Réseaux 2006/5 no 139

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Article de revue

Entre fait et sens, la dualité de l'événement

Pages 183 à 218

Notes

  • [1]
    Ce texte est la version remaniée d’un article paru dans Trajectos (6,2005, p. 59-76) sous le titre : “Entre facto e sentido : a dualidade do acontecimento”. Je remercie Jocelyne Arquembourg et Isabel Babo Lança pour leurs remarques précieuses sur cet article, incluses dans le même numéro de la revue portugaise. Je remercie aussi Vera França et Cédric Terzi pour les objections qu’ils ont formulées, dans nos discussions, par rapport à certaines de mes affirmations.
  • [2]
    DEWEY, 2005, p. 68.
  • [3]
    DEWEY, 1993, p. 305.
  • [4]
    ARENDT, 1980 [1953], p. 76.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Pour une présentation d’ensemble de cette réflexion, cf. CEFAÏ et QU ÉR É, 2006.
  • [7]
    MEAD, 1932, p. 47.
  • [8]
    MEAD, 1964, p. 353.
  • [9]
    MEAD, 1932, p. 52.
  • [10]
    ARENDT, 1980, p. 75.
  • [11]
    MEAD, 1932, p. 56.
  • [12]
    Dewey reprend exactement le point de vue de Mead : « Une compréhension intelligente de l’histoire passée est dans une certaine mesure un levier pour pousser le présent vers une certaine sorte de futur (…). Les hommes ne sont engagés ni dans la transposition mécanique des conditions qu’ils ont héritées, ni non plus dans la simple préparation de quelque chose à venir ensuite. Ils ont leurs propres problèmes à résoudre, leurs propres adaptations à faire. Ils font face au futur, mais pour le présent, non pour le futur. (...) Quand le nouveau présent paraît, le passé est le passé d’un présent différent » (DEWEY, 1993, p. 317).
  • [13]
    MEAD, 1932, p. 59.
  • [14]
    MALDINEY, cité par ROMANO, 1999, p. 169.
  • [15]
    Cf. GRANGER, 1995.
  • [16]
    En effet, si celles-ci ont la structure d’intrigue que j’ai indiquée, alors elles délimitent des possibilités. Dans une situation prévaut certes l’incertitude, et l’on ne peut pas prévoir les multiples péripéties qui jalonneront sa progression et sa résolution. Mais en même temps il y a un mouvement vers un dénouement ou un achèvement qui sont attendus et anticipés tout au long, et qui contribuent à relier ce qui se passe. Une situation n’est pas une pure succession d’incidents ou d’événements sans liens ; cette succession est cumulative ; elle forme une série dans laquelle chaque nouvel élément renforce ceux qui le précèdent (il se peut aussi qu’il fasse intrusion et désorganise). Bref elle est une totalité composée de parties en relation les unes avec les autres, dans laquelle tout et n’importe quoi ne peut pas entrer.
  • [17]
    KOSELLECK, 1990, p. 252.
  • [18]
    Je m’appuie dans ce qui suit sur l’herméneutique de l’événement d’inspiration heideggerienne esquissée par ROMANO, 1998 et 1999.
  • [19]
    Parlant de Mai 68, M. de Certeau propose une caractérisation similaire : « Un événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient (et d’abord pour nous). Cette option ne se comprend que dans le risque, et non par l’observation. Or, il est sûr que ce qui s’est passé en mai dernier est devenu pour beaucoup un événement inaugurateur ou révélateur » (CERTEAU, 1968, Seuil, 1994 ; c’est moi qui souligne).
  • [20]
    Cf. LIVET, 2002.
  • [21]
    DEWEY, 2005, p. 94-95.
  • [22]
    Cf. à ce sujet les interventions de J. Habermas dans le débat public allemand sur l’attitude à adopter vis-à-vis de cette partie du passé national qu’a été l’aventure hitlérienne : « La véritable question qui se tient derrière tout cela [est] : que signifie la responsabilité rétrospective de ceux qui ont commis des crimes qui, aujourd’hui, ne nous occupent plus que dans la mesure où ils nous permettent de débattre entre citoyens sur ce qui constitue, du point de vue éthicopolitique, notre identité collective ? (...) Ce à propos de quoi nous nous querellons (…) ce sont les formes que nous voudrions que prenne politiquement notre collectivité, les valeurs que nous voudrions voir honorées en premier lieu dans le cadre politique de la cité » (HABERMAS, 2005, p. 176).
  • [23]
    ROMANO, 1999, p. 147.
  • [24]
    KOSELLECK, 1997, p. 247.
  • [25]
    DEWEY, 1993, p. 128-129.
  • [26]
    DEWEY, 2005, p. 64.
  • [27]
    GADAMER, 1996, p. 144.
  • [28]
    SPERBER et WILSON, 1989, p. 101. L’environnement cognitif d’un individu est l’ensemble des faits qui lui sont manifestes, c’est-à-dire perceptibles ou inférables.
  • [29]
    DESCOMBES, 1995, p. 158.
  • [30]
    RICHIR, 1988, p. 137.
  • [31]
    LIVET, 2002, p. 23.
  • [32]
    DEWEY, 1993, p. 128-129. Par « usage et jouissance » (use-enjoyment), Dewey entend le fait que l’on peut apprécier une situation, y prendre plaisir, mais aussi utiliser certaines de ses conditions pour écarter la souffrance.
  • [33]
    Ibid., p. 190-191.
  • [34]
    Ibid., p. 299.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    DELEUZE, 1969, p. 72.
  • [37]
    Grosso modo, celui des principes de l’Etat de droit, celui des orientations éthiques de base de la forme de vie instituée dans ce type d’Etat, incorporées dans ses lois et dans son droit, et celui du langage dans lequel une communauté politique définit son identité collective, formule les règles de la coexistence de ses membres et énonce la conception que les citoyens ont d’eux-mêmes et de leur « vivre ensemble ».
  • [38]
    C’est un point que nous avions analysé, Michel Barthélémy et moi-même, dans notre travail sur l’affaire Carpentras au début des années 1990. Cf. BARTHELEMY, 1992.
  • [39]
    Cf. GUSFIELD, 1981.
  • [40]
    BENJAMIN, 1979 ; cf. ARQUEMBOURG-MOREAU, 2003.
  • [41]
    DEWEY, 1993, p. 310.
  • [42]
    QUÉRÉ, 2000.
« L’événement [est] ce qui devient »
(G. H. Mead)
« Le sens réel de tout événement transcende toujours les “causes” passées qu’on peut lui assigner (…), mais qui plus est, ce passé lui-même n’émerge qu’à la faveur de l’événement »
(H. Arendt)
« L’expérience, lorsqu’elle atteint le degré auquel elle est véritablement expérience (…) signifie un commerce actif et alerte avec le monde. A son plus haut degré, elle est synonyme d’interpénétration totale du soi avec le monde des objets et des événements »
(J. Dewey)
Dans notre expérience individuelle ou sociale, nous sommes confrontés à des événements de nature différente [1]. Aussi avons-nous spontanément l’intuition de plusieurs catégories d’événements. Il y a ceux qui arrivent indépendamment de nous et nous tombent dessus contre toute attente, et ceux que nous faisons arriver, en contrôlant plus ou moins leur occurrence, le plus souvent à des fins stratégiques. Il y a ceux qui se produisent du fait des changements que subissent les choses en permanence, à partir de leurs interactions, et ceux qui se produisent du fait des changements que provoquent nos opérations instituant des interactions entre les choses. Il y a ceux qui se passent au jour le jour sans que nous leur accordions de valeur particulière et ceux qui revêtent plus d’importance, sont plus saillants et plus marquants, au point qu’ils peuvent devenir des repères dans une trajectoire de vie, individuelle ou collective, parce qu’ils correspondent à des expériences mémorables, voire à des ruptures ou à des commencements.

1Nous pouvons aussi différencier les événements selon l’extension de leur pouvoir de révélation et d’éclairage – il arrive qu’ils fassent comprendre bien des choses sur soi et sur le monde – ainsi que de leur pouvoir d’affecter des êtres, et d’imprégner leurs situations présentes de qualités diffuses qui les individualisent. Le décès d’un parent ou d’un ami proche est un événement qui affecte une famille ou un réseau d’amis et pénètre durablement leurs attitudes et comportements ; tout en relevant du passé, il se peut qu’il résiste et ne bascule jamais dans le passé. L’événement du 11 septembre 2001 à New York est arrivé, selon des modalités différentes, non seulement aux victimes directes de l’attentat terroriste et à leurs familles, mais aussi à une collectivité nationale, et, plus largement, à une grande partie du monde. En un sens, il n’est pas clos, et il n’appartient pas encore au passé, dès lors qu’il continue à produire des effets importants dans le présent. Pareillement, la catastrophe du 26 décembre 2004 en Asie du Sud est arrivée, de manière très différenciée, non seulement aux populations locales victimes du tremblement de terre et du tsunami qui s’en est suivi, mais aussi à une grande partie de la population du monde, en particulier à celle des pays occidentaux (et pas seulement parce que plusieurs de leurs ressortissants comptaient parmi les victimes). Par contre elle n’a pas du tout eu la même « productivité » que l’événement précédent.

2D’où les événements tiennent-ils ce type de pouvoir ? Dans ce qui suit, je le qualifierai d’herméneutique. Il est herméneutique dans la mesure où l’événement :

  • devient une source de sens : la compréhension de l’événement se mue en une compréhension selon l’événement ;
  • génère des situations qui se développent et évoluent progressivement vers leur dénouement ;
  • devient le terme d’une transaction, suscitant des interactions complexes, et une adaptation mutuelle, entre lui-même et ceux à qui il est arrivé ; la transaction avec l’événement constitue une expérience.

3Il n’est pas sûr que les sciences sociales aient vraiment pris la mesure de la place des événements dans la structuration de l’expérience individuelle et collective, pas plus que dans l’organisation des activités sociales. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est qu’elles négligent trop souvent le fait que l’expérience est un composé d’agir et de pâtir ; leur schème préféré est celui de l’action de sujets mus par des raisons d’agir, des motifs ou des intérêts ; s’en trouve occultés la dimension du subir, et le fait que les agents sont affectés par les événements et par les changements qui se produisent, dans le cours même de l’accomplissement de l’action, dans leur situation et dans l’environnement, notamment dans les objets, et qu’ils y répondent. Une deuxième raison est qu’elles appréhendent l’événement principalement sous la catégorie du fait, en lui appliquant de manière privilégiée le schème de la causalité. Une troisième est que, lorsqu’il s’agit de situer l’événement dans l’ordre du sens, elles raisonnent spontanément en termes d’attribution par des sujets, après coup, de valeurs et de significations à des faits échus, et font de ces sujets la source du sens et la mesure des événements. Pour pouvoir mettre en évidence la place des événements dans l’organisation de l’action et la structuration de l’expérience, il est nécessaire de relativiser ces trois schèmes de la motivation, de la causalité et de l’attribution subjective de sens, et de les remplacer par une conception plus appropriée des interactions, des ajustements et des agencements qui ont lieu entre les personnes, les objets et les événements.

4Ces dernières décennies, la diffusion des thèses narrativistes en philosophie et en épistémologie de l’histoire, de même que l’esquisse d’une herméneutique du récit par P. Ricoeur, ont permis de se libérer de nombre de présupposés de l’appréhension habituelle des événements, en particulier de celui de l’atomisme. Elles ont fait valoir une perspective holiste, notamment en rapportant l’individualité d’un événement à l’intrigue dont il fait partie et à laquelle il contribue, l’intrigue étant une sorte particulière de totalité signifiante. D’où l’importance accordée à la mise en intrigue telle qu’elle s’effectue dans la composition de récits. Mais une entrée par le récit n’est pas suffisante pour mettre en évidence le pouvoir herméneutique de l’événement, car le récit n’est qu’une forme dérivée ou secondaire de mise en intrigue. L’événement a la capacité de créer et de nouer des situations, et une situation a une structure d’intrigue, indépendamment de sa mise en récit : elle « ménage un suspens et laisse anticiper un dénouement » ; elle « progresse vers son propre achèvement par le biais d’une série d’incidents variés et reliés entre eux » [2], de telle sorte que le terme est plus qu’une terminaison ; il est l’aboutissement de ce qui a précédé et qui s’est enchaîné de façon sérielle. Une situation ne se restreint donc pas à un événement se produisant hic et nunc. Une situation reste présente tant qu’elle ne s’est pas dénouée, tant qu’elle n’a pas trouvé son point final. Elle est plus large que ce qui est temporairement au centre de l’attention, notamment parce que ce qui doit être complété et déterminé, entre autres les actions à faire, s’étend dans le futur : « C’est une durée extensive couvrant les événements passés, présents et futurs » [3]. Une telle totalité dynamique, qui se développe et se transforme, constitue l’unité d’expérience.

5Le pouvoir herméneutique de l’événement n’est donc pas nécessairement médiatisé par le récit ; il se manifeste dans une transaction immédiate avec sa réalité, certes identifiée sous une description déterminée (en tant que tel ou tel événement), mais éprouvée à même l’expérience. Bref une herméneutique du récit ne peut pas tenir lieu d’une herméneutique de l’événement. Pour esquisser une telle herméneutique je croiserai deux traditions, celle de la phénoménologie herméneutique et celle du pragmatisme. Je partirai de la description de la dualité de l’événement dans chacune de ces traditions, l’une par H. Arendt, l’autre par G. H. Mead. Ensuite je montrerai comment cette dualité se répercute sur le mode d’expérience de l’événement. Dans un troisième temps, j’examinerai comment s’exerce le pouvoir herméneutique de l’événement dans l’organisation de l’action.

Comprendre l’événement, comprendre selon l’événement

6Dans un article de 1953, intitulé « Compréhension et politique », H. Arendt relevait que l’événement pouvait représenter aussi bien une fin qu’un commencement, et que chacune de ces deux appréhensions correspondait à un point de vue différent. L’un est celui de l’entendement, l’autre celui de l’action. Du point de vue de l’entendement, qui privilégie « la contemplation », l’événement est un fait survenu dans le monde, qui peut être expliqué comme résultat d’un enchaînement – il est « une fin où culmine tout ce qui l’a précédé » – et rapporté à un contexte causal. Du point de vue de l’action, où il faut « accepter l’irrévocable et se réconcilier avec l’inévitable », l’événement fait sens. Il est alors un phénomène d’ordre herméneutique : non seulement, il demande à être compris, et pas uniquement expliqué par des causes ; mais surtout il est source de sens – il fait découvrir et comprendre bien des choses. Il peut ainsi faire apparaître une situation problématique qui demande à être résolue, ou révéler « un paysage inattendu d’actions, de passions et de nouvelles potentialités (…) » [4]. C’est, souligne Arendt, dans l’action, en particulier dans l’action politique, qui « est toujours par essence le commencement de quelque chose de neuf », que l’on « fait naturellement fond sur la nouvelle situation créée par l’événement, autrement dit qu’on le considère comme un commencement » [5]. L’événement présente ainsi un caractère inaugural, qui fait que, lorsqu’il se produit, il n’est pas seulement l’aboutissement d’un processus, mais marque aussi la fin d’une époque et le commencement d’une autre. C’est évidemment ce pouvoir d’ouverture et de clôture, d’initiation et d’éclairage, de révélation et d’interpellation qu’il nous faut explorer, en liaison avec les modalités d’expérience selon lesquelles nous pouvons nous rapporter à l’événement ainsi conçu.

7Ce pouvoir est-il aussi lié à la perspective de l’action que le suppose Arendt, de telle sorte que la dualité fait/sens se superpose à la dualité connaissance/action ? Tout dépend de la conception de l’action que l’on a, et l’on sait que Arendt conçoit le pouvoir d’agir comme un pouvoir d’initiation (commencer quelque chose de nouveau) et dissocie fortement la connaissance et l’action. Pour ma part, c’est plutôt vers la dialectique de l’expérience, qui implique à la fois un processus différencié d’exploration, qui peut être simplement perceptuel ou plutôt cognitif, et une articulation étroite du subir et de l’agir dans l’organisation de la conduite, que je me tournerai. On peut, en passant, objecter à Arendt que l’explication causale est aussi facteur de compréhension. La compréhension a en effet plusieurs sources, et l’entendement en est une, tout comme le sont l’épreuve de l’événement et l’expérience de ses effets ou conséquences. Dans le cas de l’événement, la source de sa compréhension peut donc n’être autre que lui-même en tant que discontinuité et nouveauté.

8C’est un point que Mead a très bien analysé dans sa réflexion sur le temps [6]. L’événement, dit-il, n’est jamais entièrement déterminé par ce qui l’a provoqué ou rendu possible. Il introduit nécessairement quelque chose de neuf ou d’inédit. Quand un événement s’est produit, quelle qu’en soit l’importance, le monde n’est plus tout à fait le même : les choses ont changé. L’événement introduit une discontinuité, qui n’est elle-même saisissable que sur l’arrière-plan de la continuité de l’expérience. Cependant tout ce qui arrive n’est pas discontinu. Certains événements sont prévus ou attendus, et lorsqu’ils se produisent ils sont pour une grande part l’aboutissement de ce qui les précède. Leur survenance fait néanmoins émerger une situation nouvelle.

9Une grande partie des événements importants sont imprévus et inattendus. Lorsqu’ils se produisent, ils ne sont pas directement connectés à ceux qui les précèdent, ni aux éléments du contexte : ils sont discontinus par rapport à eux, excèdent les possibilités et les éventualités préalablement données ; ils rompent la sérialité du cours des choses – il y a sérialité quand les événements antérieurs de la série préparent la voie aux suivants, de telle sorte que ceux-ci sortent de ceux qui les ont précédés. Mais, d’un autre côté, ce qui arrive est conditionné par les situations et les événements antérieurs ; il est un changement, et tout changement se produit par des interactions de conditions. Ce qui s’est passé aurait été différent si ce qui l’a précédé avait été différent ; l’occurrence d’un événement, pour autant qu’elle comporte plusieurs phases, aurait elle-même été différente si l’une des phases antérieures avait été différente. Conditionné ne veut donc pas dire déterminé : « Tout ce qui se passe se passe sous des conditions nécessaires. [Cependant] ces conditions, qui sont nécessaires, ne déterminent pas complètement ce qui émerge » [7]. Même l’événement le plus déterminé peut être considéré comme comportant une part d’indétermination, donc de nouveauté, et le présent n’est jamais complètement déterminé par le passé qui le conditionne.

10La discontinuité est source de surprise, donc d’émotion. C’est pourquoi nous faisons tout pour réduire les discontinuités, et pour « socialiser les surprises » (Luhmann) que provoquent les événements. Nous reconstruisons par la pensée et l’imagination les conditions qui ont permis à l’événement de se produire et d’avoir les particularités qu’il présente ; nous restaurons de la continuité là où une rupture s’est manifestée. Ce que nous faisons principalement en rapportant l’occurrence de l’événement à un passé dont il est l’aboutissement et à un contexte dans lequel il s’intègre de manière cohérente, où il apparaît après-coup prévisible. Nous construisons ce passé et ce contexte pour transformer l’inattendu en quelque chose qui aurait pu ou dû être attendu, et pour adjoindre une appartenance à une occurrence (l’événement prend place dans un tout qui l’englobe, que ce soit une situation, un processus ou plus largement le monde qui est le nôtre). Nous agissons alors en « prophètes tournés vers le passé » (Arendt).

11S’il y a construction, cela veut dire, paradoxalement, que ce passé et ce contexte ne préexistaient pas à l’événement lui-même, tout conditionné qu’il fût. La continuité dans laquelle on peut inscrire celui-ci, et qui permet quasiment de le déduire de son passé ou de son contexte, n’existait pas avant qu’il se produise. Bref, il faut que l’événement ait surgi, qu’il se soit manifesté dans sa discontinuité, et qu’il ait été identifié sous une certaine description en fonction d’un contexte de sens possible, pour que l’on puisse lui associer un passé et un contexte explicatif. Ceux-ci n’émergent qu’à la faveur de l’événement. Et ils sont de l’ordre de la représentation, ou mieux de l’imagination, ce que n’est pas l’événement lui-même. Nous les construisons par la pensée dans le présent ; ils représentent ce que le présent implique. Un exemple de Mead est un tremblement de terre. Dans l’expérience d’un tel événement, ce qui surgit est totalement discontinu par rapport à ce qui a précédé. Mais une fois que l’événement a eu lieu, nous réduisons cette discontinuité en invoquant des signes avant-coureurs, en établissant des continuités avec des événements antérieurs, en le comparant à des événements similaires dans le passé, ou en reconstruisant un contexte causal, en termes géologiques par exemple.

12C’est donc l’événement lui-même qui fait surgir son passé ; avant qu’il apparaisse, il n’a pas de passé. Il faut qu’il se soit produit pour qu’il puisse avoir un passé. Ce passé est de part en part relatif à l’événement, et à la manière dont il est perçu, identifié et décrit. Mead applique le même raisonnement au futur. En fait, nous construisons de la continuité cognitive aux deux limites du présent, qui, lui, est événementiel ; nous étendons celui-ci vers le passé et vers le futur. Ceux-ci sont des extensions représentationnelles du présent dans lequel surgissent les événements, car le présent est « le siège de la réalité ».

13Le paradoxe précédent vaut plus largement pour tout ce qui peut émerger de nouveau, en tant qu’il est discontinu : « Si le nouveau émerge, il ne peut pas y avoir une histoire de la continuité dont il est partie intégrante, bien que, une fois qu’il a surgi, les continuités qu’il manifeste nous permettent de décrire une succession d’événements dans laquelle il est apparu » [8]. C’est ce qui permet à l’événement de sélectionner son passé et son futur, et, plus largement, ce qui fait que le passé et le futur sont relatifs à un présent événementiel : « Etant donné un événement émergent, ses relations aux processus qui l’ont précédé deviennent des conditions ou des causes. Une telle situation est un présent. Elle délimite, et en un sens sélectionne, ce qui a rendu sa particularité possible. Elle crée, par son caractère unique, son passé et son futur. Sitôt que nous la voyons, elle devient une histoire et une prophétie. Son propre diamètre temporel varie avec l’extension de l’événement » [9]. C’est pourquoi d’ailleurs le passé est aussi hypothétique que le futur ; l’un et l’autre sont révisables en fonction des changements provoqués dans le présent par la survenue de nouveaux événements.

14Mead, qui s’appuie sur Bergson, anticipe ainsi ce que H. Arendt énoncera une vingtaine d’années plus tard (l’article cité d’Arendt date de 1953) en des termes quasiment équivalents : « C’est seulement lorsque quelque chose d’irrévocable s’est produit qu’on peut s’efforcer de déterminer à rebours son histoire. L’événement éclaire son propre passé ; il ne peut jamais en être déduit » [10]. En d’autres termes, c’est l’événement qui fait comprendre son passé et son contexte conformément à la nouveauté qu’il a fait surgir. C’est en cela que consiste son pouvoir de révélation ou de dévoilement : il manifeste quelque chose de son propre passé et de son propre contexte qui, sans lui, serait resté invisible. On voit apparaître ainsi un nouveau type de compréhension : l’événement n’est pas seulement une cible à comprendre, par la contextualisation et par la reconstruction de l’enchaînement causal qui y a conduit ; il est aussi une source de compréhension. La compréhension a alors lieu selon l’événement. Dans un cas, la recherche de continuité apprivoise la nouveauté et la discontinuité ; dans l’autre, est exploité le pouvoir herméneutique de la discontinuité.

15Contrairement à Arendt, Mead n’oppose pas le point de vue de l’entendement à celui de l’action, car, pour lui, le premier est toujours inclus dans le second. C’est dans l’organisation de la conduite que prennent place la contextualisation de l’événement, la construction de son passé et de son futur, et l’exercice de son pouvoir de révélation et d’éclairage. Dans l’action, l’événement est aussi bien fin que commencement. Le passé et le futur projetés à partir de l’événement servent à interpréter et à contrôler le présent dans le cadre d’une expérience qui implique nécessairement de multiples changements, donc l’émergence d’éléments nouveaux. Le contrôle intelligent de la conduite exige en effet que nous rapportions ce qui est en cours à ce qui a eu lieu et à ce qui est susceptible de se passer. Les événements sont ainsi le pivot de la temporalisation interne de l’accomplissement de l’action en tant que celui-ci est progressif et sériel. Si rien n’arrivait dans le cours d’une activité, celle-ci serait dépourvue de structure temporelle et ne pourrait pas être orientée (il s’agit bien sûr de micro-événements) : « C’est la teneur de ce qui se passe dans l’action, ou dans l’appréciation, qui requiert un éclairage et une direction, en raison de l’apparition constante du nouveau, du point de vue duquel notre expérience exige une reconstruction qui inclut le passé » [11]. C’est en particulier pour contrôler la réapparition du passé dans le futur, en tant que conditionnant celui-ci, que nous nous référons au passé dans la conduite [12]. Il est ce que nous projetons à l’arrière-plan du présent événementiel pour nous représenter le type de conséquences que celui-ci peut avoir pour la suite. Une telle reconstruction est cognitive. Le passé se transforme ainsi en permanence à la faveur de l’apparition de nouveautés ou d’émergences dans l’enchaînement sériel des présents. Mais quel que soit le passé que nous construisons, celui-ci « ne peut pas être aussi approprié que la situation l’exigerait » [13].

16Une des implications de la discontinuité de l’événement peut être, au-delà de son imprévisibilité, son extériorité au champ des possibles. Si l’événement excède ce qui l’a conditionné, c’est aussi qu’il se déploie au-delà des possibilités et des éventualités préalablement données. Autrement dit, il ne s’inscrit pas entièrement dans des possibilités ou dans des éventualités déterminables avant son occurrence, inscrites dans son contexte. Il faut qu’il se produise pour que sa possibilité apparaisse, que son éventualité devienne manifeste. « Il surgit avant que d’être possible » [14] : c’est en se produisant qu’il manifeste sa propre possibilité et qu’il révèle différentes potentialités et éventualités préexistantes.

17Il y a ainsi des choses qui arrivent, dont on ne pensait pas qu’elles pouvaient se produire, parce qu’elle excédaient le pensable ou notre sens du possible. Lorsqu’elles ont eu lieu, nous devons reconnaître qu’il s’agissait bien de possibilités, de potentialités ou d’éventualités. Nous pouvons aussi imaginer, à la lumière de ce qui s’est passé, ce qui aurait pu se passer d’autre, ou comment les choses auraient pu tout aussi bien tourner. Nous sommes donc conduits à réviser notre sens du possible, à découvrir des possibles qui étaient nôtres de fait, que nous ne soupçonnions pas, et à inscrire dans l’ordre des éventualités ce qui jusque-là paraissait impensable. Cette révision du sens du possible porte aussi bien sur le passé que sur le futur. Non seulement notre connaissance de ce qui est possible s’est modifiée à la lumière de l’événement, mais aussi nos rétrospections et nos projections : il y a des choses que nous savons maintenant possibles, et nous pouvons réinterpréter notre expérience passée à la lumière de cette découverte, tout comme nous pouvons essayer de les faire advenir ou d’éviter qu’elles se produisent.

18C’est par exemple ce qu’effectue une catastrophe naturelle de grande ampleur : lorsqu’elle se produit, elle dépasse tout ce que nous croyions possible jusque-là. Par là, elle modifie le sens du possible qui est le nôtre à un moment donné. Mais de quel ordre relève ce possible ? Certes, du point de vue scientifique, cette catastrophe fait partie des phénomènes parfaitement explicables et donc en partie prévisibles ; a priori, elle n’enfreint en rien les lois établies par la science, ou les processus naturels qu’elle a identifiés ; elle peut tout au plus aller à l’encontre de prévisions qui avaient été faites sur la base de la connaissance de ces lois ou processus, ou contrecarrer des pronostics, des attentes, etc. Elle peut aussi apporter de nouvelles indications sur l’état de développement de processus en cours, voire faire apparaître de nouvelles possibilités ou de nouvelles éventualités dans le déroulement de ces processus (dans la dérive des continents, par exemple). Mais il y a lieu de distinguer cet ordre là de possibilités de celui des possibilités proprement humaines. Qu’est-ce qui fait leur différence ?

19Le possible humain prend forme dans un espace de contraintes spécifique. C’est un possible qui nous est relatif. Relatif, il l’est d’abord à la structure de notre sensibilité et de notre entendement : est possible ce qui peut entrer, sous forme d’une existence singulière hic et nunc, dans notre expérience sensible ou notre pensée du monde [15]. Relatif, il l’est ensuite à nos capacités, et aux conditions particulières de leur exercice, qui impliquent non seulement un sens du possible, mais aussi un sens du faisable et un sens de l’occasion, du moment propice, etc. Relatif, il l’est encore à nos habitudes, à nos us et coutumes et à nos institutions. Relatif, il l’est enfin aux situations dans lesquelles nous nous trouvons [16].

20Le fait que l’événement excède des possibilités et des éventualités préalablement données explique qu’il soit non identifiable et incompréhensible dans un premier temps : on ne comprend pas ce qui se passe parce que la sérialité du cours normal des choses, qui configure localement une part du possible, et la continuité de l’expérience sont rompues ; on ne peut pas encore adjoindre une appartenance à l’occurrence, c’est-à-dire identifier celle-ci comme un événement déterminé dans l’environnement qui est le nôtre, l’insérer dans le contexte de ce qui est en cours, le rapporter à des conditions, ni le considérer comme le résultat d’un enchaînement causal. Ce phénomène est cependant à distinguer d’un autre, qui a davantage trait à la fonction cognitive de la distance temporelle. Il arrive ainsi fréquemment que ce qui s’est passé à un moment donné ne soit déterminé que dans les heures ou les jours qui suivent, cette détermination se faisant notamment à travers la confrontation des témoignages, l’émergence d’une version autorisée et l’apparition des premières conséquences de l’événement. « Dans une même ville, on entend parler d’un grand événement tout autrement le soir que le matin ». R. Koselleck, qui cite cette observation de Goethe, souligne la « fonction créatrice de connaissance » qu’a la distance temporelle, celle-ci imposant de recréer le passé : « Ce qui se passe réellement à chaque instant est toujours déjà dépassé et ce que l’on en dit n’est jamais ce qui s’est vraiment passé. Une histoire prend son ampleur dans l’influence qu’elle exerce » [17].

Deux modalités d’expérience de l’événement

21Les deux statuts possibles de l’événement eu égard à la compréhension (cible et source) indiquent plus largement l’existence de deux modalités d’expérience possible des événements – elles ne sont pas dissociées dans la vie réelle, mais s’articulent circulairement [18]. Disons, pour prolonger l’image introduite par Arendt, qu’un événement peut être individualisé par l’amont – nous le rendons intelligible, en tant que fait advenu, en le contextualisant, en le dotant d’un passé et en l’insérant dans des enchaînements causaux – ; ou par l’aval – c’est au vu de ses conséquences et de ce qu’il révèle, et à travers les situations qu’il engendre, et les expériences et les épreuves qu’il suscite, que l’événement acquiert son individualité.

22Lorsqu’un événement se produit, nous le traitons spontanément comme un fait dans le monde, situé dans le temps et dans l’espace. Nous l’identifions sous une certaine description (c’est un x ou un y), le décrivons en spécifiant ses circonstances (cette spécification peut être abrégée ou étendue), et tentons de l’expliquer par la trame causale qui l’a provoqué, de lui donner un sens en fonction d’un contexte préalable à l’aune duquel il se comprend. En d’autres termes, nous socialisons la surprise qu’il constitue en lui donnant une place déterminée dans le monde social et en lui attribuant des « valeurs de normalité » (Garfinkel), qui le rendent continu avec une dynamique en cours, ou avec un contexte et avec un passé. Cette normalisation passe par la manifestation de sa typicité, de sa comparabilité avec des événements passés similaires, de sa probabilité à la lumière des possibilités du contexte, de sa nécessité d’occurrence compte tenu de ceci ou de cela, etc. La mise en récit regroupe souvent ces différentes opérations. De ce point de vue, l’événement est effectivement appréhendé comme une fin, comme le point d’aboutissement d’un enchaînement causal ou sériel. Il devient relativement transparent à la lumière des possibilités d’explication et d’interprétation offertes par le passé et par le contexte. De plus, il apparaît clos une fois échu, ainsi qu’irrévocable ; il est tout entier contenu dans le présent de son occurrence, et ne le déborde pas. Il est bien circonscrit dans l’espace et le temps : il a eu lieu quelque part, à un moment donné, dans telles et telles circonstances ; il peut donc être situé et daté de manière précise à l’aide des outils conventionnels de mesure du temps et de repérage dans l’espace. S’il était de nature processuelle, il a eu un début, une fin et une certaine durée spécifiables. On peut aussi mesurer ses écarts spatiaux ou temporels avec d’autres événements, estimer s’ils sont contemporains ou pas, et construire des séries ordonnées en fonction des repères de l’avant et de l’après.

23En tant que fait dans le monde, inscrit dans l’espace et le temps, l’événement se prête à une modalité particulière d’expérience. Il a pu être prévu, attendu, souhaité, redouté, et, quand il s’est produit, il a pu surprendre ou rassurer, inquiéter ou soulager, valider ou infirmer des prévisions, remplir ou décevoir des attentes, satisfaire des espérances ou aller à leur encontre. Il a aussi pu être observé au moment même où il s’est produit : quelqu’un a pu y assister, et, s’il s’agissait d’un processus, attendre ses moments à venir et retenir ses phases passées, tout en gardant l’occurrence présente dans le champ de son attention au fur et à mesure qu’elle se produisait. Il a donc pu en être contemporain. Il a aussi pu le mémoriser et en faire l’objet de souvenirs. Vraisemblablement ceux-ci portent sur une situation d’ensemble, dotée d’une certaine extension temporelle, avec des limites et un intervalle, ou encore sur une série d’événements qui se sont enchaînés, plutôt que sur un événement isolé.

24Il se peut cependant que le témoin de l’événement ait été incapable de savoir sur le champ ce qui se passait et qu’il ait dû l’apprendre d’une source extérieure ou attendre la suite pour pouvoir identifier l’événement dont il a été témoin. Celui-ci a aussi pu être perçu depuis des points de vue différents, et il se peut qu’il n’ait pas constitué le même événement pour tous les témoins. Enfin l’événement a sans doute été finalement identifié sous une description faisant autorité, doté d’une certaine valeur et d’une signification déterminée, distingué comme événement insignifiant ou marquant, éventuellement revêtu après coup d’un sens qu’il n’avait pas au départ, notamment en fonction de ses conséquences. Il a pu toucher des sujets, individuels et collectifs, faire des victimes et des rescapés, provoquer, chez des individus et dans des collectivités, des sensations, des émotions et des réactions, satisfaire ou décevoir des personnes, les réjouir ou les horrifier, les satisfaire ou les désespérer, les atterrer ou les traumatiser, altérer leurs « vécus » positivement ou négativement, résoudre leur situation ou poser de nouveaux problèmes.

25Cette modalité d’expérience de l’événement nous est familière. Il en est une autre qui ne nous est pas moins familière, mais qui retient peut-être moins l’attention. Dans celle-ci, l’événement n’est plus saisi simplement en tant que fait qui a eu lieu, quelque part, à un moment donné, qu’il faut identifier et rendre intelligible, mais comme à la fois une source d’intelligibilité, l’origine d’une situation nouvelle et le terme d’une transaction. Il n’est plus appréhendé sous l’aspect de son origine dans un passé ou de son ancrage dans une trame causale, et sa signification n’est plus dérivée d’un contexte préexistant : il crée son propre contexte de sens. C’est un renversement de perspectives qui se produit alors : au lieu que ce soit le contexte dans lequel l’événement s’est produit qui éclaire celui-ci, c’est désormais l’événement qui éclaire son contexte et son passé, modifie l’intelligence d’événements ou d’expériences antérieurs, révèle une situation avec sa structure et ses horizons, découvre « un paysage inattendu d’actions et de passions » (Arendt), fait apparaître des possibilités et des éventualités insoupçonnées, et projette sa lumière sur ce qui a pu le précéder comme sur ce qui pourrait s’ensuivre. Bref, il donne un sens nouveau à une histoire et à un environnement, sens dont il est la source, du fait de sa discontinuité.

26L’individualisation de l’événement ainsi appréhendé excède son identification sous une description, ainsi que la spécification du lieu, du moment et des circonstances de son occurrence : il continue en effet d’arriver et de s’individualiser tant qu’il produit des conséquences, notamment tant qu’il produit des effets, non pas des effets causaux, mais des effets dans l’ordre du sens et dans l’ordre de l’action et de la passion. Mais cela n’est possible que dans la mesure où l’événement non seulement arrive, mais arrive à quelqu’un (individu ou collectif) qu’il affecte et atteint, qui peut en jouir, si l’événement est heureux, ou doit l’endurer, si l’événement est malheureux, et qui doit aussi y répondre, voire en répondre. C’est pour autant qu’il arrive à quelqu’un qu’il « devient », pour reprendre la définition de G. H. Mead présentée en exergue [19].

27Mais comment passe-t-on d’« arriver » à « arriver à » ? Et comment définir celui à qui l’événement arrive ? Dans « arriver à », il y a l’idée non seulement d’une implication d’un être quelconque, mais aussi d’un subir et d’une atteinte. Un événement arrive habituellement à une pluralité d’êtres, animés et inanimés, humains et non humains, comme on s’en rend compte dans le cas d’une catastrophe naturelle. Dans « arriver à », il y a aussi l’idée d’un changement, d’une transformation d’un substrat quelconque, que ce soit un substrat matériel ou un substrat personnel. Mais la transformation subie par un objet matériel dans le cadre d’un événement ne donne pas lieu à une expérience « eue » par cet objet, pour la simple raison que l’objet est sans doute indifférent à ce changement. Certes certains objets peuvent réagir à un changement qui les affecte, par une résistance ou une tension par exemple. Mais, même dans ce cas, il n’y a pas à proprement parler d’expérience. Il n’y a d’expérience que là où une transaction peut avoir lieu entre deux choses qui ne sont pas extérieures l’une à l’autre, où chacune est affectée par l’autre et réagit selon sa constitution, et où il y a un mouvement d’interpénétration et d’adaptation mutuelle.

28C’est la notion même d’expérience qu’il faut ainsi modifier pour saisir la seconde modalité d’expérience de l’événement. Il ne s’agit plus simplement d’une manière de se rapporter à l’événement et de le traiter (par des attitudes, des opérations et des comportements déterminés). C’est désormais l’événement qui occasionne une expérience. Cette expérience est un mouvement d’un point à un autre, une traversée, voire une épreuve. Ce mouvement peut durer un certain temps, continuer jusqu’à ce qu’une adaptation mutuelle du sujet (individu ou collectif) et de l’événement se produise, et parvenir ou non à un achèvement. Il faut du temps pour qu’une telle adaptation soit menée à bien, car elle est un développement et elle demande une organisation sous peine d’être une dérive. Pour reprendre une des expressions préférées de Dewey, il s’agit d’une expérience que l’on a et qui est « eue ». Mais l’expérience « eue » n’est pas l’expérience vécue par un sujet éprouvant des sensations ou des émotions, et donnant des significations et des valeurs aux faits depuis sa perspective finie.

29L’emploi de la voix passive n’est pas anodin. Il souligne la dimension du subir et du pâtir, c’est-à-dire la passivité, dans la confrontation à l’événement et dans l’engagement d’une expérience. Cette passivité doit être comprise comme une réceptivité ou une « passibilité ». La passibilité n’est pas la passivité au sens ordinaire du terme. En français ce mot n’est pas d’usage courant contrairement à son antonyme, l’impassibilité : est impassible celui qui n’est pas susceptible d’être touché, affecté, troublé, ému par ce qui lui arrive, et donc de subir, d’endurer, de souffrir quoi que ce soit. C’est cette passibilité qui fait de la confrontation aux événements une expérience, c’est-à-dire une transaction et une traversée dans laquelle celui à qui l’événement arrive, qu’il soit un individu ou un collectif, s’expose, court des risques, met en jeu son identité. Mais cette traversée est aussi un facteur d’individualisation de l’événement : celui-ci y trouve une partie de sa signification, car celle-ci est une affaire de conséquences.

30Précisément si l’événement a un pouvoir d’ordre herméneutique, c’est en raison de cette transaction possible : il peut y avoir rencontre, interaction, affectation réciproque, adaptation mutuelle. Cela ne veut pas dire que celui à qui l’événement arrive exerce sur l’événement un pouvoir de définition ou de contrôle. Cela veut dire que l’individualité de l’événement n’est pas déterminée seulement par les caractéristiques de son occurrence comme fait, ni par la description identifiante qui lui est appliquée, mais aussi par les réactions et les réponses, et plus largement les expériences, qu’il suscite, via un travail de compréhension et d’appropriation, quel qu’en soit le support.

31Le pouvoir de l’événement d’affecter celui à qui il arrive n’est pas un pouvoir causal ; il est au-delà du pouvoir d’altérer causalement le vécu d’un sujet, individuel ou collectif, de provoquer en lui des sensations, des émotions ou des réactions déterminées. De même que, en tant que discontinu, l’événement n’est causé par rien, de même il ne cause rien, au sens mécanique du terme. Celui à qui l’événement arrive est affligé, désolé, abasourdi, tout renversé, ou au contraire, ravi, joyeux, etc. Ne s’agit-il pas d’émotions provoquées chez lui par l’événement, et qui sont la résonnance affective d’un contraste entre ce qui s’est produit et le prolongement normal (préféré) du cours des choses [20] ? Sans doute que oui, mais il s’agit aussi, et surtout, de qualités qui, du fait de l’événement, imprègnent désormais les situations présentes dans lesquelles il se trouve, affectent et modifient leurs éléments constitutifs ainsi que leurs relations entre eux, pénètrent et colorent tout ce qui est impliqué dans l’expérience. Il s’agit, dit Dewey, de qualités diffuses, « uniques », « eues immédiatement » et « inexprimables par des mots » : « Une émotion a partie liée avec une situation dont l’issue est inconnue et dans laquelle le moi qui ressent l’émotion est impliqué de façon vitale. Il peut s’agir de situations déprimantes, menaçantes, intolérables ou encore de situations qui procurent un sentiment de triomphe. (…) Il n’y a pas, si ce n’est sous forme de mots, d’émotion universelle telle que la peur, la haine ou encore l’amour. Le caractère unique et original des événements et des situations vécus imprègne l’émotion qui est évoquée » [21].

32L’événement entre donc dans l’expérience non seulement comme fait à identifier et à comprendre mais aussi comme terme d’une transaction. L’événement et celui à qui il arrive sont tous deux des choses qui « deviennent » dans le cadre d’une telle transaction, quoique leur « devenir » soit très différent. Une personne ne subit et n’endure pas simplement l’événement : elle compose avec lui ; elle lui répond aussi. Il est possible que le subi prédomine et ne donne pas lieu à des réactions : la personne peut être submergée par ce qui lui arrive, effondrée, hébétée ou sidérée ; son Lebenswelt (tout ce qu’elle tenait jusque-là pour allant de soi) a pu s’effondrer, si bien qu’elle est privée de tous ses repères, paralysée par l’effroi, transie par le chaos que l’événement a instauré, donc incapable de répondre. L’expérience est alors négative ; elle échoue à s’organiser et la personne vogue à la dérive. Lorsqu’elle peut répondre, sa réponse prend une autre dimension que la simple réaction : la personne fait face et répond de ce qui lui arrive en (se) reconstruisant. Ce qui veut dire : elle s’approprie l’événement en fonction de ce qu’elle est, l’intègre à son histoire et à ses projets, reconfigure son futur et son passé à partir de lui et à sa lumière, se transforme en reprenant en initiatives le subi que l’événement lui a imposé.

33On peut distinguer plusieurs modalités possibles de la transaction entre l’événement et celui à qui il arrive. Il se peut que la transaction soit avec l’événement en cours d’occurrence, par exemple si celui-ci est de nature processuelle et si le patient est impliqué dans le processus, telle la victime d’une inondation en cours qui s’efforce de la combattre, ou celle d’un incendie qui tente de contrecarrer la progression du feu. Est tout autre la transaction avec l’événement échu, auquel il faut se faire, qu’il faut digérer, s’approprier, etc. C’est d’abord une transaction avec la réalité d’une situation présente générée par l’événement, et toute imprégnée, du point de vue qualitatif, des modalités de production et de réception de ce qui s’est passé. C’est ensuite une transaction avec ce qui s’est passé, avec lequel il faut instaurer le rapport qui convient pour pouvoir faire face au présent et au futur ; il se peut que ce qui s’est passé refuse de passer dans le passé, résiste à la mise à distance et continue à hanter le présent et à l’imprégner qualitativement. La transaction avec l’événement peut enfin être plus cognitive et prendre la forme soit d’une enquête sur ce qu’il convient de faire aujourd’hui et demain, ou sur les attitudes à adopter (par exemple sur le type de travail de mémoire à effectuer par rapport à un passé qui refuse de passer [22] ), soit d’une révision de ses croyances et désirs, de ses préférences et attentes, ou encore du sens du possible. Dans ce dernier cas, l’événement acquiert le statut d’un « terme du jugement ».

34S’il y a transaction et expérience, le sujet ne peut pas être la mesure de l’événement, être la source de son sens. S’il l’était, l’événement n’aurait pas un tel pouvoir de révélation et de transformation : il n’y aurait que des faits revêtus après coup d’un sens qu’ils n’avaient pas de prime abord. Ce n’est pas uniquement ainsi que les événements s’inscrivent dans l’ordre du sens. Les événements donnent aussi lieu à des expériences, qui sont sources d’identité, à la fois pour eux-mêmes et pour ceux à qui ils arrivent. L’expérience est donc ce par quoi un sujet et un monde se constituent à travers la confrontation à des événements, dans l’articulation plus ou moins équilibrée d’un subir et d’un agir. En ouvrant un horizon de sens, en apportant avec lui des possibilités interprétatives, l’événement permet à celui qui s’y trouve exposé de découvrir quelque chose de lui-même et de sa situation, d’approfondir sa compréhension de soi et du monde. Le « sujet » advient à lui-même à partir de ce qui lui arrive, et à travers le travail qu’il effectue sur l’événement. En effet, en tant que patient, il est lui-même impliqué dans ce qui survient ; il se comprend à la lumière de ce qui lui arrive ; son propre destin est en jeu dans les événements qui lui adviennent ; il a à se les approprier, à les incorporer à son histoire et à son projet de vie, à y répondre et à en répondre. Dans cette perspective, les événements sont une des sources du sujet, en même temps que leur individualité dépend des expériences et des épreuves qu’ils occasionnent. Evénement et sujet surgissent ainsi ensemble et sont inextricables : l’individualité de l’événement et l’« ipséité » de ceux qui en font l’expérience sont tissées ensemble.

35L’événement lui-même est donc transformé par la transaction à laquelle il donne lieu. C’est pourquoi les événements nous ressemblent. Ils le font parce que nous les faisons appartenir à notre monde et à nos entreprises, mais aussi parce que du fait des transactions que nous engageons avec eux ils deviennent relatifs à ce que nous sommes, à nos capacités et à notre sens du possible, à nos manières d’être affecté et à notre pouvoir de répondre, à notre sensibilité et à nos habitudes, toutes choses qui sont sociales. Ils sont aussi configurés par ce que nous leur faisons, par la manière dont nous leur répondons et dont nous nous les approprions. Toutefois notre pouvoir d’action sur l’événement est limité, car, une fois que celui-ci a eu lieu, nous n’avons pas le pouvoir de le modifier, de faire en sorte qu’il n’ait pas été ce qu’il a été. Ce qui a eu lieu a eu lieu. Il aurait pu ne pas avoir lieu ou avoir lieu différemment, et donc avoir des conséquences différentes. Mais une fois qu’il a eu lieu, nous ne pouvons pas le modifier, pas plus que nous pouvons modifier l’ordre temporel de ce qui se passe. Le passé qui conditionne le présent est objectif : il fait partie de l’environnement auquel nous nous ajustons ; en un sens, il ne dépend plus de nous, et il a fallu qu’il ait lieu tel qu’il a eu lieu pour que le présent actuel ait lieu. Mais en un autre sens, il dépend encore de nous : nous pouvons le comprendre autrement, en faire un événement d’un autre type, le reconfigurer à travers la manière dont nous nous l’approprions et l’intégrons à nos préoccupations et projets.

36L’événement appréhendé comme terme d’une transaction n’est donc plus seulement un fait dans le monde, composé de données actuelles et susceptible d’être expliqué causalement, interprété à la lumière d’un contexte, doté de sens ou de valeur par un sujet. Il est lui-même porteur ou créateur de sens ; il apporte avec lui « les conditions de sa propre intelligence » [23]. Il introduit notamment des possibilités interprétatives nouvelles, concernant aussi bien le passé que le présent et le futur. C’est pourquoi, il ne peut pas être enfermé dans le lieu, le moment et les circonstances de son occurrence : il les déborde de toutes parts. Spatialement, car il peut produire ses effets très loin du lieu où il s’est produit. Temporellement, car il s’étend vers le futur et vers le passé. Vers le futur, car ce n’est qu’après-coup, avec un certain retard, via les effets qu’il a produits, les conséquences qu’il a eues, les situations qu’il a créées ou révélées, et les réponses qu’il a suscitées que se forme une compréhension d’ensemble de l’événement ; vers le passé, car outre que celui-ci n’émerge qu’à la faveur d’un événement, l’événement le fait découvrir sous un nouveau jour, en raison du point de vue inédit qu’il fournit et des ressources interprétatives qu’il apporte avec lui. Enfin, il ouvre des possibles et en ferme d’autres, et reconfigure le monde, passé, présent et futur, de ceux qui sont exposés à lui, et en font l’épreuve.

37En tant que terme de transaction, l’événement appelle d’autres attitudes que le fait, localisable et datable, dont nous avons vu qu’il se prêtait à des attentes et à des anticipations, à une présence contemporaine et à la production de souvenirs. En effet, son occurrence ayant une étendue indéterminée, elle ne peut pas être située et datée comme celle du fait, qui est clos. Il n’est pas non plus possible d’assister à un tel événement ou d’être contemporain de sa survenance, dès lors qu’il n’est présent dans l’expérience qu’une fois qu’il a déjà eu lieu, et qu’il s’y manifeste avec l’ancienneté de ce qui a eu lieu depuis toujours. Se produisant contre toute attente, il peut déchirer la trame des attentes. Il n’a pas le statut d’un fait dont on peut se souvenir, car il se définit par l’épreuve qu’il occasionne. Or si une épreuve peut faire l’objet d’une mémoire, celle-ci est différente du souvenir d’un fait que l’on peut retenir en référence à son contexte, car une de ses caractéristiques est d’oublier le détail des faits. Enfin il ne peut être compris qu’à partir de son devenir et de sa postérité, alors que le fait peut être compris à partir de son occurrence et de son ascendance. Il reçoit son individualité de l’avenir et du destin qu’il ouvre.

38Les événements peuvent occasionner des jouissances, s’ils sont heureux par exemple, ou s’ils satisfont des espoirs au-delà de toute attente. Mais il semble que leur pouvoir de révélation et de transformation soit plus important s’ils provoquent des épreuves. Cette notation rejoint le constat fait par R. Koselleck concernant la dissymétrie, en matière de connaissance de l’histoire, entre les vainqueurs et les vaincus. Les gains historiques de connaissance proviennent des vaincus plutôt que des vainqueurs, essentiellement pour la raison suivante : être vaincu est une expérience originale, dont une des caractéristiques est que « tout est arrivé autrement qu’on ne l’avait prévu ou espéré ». Les vaincus sont alors conduits à rechercher des causes à long et à moyen terme, ou des transformations structurelles de longue durée, pour expliquer que les choses se soient passées autrement que prévu ou espéré. « La condition de vaincu recèle visiblement un potentiel inépuisable d’accroissement de connaissance » [24]. Les vainqueurs eux ne s’intéressent pas à la longue durée : « Leur histoire est basée sur le court terme » (la série immédiate d’événements qui leur a donné la victoire) et leurs explications visent surtout à vanter leurs exploits.

39Pour mettre en évidence le pouvoir herméneutique de l’événement, j’ai raisonné jusqu’à présent comme si existaient des événements isolés. Or dans l’expérience réelle, il n’existe pas d’événement isolé : « Un (…) événement est toujours une portion d’un monde environnant dont on fait l’expérience – d’une situation. (…) Nous vivons et agissons en connexion avec l’environnement existant, non en connexion avec des objets isolés, même si une chose singulière peut avoir un sens crucial pour décider de la manière de répondre à l’environnement total » [25]. Un événement coexiste notamment avec d’autres événements et entre plus ou moins en relation avec eux. Ceci dit, il arrive très fréquemment que nous ne nous préoccupions pas de relier un événement à ce qui précède ou ce qui suit, ni à des événements concomitants. « Pour une grande partie de notre expérience (…) les choses se produisent, mais elles ne sont ni véritablement incluses, ni catégoriquement exclues ; nous voguons à la dérive. Il y a des débuts et des fins, mais pas d’authentiques initiations ou clôtures. Une chose en remplace une autre, mais il n’y a pas assimilation et poursuite du processus. Il y a expérience, mais si informe et décousue qu’elle ne constitue pas une expérience » [26]. La manière dont nous connectons les événements les uns aux autres, qui peut être plus ou moins étroite ou plus ou moins lâche, définit ainsi non plus des modes d’expérience, mais des degrés de l’expérience, dont les deux extrêmes sont la déliaison complète des événements, d’un côté, leur inclusion sérielle dans un procesus cumulatif, de l’autre. A ces degrés sont liées à la fois des modalités et des intensités de l’implication ou de l’engagement (ce que Goffman appelle des « niveaux d’engagement »). L’implication va de l’inattention (on s’absente, on ne fait pas attention à ce qui se passe) à l’absorption totale. Mais on peut être impliqué sans être concerné, comme dans le cas de la curiosité.

40La curiosité manifestée à l’égard des événements est une forme d’implication, ou une manière d’être engagé dans une situation. Elle consiste à se laisser prendre au spectacle de ce qui arrive. Mais l’absorption et l’abandon qui la caractérisent sont différents de ceux du spectateur qui se voue entièrement au spectacle d’une représentation artistique ou théâtrale où il se trouve inclus. « Ce qui caractérise l’objet de la curiosité, c’est qu’au fond il ne concerne personne. Il n’a aucun sens pour le spectateur. Il n’y a rien en lui qui invite le spectateur à y revenir réellement, rien en quoi il pourrait se concentrer. Car c’est bien la qualité formelle de la nouveauté, c’est-à-dire l’altérité abstraite, qui fait alors le charme du spectacle. La preuve en est qu’il a pour complément dialectique la venue de l’ennui et de l’usure » [27].

41Alors que la curiosité se caractérise par un saisissement et un ravissement « du moment », par un attrait pour la nouveauté pour elle-même et un manque de concernement, le souci de se tenir au courant de ce qui se passe implique un autre rapport à la nouveauté, un autre mode de présence ou d’assistance aux événements, donc une autre forme d’implication. Se tenir au courant est en effet une exigence pragmatique de la compréhension commune. Les gens attendent les uns des autres qu’ils puissent tabler mutuellement sur une connaissance de sens commun par chacun de l’environnement et du contexte : chacun attend de chacun qu’il sache ce que tout un chacun, comme soi, est supposé savoir du fait de son appartenance active à un environnement déterminé et d’une participation appropriée à la vie sociale. La tenue à jour de ce savoir relève donc des attentes normatives réciproques. Si les gens communiquent et s’informent, c’est « pour modifier et élargir l’environnement cognitif mutuel qu’ils partagent entre eux » [28]. Il y a comme une sorte de nécessité de l’information et cette nécessité relève de la régulation normative des engagements (au sens de Goffman) : nous ne pouvons pas définir ceux-ci comme bon nous semble, et nous attendons les uns des autres le niveau d’implication qui convient dans le suivi de ce qui arrive autour de nous.

Le caractère critique de l’événement dans l’accomplissement de l’action

42Dans cette troisième partie, je voudrais analyser la façon dont le pouvoir herméneutique de l’événement s’exerce dans l’organisation de l’action, notamment de l’action collective. Rapporter ainsi l’événement au champ pratique pose différents problèmes dont celui de la conception de l’action à adopter. Mon parti pris consiste à considérer l’action sous l’aspect de son accomplissement, appréhendé from within. Adopter ce point de vue implique de prendre en compte l’organisation, en situation, d’un procès sériel et séquentiel, destiné à faire advenir, par des interventions sur un matériau et des conditions environnantes, un état de choses désiré, tout en empêchant qu’adviennent d’autres états de choses non désirés, voire redoutés. Un procès est plus qu’une succession d’événements. C’est un changement progressif orienté vers un terme, donc un développement téléologique. Il implique d’une part que quelque chose change et aille de l’avant, d’autre part que le point final ne soit pas seulement une terminaison, mais aussi un achèvement ou un aboutissement. « Il y a procès si quelque chose procède graduellement vers un état final, et il y a action si le procès en question est suffisamment contrôlé par l’acteur » (il ordonne ou autorise les changements qui se produisent autour de lui) [29]. Un procès prend du temps et il peut être plus ou moins avancé. Il se peut que sa continuation implique une abstention momentanée de l’agent, notamment pour laisser le temps à des processus physiques ou chimiques autonomes de se développer. Il implique aussi la transformation d’un matériau, ce qui est un changement extérieur à l’agent. Ce changement sert en partie de repère à l’intervention de l’agent. C’est, pour une part, sur lui que celui-ci se règle ; c’est en lui qu’il trouve des indications pour moduler ses gestes et décider quoi faire. Un procès comporte enfin une « mesure immanente d’accomplissement », déterminée par l’articulation des changements externes provoqués et de ce que l’agent cherche à obtenir. C’est dans un tel cadre qu’il faut placer le raisonnement et le jugement pratiques, qui répondent aux questions : quoi faire ? Comment continuer ?

43Un tel procès peut prendre des formes différentes. Il peut être chaotique, si ses moments se succèdent de manière décousue, ou, au contraire, intégré, si la succession se fait cumulative grâce à un mouvement organisé. Sa conduite et son contrôle peuvent être entièrement routinisés, ou alors se faire en régime d’enquête. L’opposé de l’accomplissement chaotique ou routinisé est l’accomplissement ordonné répondant aux critères d’une authentique praxis. Un accomplissement est de l’ordre d’une praxis s’il se règle depuis lui-même, grâce à la possession d’un schème ou d’une méthode, et si ses enchaînements ne sont pas fixés a priori tout en étant déterminés par une technique, un algorithme ou une institution (« pour faire telle chose il faut procéder ainsi et ainsi »). Ce qui fait, en second lieu, qu’un accomplissement est une praxis c’est le type de réflexion qui lui permet de s’orienter et de se corriger dans son effectuation. Il ne s’agit pas uniquement d’une réflexion faisant appel à l’intellect, mais aussi d’une réflexion de valeurs, reposant sur une distension et une temporalisation internes. Un exemple favori des phénoménologues est celui de la « parole opérante », c’est-à-dire « de la parole qui se cherche tout en cherchant à dire quelque chose qu’elle ne sait pas d’avance ». Le propre d’une telle parole « est qu’elle s’élance, pour ainsi dire en vue de ce « quelque chose » dont elle a une pré-appréhension sans pour autant savoir précisément en quoi elle consiste, et qu’elle se réfléchit en se corrigeant, tout au long de son déroulement, en mesurant ce qu’elle est en train de dire à l’aune de ce qu’elle cherche à dire ; elle se clôt ou plutôt s’achève quand ce qui lui paraît comme ce qu’elle a dit lui paraît correspondre, de façon plus ou moins heureuse, à ce qu’elle cherchait à dire » [30]. Cet exemple suggère comment un accomplissement ordonné s’ouvre sur le futur de ce qu’il y a à faire, le mesure et s’y mesure ; mais il ne peut mesurer ce futur et s’y mesurer que s’il s’ouvre, du même mouvement, au passé de ce qui a été fait et qu’il le mesure, à son tour, au regard du résultat à obtenir. Ce qui lui permet donc de savoir où il en est, ainsi que de s’orienter et de se corriger dans son exercice, c’est le croisement de ces deux évaluations qui se réfléchissent l’une dans l’autre. Ce mode de réflexion s’articule aux autres formes du jugement pratique, notamment à celles, plus cognitives, de la délibération sur ce qu’il faut faire pour compléter ou dénouer une situation, et de l’enquête qu’elle requiert.

44Comment les événements interviennent-ils dans un tel accomplissement ? Ils font partie de ce que j’ai appelé les changements externes. Dans une activité, le matériau, les objets et les conditions environnantes changent continuellement ; quelque chose s’y passe en permanence, du nouveau y surgit sans cesse et il faut s’y ajuster. A chaque phase de l’activité, l’attention et l’exploration se portent sur des choses singulières telles qu’elles se produisent et se présentent (ceci, cela, ici, maintenant), car c’est à travers elles que peut être saisie l’évolution de la situation en référence au résultat que l’on veut atteindre ou au problème que l’on veut résoudre, et que des choix peuvent être faits en vue d’obtenir certaines conséquences et d’arriver au but visé. Mais les micro-événements et les changements qui se produisent ne constituent pas un « panorama changeant d’apparitions et de disparitions soudaines » ; normalement ils sont intégrés dans et par la situation d’ensemble qui détermine la sérialité de l’activité. Ils font alors progresser le procès vers son achèvement ; ils peuvent aussi, au contraire, l’entraver en créant des résistances et des tensions. Lorsqu’ils se produisent, ils peuvent en partie être traités par les routines : on sait d’emblée comment y faire face parce qu’ils n’introduisent pas d’incertitude sur la situation et qu’une routine est disponible. Mais leur surgissement peut tout aussi bien rendre la situation problématique et faire passer l’action en régime d’enquête ou de résolution de problème.

45Il est utile de différencier deux sortes de « problématique ». Il y a d’abord le problématique créé par une modification de la situation par rapport à sa dynamique normale perçue et attendue, cette modification important pour notre activité en cours ou mettant en jeu ce à quoi nous sommes attachés. P. Livet parle d’un « différentiel » entre deux dynamiques : l’une, inertielle – celle, attendue et préférée, de la prolongation normale de l’activité en cours, avec l’inertie qui lui est propre –, l’autre, informative – correspondant à l’irruption ou la découverte de quelque chose de nouveau. Ce différentiel est « apprécié relativement à nos orientations affectives actuelles (désirs, préférences, sentiments, humeurs), que ces orientations soient déjà actives ou qu’il s’agisse de nos dispositions actuellement activables » [31]. L’émergence de ce problématique conduit à des révisions, à partir d’émotions.

46Un autre type de « problématique » est celui introduit par l’enquête initiée pour réduire l’indétermination d’une situation (elle est indéterminée parce qu’elle est incomplète, non dénouée), ou ses tensions et discordances constitutives. Ce problématique résulte d’une focalisation sur ce qui entrave le développement et l’achèvement d’une situation, et du lancement d’un type particulier d’exploration : l’enquête en tant que support du jugement pratique. L’observation et l’analyse des événements qui surgissent jouent un rôle important dans la dynamique de celle-ci, car ils font découvrir de nouveaux aspects de la situation et permettent d’affiner les distinctions et les différenciations introduites pour l’analyser. « Il y a toujours un champ où se produit l’observation de cet objet-ci ou de cet événement-là. L’observation de ce dernier sert à découvrir ce qu’est ce champ par référence à quelque réponse active d’ajustement à faire pour promouvoir un train de comportement (…). Dans l’enquête de sens commun on ne tente pas de connaître l’objet ou l’événement en tant que tel, mais seulement de déterminer quel en est le sens par rapport à la façon dont il faudrait traiter la situation entière (…). L’objet ou l’événement en question est perçu comme une portion du monde environnant, non en soi et par soi ; il est perçu à bon droit (de manière valide) s’il agit comme clef et guide dans l’usage et la jouissance » [32].

47Lorsque l’organisation de l’action se fait en régime d’enquête, l’observation et l’interprétation d’un événement singulier qui surgit ont non seulement lieu dans une situation globale dynamique, elles sont aussi orientées par une intention pratique : lever l’indétermination ou l’incertitude de la situation, réduire les tensions et discordances qui entravent son achèvement, « promouvoir un train de comportement ». L’événement a alors un pouvoir d’éclairage et d’indication, et un « sens discriminatoire » : son observation permet de découvrir le champ dont il fait partie, d’identifier les conditions environnantes à affronter, de déterminer plus précisément la situation dans laquelle il s’insère en référence au problème soumis à l’exploration. Du fait qu’il ressort ou saillit et qu’il est singulier, il constitue un pivot de l’enquête portant sur la situation, parce qu’« il représente, à une étape donnée de [cette] enquête, ce qui est crucial, critique, ce qui a un sens discriminatoire » [33] : il permet de sélectionner un aspect à traiter dans la situation ; il fait voir ce qui est important, et structure la pertinence ; il fait découvrir des processus en cours et révèle ce dont dépend le dénouement de la situation ; il fait saisir le degré d’incomplétude de la situation ; et il indique ce qu’il convient de faire précisément pour que la situation atteigne son point final, ou que l’on puisse passer à une autre phase de l’activité.

48Dans cette dynamique de l’enquête, « l’événement est un terme du jugement, non d’une existence extérieure au jugement » [34]. Etre un moyen de l’enquête et être, en tant que réalité objective, la source de qualités diffuses, « immédiatement eues » dans une situation présente, ou le terme d’une transaction, sont deux statuts différents. En effet, ce que doit produire une enquête c’est le changement d’une situation présente, la conduisant à sa résolution. En tant que déterminé par l’enquête, ce changement est d’abord « un objet du jugement », pas quelque chose qui a lieu dans le monde ; il le devient par l’effectuation des opérations sélectionnées par l’enquête. Ce changement, qui comporte nécessairement une direction – d’une chose à une autre –, est lui-même un « cycle d’événements dont le commencement et la fin sont déterminés par la situation indéterminée qui subit une résolution » [35]. Il n’y a donc pas de début ni d’achèvement absolus. La délimitation, en termes de commencement et de fin, d’un cycle d’événements est toujours relative à ce qui s’est noué dans une situation donnée et à la visée de l’enquête qui cherche à la conduire à son dénouement. Et de même qu’une fin est plus qu’une simple terminaison, à savoir un achèvement ou un aboutissement où culmine ce qui a précédé, un début est plus qu’un simple commencement, à savoir le nouement d’une situation par un événement ou une initiative humaine. Tous les changements et événements qui se produiront pourront être racontés sous la forme d’un enchaînement d’incidents et de péripéties variés, voire de retournements de situation et de changements de fortune ; cette narration, qui disposera du point final, ne pourra elle-même se faire qu’en introduisant un début, un développement et une fin.

49Cette dynamique de l’enquête se rencontre à des niveaux très différents. On la trouve d’abord dans l’organisation de n’importe quelle activité de la vie courante, lorsqu’elle est sous-tendue par une situation d’ensemble orientée vers son dénouement, par exemple l’achèvement d’un procès en cours (écrire un article) ou la résolution d’un problème pratique (réparer une chasse d’eau qui fuit). Mais on la trouve aussi dans l’action collective, entendue au sens large de traitement, par des opérations, des procédures et des dispositifs spécifiques, de problèmes constitués comme publics. C’est un point qui n’est pas souvent pris en compte. Cependant l’élaboration de l’action collective suit des voies différentes de l’organisation des activités de la vie ordinaire.

50Notre existence individuelle et collective est, pour une grande part, un enchevêtrement de situations ou d’intrigues, en attente de dénouement, qui s’imbriquent ou se chevauchent – seules quelques-unes sont mises en récit. Bon nombre de nos initiatives ou même de nos abstentions d’action, tout comme beaucoup d’événements qui se produisent, prennent place dans des situations dans lesquelles nous nous trouvons engagés, et dont le développement nous échappe en partie, ou alors ils en nouent de nouvelles. Une part des événements qui retiennent notre attention le font en fonction de leur émergence dans de telles situations : ils ressortent ou deviennent saillants en elles, et ils en reçoivent leur valeur et leurs significations. Mais, d’un autre côté, c’est aussi à la lumière de ces événements que se forme notre compréhension de l’évolution des situations et de ce qu’il convient de faire pour assurer leur dénouement.

51On l’a vu, le caractère problématique d’une situation tient soit au contraste d’un événement qui s’y produit avec le cours normal des choses tel qu’il est anticipé ou attendu, soit à son indétermination et à ses incertitudes, dues à son incomplétude ou à la tension et la discordance de ses éléments, toutes choses qui entravent sa résolution à travers l’adoption de conduites appropriées. Pour être circonscrit et résolu, le problème sous-jacent demande une enquête, avec des jugements et des révisions. Mais, souvent, un problème est formé d’une multiplicité d’éléments constitutifs, en relation plus ou moins intégrée entre eux, en même temps qu’il est entrelacé avec d’autres problèmes connexes. On peut alors parler d’un champ problématique. Plusieurs champs problématiques constituent ainsi la trame de la vie d’un individu à un moment donné (problèmes de santé, de travail, de couple, d’enfants, d’argent, etc. ; problèmes liés aux divers engagements et aux initiatives prises). Il en va de même pour la vie d’une collectivité, quelle qu’en soit l’extension (une famille, un laboratoire de recherche, une université, une collectivité territoriale ou nationale, une communauté religieuse, etc.). De même qu’ils s’intègrent à des intrigues et contribuent à leur développement, tout en éclairant les situations, les événements prennent place dans des champs problématiques et servent, du fait de leur pouvoir d’éclairage et de discrimination, de pivots aux enquêtes qui élaborent des solutions. Pour reprendre une définition de G. Deleuze, les événements « sont des singularités qui se déploient dans un champ problématique, et au voisinage desquelles s’organisent des solutions » [36].

52Si la plupart des événements s’insèrent dans des champs problématiques déjà constitués, qui perdurent tant que ce qui fait problème n’a pas été résolu ou dissous, il arrive aussi fréquemment que de nouveaux champs problématiques se constituent à la faveur d’événements, notamment à travers le travail qui leur est appliqué d’explicitation de leurs enjeux de différents points de vue. Il a ainsi fallu l’attentat du 11 septembre 2001 à New York pour que soient posés en des termes nouveaux le problème de la sécurité intérieure et extérieure des Etats-Unis, et celui de la lutte contre le terrorisme. En France, la question du port du voile à l’école, telle qu’elle a été posée et traitée par une loi récente, est le résultat de tout un processus de problématisation et de publicisation d’une série d’incidents locaux qui se sont produits il y a plusieurs années dans quelques collèges ou lycées. L’élaboration de ce champ problématique public s’est évidemment faite en relation directe avec les enquêtes en cours sur des problèmes connexes, celui dit « des banlieues », par exemple, mais aussi celui de l’intégration des populations issues de l’immigration, ou celui de la lutte contre les discriminations de toutes sortes.

53Une grande part de l’organisation de l’action collective passe par des enquêtes publiques, qui problématisent les événements dans un référentiel particulier [37], exploitent leur potentiel d’éclairage et de discrimination, explorent les discordances des situations qu’ils créent ou révèlent et définissent des dispositions pour les réduire. Non seulement elles font apparaître la résolution de ces situations comme une nécessité ou une exigence légitime. Elles explorent aussi les facettes du problème en avançant des propositions de toutes sortes : elles identifient et mesurent des faits, saisissent leurs conséquences, réelles ou potentielles, dans l’environnement social, affirment leur altérabilité, établissent des causes et des responsabilités, procèdent à des évaluations en référence à des principes, des règles ou des croyances tenues pour légitimes (notamment des jugements d’inacceptabilité et des jugements de désirabilité), proposent des solutions possibles, indiquent des décisions à prendre, des actions à faire, qui auront pour conséquences de changer la situation, attribuent la responsabilité de ces actions à des agents déterminés, etc. Pour une part importante, le traitement public des événements fait partie des médiations par lesquelles l’action collective s’élabore elle-même. Et ce traitement a pour cadre et pour horizon la configuration de l’action collective. Il y a ainsi une détermination réciproque de l’événement public et de l’action collective, dont le fondement est le pouvoir herméneutique et critique de l’événement [38].

54On ne peut pas rendre complètement justice à ce phénomène si l’on ne réinscrit pas le traitement des événements par les médias dans ce processus plus général de configuration de l’action collective dans un espace public démocratique, à travers l’exploration contradictoire, orientée vers leur résolution pratique, de champs et de situations problématiques, créés, révélés ou mis en lumière par les événements. Cette exploration se fait en partie à travers des controverses publiques, présentées ou organisées dans et par les médias, auxquelles participent toutes sortes d’acteurs. Ces controverses, qui témoignent de conflits et de rapports de forces sur des définitions, des interprétations, des évaluations ou des attributions de toutes sortes, et qui comportent autant de dénonciations et de prises à témoin du public de leur bien-fondé, que de présentations d’enquêtes, représentent, pour reprendre une expression de C. Terzi, des épreuves à la fois de vérité, de justesse et de justice. En même temps la problématisation des situations que les événements créent ou révèlent se fait à travers toute une série de choix plus ou moins conscients, notamment des choix en matière de définition des problèmes, de conceptualisation et d’appareillage des concepts par des dispositifs, de légitimation des solutions proposées, d’attribution de responsabilités, etc. Ces choix en excluent d’autres, occultent certains aspects, disculpent certains acteurs, illégitiment certaines définitions, solutions ou propositions d’action, etc. [39]. Par ailleurs, cette problématisation peut s’engager sur de fausses pistes, être biaisée par l’absence d’enquête approfondie sur les faits, ou donner lieu à toutes sortes de dérapages, comme on a pu le voir récemment en France à l’occasion de l’affaire d’Outreau. Enfin, lorsqu’on problématise les événements et les situations, et que l’on esquisse des solutions, on multiplie les catégories et les catégorisations, on introduit des classifications et on produit ainsi des types de personnes, d’actes, de comportements ainsi que des manières d’être une personne. On « façonne les gens », comme dit I. Hacking, et on invente de nouveaux dispositifs de contrôle.

55Si le rôle des médias est décisif, en tant que supports, d’un côté, de l’identification, de la mise en récit et de l’exploration des événements, de l’autre, du débat public à travers lequel des problèmes publics sont définis, des situations problématiques explorées et des solutions élaborées, ou à partir duquel elles sont expérimentées, il faut cependant souligner le caractère distribué de l’enquête sociale dans laquelle toute problématisation publique s’effectue, et son étayage sur des dispositifs de toutes sortes (notamment de représentation). Différents acteurs sociaux y contribuent, depuis les citoyens militants jusqu’aux experts et aux chercheurs en sciences sociales, en passant par les syndicalistes, les hommes politiques et les fonctionnaires, et éventuellement par les policiers et les magistrats, de même que toutes sortes d’agences, d’institutions et d’organisations. Il n’y a pas de coordination organisée de ces participations ; cette coordination se fait en partie à travers le débat public, dont les supports et les arènes sont multiples, et, en partie, à travers les concertations de toutes sortes qui peuvent avoir lieu pour mettre au point les décisions destinées à apporter des solutions aux problèmes, à quelque niveau qu’elles se prennent.

Pour conclure

56La curiosité ne serait-elle pas le mode de présence aux événements privilégié par les médias dans les sociétés contemporaines ? Nombre d’auteurs contemporains le croient, qui dénoncent la dégradation de l’événement effectuée dans et par le dispositif médiatique de l’information : celui-ci neutraliserait le pouvoir herméneutique et critique de l’événement. Nous sommes, nous dit-on, journellement soumis à un flot de nouvelles qui prolifèrent de façon anarchique, et qui rapportent des événements arrivés à d’autres que nous-mêmes, sans que nous puissions les intégrer à notre expérience propre faute de nous sentir concernés. C’est déjà ce que dénonçait W. Benjamin en son temps [40].

57Nombre d’aspects de ce diagnostic ne résistent pas à un examen approfondi étayé sur les recherches faites ces dernières décennies sur la réception, les publics, etc. Qu’il y ait des expériences dégradées de l’événement, cela paraît incontestable ; mais c’est tout simplement parce qu’il y a, comme on l’a dit, des gradations dans l’expérience, qui vont de pair avec des niveaux d’engagement ; cela ne paraît pas directement lié à ce que disent ou font les médias. La prolifération d’informations qui ne trouvent pas de lien avec les situations de leurs destinataires, ni d’insertion dans leurs enquêtes en cours, favorise-t-elle une expérience « informe et décousue » ? Il n’y a pas de raison de le penser. On peut simplement dire que, n’étant relatives à aucun problème ou à aucune situation déterminé à résoudre, elle ne peuvent être ni ordonnées ni appropriées. Elles sont « comme des matériaux (…) qu’un homme pourrait rassembler pour bâtir une maison, mais avant d’avoir établi le plan de la bâtisse » [41] : il ne peut rien en faire tant qu’il n’a pas de plan pour savoir comment les utiliser et les ordonner. Elles ne sont donc même pas à proprement parler des informations, car, pour qu’il y ait information, il faut qu’il y ait une « situation d’information » (Simondon), c’est-à-dire une situation où quelque chose prend forme et s’individualise [42].

Bibliographie

RÉFÉRENCES

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  • SPERBER D., WILSON D. (1989), La pertinence, Paris, Minuit.

Notes

  • [1]
    Ce texte est la version remaniée d’un article paru dans Trajectos (6,2005, p. 59-76) sous le titre : “Entre facto e sentido : a dualidade do acontecimento”. Je remercie Jocelyne Arquembourg et Isabel Babo Lança pour leurs remarques précieuses sur cet article, incluses dans le même numéro de la revue portugaise. Je remercie aussi Vera França et Cédric Terzi pour les objections qu’ils ont formulées, dans nos discussions, par rapport à certaines de mes affirmations.
  • [2]
    DEWEY, 2005, p. 68.
  • [3]
    DEWEY, 1993, p. 305.
  • [4]
    ARENDT, 1980 [1953], p. 76.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Pour une présentation d’ensemble de cette réflexion, cf. CEFAÏ et QU ÉR É, 2006.
  • [7]
    MEAD, 1932, p. 47.
  • [8]
    MEAD, 1964, p. 353.
  • [9]
    MEAD, 1932, p. 52.
  • [10]
    ARENDT, 1980, p. 75.
  • [11]
    MEAD, 1932, p. 56.
  • [12]
    Dewey reprend exactement le point de vue de Mead : « Une compréhension intelligente de l’histoire passée est dans une certaine mesure un levier pour pousser le présent vers une certaine sorte de futur (…). Les hommes ne sont engagés ni dans la transposition mécanique des conditions qu’ils ont héritées, ni non plus dans la simple préparation de quelque chose à venir ensuite. Ils ont leurs propres problèmes à résoudre, leurs propres adaptations à faire. Ils font face au futur, mais pour le présent, non pour le futur. (...) Quand le nouveau présent paraît, le passé est le passé d’un présent différent » (DEWEY, 1993, p. 317).
  • [13]
    MEAD, 1932, p. 59.
  • [14]
    MALDINEY, cité par ROMANO, 1999, p. 169.
  • [15]
    Cf. GRANGER, 1995.
  • [16]
    En effet, si celles-ci ont la structure d’intrigue que j’ai indiquée, alors elles délimitent des possibilités. Dans une situation prévaut certes l’incertitude, et l’on ne peut pas prévoir les multiples péripéties qui jalonneront sa progression et sa résolution. Mais en même temps il y a un mouvement vers un dénouement ou un achèvement qui sont attendus et anticipés tout au long, et qui contribuent à relier ce qui se passe. Une situation n’est pas une pure succession d’incidents ou d’événements sans liens ; cette succession est cumulative ; elle forme une série dans laquelle chaque nouvel élément renforce ceux qui le précèdent (il se peut aussi qu’il fasse intrusion et désorganise). Bref elle est une totalité composée de parties en relation les unes avec les autres, dans laquelle tout et n’importe quoi ne peut pas entrer.
  • [17]
    KOSELLECK, 1990, p. 252.
  • [18]
    Je m’appuie dans ce qui suit sur l’herméneutique de l’événement d’inspiration heideggerienne esquissée par ROMANO, 1998 et 1999.
  • [19]
    Parlant de Mai 68, M. de Certeau propose une caractérisation similaire : « Un événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient (et d’abord pour nous). Cette option ne se comprend que dans le risque, et non par l’observation. Or, il est sûr que ce qui s’est passé en mai dernier est devenu pour beaucoup un événement inaugurateur ou révélateur » (CERTEAU, 1968, Seuil, 1994 ; c’est moi qui souligne).
  • [20]
    Cf. LIVET, 2002.
  • [21]
    DEWEY, 2005, p. 94-95.
  • [22]
    Cf. à ce sujet les interventions de J. Habermas dans le débat public allemand sur l’attitude à adopter vis-à-vis de cette partie du passé national qu’a été l’aventure hitlérienne : « La véritable question qui se tient derrière tout cela [est] : que signifie la responsabilité rétrospective de ceux qui ont commis des crimes qui, aujourd’hui, ne nous occupent plus que dans la mesure où ils nous permettent de débattre entre citoyens sur ce qui constitue, du point de vue éthicopolitique, notre identité collective ? (...) Ce à propos de quoi nous nous querellons (…) ce sont les formes que nous voudrions que prenne politiquement notre collectivité, les valeurs que nous voudrions voir honorées en premier lieu dans le cadre politique de la cité » (HABERMAS, 2005, p. 176).
  • [23]
    ROMANO, 1999, p. 147.
  • [24]
    KOSELLECK, 1997, p. 247.
  • [25]
    DEWEY, 1993, p. 128-129.
  • [26]
    DEWEY, 2005, p. 64.
  • [27]
    GADAMER, 1996, p. 144.
  • [28]
    SPERBER et WILSON, 1989, p. 101. L’environnement cognitif d’un individu est l’ensemble des faits qui lui sont manifestes, c’est-à-dire perceptibles ou inférables.
  • [29]
    DESCOMBES, 1995, p. 158.
  • [30]
    RICHIR, 1988, p. 137.
  • [31]
    LIVET, 2002, p. 23.
  • [32]
    DEWEY, 1993, p. 128-129. Par « usage et jouissance » (use-enjoyment), Dewey entend le fait que l’on peut apprécier une situation, y prendre plaisir, mais aussi utiliser certaines de ses conditions pour écarter la souffrance.
  • [33]
    Ibid., p. 190-191.
  • [34]
    Ibid., p. 299.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    DELEUZE, 1969, p. 72.
  • [37]
    Grosso modo, celui des principes de l’Etat de droit, celui des orientations éthiques de base de la forme de vie instituée dans ce type d’Etat, incorporées dans ses lois et dans son droit, et celui du langage dans lequel une communauté politique définit son identité collective, formule les règles de la coexistence de ses membres et énonce la conception que les citoyens ont d’eux-mêmes et de leur « vivre ensemble ».
  • [38]
    C’est un point que nous avions analysé, Michel Barthélémy et moi-même, dans notre travail sur l’affaire Carpentras au début des années 1990. Cf. BARTHELEMY, 1992.
  • [39]
    Cf. GUSFIELD, 1981.
  • [40]
    BENJAMIN, 1979 ; cf. ARQUEMBOURG-MOREAU, 2003.
  • [41]
    DEWEY, 1993, p. 310.
  • [42]
    QUÉRÉ, 2000.
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