sociologue) en interpellant les personnes qui faisaient la manche dans les espaces publics du centre-ville, les groupes marginalisés qui s’appropriaient des bancs publics sur des places de la ville ou encore les personnes visiblement très précarisées (avec des sacs plastiques, des valises bondées, des caddies, des vêtements très usagés...). Afin de développer une familiarité avec ces futurs informateurs, j’ai été particulièrement attentif aux « codes de la rue », aux manières d’agir, de penser et de parler qui relèvent de la culture populaire (à laquelle appartiennent très majoritairement les personnes sans abri), tout en adaptant ma tenue vestimentaire, à la fois pour réduire la distance manifeste entre enquêteur et informateur (Mauger, 1991) et pour résister aux intempéries et à l’insalubrité de certains endroits fréquentés (trottoirs, murets, parkings souterrains ou encore squats). Je prenais des notes le plus discrètement possible (hors interaction et sur mon téléphone portable) afin de ne pas rappeler systématiquement ma posture d’observateur et de me fondre dans les groupes et activités de la rue. C’est ainsi que j’ai pu développer des liens personnalisés et affinitaires avec bon nombre de personnes attenantes au monde de la rue. Dans cet article, je me focalise donc sur les personnes âgées de plus de 50 ans que j’ai rencontrées et suivies lors de cette immersion [5].

Le monde de la rue, la routinisation du quotidien et la carrière de survie

9Comme en atteste la littérature scientifique produite depuis une trentaine d’années sur le sans-abrisme (Choppin, Gardella, 2013), il faut d’abord souligner que la majorité des individus qui s’inscrivent dans le monde de la rue ne sont pas désorganisés, désocialisés, irrationnels ou « en errance ». En effet, ce dernier terme semble bien mal à propos quand on observe à quel point la majorité des sans-domicile réorganisent leur quotidien autour d’espaces et de temps qui deviennent des repères indispensables au maintien de soi, à l’instar de tout un chacun. Le terme « d’errance » charrie des significations qui peuvent travestir la réalité : il renvoie à l’idée d’une mobilité sans but, de déplacements improvisés voire d’égarements psychologiques et irrationnels que je n’ai que très peu observés sur mon terrain [6]. Bien au contraire, j’ai pu constater l’organisation spatio-temporelle de leur quotidien et la « rationalité de survie » qu’ils développent : cela s’exprime notamment par l’appropriation régulière d’espaces publics (comme la gare, des places ou des bancs publics), par l’inscription dans un « circuit d’assistance » déterminé par les lieux et moments de l’assistance (Pichon, 2010) [7] ou encore par la régularité et l’organisation spatio-temporelle (collective) d’activités comme la manche, les trafics, la sociabilité ou l’attente (Lanzarini, 2000).

10Il semble par ailleurs que la routinisation de la survie soit d’autant plus marquée que les personnes sont vieillissantes et ancrées dans la ville – donc peu mobiles – depuis plusieurs années. Si l’on se réfère aux réflexions de Breviglieri (2006), quand bien même son propos s’applique aux routines professionnelles inhérentes au travail industriel, la routine ne peut uniquement être perçue à travers ses acceptions négatives, c’est-à-dire « somnambulique, machinale et inexpressive », résumées ici : « Dans sa figure de l’attraction du home et du défaut d’expérience, [la routine] renvoie à la rigidité relative à l’inscription dans un poste ou un statut ; dans sa figure d’appauvrissement de son ouvrage, elle renvoie à la déqualification du métier ; dans sa figure ultime du déclin de la parole (critique), elle renvoie à l’impossibilité d’un modèle de participation collective dans l’organisation du travail. » En effet, Breviglieri nous invite en complément à prendre en compte « l’horizon positif du geste routinier » dans le cadre d’une anthropologie capacitaire où la routine « potentialise une résistance », atteste de « compétences d’ajustement » et occasionne une « sécurité ontologique » : « [Le geste routinier] suggère plutôt une continuelle évolution, s’ancre dans une dynamique individuelle d’ajustement et, par là même, peut conduire à l’interprétation d’une intentionnalité qui l’oriente. De fait, la routine se place sous le jour d’un tout autre réalisme : elle atteste de l’acquisition individuelle de compétences situées, mais elle s’oriente aussi positivement du côté de l’ingéniosité et de la disposition continuelle au changement. »

11Dans les situations qui nous préoccupent ici, et en accord avec les travaux de Girola (2014), ces remarques invitent à considérer la routinisation de manière dialectique, c’est-à-dire à la fois mortifère et salvatrice, vectrice d’un repli machinal quotidien en même temps qu’indice d’une capacité d’ajustement et de résistance aux conditions de survie. De fait, elle occasionne une sécurité ontologique, même minimale, qui n’est pas négligeable dans la compréhension qu’on peut proposer des situations individuelles présentées ci-dessous. La routinisation est alors considérée comme un processus à travers lequel les individus (re)construisent de la stabilité dans un quotidien (très) précaire, notamment en développant des formes de territorialisation et de ritualisation assurant la continuité de la survie et le maintien de soi (Pichon, 2010).

12Ici, je préfère parler de « routinisation » plutôt que de « routine », dans la mesure où l’enjeu est de percevoir, de manière dynamique, l’interdétermination entre la carrière de survie et la mise en forme de routines qui sont à la fois dictées par la nécessité de survivre et les leviers d’actions autonomes adaptées aux circonstances et issues d’apprentissages antérieurs. Autrement dit, on observe ainsi comment l’évolution dans la carrière de survie influence la mise en place de routines diversifiées, et comment la routinisation favorise l’ancrage dans le monde de la rue en assurant l’adaptation aux conditions de vie extrêmes. Je fais donc l’hypothèse d’une interaction entre la routinisation et la progression dans la carrière de survie, interaction qui permet d’affirmer que la routinisation du quotidien est en même temps une logique rationnelle de survie et un obstacle objectif à la projection de soi vers un autre avenir, potentiellement orienté vers la réinsertion. S’intéresser aux sans-abri vieillissants permet justement d’observer à la fois comment la routine structure la carrière de survie et comment l’usure du corps et de la santé impose l’ancrage des sans-abri âgés dans un quotidien très routinisé.

13Dans les parties suivantes, je vais présenter trois cas de figure qui relèvent chacun d’une forme de routine différente, d’une inscription spécifique dans le réseau d’interconnaissance du monde de la rue, de liens différents avec la famille, et de rapports divers aux services sociaux et à la projection de soi. Pour ce faire, je m’appuie sur une dizaine de personnes rencontrées dans le cadre de l’immersion ethnographique (tableau 1) [8].

Tableau 1

Profils des informateurs

InformateursÂgeGenreAncienneté dans le monde de la rueType de routine
Rober t75 ansMasculin15 ansTrès stable, hors institution d’aide
Noël72 ansMasculin12 ansTrès stable, hors institution d’aide
Rico55 ansMasculin3 ansTrès stable, hors institution d’aide
Guillaume51 ansMasculin4 ansStable, forte utilisation des services sociaux
Roussel54 ansMasculin10 ansStable, forte utilisation des services sociaux
Melinea56 ansFémininDepuis 3 ans dans la villeStable, forte utilisation des services sociaux
Cipriou60 ansMasculinDepuis 2 ans dans la villeStable, forte utilisation des services sociaux
Pépère50 ansMasculinDepuis 2 ans dans la villeInstable, usage ponctuel des services sociaux
Dédé52 ansMasculin1 anInstable, usage ponctuel des services sociaux
L'Indien56 ansMasculin6 moisInstable, usage ponctuel des services sociaux
Profils des informateurs

Profils des informateurs

Robert, Noël et Rico : une routine très stable, sans recours aux institutions d’aide

14Une première catégorie de comportements quotidiens atteste d’une très forte structuration spatio-temporelle du quotidien, couplée à un retrait quasi total de l’aide institutionnelle et à une position très isolée dans le réseau d’interconnaissance du monde de la rue. Ce sont Robert, Noël et Rico qui affichent le plus nettement ce type de comportements. Comparés aux autres sans-abri présentés ici, ils sont plus isolés vis-à-vis de leur famille, plus âgés et plus anciens dans le monde de la rue.

15Robert est un homme âgé de 75 ans qui vit sans domicile depuis plus de 15 ans et n’a quasiment jamais quitté la ville où je l’ai rencontré. Son unique fille est partie il y a longtemps avec un homme dans l’Ouest de la France, non sans conflit, si bien que Robert n’a plus aucun lien avec sa famille. Par le passé, il a occupé plusieurs emplois de manutentionnaire et aurait droit à une retraite, si seulement il n’avait pas perdu l’ensemble de ses papiers administratifs… Il semble avoir renoncé à ce droit depuis plusieurs années. Peu bavard lors de nos premières rencontres (« Tu sais, moi j’ai pas grand-chose à raconter… »), il s’est progressivement ouvert à moi, au gré de nos rencontres impromptues. Un soir de novembre 2017, alors que je lui apporte à manger à l’endroit où je sais qu’il dort rituellement, Robert m’indique qu’il se contente des maigres allocations qu’il touche, bien qu’il n’utilise que peu cet argent : « C’est pas beaucoup hein ! Et qu’est-ce que tu voudrais que j’en fasse ?! Je m’en sors bien comme ça, les gens me donnent à manger regarde ! »

16Depuis plusieurs années, il s’installe le soir, à 20 heures précises, sous une arche jouxtant la place la plus imposante de la ville. Alors que je l’y accompagne un soir du mois de décembre, Robert me confie : « Je n’y reste jamais la journée… ça pourrait déranger, parce qu’il y a du passage ici hein ! Des touristes et tout… déjà que la mairie voudrait que je parte, alors bon… » Ici, il est abrité de la pluie, mais le vent et le froid s’infiltrent facilement dans le recoin où il s’installe rituellement, refusant toujours, au grand dam des élus locaux, de se rendre dans un centre d’hébergement, arguant notamment de son emplacement éloigné et des difficultés qu’il éprouve à se déplacer (« La Cantine [9] c’est trop loin, et le foyer aussi, je ne marche pas jusque là-bas ! »). Il s’allonge alors en déballant minutieusement le chariot de course dans lequel sont contenues toutes ses affaires : dépliant méthodiquement une couverture qu’il place en dessous de lui (tel un matelas) et une autre dans laquelle il s’enfonce avant de poser sa tête sur son sac à dos en guise d’oreiller. À ce moment, je ne sais si ma présence lui tient compagnie ou s’il préfère que je le laisse seul pour dormir… Coupant la poire en deux, je décide de discuter avec lui encore quelques minutes avant qu’il ne me congédie (« Bon… maintenant je vais dormir. »). Ses gestes et ses postures corporelles sont toujours les mêmes, Robert est usé, voûté, il marche lentement et limite ses déplacements, d’autant qu’il tire un chariot imposant contenant ses affaires. Bien connu des passants, habitants et commerçants du quartier (en plein centre-ville), il est fréquemment ravitaillé, sur le lieu même où il dort, et s’assure toujours de « manger un petit quelque chose avant de dormir ». Je sais que si je passe par là à 21 heures, il sera trop tard pour prendre de ses nouvelles : Robert dormira déjà.

17Au matin, avant que la ville ne s’active (entre 6 heures et 7 heures), il défait son lit de fortune et se rend « aux Dominicains », c’est-à-dire à l’église dominicaine qui jouxte la place à l’entrée de laquelle il passe ses nuits. Alors que nous étions devenus plus proches et que je l’accompagnais à l’église, j’ai pu constater que les paroissiens le tiennent en odeur de sainteté. Il y laisse généralement son chariot pour la journée, mais il peut également s’y nourrir et s’y doucher. Dans la journée, Robert circule entre plusieurs endroits rapprochés où il peut rester au chaud, bien qu’il n’y aille pas exclusivement pour se réchauffer. L’accompagnant dans ses pérégrinations régulières, nous nous sommes successivement arrêtés dans les galeries marchandes du centre commercial du centre-ville [10], dans le hall de la gare, mais aussi à la médiathèque et à la faculté des lettres, où il consulte, écrit et imprime des documents astrologiques relatifs à « l’ère du Verseau ». L’un des nombreux jours où je le croise à l’Université (il s’est trouvé une place sur un fauteuil dans le couloir qui mène à mon bureau), généralement entre 12 heures et 14 heures, je fais la rencontre d’Alizée, une étudiante qui lui tient compagnie et déjeune parfois avec lui, dans les couloirs de la fac. Il me précise alors, après qu’elle est partie : « Elle voudrait bien m’aider, elle m’a déjà invité chez elle pour dormir, mais je ne veux pas déranger, et puis, j’ai mes habitudes… » La force de sa routine est telle que dans chacun de ces endroits, il s’est approprié une place très précise et toujours la même : tel banc au sein de la gare, tel fauteuil au centre commercial, telle place assise dans le couloir de la fac où il se rend, etc.

18Lors d’un après-midi de février 2018, alors que je circule dans la gare, je trouve Robert assis sur un banc, seul comme à son habitude, bien qu’un groupe d’autres sans-domicile que je connais soit installé sur le banc d’à côté. Il échange quelques paroles avec eux mais reste à distance, me précisant à l’oreille : « Oui quand même, on se connaît, mais ils picolent tout le temps eux… » Il est vrai que je ne l’ai jamais vu boire d’alcool. Depuis le temps qu’il est ici, les autres sans-domicile le connaissent, mais Robert n’apprécie pas leur compagnie : « Moi tu sais, j’aime mieux être seul. Eux, c’est pas des gens fréquentables… ça boit, ça vole, ça se bagarre ! » Je le retrouve souvent à la gare et j’ai arrêté de lui demander ce qu’il y faisait : « Eh ben, j’attends ! Tu veux que je fasse quoi…? À 19 heures, je vais aux Dominicains, comme d’habitude, et après, au dodo ! » Bien qu’il se déplace encore sans trop de difficulté, l’usure de son corps l’amène à limiter ses déplacements dans un nombre restreint de lieux où il a établi son territoire.

19Dans le hall de la gare, on rencontre quasiment tous les types de sans-domicile. C’est là que j’ai aussi fréquenté Noël. J’ai longtemps hésité à l’aborder alors qu’il m’avait énergiquement rejeté lors du premier contact que j’avais eu avec lui, en octobre 2017 : « Ça m’intéresse pas votre truc [l’étude sociologique], j’ai rien à vous raconter ! » Je me disais qu’à force de me voir, il pourrait devenir plus coopératif. Je retentai l’expérience deux mois plus tard, un mercredi en fin d’après-midi, alors qu’une maraude associative distribuait vêtements et nourriture dans un couloir de la gare. J’en profitai pour le prévenir et engager la discussion : « Vous savez qu’ils donnent des fringues et de la bouffe là-bas ? Ils sont sympas les jeunes là… » Il m’accompagna pour que je lui montre l’endroit. Depuis ce jour, il m’adresse la parole, sans être loquace pour autant. Au gré de nos courtes rencontres (il m’indiquait systématiquement qu’il voulait rester seul après quelques minutes de discussion), généralement dans la gare, j’en appris un peu plus sur lui.

20Noël est un homme de 72 ans. Plus bourru et encore plus solitaire que Robert, il passe la majorité de son temps dans le hall de la gare, toujours aux deux mêmes places assises, une main systématiquement accrochée à son chariot rempli – qu’il garde depuis plus de 10 ans – dans lequel il stocke ses affaires, des souvenirs et ses papiers administratifs. Car Noël touche « une petite retraite » mais elle n’est pas suffisante, selon lui, pour reprendre un logement, et il n’en voit pas l’intérêt. Noël est peu bavard et, plus que Robert, son allure physique est assez dégradée (il a le corps voûté, ses cheveux et sa barbe sont rarement coupés, tandis que ses vêtements sont abîmés). Comme Robert, il évite soigneusement les services sociaux. C’est ce qui s’est confirmé un soir, alors que je passais le voir à l’endroit où il dort. Couché sur des cartons, emmitouflé dans son sac de couchage, il m’expliqua la raison de son rejet des foyers d’hébergement, critiquant la promiscuité, l’hygiène, l’alcool, les bagarres et les vols auxquels il s’exposerait : « Entre les alcoolos, les drogués, ceux qui se battent et les voleurs, je te jure que je préfère rester dans mon coin ! Et puis ça va hein, j’ai mes petites habitudes, ça va bien comme ça. »

21Je n’obtiendrai finalement que peu d’informations sur sa vie, mais j’ai pu observer avec quelle ritualité il occupe ses journées, entre le parvis d’une banque où il dort systématiquement et l’enceinte de la gare, deux endroits où il a négocié un « droit de cité » avec les responsables (commerçants et polices ferroviaires) : « Ici, je reste dans mon coin, je fais chier personne et on me fait pas chier ! » Il faut dire que Noël a de l’embonpoint et se plaint de douleurs articulaires, si bien qu’il ne se déplace guère et ancre son quotidien dans un rayon de quelques centaines de mètres autour de la gare. Il semble que rien ne puisse perturber la routine qu’il s’est confectionnée, ou bien c’est lui qui ne tient surtout pas à perturber cette routine : « Je m’en sors bien comme ça, on a la peau dure vous savez. Au moins là, je sais comment ça se passe ! »

22Enfin, Rico diffère des deux premiers parce qu’il est plus jeune (il a 55 ans et n’a pas droit à la retraite) et consomme régulièrement de l’alcool, bien que je ne l’aie jamais vu fortement ivre ou extravagant. D’après ses dires, cela fait plusieurs années qu’il est à la rue après avoir rompu toute attache avec sa famille : il exprime désormais une forte lassitude due à la fatigue de vivre dehors. Ses déplacements sont d’ailleurs extrêmement limités. J’ai fait sa connaissance dès le début de mon étude, alors qu’il buvait une bière sur la place de la gare. Lui offrant des cigarettes, trinquant avec lui et participant volontiers à ses palabres, il m’a vite adopté et me demandait toujours : « Tu repasses quand me voir ? » Pendant plusieurs mois, nous avons partagé des après-midi dans la gare et des soirées dans un parking souterrain que Rico souhaitait d’abord garder secret. Rico présente des caractéristiques semblables à Robert et Noël en cela qu’il est solitaire, que son quotidien est particulièrement ritualisé autour de lieux et de moments réguliers (la manche, la gare, le parking souterrain), et qu’il se tient complètement à l’écart de l’assistance institutionnelle, non sans être critique lui aussi, alors que nous faisons la manche ensemble à l’un de ses « postes » de prédilection : « Non, je ne vais pas manger à La Cantine, et encore moins dans les foyers… vu les gars qu’on retrouve là-dedans, c’est pas possible ! Et puis, j’arrive à me débrouiller autrement. »

23Il ressort deux éléments importants des cas qui viennent d’être brièvement décrits. D’une part, il s’agit de personnes qui se mettent volontairement en retrait des autres individus du monde de la rue ; d’autre part, il semble que la routinisation dont attestent Robert, Noël et Rico soit aussi sécurisante que précise : l’usure de leur corps semble limiter fortement leurs déplacements et leurs activités. Leur mise en retrait occasionne un isolement relationnel qui est caractéristique de cette forme de routine hors institution. C’est même en partie par cette volonté de rester à l’écart du monde de la rue qu’ils justifient leur non-usage des services sociaux, bien que leurs difficultés corporelles jouent également. Ainsi, sans être « désocialisés » pour autant [11], force est de constater que ces individus ont tendance à s’isoler relationnellement et en viennent à n’entretenir que quelques contacts quotidiens éphémères, notamment entre eux, mais aussi avec des bénévoles ou habitants qui finissent par les connaître justement grâce à la routine qu’ils ont développée. Si bien qu’ils ne voient les travailleurs sociaux qu’à travers les maraudes du Samu social, maraudes qui vont vers eux, rituellement, chaque soir ou presque, dans le cadre d’une veille sociale, afin de vérifier que tout va bien et de proposer (sans trop y croire) un hébergement.

24Il apparaît alors paradoxalement que la routine hors institution est particulièrement sécurisante pour ces personnes vieillissantes. En effet, c’est à travers elle qu’ils peuvent exister positivement par leur indépendance, mais surtout affronter jour après jour les difficultés de la survie en s’inscrivant dans une trame quotidienne limitant au minimum les déplacements et les incertitudes (matérielles et identitaires). De ce point de vue, c’est l’emplacement des services sociaux qui explique en partie leur non-usage de la part de ces sans-abri âgés, dès lors que les services se situent en dehors du périmètre d’action quotidien dans lequel s’inscrivent Noël, Robert ou encore Rico.

Guillaume, Roussel, Cipriou et Melinea : une routine stable fortement arrimée aux services sociaux

25Certains sans-abri âgés structurent également leur quotidien de façon très routinisée, mais contrairement aux premiers, ils s’appuient fortement sur les services d’aide mis à leur disposition – ce qui caractérise leur routine – et ils entretiennent un peu plus de liens avec d’autres personnes attenantes au monde de la rue. Guillaume, Roussel, Cipriou et Melinea sont de ceux qui affichent ces caractéristiques. S’ils sont aussi en situation de rue depuis des années, ils sont tendanciellement moins âgés et plus mobiles que Robert ou Noël.

26J’ai d’abord rencontré Guillaume sur une place, devant la gare, avant de le revoir régulièrement dans les services d’aide. Nous échangions alors plus ou moins longuement suivant son degré d’alcoolémie. Je l’ai accompagné plusieurs fois pour rejoindre le foyer d’hébergement d’urgence qu’il fréquente quasiment tous les soirs, j’ai mangé avec lui à La Cantine et il m’est même arrivé d’aller lui chercher des affaires qu’il avait oubliées dans une rue, à La Cantine ou à l’Accueil de jour. Je prenais alors ses sacs plastique remplis de vêtements, nourriture et babioles, afin de les rapporter dans « sa » chambre, au foyer de mise à l’abri [12].

27Guillaume a 51 ans. Sa carrière de survie a débuté il y a 3 ans au moment où je le rencontre, après qu’il a travaillé comme fonctionnaire pendant 29 ans, notamment sur l’île de La Réunion, comme il le rappelle parfois, en guise de justification : « J’ai travaillé pendant 29 ans moi ! Alors j’ai bien le droit d’être tranquille maintenant ! » Guillaume se rend tous les jours à la gare, pour s’y asseoir et attendre, après avoir porté ses affaires lorsqu’il n’a pu les laisser dans l’un des services sociaux qu’il fréquente. Ou bien il s’installe sur un banc au dehors, pour consommer de l’alcool et regarder le flux de passants, comme cet après-midi ensoleillé de janvier où je m’assieds longuement avec lui. Ce qui rythme l’attente de Guillaume, comme celle d’autres membres du monde de la rue, ce sont les horaires d’ouverture et de fermeture des lieux de l’assistance (Lanzarini, 2000, p. 33-34). Car, contrairement à Robert, Noël et Rico, il utilise très régulièrement plusieurs services disponibles au centre-ville (« Tu sais, c’est fatigant la rue, et puis je suis plus tout jeune… je dors mieux au foyer. »). Dans l’ordre chronologique d’une journée, la routine de Guillaume s’établit comme suit : il sort de l’hébergement de « mise à l’abri » à 7 heures du matin (heure de fermeture), avant de se rendre au petit-déjeuner de l’Armée du Salut, ouvert en semaine de 8 h 30 à 10 heures, puis il attend l’ouverture de l’Accueil de jour, de 13 h 30 à 16 h 30, et se rend à La Cantine après 18 heures, pour la quitter vers 20 heures et rejoindre l’hébergement de mise à l’abri qu’il aura de nouveau sollicité par téléphone (au 115), non sans attendre (encore) l’ouverture de ce foyer à 20 h 30.

28Poète extravagant et jovial, Guillaume est connu dans le monde de la rue, généralement apprécié par les autres sans-domicile (mais aussi par les travailleurs sociaux), bien qu’il reste en retrait du réseau d’interconnaissance et de sociabilité du monde de la rue. Bénéficiant au maximum des services d’aide, il n’est pas obligé de faire la manche quotidiennement, mais il lui arrive d’attendre, posté non loin de la gare, en demandant de l’argent aux passants. Toujours est-il qu’il atteste lui aussi d’une routine structurant précisément son quotidien dans l’espace et dans le temps, une routine marquée par la temporalité des services sociaux et l’attente, dans la mesure où il est capable de se déplacer, tant bien que mal.

29En m’attardant souvent avec Guillaume, j’ai fait la connaissance de Roussel, avec qui il forme un binôme assez soudé. Ensemble, ils partagent beaucoup de leur temps mais aussi leur nourriture et leurs boissons : Guillaume parle et Roussel écoute (du moins, il parle peu). Lorsqu’ils se rendent dans les structures sociales, c’est bien souvent ensemble. Bien que je n’aie pas eu de longues discussions avec Roussel, je suis en mesure de cerner sa routine quotidienne.

30Roussel a 54 ans et un long passé de rue derrière lui : cela fait 10 ans qu’il se rend à l’Accueil de jour de la ville. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que Roussel a d’abord eu, pendant plusieurs années, un usage très ponctuel des services d’aide [13]. Il ne se rend pas plus de 10 fois par an à l’Accueil de jour entre 2008 et 2014, avant de s’inscrire dans une routine plus arrimée aux services sociaux en s’y rendant plus de 70 fois par an lors des dernières années (particulièrement l’hiver). L’usure de son corps, notamment due à son alcoolisme, semble avoir eu raison de sa volonté première de se débrouiller seul.

31Contrairement à Guillaume, Roussel, peu loquace, bougonne régulièrement. Ses yeux vitreux laissent deviner sa forte consommation d’alcool. Mais il n’est jamais violent ou excessif, plutôt désabusé ; il rechigne à discuter avec qui que ce soit, si ce n’est quelques « anciens » de la rue comme Cipriou. Un soir où je mange avec lui à La Cantine, il est catégorique à ce sujet : « Moi, je parle pas… je connais un peu les anciens de la rue, c’est tout. » Je ne sais donc que peu de choses sur Roussel, si ce n’est qu’il s’est habitué à la rue et à la survie, aujourd’hui inscrit dans une routine très articulée aux services sociaux. Guillaume et Roussel touchent d’ailleurs le revenu de solidarité active (RSA) sans lequel il leur serait difficile de subsister en faisant aussi peu la manche.

32Quant à Cipriou, c’est un Roumain de 60 ans avec qui j’ai pu développer une affinité rapide en utilisant quelques mots en roumain. À chaque fois que l’on se croisait, à l’Accueil de jour, à La Cantine, à la manche, sur une place ou à la gare, on rejouait la scène inaugurale en s’amusant : « Ce faci ? Bine ? – Bine ! Si tu ? »[14]. Si bien que Cipriou me sollicitait pour aller acheter à boire, pour fumer une cigarette ou simplement pour que je lui raconte « des histoires sur la France », et nous échangions non sans difficultés (son français est loin d’être parfait) mais toujours joyeusement.

33Cipriou est arrivé dans la ville il y a 2 ans, mais lorsqu’il me raconte un peu son parcours, je comprends que sa carrière de survie a débuté bien avant. Entre deux cigarettes sur le parvis de la gare, il décrit notamment ses périples en Allemagne, en Belgique et dans d’autres villes françaises, représentatif en cela d’une immigration précaire et mouvante typique des personnes d’Europe de l’Est prises dans une carrière de survie (Coulomb, 2015). Cela dit, affichant souvent un grand sourire, Cipriou relativise la difficulté de cette vie : « Tu sais, moi, je vis la liberté, le voyage, la fête… il faut bien s’amuser non ? [rire] J’ai été partout moi ! Et quand je veux je repars ailleurs. » Il survit notamment grâce à la manche et à la vente de journaux qu’il pratique régulièrement, sans compter le soutien indispensable des services d’aide sur lesquels il s’appuie très volontiers : je l’ai systématiquement croisé dans les services où je me rendais. Cipriou passe la majorité de son temps avec Cristian, un autre Roumain d’une quarantaine d’années avec qui il consomme beaucoup d’alcool : leur visage et leur corps sont marqués par le poids des années, des voyages et de l’alcool. À l’image de Roussel et Guillaume, tous deux arpentent lentement les rues et le « circuit d’assistance » (Pichon, 2010) en occupant les moments creux avec l’alcool, les cigarettes et la manche. Systématiquement, ils se rendent à l’Accueil de jour, à La Cantine et à l’hébergement de mise à l’abri, autant de lieux où ils restent le plus souvent ensemble, sans échanger avec les autres. Un soir où nous buvons en attendant l’ouverture de l’hébergement de mise à l’abri, Cipriou et Cristian me confient de concert : « C’est bien, c’est très bien, l’Accueil, la Cantine, la chambre du soir, c’est très bien, [ce sont des] habitudes pour nous, [c’est] pratique, [c’est] gentil, tous les jours oui[15] ! »

34L’exemple de Cipriou fait écho à celui de Melinea (Roumaine de 56 ans) qui présente des caractéristiques semblables et avec qui j’ai été en contact régulier, plutôt dans les lieux d’aide et les foyers d’hébergement. Comme Guillaume, Roussel et Cipriou, elle invoque la nécessité actuelle de se reposer correctement, notamment en comparant sa résistance corporelle passée à l’usure et la fatigue dont elle souffre aujourd’hui : l’avancée en âge semble provoquer leur dépendance envers l’assistance.

35Les formes de routine qui viennent d’être présentées sont donc également très stables, notoirement du fait de l’utilisation quotidienne des services d’accueil, d’accompagnement et d’hébergement. Cependant, il faut remarquer que, contrairement aux personnes affichant une routine très stabilisée hors institution, Guillaume, Roussel, Cipriou ou encore Melinea sont moins solitaires et plus mobiles : sans déployer de multiples liens, ils sont néanmoins en relation avec d’autres sans-abri, notamment du fait de leur fréquentation intensive des structures sociales et de leur consommation d’alcool, puissant vecteur de sociabilité et de lien dans le monde de la rue (Gaboriau, 1993).

36Ce qu’il faut retenir des exemples particuliers qui viennent d’être présentés, c’est un double paradoxe inhérent à la dialectique de la routinisation. D’une part, la routinisation relève à la fois de l’ajustement au quotidien – tant sur le plan matériel que psychologique et social – et de « l’enfermement » dans le quotidien et le local, notamment dû à l’usure du corps, provoquant une stabilité dans l’urgence. D’autre part – c’est là qu’apparaît le deuxième paradoxe –, alors que l’urgence sociale est un champ d’action précisément mis en place pour répondre aux « urgences », entendues comme des besoins immédiats nécessitant des solutions de court terme (Lipsky, Smith, 2011), elle instaure ici un « temporaire qui se répète » qui tend à s’imposer à ses usagers et à les placer sous dépendance continue (Gardella, 2016).

Dédé, l’Indien et Pépère : une routine instable et l’utilisation ponctuelle des services sociaux

37Enfin, d’autres sans-abri vieillissants sont également ancrés dans le centre-ville, bien qu’ils n’attestent pas d’une routine si stabilisée que les cas précédemment décrits. Pépère, Dédé et l’Indien ont commencé plus récemment leur carrière de survie. Ils affichent plutôt une routine aux repères flous, eux qui sont plus nettement inscrits dans le réseau d’interconnaissance du monde de la rue et utilisent ponctuellement les services d’aide. Comparés à d’autres, ils sont relativement moins âgés, ce qui ne signifie pas qu’ils soient en meilleure santé. Ils entretiennent toujours des liens (même distendus) avec leur famille, se projettent plus volontiers dans l’avenir et ne rejettent pas l’idée d’une possible évolution vers le logement autonome, voire vers le travail.

38Lors de notre première rencontre, en septembre 2017, Dédé est sans logement depuis un an. Je suis présenté à lui par un jeune homme de 27 ans avec qui je fais la manche, me disant qu’il est accompagné par un groupe de « vieux ». On remonte alors jusqu’à la place de la gare où se situent des bancs et des arrêts de bus. Étant introduit, je salue Dédé, ainsi que l’Indien et Noah qui sont avec lui : ce groupe deviendra l’un de mes principaux rattachements au monde de la rue. Ils m’ont présenté à d’autres sans-domicile, m’ont surnommé « l’écrivain » et m’ont protégé à plusieurs reprises, devant la police ou d’autres sans-domicile quand les esprits s’échauffaient. Cette proximité avec le groupe m’a été d’une précieuse aide, mais j’ai connu Dédé plus intimement encore, alors qu’il passait deux mois en prison entre janvier et mars 2018. J’allais le voir au « parloir avocat » pour effectuer des entretiens biographiques, mais aussi pour lui rendre service en effectuant des démarches administratives ou en lui laissant des affaires et du tabac.

39Dédé a 52 ans et vient de se séparer de sa deuxième femme, après s’être fait licencier de son travail ouvrier à cause de son alcoolisme quotidien [16]. Évincé de la maison familiale, il a d’abord épuisé ses économies en dormant à l’hôtel, notamment au moment d’un séjour d’un mois (qu’il décrit comme une fuite) dans le Sud de la France. Sans ressource, il est alors revenu dans sa ville d’origine (celle de l’étude) avant de rencontrer Guillaume, Roussel, puis surtout l’Indien, avec qui il formera un binôme quasiment inséparable. Pour sa part, l’Indien a 56 ans, cela fait 6 mois qu’il s’est fait expulser d’un logement qu’il sous-louait, alors qu’il n’arrivait plus à payer les loyers, lui qui est sans travail depuis plusieurs années. Il m’a fallu rencontrer l’Indien pendant plusieurs mois avant d’obtenir des informations sur sa vie passée. Fortement alcoolique lui aussi, l’Indien précise qu’il n’avait jamais été à la rue, bien qu’il ait toujours « été limite », comme il me dit un jour de lucidité : « Bon, moi, je connais la galère et même des SDF depuis longtemps, j’ai toujours été limite, mais là, ça fait 6 mois que je suis sans rien ! Heureusement qu’il y a les copains ! Surtout Dédé ! »

40Dédé et l’Indien sont depuis peu dans le monde de la rue et n’ont pas (encore ?) stabilisé une routine bien définie. Leur quotidien ressemble plus à celui des jeunes sans-domicile, plus proches des « zonards » [17] (Chobeaux, 1996 ; Pimor, 2014) avec lesquels ils partagent leur temps. C’est-à-dire qu’ils oscillent entre squats éphémères, hébergements d’urgence, parkings souterrains et hébergements temporaires chez des « connaissances », parfois chez un membre de leur famille. Si bien que la gare, les services sociaux, les coins et moments de manche, ainsi que quelques bancs publics constituent leurs repères quotidiens. Ils attestent d’une utilisation irrégulière des services d’aide bien qu’ils les aient tous expérimentés : leur alcoolisme et leur sociabilité de rue semblent participer d’une organisation quotidienne incertaine, au gré des envies et des possibilités. Si Dédé et l’Indien ne sont pas en pleine santé, notamment du fait de leur alcoolisme de longue date, ils se déplacent néanmoins sans difficulté. Ils ont d’ailleurs plus de possibilités (d’activités, de relations, d’achats…) que Robert, Noël, Rico, Cipriou, Melinea, Guillaume ou encore Roussel, notamment parce qu’ils développent des relations avec les personnes à la rue, mais aussi parce qu’ils ont encore des relations, certes épisodiques, avec des membres de leur famille et/ou des amis en dehors du monde de la rue. La nécessité psychologique et sociale d’une routine fortement ancrée dans l’espace et dans le temps quotidiens apparaît alors moins impérieuse, d’autant qu’ils sont au début de leur carrière de survie et encore en quête de ressources et d’évolution de leur situation. L’Indien exprime cette quête ainsi : « Ce dont je suis le plus fier, ce sont mes enfants. Rien que pour eux je vais me remettre et retrouver un logement… ça prendra le temps que ça prendra, mais je compte pas rester ici. » Ce type de propos est inexistant dans la bouche des personnes qui ont été présentées précédemment.

41Cela dit, Dédé et l’Indien structurent néanmoins leurs journées et leurs semaines autour de moments et d’endroits rituels où je suis sûr de pouvoir les trouver : le hall de la gare dans l’après-midi, la manche à deux postes attitrés (le matin et le soir) ou encore la soupe populaire du dimanche midi, sur une place de la ville. Le reste du temps, ils cherchent des endroits où dormir [18] et utilisent les services d’aide « quand ils en ont envie », surtout pour les besoins alimentaires et hygiéniques : « Oui, tu sais l’Accueil de jour, ça craint un peu, on y va pour manger, de temps en temps, quand on a envie, mais bon… on préfère gérer par nous-mêmes, on fait des sous à la manche quand même ! […] Ah les foyers non merci ! Déjà on est bien tous les trois [19] et puis c’est trop chiant leur règlement et tout ! » De fait, ils préfèrent rester ensemble, boire pendant la soirée et la nuit, se coucher et se lever aux heures qu’ils décident… si bien qu’ils sont moins pris dans une routine structurée par les horaires d’ouverture des foyers d’hébergement. Dédé a d’ailleurs un rituel qui ne serait pas réalisable s’il dormait dans un foyer : il se réveille entre 3 heures et 4 heures du matin et arpente la ville, quasi déserte, pour y glaner tout ce qui pourrait lui servir : alimentation dans les poubelles, pièces de monnaie égarées, matériels divers, mais surtout mégots qu’il ramasse et qu’il effrite dans un paquet de tabac vide. Presque tous les jours, il arrive à « faire son tabac » de la sorte et le partage avec l’Indien et Noah, avant de revenir dormir là où ils sont installés. Il faut dire que « dormir dans le parking, c’est fatigant hein, alors tu es tout le temps crevé, tu redors la journée ensuite… et puis, on commence à être vieux ! ». On constate ici que les tactiques et formes de débrouille (De Certeau, 1990) organisent également la routine quotidienne.

42Enfin, le cas de Pépère est lui aussi instructif. La première fois que j’ai rencontré Pépère, je l’ai abordé alors qu’il faisait la manche devant le centre commercial. Ce jour-là, il est avenant (ce qui ne sera pas systématiquement le cas, en fonction de son degré d’alcoolémie et de son humeur) et n’attend même pas que je lui parle de mon projet de recherche pour m’engager sur une discussion politique, le journal quotidien à l’appui. Jusqu’aux derniers mois de mon immersion, Pépère sera toujours accueillant et aura à cœur de me faire découvrir la rue : « Ah, tu veux voir la zone ! Je vais te montrer moi, t’inquiète pas ! » Il m’appellera plusieurs fois sur mon téléphone, m’invitera notamment à passer le voir « au parking » (son emplacement secret dans un parking souterrain), dans sa chambre de foyer (lorsqu’il y va) ou bien à sa table à La Cantine [20].

43Pépère a 50 ans. Tatoué, toujours accompagné de son chien, il se présente lui-même comme un « routard » originaire de la ville et qui a beaucoup voyagé : « Non mais Thibaut, moi je suis pas un zonard, je suis un routard, c’est pas pareil ! Moi j’ai 35 ans de bourlingue derrière moi, j’ai voyagé partout, en France et en Europe. Les zonards, leur voyage à eux, c’est la gare, le supermarché et la place, tous les jours ils font que ça ! Et je te parle pas des clochards, c’est encore pire ! » Cette remarque suggère que la routinisation du quotidien n’est pas le propre des sans-abri vieillissants, bien qu’elle se renforce avec l’avancée en âge (« […] les clochards, c’est encore pire ! »).

44Pépère circule en effet entre squat, hébergement temporaire chez un ami et hébergement d’urgence, ou bien il va dormir dans les parkings souterrains de la ville : je me suis d’ailleurs inquiété pour lui lorsqu’il a été hébergé par un ami durant un mois, à 50 km de la ville, sans donner de nouvelles. Sa carrière de survie a récemment évolué vers une forme de clochardisation ancrée dans le centre-ville, notamment du fait de son vieillissement, nécessitant une nouvelle organisation de son quotidien : « Là, j’en peux plus de faire la route, j’ai envie de me poser un peu. Les trains, la marche, avec le sac à dos… je suis trop fatigué maintenant, alors je reste ici. »

45La situation de Pépère est comparable à celle de Dédé, l’Indien et Noah. Il présente des particularités semblables à ces derniers : il est inséré dans le réseau d’interconnaissance du monde de la rue, atteste d’une routinisation instable et ne sollicite les services sociaux que ponctuellement. S’il sait quoi faire au quotidien, où aller et quand y aller, il semble qu’il n’ait pas d’habitudes fixées en ce qui concerne la nuit, comme il me le dit un soir de mars, alors que nous mangeons ensemble à La Cantine : « Ce soir ?! J’irai peut-être au foyer, je sais pas, sinon, j’ai le squat ou bien les gars du parking, je verrai bien. Je vais déjà aller boire un coup en sortant d’ici, et puis on verra… à l’impro, comme toujours ! »

46Force est de constater que la routinisation de la survie est moins marquée en ce qui concerne ces derniers cas. Ni hors institution, ni dépendants envers les services d’aide, Dédé, l’Indien et Pépère instrumentalisent les aides dont ils peuvent profiter en évitant d’en être contraints. Ce rapport ambivalent à l’assistance est en soi une expression de leur routine instable. Cela dit, leur position dans le réseau d’interconnaissance du monde de la rue, les relations et activités qu’ils y déploient, favorisent également l’instabilité de leur quotidien mais aussi leur mobilité sociale potentielle. Si bien que la routine apparaît ici encore de manière dialectique, à la fois comme un support de résistance et comme un obstacle potentiel au changement. C’est aussi que, malgré leur fatigue exprimée et leur usure corporelle visible, ils ne limitent pas leurs déplacements à quelques rituels bien ordonnés.

47Il est intéressant de remarquer que Pépère, l’Indien et Dédé se projettent volontiers dans le futur : ils ne rejettent pas en bloc la possibilité d’un autre avenir, à l’inverse des sans-abri plus âgés ou plus abîmés décrits précédemment. Pépère obtiendra d’ailleurs un logement en faisant jouer le droit au logement opposable (Dalo), avec l’idée de travailler un peu, de passer le permis voiture et d’obtenir un logement avant de reprendre la route avec un camping-car [21]. Dédé stabilisera sa situation d’hébergement en étant accepté dans une résidence sociale. Tandis que l’Indien oscille encore entre débrouille et assistance… On peut légitimement faire l’hypothèse que sa carrière de survie évoluera en fonction de la routinisation de son quotidien, lui qui s’est déjà adapté à la rue à la fin de mon immersion : « On m’avait dit que je passerais pas l’hiver ! Mais j’ai tenu, et en me débrouillant tout seul en plus ! Je commence à avoir mes habitudes... »

Conclusion : l’interdétermination de la routinisation du quotidien et de la carrière de survie

48Le tableau 2 indique que les types de routine construits dans cet article s’articulent à une position dans le réseau d’interconnaissance du monde de la rue et aux possibles liens maintenus avec la famille. La routine déployée semble également dépendre de l’ancienneté dans le monde de la rue et s’articule à un rapport spécifique aux services sociaux institutionnels. Cela dit, les cas de figure présentés doivent être analysés de manière dynamique, afin d’observer les passages d’un type de routine à un autre, au cours de la carrière de survie, oscillant entre phases de stabilisation, de réinsertion et/ou d’ancrage dans la rue, sans qu’il n’existe de linéarité absolue dans l’enchaînement de ces phases.

Tableau 2

Types de routine des sans-abri vieillissants

Type de routinePosition
dans le réseau d'interconnaissance
Liens avec la familleRapport aux services sociauxAncienneté dans le monde de la rueExemples
1. Routine très stable hors institutionIsolés, solitairesInexistantsRefus maximalPlusieurs annéesRober t,
Noël, Rico
2. Routine stable arrimée aux services d’aideBinômes, peu intégrésTrès distendusUtilisation maximalePlusieurs annéesGuillaume,
Roussel,
Cipriou,
Melinea
3. Routine instableIntégrésDistendusInstrumentalisation et projection de soiPlusieurs moisDédé, l’Indien,
Pépère
Types de routine des sans-abri vieillissants

Types de routine des sans-abri vieillissants

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  1. Les « retraités de la rue ». Dans le premier cas, les individus les plus âgés rendent compte d’une routine très stable qui s’appuie le moins possible sur les services d’aide. Ils ont tendance à s’isoler des autres sans-domicile et valorisent l’indépendance et l’autonomie : leur vieillissement avancé impose qu’ils se cantonnent dans l’espace restreint du centre-ville en limitant leurs déplacements au minimum. Engagés depuis plusieurs années dans la carrière de survie, ils se sont habitués aux rudes conditions d’existence et s’en plaignent finalement assez peu : ils ont « la peau dure », comme le signale Noël. Il semble que seuls de graves problèmes de santé pourront faire évoluer leur situation vers une prise en charge institutionnelle. C’est ce que m’indique Robert, un jour de grand froid : « Pour l’instant, c’est bien comme ça, quand j’aurai pu le choix, j’irai dans un foyer… »
  2. Les « réguliers de l’urgence sociale ». Dans le deuxième cas, les individus refusent de contractualiser un accompagnement social vers la réinsertion bien qu’ils utilisent fortement les services sociaux à disposition. Ils sont également engagés depuis plusieurs années dans une carrière de survie à laquelle ils se sont acclimatés. C’est ce que rappelle Guillaume, entre la poésie et la vulgarité qui caractérisent ses propos : « L’avenir est derrière moi… je veux pas entendre parler de réinsertion, ils me font chier avec ça ! » Ils s’inscrivent dans une routine structurée autour de ces mêmes services, en marge du réseau d’interconnaissance du monde de la rue, bien qu’ils ne soient pas si solitaires que les premiers cas évoqués. Dans leur situation, l’usure corporelle semble imposer une dépendance envers les services sociaux.
  3. Les « indécis de la rue et de l’urgence sociale ». Enfin, dans le troisième cas, les individus attestent d’une routine moins stabilisée, à l’instar des sans-domicile plus jeunes [22], utilisant ponctuellement les services d’aides, sans s’inscrire – pour l’instant – dans un accompagnement social formalisé. Ils structurent leur quotidien autour de la sociabilité du monde de la rue, d’espaces publics accessibles, mais aussi des services sociaux qu’ils fréquentent tout de même. Il faut dire qu’ils entretiennent encore quelques liens avec leur famille et ne sont pas engagés dans la carrière de survie depuis plusieurs années. Les « indécis » se projettent vers un autre avenir qu’ils auront acquis par eux-mêmes, dans l’idéal, refusant donc pour l’instant la dépendance envers les institutions et les professionnels du travail social. C’est seulement lorsqu’ils désirent se reposer un peu ou se soigner ponctuellement qu’ils sollicitent l’aide institutionnelle.

50Il faut souligner l’importance de la routinisation de la survie dans l’objectif même de survivre. En effet, comme en attestent les propos théoriques de M. Breviglieri (2006) ainsi que les travaux empiriques de C. Girola (2014), la routine apporte une protection minimale, à la fois matérielle et psychologique, notamment par la territorialisation qu’elle permet, les habitudes spatio-temporelles qu’elle structure et la réduction des incertitudes qu’elle engendre. Qui plus est, à travers la routinisation du quotidien, c’est tout l’enjeu du maintien de soi (Pichon, 2010) qui apparaît, tel un moyen indispensable pour rester maître de son existence et ne pas se laisser dominer par les événements de la vie (Anderson, Snow, 2001) : le quotidien devient alors « circulaire », répétitif, mais rassurant et maîtrisable, du moins pour les deux premiers cas de figure.

51Cela dit, il faut bien s’apercevoir qu’il s’agit d’une routine minimale, c’est-à-dire fondée sur quelques points de repères spatio-temporels, relationnels et matériels qui permettent néanmoins d’avoir une prise sur l’existence. Finalement, bien que minimale, la routine, en tant qu’ensemble de repères quotidiens, peut devenir ce qu’il y a de plus précieux pour les personnes vieillissantes qui sont engagées depuis plusieurs années dans la carrière de survie. Il faut s’imaginer que la perspective du changement et les efforts nécessaires pour y arriver peuvent paraître incertains, si ce n’est inaccessibles [23]. Le risque de sortir de la routine peut finalement s’avérer plus coûteux que les éventuels gains (matériels, en confort, en sécurité…) qu’apporterait une hypothétique sortie de la rue. La routine minimale doit donc être perçue comme un mode d’adaptation à la survie qui se développe au fur et à mesure de l’ancrage dans le monde de la rue et de l’usure du corps.

52Cependant, il ne s’agirait pas de réduire les individus à une forme de routine, mais bien plutôt de saisir les types présentés comme des logiques d’action dont se saisissent les individus à différentes phases de leur carrière de survie. En effet, on a pu s’apercevoir que les plus âgés, les plus usés corporellement et les plus anciennement à la rue sont aussi ceux qui déploient les formes de routinisation les plus stabilisées ; tandis que les moins âgés, moins diminués corporellement et plus récemment entrés dans la carrière de survie, sont ceux qui attestent d’une routine moins stabilisée. Cela suggère que la routinisation du quotidien, lorsqu’elle est extrême, va de pair avec une acceptation, si ce n’est une résignation, qui s’apparente à « l’abandon de soi » que décrivent Vexliard (1957) et Declerck (2002) en se focalisant sur le processus de clochardisation et ses « phases ultimes de résignation » : une sorte d’enfermement salvateur dans le présent et dans l’urgence sociale. À ceci près que, dans le premier cas, cela se joue hors institution, tandis que, dans le second, cela prend la forme d’une dépendance extrême envers les services d’assistance. On perçoit ici toutes les ambiguïtés de la routinisation du quotidien des sans-abri vieillissants.

53Plus encore, il apparaît que le vieillissement du corps et l’expérience de la rue façonnent l’évolution de la carrière de survie et l’organisation du quotidien : Robert, le plus âgé de mes informateurs, semble évoluer vers une forme de routine plus articulée aux institutions d’aide ; Roussel a déjà effectué cette transition ; Pépère et l’Indien amorcent une phase d’ancrage local nécessitant une adaptation au quotidien, instable pour l’instant. C’est dire si le vieillissement impose une série d’obstacles (difficultés de mobilité, problèmes de santé, résignation psychologique…) réduisant la vie quotidienne à des formes de routine très stabilisées et localisées.

54On constate ainsi l’interdétermination de la routinisation et de la carrière de survie, c’est-à-dire que la routine influe sur la carrière de survie et réciproquement. À savoir que la survie nécessite des formes de routine (plus ou moins structurées en fonction de l’ancienneté dans le monde de la rue et du vieillissement prématuré), en même temps que la routinisation favorise l’ancrage dans le monde de la rue. Autrement dit, la routinisation du quotidien est à la fois une logique rationnelle de survie et de maîtrise de son existence, et un obstacle objectif à la projection de soi vers un autre avenir : elle fonctionne simultanément comme un cocon sécurisant et comme une cage obstruant les possibilités de sortir de la rue.

55Finalement, le vieillissement est un facteur important de compréhension du passage d’une forme de routine à l’autre, mais aussi des formes « d’abandon de l’avenir » qui s’expriment là, alors que certains perçoivent que « l’avenir est derrière eux ». Il faudrait sur ce point approfondir la réflexion dans la lignée des travaux de Girola (2006, 2011) et de Saporiti (2020), c’est-à-dire en questionnant plus profondément le rapport subjectif entre le passé, le présent et l’avenir, constitutif de l’identité pour soi (Goffman, 1975) et révélateur des effets identitaires de la carrière de survie.

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Mots-clés éditeurs : sans-abri, routine, ethnographie, quotidien, vieillissement, réinsertion

Mise en ligne 04/05/2021

https://doi.org/10.3917/rs1.085.0084

Notes

  • [1]
    Certaines recherches se sont plus nettement focalisées sur la prise en charge institutionnelle – médico-sociale – de personnes sans abri vieillissantes (Rouay-Lambert, 2006 ; Coulomb, 2015 ; Grand, 2017) ; pour ma part, je suis plus attentif à la vie quotidienne dans l’espace public.
  • [2]
    L’Accueil de jour est une structure localisée au centre-ville, ouverte plusieurs heures par jour et gérée par des travailleurs sociaux (essentiellement éducateurs spécialisés et assistants de service social). Le service offre diverses prestations qui relèvent à la fois de l’urgence sociale et de la réinsertion : nourriture et cuisine, douches, machines à laver, casiers, mais aussi domiciliation et accompagnement social vers l’hébergement et l’insertion.
  • [3]
    Les travailleurs sociaux notent systématiquement les noms des personnes qui utilisent le service afin de pouvoir mesurer la charge et l’évolution de leur activité (cela s’inscrit aussi dans la logique d’évaluation des dispositifs justifiant leurs subventions par l’État). Ils renseignent également le sexe, l’âge et la nationalité des usagers tout en comptabilisant le nombre de leurs passages par mois et par année.
  • [4]
    A. Brodiez-Dolino présente des constats similaires à propos de la situation lyonnaise (2018), tandis que dans une étude longitudinale sur la judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal, C. Bellot et M.-È. Sylvestre (2017) soulignent quant à elles la tendance au vieillissement de la population sans-abri commettant des infractions entre 1994 et 2010, d’où peut émerger l’hypothèse du vieillissement de la population itinérante.
  • [5]
    Sur les presque 200 personnes que j’ai pu répertorier durant l’immersion, une extrême minorité seulement a plus de 50 ans (soit une vingtaine de personnes).
  • [6]
    À l’exception justement des individus sans domicile qui présentent des troubles psychiatriques ou des personnes très nouvellement entrées dans la carrière de survie, en proie au « choc de la rue », et qui cherchent précisément des repères spatio-temporels dans ce nouveau monde social.
  • [7]
    Dans le même ordre d’idée, D. Zeneidi-Henry analyse la « géographie de l’assistance » (2002, p. 98-113).
  • [8]
    Les noms ont été modifiés pour préserver l’anonymat. Précisons qu’il s’agit ici de dégager des formes idéales-typiques d’adaptation à la survie, sans présumer de la représentativité quantitative de ces formes.
  • [9]
    La Cantine est une structure qui offre aux sans-domicile des repas chauds, servis sur plateau, composés d’une soupe, d’un plat, d’un fromage et d’un dessert.
  • [10]
    J’avais d’ailleurs déjà rencontré Robert dans le cadre d’une autre étude portant sur le centre commercial de la ville, un lieu qu’il fréquentait avec assiduité (Besozzi, 2017).
  • [11]
    Il convient de se demander dans quelle mesure le concept de « désocialisation » est pertinent pour comprendre le processus de clochardisation, tant il s’accompagne d’une resocialisation en interne du monde de la rue, auprès des pairs (Vexliard, 1957 ; Choppin, Gardella, 2013, p. 179).
  • [12]
    L’hébergement de « mise à l’abri » est un centre d’accueil pour la nuit dont la majorité des chambres (une vingtaine) est réservée aux « appelants 115 » : les chambres sont alors distribuées pour une seule nuit, obligeant les usagers réguliers comme Guillaume à retéléphoner au 115 le lendemain pour obtenir de nouveau une chambre pour la nuit, qui ne sera d’ailleurs pas la même que la nuit précédente.
  • [13]
    Les données de fréquentation de l’Accueil de jour m’ont été précieuses ici : on perçoit l’intérêt de mobiliser à la fois des données qualitatives relatives à l’immersion ethnographique et des données statistiques permettant d’avoir un regard plus diachronique sur les personnes rencontrées.
  • [14]
    Traduction : « Comment ça va ? Bien ? – Bien ! Et toi ? »
  • [15]
    Cette phrase, prononcée dans un français approximatif, a été réécrite par commodité de lecture.
  • [16]
    Il s’est fait contrôler par la police avec un haut taux d’alcool alors qu’il conduisait la camionnette de son entreprise : ne s’étant pas présenté devant le juge pendant plusieurs mois, il a écopé d’une courte peine.
  • [17]
    Les « zonards » sont une catégorie d’individus précaires (avec ou sans domicile) qui se revendiquent de la « Zone », entendue à la fois comme un espace (au centre-ville des agglomérations) et comme un groupe social contestant la société de consommation et expérimentant l’« errance », la débrouille et la « teuf ».
  • [18]
    En huit mois, je leur ai connu pas moins de huit « squats » allant d’une cage d’escalier dans un bâtiment en travaux à la cave d’un immeuble, en passant par trois parkings souterrains et le squat plus confortable que constituait un appartement non occupé.
  • [19]
    En fait, Dédé et l’Indien forment un trio avec Noah (45 ans) qui est ancré depuis plus longtemps dans le monde de la rue et qui fait d’ailleurs le lien entre eux et le réseau d’interconnaissance local des sans-domicile.
  • [20]
    Cette proximité relationnelle prendra fin après qu’il a obtenu un logement, à la mi-mars 2018. Je le renvoyais toujours à la survie qu’il souhaitait laisser derrière lui. Voulant « couper les ponts avec la rue » (selon son expression), il a également coupé les ponts avec moi… avant de décéder subitement d’une crise cardiaque, dans son logement, en avril 2018.
  • [21]
    On peut souligner que Pépère a effectué le recours Dalo sans l’aide du travailleur social qui le suivait à l’Accueil de jour, ce qui suggère encore l’ambiguïté vis-à-vis des services d’assistance.
  • [22]
    D’une manière plus globale, la routinisation du quotidien ne concerne pas que les sans-abri vieillissants. J’observe cependant que ces derniers, notamment ceux qui correspondent aux deux premiers cas de figure présentés ici, développent des routines plus fortement stabilisées, notamment du fait de la perte de capacités physiques due au vieillissement.
  • [23]
    D’où la nécessité de questionner le type d’hébergement adapté aux sans-abri vieillissants, voire d’imaginer de nouvelles formes d’accompagnement par le logement (Rouay-Lambert, 2006).
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