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Article de revue

Comment transition numérique et transition écologique s’interconnectent-elles ?

Pages 17 à 19

Deux transformations distinctes s’inscrivant dans l’ordre des changements technologiques

1Analyser les relations entre « transition numérique » et « transition écologique » procède d’une démarche logique tant ces deux processus contemporains (par un concours de circonstances historiques, certes) sont appelés à structurer les évolutions socioéconomiques de ce demi-siècle.

2Avant d’apprécier les interdépendances potentielles, il importe de souligner à quel point ces deux transitions diffèrent intrinsèquement l’une de l’autre, tant chacune entretient un rapport spécifique à la technologie.

3La transition numérique correspond à une transformation induite initialement par les progrès combinés de l’électronique et de l’informatique, et, plus tard, par ceux des télécommunications. Le large déploiement de réseaux fixes et mobiles à haut débit, le taux de pénétration élevé des équipements numériques au sein des ménages non seulement des pays développés, mais aussi des pays en développement (pour ce qui est du téléphone mobile, notamment), l’émergence de plateformes de services transformant des secteurs d’activité entiers (transports, hôtellerie…) et la ramification d’Internet jusque dans les objets du quotidien (l’Internet dit « des objets ») constituent autant de phénomènes parvenus à maturité ou se dessinant à une échéance proche. Les produits et services de cette transition se déploient pour l’essentiel selon des mécanismes économiques classiques (offrant une meilleure combinaison de fonctionnalités/prix que ceux auxquels ils se substituent), mais avec une vitesse de propagation accrue par des effets de réseau et des plateformes bifaces (two sided) (avec pour l’un des côtés (les usagers), la possibilité d’un accès gratuit à un panel de services).

4En comparaison, la transition écologique est d’une tout autre nature : elle est non pas impulsée par le progrès technique, mais par la nécessité de transformer un modèle de croissance, qui, en vigueur depuis deux siècles, est excessivement producteur d’externalités négatives, tout particulièrement en termes d’émissions de gaz à effet de serre et de dégradation de la qualité de l’air, de l’eau, de la biodiversité… Les technologies mises « en examen » ne sont toutefois pas frappées d’obsolescence : les centrales à charbon restent performantes pour produire de l’électricité, les véhicules thermiques offrent un service de transport également efficace… Mais l’utilisation de ces dispositifs techniques n’est pas soutenable à moyen ou long terme, d’où la nécessité d’une transition promouvant des technologies de substitution plus respectueuses de l’environnement.

5La difficulté est de taille, car il faut agir à rebours des mécanismes économiques conventionnels en remplaçant des technologies encore efficaces pour le service qui en est attendu (nonobstant les externalités négatives induites par leur usage) et reposant sur des ressources souvent abondantes et accessibles à des prix acceptables : charbon, pétrole et gaz seront disponibles très au-delà de ce siècle et, en tendance, les cours auxquels ils sont vendus ne conduisent pas à leur éviction spontanée des mix énergétiques. Il s’agit donc de remplacer ces technologies par d’autres qui, étant plus coûteuses et/ou moins efficaces (du fait de leur intermittence, pour l’électricité d’origine solaire ou éolienne, ou d’un rayon d’action réduit, pour les véhicules électriques…), ne disposeraient pas d’un espace économique initial en l’absence d’un soutien public via des mécanismes de taxes/subventions ou des réglementations contraignantes/incitatives.

6Enfin, en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique, la transition doit être opérée sous une forte contrainte de temps, ce qui soulève des questions complexes en matière de choix intergénérationnels : les humains de la première moitié du XXIe siècle doivent prendre à leur charge les coûts d’une transition destinée à contenir des risques (drastiques) qui pèseront avec le plus d’intensité sur les générations de la fin de ce même siècle. Des questions qui bien évidemment ne se posent pas pour la transition numérique.

Deux transitions ne convergeant pas naturellement…

7L’influence parfois « disruptive » du numérique dans l’organisation de nos sociétés implique de comprendre son influence sur les problématiques environnementales et, plus singulièrement, sur les efforts de lutte contre le changement climatique : l’enjeu est de déterminer si le concours du numérique peut apporter des ruptures (exportant, en quelque sorte, la « loi de Moore » dans le monde des technologies « bas carbone ») permettant de rejoindre la trajectoire des 2 °C.

8Mais une telle investigation ne doit pas être univoque, car il s’agit de s’interroger sur les effets d’une transition numérique qui pèse sur les contraintes écologiques, aussi bien directement (via les consommations énergétiques des équipements) qu’indirectement (via certaines pratiques sociales dont le numérique encourage le développement, comme le tourisme).

9Pour se convaincre que la transition numérique n’est pas intrinsèquement un antidote aux crises écologiques, il suffit d’observer que l’accélération des émissions de CO2 à partir des années 1990 est concomitante au déploiement d’une « grappe d’innovations » dans le champ de l’électronique et des télécommunications. En déduire que c’est la numérisation qui produirait la menace climatique serait évidemment excessif, la croissance des émissions de gaz à effet de serre étant d’origine multifactorielle (approfondissement de la globalisation, essor des économies émergentes, poursuite de la croissance démographique). Mais à l’évidence, la numérisation n’a pas endigué la progression desdites émissions…

10Quelques indices concourent à expliquer pourquoi la transition numérique n’est pas intrinsèquement « écologique » :

  • la fabrication des équipements consomme des ressources minérales (un smartphone contient de l’étain, du cuivre, du cobalt, du lithium…) et de l’énergie. Les data centers, dont le foisonnement est un bon marqueur de la numérisation, représentent 5 % de la consommation électrique mondiale (notamment pour assurer leur refroidissement). Les entreprises en charge des fermes de serveurs, les GAFA en tête, et les fournisseurs d’équipements ne restent pas sans réaction : les efforts qu’ils déploient en matière de récupération de chaleur, de sourcing d’une électricité décarbonée et de création d’algorithmes optimisant l’efficacité énergétique attestent de l’importance qu’ils accordent à ce problème ;
  • les services offerts par les plateformes numériques, même les plus « vertueuses » en première analyse, présentent des bilans environnementaux contrastés : les systèmes de covoiturage partagent des trajets en automobile, mais ils comportent une partie de report modal à partir du train (avec un effet global souvent négatif sur longue distance) ; les sites de location d’appartements entre particuliers valorisent des capacités d’accueil non ou sous-utilisées, mais ils favorisent aussi le tourisme, et donc des déplacements lointains… Plus globalement, les gains énergétiques associés au numérique ne sont pas exempts d’effets rebond ;
  • le numérique est également un outil d’optimisation énergétique, dans les filières fossiles. En réponse à l’effondrement des prix du pétrole en 2014, il a été procédé, grâce à la réduction du coût des capteurs, à une numérisation des installations d’exploration-production et à l’expansion des démarches de « data analytics ». C’est notamment ce qui explique les gains d’efficacité enregistrés par l’industrie du pétrole de schiste aux États-Unis, qui, en abaissant son point mort, a pu résister à l’effondrement des cours mondiaux (participant, en retour, au maintien des cours mondiaux du baril à des niveaux modérés).

… mais présentant un large espace de convergences…

11Malgré ces réserves, il ne fait pas de doute que la numérisation est une condition de la réalisation de la transition énergétique. La complexification des systèmes électriques par l’insertion massive de moyens de production décentralisés (éolien, photovoltaïque, biogaz…), par l’adjonction progressive de capacités de stockage, par le besoin de flexibilisation de la demande, par le développement de nouveaux usages (véhicules électriques, en particulier), requiert des moyens de pilotage faisant très largement appel aux technologies relevant du numérique.

12C’est sans doute dans la « smart city », zone de convergence entre les transitions écologique et numérique, que ces synergies se dessinent le plus nettement. Cette convergence est dictée par l’exode vers les villes : 52 % de la population mondiale est urbaine (dans des villes dont la superficie ne couvre que 2 % de la surface du globe), une proportion susceptible d’atteindre 70 % en 2050. Les aires urbaines dominent également en matière de consommation d’énergie primaire (65 %) et d’émissions de gaz à effet de serre (70 %). C’est dans ce contexte qu’émergent des smart cities, sous des formes hétérogènes, qui ont cependant en commun d’optimiser la gestion des données dans le but d’améliorer les services urbains : transports, énergie, déchets, habitat, santé, éducation, culture…

13Un des moteurs essentiels de ces transformations est une volonté de contenir la pandémie des pollutions urbaines et de prévenir les risques de thrombose auxquels conduirait mécaniquement la poursuite, au XXIe siècle, d’une forme d’exode vers les villes. Le développement de « smart mobilités » est le pivot des transformations qui s’annoncent. Cette problématique ouvre sur une profusion de solutions que les villes combineront dans des modèles locaux ad hoc : mutations de l’espace urbain avec des cités plus compactes, gestion dynamique du trafic, multi-modalités étendues… Naturellement, la place des véhicules thermiques en ville se trouve questionnée, avec la diffusion à plus ou moins long terme de substituts dans la motorisation (véhicules électriques), dans le pilotage (véhicules autonomes), dans le mode d’appropriation (autopartage, covoiturage) ou dans le modèle économique (plus riche en services)… Cette transformation met en scène des acteurs qui jusqu’ici se situaient en périphérie de l’industrie de l’automobile : les GAFA, les utilities, des groupes de services aux collectivités…

14La smart city est innervée par les technologies de l’information, les interconnexions horizontales via les réseaux sociaux, la multiplication des écrans et des interfaces nouvelles (allant du smartphone aux pare-brise intelligents) propices aux expériences de réalité augmentée. Comme cette ville produit des données à profusion, les conditions de leur diffusion (données « open » ou non), la capacité de leur traitement et leur valorisation ouvrent sur un espace d’innovations nouvelles susceptibles de conduire vers la disruption dès lors que des plateformes « two-sided » (Airbnb et Uber, pour l’heure) s’érigent en intermédiaires de référence. Même si le potentiel de rupture des smart cities procède avant tout du numérique (et du phénomène de plateforme d’interconnexion), c’est sa combinaison avec les progrès techniques réalisés dans le bâtiment et dans l’énergie qui permettent de concevoir des édifices à énergie positive (associant efficacité thermique, insertion d’énergies renouvelables au bâti et capacité de stockage de l’énergie) et de les articuler dans des éco-quartiers, qui permet d’esquisser des paysages urbains entièrement nouveaux.

15Notons qu’en outre, la distinction entre offreurs et consommateurs de services s’estompe dans ce contexte. L’application des technologies de l’information et de la communication à la ville réclame un investissement croissant de la part d’utilisateurs appelés à devenir de plus en plus étroitement associés à la gestion des nouveaux services qui leur sont proposés. C’est le cas en ce qui concerne les smart grids, ces nouveaux réseaux intelligents de production et de distribution d’électricité (et de gaz), l’usager final étant susceptible d’agir sur l’offre d’énergie (notamment via des capacités de production intégrées à son habitat), de moduler sa demande (en fonction des contraintes de la production et notamment de la nécessité de réduire la charge en CO2 de l’électricité produite, en réagissant à des signaux de prix), voire de contribuer à l’équilibre du système électrique via la capacité de stockage de son véhicule électrique (interconnexions « vehicle to grid » et « vehicle to home »).

… voire d’innovations de rupture ouvrant sur une désintermédiation

16Un détour par la blockchain nous permettra d’illustrer le potentiel de ruptures se situant à la convergence entre transition écologique et transition numérique et, surtout, de suggérer que ces évolutions ne seront pas nécessairement intermédiées par des plateformes.

17La blockchain, qui est à l’origine du bitcoin (monnaie cryptographique créée en dehors de l’intervention d’une banque centrale), est une technologie de transaction pair-à-pair permettant le stockage décentralisé et le cryptage de transactions via l’enchaînement de blocs de données inviolables. Des « smart contracts » contenant des règles définissant des volumes, des qualités et des prix des transactions, permettent la rencontre autonome et décentralisée d’offreurs et de demandeurs, pour des coûts de transaction réduits.

18Des développements se dessinent ainsi en matière de « prix » du carbone. La blockchain offre la possibilité d’organiser des écosystèmes localisés en complément des marchés de permis d’émission (de type SCEQE - système communautaire d’échange de quotas d’émission – en anglais : EU ETS) : chaque tonne de CO2 émise est enregistrée via la blockchain sous la forme d’un « token » (un jeton d’authentification).

19Sur cette base, pourraient être structurés des « marchés primaires » et des « marchés secondaires », sur lesquels ces tokens (sorte de monnaie carbone bénéficiant d’une traçabilité propre à éviter toute tentative de fraude) seraient échangés. Un tel système s’apparente à un processus de création monétaire autorégulé et fléché climat, susceptible d’être organisé sur une base délimitée (comme celle d’une collectivité locale désireuse de piloter une trajectoire de décarbonation ou encore celle d’une entreprise développant un prix interne du carbone…) et permettant de développer « en archipels » des zones de prix du carbone susceptibles d’être interconnectées. Les garanties offertes par la blockchain permettront également de créer des registres d’émissions de CO2 favorisant la mise en œuvre de l’Accord de Paris dans les pays en développement.

20Dans le secteur de l’énergie, la blockchain peut être utilisée pour des transactions relatives à une fourniture d’énergie. Des projets pilotes sont en cours, notamment autour d’une production électrique décentralisée et échangée « entre voisins » (dans un éco-quartier, une zone industrielle…). L’objectif est l’émergence de systèmes énergétiques dans lesquels producteurs et consommateurs concluent des contrats de fourniture d’énergie de manière automatisée et sans intermédiaire. Outre les processus de relevé de consommation et de facturation et les opérations de compensation, la blockchain permet également de certifier l’origine décarbonée de l’énergie échangée, favorisant ainsi le déploiement d’une logique d’économie circulaire.

21Machine à fabriquer du consensus, du local jusqu’au global, la blockchain esquisse les ruptures que les déploiements du numérique introduiront dans l’organisation des systèmes énergétiques, et, plus largement, le potentiel d’innovations à mettre à l’actif de la transition écologique.

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