Notes
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[1]
AUGE, 1998, p. 47-48.
-
[2]
Lippmann examine les images en tant que représentations intangibles : « les images dans notre tête » liées par exemple aux stéréotypes. LIPPMANN, 1965.
-
[3]
Par ordre décroissant de diffusion (nombre d’exemplaires Diffusion France Payée 2004), Voici (498 859), France Dimanche (494 472), Ici Paris (392 773), Gala (289 220), Public (263 381) ; source : OJD. Les taux de pénétration dans la population française de plus de 15 ans (AEPM, cumul juillet 2004-juin 2005) donnent un classement différent : Voici (81 ‰), Gala (48 ‰), France Dimanche (46 ‰), Ici Paris (45 ‰), Public (29 ‰). Malgré une diffusion plus faible, Gala possède donc plus de lecteurs que France Dimanche et Ici Paris, ce qui peut s’expliquer par un positionnement plus mondain et plus prestigieux – analogue à celui d’un picture magazine comme Paris Match – qui le rend plus facilement exposable chez les coiffeurs et dans les salles d’attente des médecins et des dentistes. Gala est au demeurant le titre people qui attire le plus les catégories socio-professionnelles supérieures. Son public rassemble 656 000 foyers AB+ alors que ses confrères ne dépassent pas 400 000 (381 000 pour Voici) ; source : AEPM, cumul juillet 2004-juin 2005. Parmi les autres traits différenciant les lectorats étudiés : France Dimanche et Ici Paris sont les titres comptant les plus fortes proportions de lecteurs âgés (respectivement, 48,1 % et 39,9 % de plus de 50 ans contre 25 % par exemple pour Voici) et ruraux (25,3 % et 23,7 % d’habitants de communes rurales contre 17,1 % pour Gala) ; source : wwww. media-poche. com,d’après AEPM 2003. Public possède de loin le lectorat le plus jeune, composé de près de 45 % de 15-24 ans (source : SANTI, 2005), contre environ 20 % pour Voici, second titre le plus « jeune » de l’échantillon analysé. Enfin, dans tous les magazines people, le lectorat féminin est très nettement majoritaire, avec de légères nuances entre un titre comme Voici où les hommes constituent exactement un tiers du lectorat et Public dont le lectorat masculin ne représente que 27,1 % du total (AEPM, cumul juillet 2004-juin 2005). Lancé par le groupe EMAP le 13 juin 2005, Closer, dernier-né de la presse people française, n’a pu être intégré à cette étude faute d’un recul suffisant et de chiffres disponibles. On peut toutefois souligner que Closer vise la même génération que Public. Sa rédactrice en chef, Laurence Pieau, est du reste l’ancienne rédactrice en chef du dernier people d’HFM, fondé en 2003.
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[4]
Dans le journal Le Monde, les deux premières occurrences du mot people désignent les gens célèbres et font référence à la société et à la presse d’indiscrétions espagnoles (« Il ne s’agit pas de ces “hidalgos” de la finance et des affaires, de cette élite surnommée les beautiful people (…) », (06/05/92), « La publication, dans le magazine Hola, la revue du beautiful people (comme on dit en Espagne), des photos de la somptueuse demeure de l’ancien ministre des finances (…) » (03/04/93). Dans le quotidien, la première apparition du mot people pour qualifier le genre journalistique a lieu en 1993 pour relater le conflit entre d’anciens journalistes de Gala et Voici et Prisma Presse à la suite du virage sensationnaliste de ces publications. Ces rédacteurs intentaient un procès à leur ancien employeur qui ne voulait pas leur consentir les avantages de la clause de conscience.
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[5]
Notons que cet anglicisme a également cours en Allemagne, où l’on parle de « People Magazinen », ce qui pourrait accréditer la thèse de la propagation par Prisma Presse de ce néologisme en France.
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[6]
Pour Roger Dadoun, ce qu’il surnomme le « pipeau(l) » est la « voix du peuple ». DADOUN, 2003.
-
[7]
Pour plus de précisions sur les origines de la presse people, on se reportera à la présentation historique réalisée par Christian Delporte (DELPORTE, 2003).
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[8]
DAKHLIA, 2003.
-
[9]
Les Éditions Fleuve Noir se sont ainsi chargées en 2004 de publier en France le roman à succès de Lauren Weisberger, Le diable s’habille en Prada et les premiers tomes de la série Gossip Girl.
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[10]
Ce photographe de presse a néanmoins souhaité que ses propos restent anonymes, ce qui est en soi révélateur du sentiment d’illégitimité inhérent au people.
-
[11]
Kevin Glynn décrit le développement des talk-shows, de l’infotainment et des journaux populaires vendus en supermarchés aux Etats-Unis à partir de la seconde moitié des années 1980 comme une « tabloïdisation » (tabloidization) de la société américaine. Réinscrivant l’essor de ce phénomène dans le contexte politique reaganien, il perçoit dans la « culture tabloïd » de nouvelles formes d’accès à l’information pour les couches socialement et économiquement défavorisées. GLYNN, 2000.
-
[12]
GEERTZ, 1985.
-
[13]
Telles sont les formules employées sur le site de Prisma pour définir le style général de ses publications (http :// www. prisma-presse. com/ contenu_editorial/ pages/ culture/ savoir. php).
-
[14]
M. MAIGNIEN et S.-M. BONVOISIN évoquent ainsi les « titres de paparazzi » (MAIGNIEN, BONVOISIN, 1996).
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[15]
En réalité, s’il est parfois suffisant d’annoncer une grossesse, par exemple grâce à une photographie, l’expression d’un état psychologique ne peut se passer de l’écrit, qui oriente l’interprétation du lecteur. L’écrit est toutefois ravalé au rang de légende ou de moralité et l’accent est mis sur l’image qui provoque l’embrayage narratif. Ainsi, un reportage photo du n° 907 de Voici montre la chanteuse Ophélie Winter en vacances, sous un jour peu flatteur : bouche bée et traits tirés. Ces clichés pourraient paraître anodins mais le texte dépasse les seules informations visuelles en insistant sur la dérive de la chanteuse et en pratiquant quelques insinuations quant aux causes de son désarroi supposé.
-
[16]
Edgar Morin distingue dans le rapport de l’individu aux médias et à la culture de masse deux processus complémentaires : la projection, par laquelle l’individu rejette sur le personnage ou sur l’objet des traits et des pulsions qu’il porte en lui, selon un principe analogue à la catharsis aristotélicienne, et l’identification, par laquelle l’individu s’approprie une caractéristique du personnage ou de l’objet pour lui ressembler, au moins en partie. MORIN, 1983.
-
[17]
Patrick Charaudeau explique que dans la presse écrite, la mise en page et la titraille jouent un rôle épiphanique en ce qu’elles permettent d’annoncer la nouvelle (CHARAUDEAU, 1997, p. 220). Or, la nouvelle dans la presse people est très souvent lisible dans l’allure physique de la star, du moins telle qu’elle est mise en scène par le cliché.
-
[18]
« Je vais vous donner un exemple, il y a un ou deux ans, on nous a proposé un sujet-photo d’une chanteuse avec son nouvel amant, évidemment quand une agence fait des photos, elle les montre à tout le monde et Voici les a achetées et la même semaine dans un autre journal, il y avait un article qui décrivait les photos que Voici avait acheté “et la jeune chanteuse part avec son manteau ciré jaune et bla-bla-bla et bla-bla-bla”. C’est une façon de travailler à l’économie, vous n’achetez pas les photos mais vous le faites quand même. », BARDELOT, 1999, p. 83.
-
[19]
MARION, 1997, p. 83.
-
[20]
AUGE, 1998, op. cit., p. 49.
-
[21]
Je m’appuie ici sur deux analyses du contenu et du discours menées en 2002 et 2004 : DAKHLIA, « Les sexe symboles de la culture people », 2005 et DAKHLIA, « Formes et fonctions du secret dans la presse people : les faux reflets de l’authentique », 2005.
-
[22]
HOGGART, 1970.
-
[23]
WOLTON, 1997.
-
[24]
AUGE, 1998, op.cit.
-
[25]
Y compris dans les deux titres offrant la vision du monde la plus pessimiste : France Dimanche et Ici Paris, qui accordent une place non négligeable à la maladie, à la mort et à l’insécurité, en accord avec une cible plutôt âgée.
-
[26]
FRYE, 1990, p. 33-34.
-
[27]
GIET, 1985.
-
[28]
SCHECHTER, 1988, p. 57 (traduit par l’auteur).
-
[29]
BARDELOT, 1999, op. cit.
-
[30]
« Les lectrices lisent les magazines principalement dans 4 lieux propices : le salon, le train, la plage et leur lit. Ces 4 espaces offrent chacun un sens à la motivation de la lecture. » Exemples de témoignages significatifs : « Je les lis quand j’ai un moment à moi. Souvent le soir dans le canapé, après le dîner, pendant la télévision », « Je lis parce que dans le train je vais pas lire un bouquin parce que je vais regarder le paysage (…) C’est pas dur à suivre », « Je les lis soit à la plage l’été, soit chez moi le soir dans mon lit. (…) Mais Voici à la plage, on en parle et puis c’est marrant à lire, en plus si on veut se baigner, c’est pas un problème, on le ferme ! », « J’en achète jamais quand je suis chez moi. C’est seulement quand je pars. Je ne sais pas vraiment pourquoi. (…) C’est une espèce d’atmosphère finalement. Car quand c’est rare c’est encore mieux. En tout cas moi j’associe ça aux vacances. » BARDELOT, 1999, op. cit., p. 71-72. La corrélation entre la lecture de la presse people et les vacances est confirmée par une augmentation des ventes hebdomadaires de près de 20 % durant la période estivale 2005 (SANTI, 2005).
-
[31]
ESQUENAZI, 2003, p. 61-67.
-
[32]
CHALVON-DEMERSAY, PASQUIER, 1990.
-
[33]
Dans un autre registre de la culture populaire, cette hypothèse d’inspiration critique est évoquée par Tamar Liebes et Elihu Katz à propos de la réception de Dallas : LIEBES, KATZ, 1990.
-
[34]
“Gossip brings together by creating an intimate common world in which private standards of morality apply to what is and what is not acceptable behaviour. It is about basic human values and emotions, about the fact that, in the end, all human beings are equal, whether they are rich or poor, whether they live in the glittery world of show business or whether they only read about it.” (p. 132) “Generally speaking, printed gossip is not all that different, then, from oral gossip. It serves an unconscious need to belong and it also serves a need to address social inequality, whether through creating moral standards or by challenging ‘good taste’. Like serious, intimate oral gossip, printed gossip is a resource for the subordinated : it can be a means of self-expression and solidarity (the male homosexual community and camp); it can be a means of sharing judgement of an unequal society as well as a source of sentimental enjoyment and thus the confirmation of what is usually considered ‘low taste’ as a taste culture in its own right”, HERMES, 1995, p. 141.
-
[35]
COLIN, 2002, p. 48.
-
[36]
EHRENBERG, 1999.
-
[37]
ELIAS, 1985.
-
[38]
MORIN, 1983, op. cit.
-
[39]
BARDELOT, 1999, op. cit., p. 96.
-
[40]
JOST, 1999.
-
[41]
FISKE, 1992, p. 48.
-
[42]
Joke Hermes fait référence à l’analyse de la réception de ce feuilleton menée par Kim Schrøder (SCHRØDER, 1988, p. 61-82).
-
[43]
“Part of the fun reading gossip magazines (...) is to ferret out the extent of truth in what the magazines write about stars, princes and television personalities, and to put together who is involved with or pregnant by or breaking up with whom”, HERMES, 1995, op. cit., p. 124.
-
[44]
BARDELOT, op. cit., p. 83-84.
-
[45]
BOULLIER, 1991.
-
[46]
ELIAS, 1985, op. cit.
-
[47]
GLYNN, 2000, op. cit.
-
[48]
MEHL, 1996.
1Si les personnages publics sont toujours à l’abri de leurs villas, de leurs yachts ou de leurs palais, nous les voyons tous les jours dans nos journaux ou sur nos écrans. Aux yeux de tous, ils existent comme image. L’image, ce n’est alors ni la vie privée ni la vie publique, mais l’existence même – la manière d’exister aux yeux des autres – une mesure de l’intensité d’être [1]. » Ce surinvestissement ontologique de l’image, inspiré à Marc Augé par l’affaire Diana, trouve son illustration la plus radicale dans la presse échotière. Vivant par et pour la célébrité, les personnalités doivent, dans le processus de construction de leur image – au sens lippmannien du terme [2] – composer avec un récit people centré sur l’image en tant que représentation iconique, à travers de très nombreux clichés posés ou volés. Par l’exportation de formes et de contenus spécifiques, le succès de ce récit s’exprime bien au-delà de la presse d’indiscrétions traditionnelle. Le people est devenu en France une catégorie autonome transmédiatique. Seront donc d’abord signalés les tenants et les aboutissants génériques de cette catégorie pour mieux comprendre la diffusion des thèmes et de l’esthétique people dans l’ensemble des médias français, au mépris de la séparation conventionnelle entre presse échotière et presse « digne de ce nom ». Différentes études menées depuis deux ans sur l’énonciation des titres les plus diffusés du secteur – Voici, Gala, Ici Paris, France Dimanche et Public [3] – permettront ensuite d’identifier les ingrédients sémantiques et discursifs d’un récit bâti sur la photographie soi-disant intime. Ces éléments seront pour finir confrontés à divers travaux sur la culture populaire et la médiatisation de la vie privée, afin d’ouvrir un débat interdisciplinaire autour des fonctions et des usages possibles du récit échotier.
Un récit transmédiatique
2En avant-propos, il convient de souligner la place centrale du récit people dans les médias français, en revenant brièvement sur trois de ses caractéristiques : les enjeux de sa dénomination, récente et exotique, son ancrage dans des récits populaires plus anciens et enfin son expansion dans l’ensemble du système médiatique national.
3D’où vient l’appellation « people » ? Le dictionnaire Robert relève l’emploi de l’expression « people journalism » aux Etats-Unis en 1979 et l’on pense aussi à l’hebdomadaire People publié par Time-Warner. Pourtant, dans la langue anglaise, on évoque habituellement les gossip ou celebrity magazines pour désigner le genre échotier.
4En France, la dénomination est récente sans qu’on sache avec exactitude quand elle apparaît : selon les éditions, le Robert la fait remonter à 1988 ou 1994 ; de fait, elle ne semble véritablement usitée qu’au début des années 1990 [4], en parfaite coïncidence chronologique avec la réactivation du secteur par Prisma Presse. C’est le moment où cette filiale du groupe allemand Bertelsmann fonde Gala (1991) et repositionne Voici, simple féminin au départ, sur le créneau du scandale (1992). Dès lors, ne faut-il pas considérer l’anglicisme « people » comme un euphémisme [5] ? Ne s’agit-il pas de resservir sous une formulation « tendance » des genres et des centres d’intérêts traditionnellement rejetés de la culture légitime ? Comme le souligne Roger Dadoun [6], le mot people renvoie certes aux « gens » célèbres dont la vie est exposée à longueur de pages mais aussi au peuple, du fait d’un imaginaire et d’une cible foncièrement populaires.
5Sous le vernis d’une appellation à la mode, se cache en fait une famille de presse déjà ancienne : que l’on se remémore les échos mondains du XIXe siècle ou les Pour Vous, Ciné-Miroir et autres Cinémonde de l’entre-deux-guerres [7]. Qui plus est, le récit people n’hésite pas à afficher son enracinement dans des formes extra-journalistiques antérieures, typiquement populaires : rumeur – des rubriques sont spécialement consacrées à la rumeur ou à son avatar branché, le buzz, telles « Vrai ou faux ? » dans Public ou « Elle court elle court la rumeur » dans Voici – ; fable – plusieurs articles exposent une moralité ou citent des dictons – ; bande dessinée et roman-photos – certaines pages reprennent les procédés et les univers de ces deux paralittératures – ; conte de fées et romans roses ou noirs, dont les schèmes narratifs et les champs lexicaux sont régulièrement pastichés.
6A leur tour, les modalités du récit people se diffusent dans l’ensemble du paysage médiatique français. D’emblée, il faut souligner l’étroitesse des liens entre les hebdomadaires people et la presse à sensation, les féminins ou les picture magazines. Nombreux sont les titres situées à la lisière de la presse people proprement dite et de l’un ou l’autre de ces segments : ainsi, les picture magazines Paris Match et VSD sont parfois considérés comme des people. Réciproquement, Ici Paris et France Dimanche présentent de fortes affinités avec des titres à sensation comme le Nouveau Détective. Voici et Gala, quant à eux, tendent à s’autodésigner comme des féminins, sur leur site internet notamment.
7De façon plus générale, les thèmes et la sensibilité people s’introduisent sans difficulté dans d’autres médias populaires : journaux de programmes [8] ; cinéma – avec les longs métrages Jet Set (1999) et People (2003) – ; romans à clés – « gossip lit » américaine introduite en France par les Éditions Fleuve noir [9] – ; télévision avec le foisonnement des chroniques mondaines, procédés de starisation minute et confessions de vedettes, comme dans les émissions Exclusif, Sagas, Célébrités sur TF1, Star six et Fan de sur M6, entre autres ; internet enfin avec les pléthoriques sites de fans.
8Mais on peut également relever la multiplication des échos et des portraits dans les grands quotidiens et hebdomadaires d’actualité français : rubriques « Gros Plan » dans Le Monde, « Une histoire » et « Portrait » dans Libération, « Personnages » dans Le Figaro, « Profil », « Gens » ou « People » dans l’Express, « Ces gens-là » dans Le Point, sans compter les multiples portraits du supplément Ciné-Télé du Nouvel Observateur.
9Dans la « grande presse », le people va même jusqu’à s’ériger – officieusement – en horizon d’attente professionnel. Ainsi, apprenant que je travaillais sur la presse magazine dans son ensemble, un photographe d’un grand hebdomadaire français m’a spontanément confié que les rédacteurs en chef de ce news invitaient les journalistes à « peopliser » (sic) leurs articles et les photographes à proposer des clichés plus « sexy », y compris des personnages politiques les plus importants [10].
10Cette circulation des schèmes échotiers suggère l’existence en France d’une authentique culture people, dont l’expansion serait équivalente à l’annexion, décrite par Kevin Glynn, du paysage médiatique américain par une « culture tabloïd » [11].
11En tout état de cause, elle exprime, entre médias populaires et « grande presse », une porosité beaucoup plus prononcée qu’on ne le pense généralement en France. De fait, le people illustre parfaitement la notion de « genre flou » (« blurred genre ») définie par Clifford Geertz [12].
Des corps mis en intrigues
12A partir des années 1990, le succès du néologisme people est directement lié au regain de la presse d’indiscrétions française mais aussi à un phénomène sociologique englobant : l’engouement pour la vie privée des personnages publics – les personnages « en vue », au sens plein.
13Si cette dénomination l’a emporté sur celles qui l’ont précédée, c’est sans nul doute parce que les hebdomadaires de Prisma Presse ont réussi à imposer un style nouveau, une manière originale de conduire le récit à partir de l’image. Les deux titres privilégient une présentation de l’information décomposée « en multiples sous-ensembles », où « textes et visuels sont indissociables », l’objectif étant de « faciliter une lecture zapping [13] ». Ce style se prête bien à une présentation détaillée de l’intimité des vedettes – avec leur accord dans Gala, de façon beaucoup plus irrévérencieuse dans Voici. Pour se remettre en selle, Ici Paris et France Dimanche, leurs concurrents détenus par Hachette-Filipacchi, s’alignent dès le début des années 1990 sur ce modèle éditorial. Idem pour des picture magazines comme Paris Match ou Point de vue.
14Il faut donc examiner les propriétés communes aux différents contrats de lecture du segment pour expliquer le succès du people en tant que nouveau genre échotier. La règle majeure réside dans le rôle central des photographies, en accord avec une autre désignation du segment, empirique et assez courante : « presse de paparazzi [14] ». En réalité, la photo apparaît comme un instrument de décodage mais aussi de codage des corps, selon deux modalités distinctes.
15Le cliché peut être investi d’une valeur performative, en tant que signe soi-disant évident d’un nouvel état physique ou moral de la célébrité : embonpoint, maladie, dépression, bonheur retrouvé, etc. [15] Suivant cette configuration, l’image suscite le texte. Ce dernier n’est que légende ou commentaire. Au mieux, il apparaît comme une exégèse d’icône. Il s’agit de scruter la star, pour mieux comprendre les secrets de son aura et pour pouvoir éventuellement copier son apparence. Les rubriques « Starlook », « Starlook copié & collé » de Voici et « Stars à nu » ou « Relooking » (d’une jeune lectrice sur le modèle d’une star) dans Public semblent ainsi répondre à la logique d’identification décrite par Edgar Morin [16].
16A l’inverse, simple illustration d’un propos sur la vedette, l’image photographique peut aussi n’être qu’une cheville du récit. Dans ce cas, le corps est ventriloque, se pliant par effets de montage au sens dicté par le texte. Le procédé le plus connu consiste à juxtaposer plus ou moins habilement deux photographies pour exprimer un rapprochement amoureux non officiel comme dans la rubrique « Ensemble ou pas ensemble ? » de Public. L’image peut également s’aligner sur le texte grâce à l’élasticité du cadre, comme dans la bande dessinée. Dans le n° 834 de Voici, par exemple, un détourage en forme de cœur auréole un candidat de Star Academy de tout l’amour de ses fans, objet de l’article correspondant.
17Presque toujours présente, y compris lorsque sa teneur informative est inférieure à celle du texte, l’image photographique révèle son caractère primordial. En effet, l’image corporelle est tenue pour preuve de ce qui est avancé. La photographie est chargée de convoquer le corps du délit : « body of evidence », dirait-on de façon plus neutre en anglais. Dans Le discours d’information médiatique, Patrick Charaudeau signale le rôle épiphanique de certaines formes textuelles en presse écrite. Ici, cette fonction épiphanique est presque entièrement assumée par la photographie [17]. L’image corporelle y est tellement sacralisée que, même absente, elle s’inscrit au creux du récit : un ancien journaliste de Voici explique ainsi à Estelle Bardelot comment un concurrent a construit un papier en décrivant des photos que seul Voici avait pu diffuser puisqu’il en avait acheté l’exclusivité [18].
18En outre, selon le cadrage adopté, l’image people conditionne deux types de narrativités. D’une part, chaque cliché fonde une micro-narrativité suivant une rhétorique du secret et du dévoilement, ce qui renvoie à la notion de « ferment narratif » formulée par Philippe Marion. Ce dernier évoque précisément l’exemple d’« une photographie qui suggère un récit qu’elle ne contient pas [19] ». La photographie donne l’occasion de raconter et d’expliquer, sur le mode de l’exclusivité, le nouvel état psychologique et/ou physique d’une célébrité : un nouveau look, des défauts corporels dissimulés, tous les avatars de la vie en couple ou en famille. D’autre part, à plus vaste échelle, le texte, véritable « colle à images », développe une macro-narrativité feuilletonesque au fil des numéros, manifestant une narrativité horizontale, diachronique. A cet égard, les personnalités qui réussissent à « exister » le plus durablement – pour reprendre le paradigme de l’image comme « intensité d’être » – sont celles qui offrent le plus de visages et de rôles successifs. Ce fut le cas de Diana qui, comme le résume Marc Augé, « participait du jeu de substitutions qui est au principe de toute séduction : je ne suis pas celle que vous croyez [20] ».
19Les hebdomadaires people partagent en outre certains traits sémantiques, qui ne leur sont toutefois pas exclusifs [21]. Comme tous les médias grand public, les magazines échotiers manifestent des valeurs consensuelles, évoquant sinon une « culture du pauvre [22] », du moins une « culture moyenne [23] », en parfaite harmonie avec la doxa supposée. Tous les titres s’accordent à condamner la moindre forme d’hybris de la part des vedettes, et notamment l’exhibitionnisme charnel ; étant entendu que les titres people se rendent objectivement complices de ces conduites soi-disant tapageuses en assurant leur couverture photographique...
20A contrario, l’éloge de la pudeur et de la modestie est permanent, de même que l’exaltation de la famille et du couple. Ce qui dément au passage l’idée reçue selon laquelle le malheur serait le ressort principal de l’information people. Largement usitée dans Diana Crash [24], par exemple, cette conception est infirmée par une glorification récurrente du bonheur idyllique et familial [25]. Mais par-delà ce socle thématique commun, le traitement réservé aux stars conditionne de façon décisive l’interpellation du lecteur. Or le récit people est soumis à deux catégories distinctes de discours, chacune d’entre elles définissant une mise en intrigue particulière.
21Gala et Point de vue développent, pour reprendre la classification de Northrop Frye d’après Aristote [26], le « mode mimétique haut » : ils présentent des héros aux capacités supérieures à celles des autres humains. Leur contrat de lecture est fondé sur un modèle initiatique. Gala, par exemple, indique l’accès à un Idéal confondu avec le corps sublimé de la Star, selon une sophistication toute hollywoodienne qu’attestent des photos posées et léchées. L’hebdomadaire indique le chemin vers cet Idéal grâce à la prescription cosmétique et en introduisant les lecteurs dans les lieux chers aux célébrités, pratique là encore analogue à celle des studios hollywoodiens. Si l’énonciation est souvent déléguée à la star elle-même, pour donner l’illusion d’un échange direct avec elle, les séquences narratives sont nombreuses et calquées sur le conte de fées ou le biopic d’Outre-Atlantique.
22A l’opposé, Voici, Public, Ici Paris et France Dimanche privilégient le « mode mimétique bas ». Les clichés y sont rarement à l’avantage des célébrités et servent à asseoir le prestige de l’énonciation. Floues et prétendument volées, les photos sont censées révéler une vérité non officielle, soigneusement cachée par le monde du spectacle. Dans Voici, l’image donne le signal à un déchaînement d’ironie pour instaurer une connivence au détriment des personnalités. Dans Public, la moquerie est moins offensive mais tout aussi complice avec le destinataire. Chez France Dimanche et Ici Paris, en revanche, ce sont les problèmes de santé et de sécurité des vedettes qui sont mis en relief pour créer l’empathie avec le public visé, nettement plus âgé que pour Public ou les titres de Prisma Presse.
23En somme, le récit people repose sur des valeurs familialistes et conjugales invariables ; pourtant, la photo de star y est mise en intrigue selon deux grands types de discours antinomiques.
Du people pour quoi faire ?
24Reste à cerner les points de contact possibles entre les structures d’interpellation que l’on vient d’esquisser et certaines recherches sur les médias populaires ou la publicisation de la vie privée. Les propriétés suggérées par l’analyse discursive sont-elles compatibles avec les fonctions généralement prêtées aux médias de masse ? S’accordent-elles aux usages de la presse échotière décrits dans certaines études de réception ? Trois paradigmes seront successivement envisagés : l’évasion, la compensation symbolique, le jeu sur les modes du récit.
S’évader
25Certaines caractéristiques du récit people peuvent entrer en résonance avec les conceptions « escapistes » de la presse populaire. Prégnance de la thématique amoureuse, exotisme géographique (lieux « de rêve » où évolue la jet-set), exotisme social (monde de la gloire et/ou de la richesse) : tous ces ingrédients, identiques à ceux de la presse du cœur [27], instaurent une promesse d’évasion. A ces éléments thématiques, s’ajoute une particularité syntaxique : l’itération de certains motifs, qui crée une temporalité circulaire. Ainsi, l’éternel retour du thème de l’officialisation amoureuse – corollaire de l’ode à la conjugalité – confère au récit people une tournure mythique, soulignée par les schèmes narratifs du conte de fées : le temps se fige sur le moment où de jeunes couples interchangeables partagent leur bonheur naissant avec le public. Harold Schechter explicite ce lien entre lectures populaires et temporalité mythique propice à l’évasion : ces « activités communément méprisées en tant que formes futiles d’évasion ou perte de temps reflètent […] une fuite vers un lieu où le temps est immobile [28] ».
26Du point de vue de la réception, les propos recueillis par Estelle Bardelot pendant son enquête sur les usages des journaux people [29] confirment cette fonction d’évasion, qu’atteste aussi le contexte de détente – vacances, train, pause après le travail – dans lequel les interviewées lisent ces hebdomadaires. La consommation des magazines people, dont les contenus sont fractionnés et distrayants, est associée à des moments privilégiés de mise entre parenthèses de la routine, durant lesquels l’attention et la concentration peuvent se relâcher [30].
Se consoler
27Selon une logique proche de l’évasion, la presse échotière offrirait aussi au grand public une compensation symbolique. Elle entretiendrait le rêve d’une gloire et d’une réussite à la portée de tous, ce qui expliquerait l’engouement pour les thématiques people dans un contexte où « l’ascenseur social » serait bloqué. C’est l’hypothèse suggérée par Jean-Pierre Esquenazi au terme de son analyse de Voici [31]. Ainsi pourraient s’éclairer non seulement la médiation discursive de Gala pour tendre vers un Idéal de célébrité mais également, à l’inverse, tous les efforts des autres magazines pour montrer que les vedettes sont à notre image, comme dans la rubrique photographique « Ils sont comme nous » de Public. On notera à ce propos l’extraordinaire solidarité entre presse people et télé-réalité : toutes deux se nourrissent du phénomène de la starisation express et contribuent à la prolifération de « Drôles de stars », personnages célèbres non pas malgré mais pour leur banalité, tels les animateurs décrits par Sabine Chalvon-Demersay et Dominique Pasquier [32].
28De la compensation à la consolation, un pas peut être franchi. La morale selon laquelle « l’argent ne fait pas le bonheur », très répandue parmi les titres échotiers, peut-elle être interprétée comme une manière de mieux faire accepter leur condition à des dominés [33] ? En allant plus loin : la lecture des faiblesses et des travers des célébrités s’apparente-t-elle à une revanche symbolique sur les dominants ? De ses entretiens avec des lecteurs de féminins, Joke Hermes déduit que le commérage, à l’écrit comme à l’oral, est une ressource des plus faibles, grâce à laquelle ils obtiennent une confirmation de l’égalité de tous devant des valeurs morales présumées universelles [34].
29Une chose est sûre : du côté de la production, la vindicte qui s’exerce contre ceux qui voudraient sortir du lot relève d’une stratégie parfaitement assumée, à en croire l’ancien rédacteur en chef de Voici, Jacques Colin : « Si l’on pouvait attaquer de front un acteur arrogant, un peu trop condescendant avec son public, perché sans vergogne sur son Olympe, il n’était pas question de toucher à certaines personnes “sympathiques”, de celles qui avaient leur franc-parler à la télévision et que l’on pouvait voir pousser un chariot au supermarché, déguisées en Français moyen. Haro sur Adjani, mais pas touche à Victoria Abril [35] ».
30De même que l’usage, déjà décrit, du « mode mimétique bas », ces propos illustrent parfaitement l’« imaginaire égalitaire » invoqué par Alain Ehrenberg [36] : l’intériorisation du système démocratique conduirait le public à préférer des héros à son image, qui ne soient pas d’une essence supérieure. Dans le cas particulier de la presse people, sont transposés à l’échelle mass-médiatique les deux versants du commérage distingués par Norbert Elias [37] : d’un côté, les « commérages de soutien » qui valorisent les comportements jugés positifs et soudent le groupe – ici, fidélité, modestie, pudeur – ; de l’autre, les « commérages réprobateurs » qui stigmatisent les attitudes jugées transgressives, imputées à des individus extérieurs – étalage du luxe et de la libido dans la presse people. Parfaitement complémentaires, ces deux formes de potins sont destinées à flatter la doxa.
31Les témoignages relevés par Estelle Bardelot opposent toutefois une limite aux réflexions sur l’évasion et la compensation symbolique : aucune des lectrices rencontrées n’exprime le thème pourtant fréquemment théorisé de la « vie par procuration [38] » et deux d’entre elles réfutent même tout lien entre leur vie et celle des stars : « Je n’ai jamais fait le lien avec ma vie. Jamais. Ce qui leur arrive peut arriver à tout le monde, c’est banal de divorcer, de se marier, ça arrive souvent, mais je me dis pas ce qui leur est arrivé m’est arrivé », « Je me dis que leur vie c’est leur vie et que c’est impossible que certaines choses de leur vie m’arrivent comme l’argent donc eux c’est eux et moi c’est moi [39] ».
Deviner
32Les travaux de Joke Hermes et d’Estelle Bardelot soulignent le mélange de crédulité et de distance des usagers à l’égard des nouvelles divulguées. Ce mélange s’accorde au brouillage, dans les structures du récit échotier, de la frontière entre le mode fictionnel et le mode authentifiant, pour reprendre la classification de François Jost [40], mais aussi entre le réel, le faux et le vraisemblable.
33Cette confusion, également relevée par John Fiske [41] dans les tabloid medias, engendre qui plus est une satisfaction ludique. Comparant la réception des gossip magazines à celle du feuilleton Dynasty [42], Joke Hermes développe la métaphore du puzzle : conscient qu’il n’a pas affaire à « la » vérité mais à des informations tronquées et sujettes à caution, le lecteur serait toujours à la recherche de nouvelles pièces, essayant de combler les parties manquant aux structures narratives et aux relations entre les personnages [43]. Estelle Bardelot parvient à des conclusions très similaires : les lectrices interrogées sont conscientes du caractère illusoire de certaines informations et des éventuelles manipulations photographiques. Certaines ont par exemple appris à se méfier des gros titres de France Dimanche dont le catastrophisme est presque toujours en décalage avec le contenu anodin des articles correspondants. Estelle Bardelot insiste sur le travail analytique et les capacités critiques des interviewées qui, pour se forger leur opinion, font des recoupements entre plusieurs journaux ou avec des programmes de télévision. Elle signale aussi que les lectrices intériorisent la ligne éditoriale de chaque magazine, ce qui leur permet d’anticiper le traitement de tel ou tel événement par un titre donné. Ces activités d’interprétation et de prévision peuvent déboucher sur un jeu, individuel ou collectif, comme le révèle en particulier ce témoignage : « des fois j’essaie d’imaginer la une quand je vais acheter le magazine pour maman. En fonction de ce qui s’est passé dans la semaine, j’arrive des fois à trouver. Des fois, je demande aux autres ce qu’ils mettraient en couverture [44] ».
34Les enquêtes de Joke Hermes et Estelle Bardelot laissent entrevoir que l’usage ludique des échos n’est pas réductible à la lecture des magazines, pour autant qu’il suppose la pratique d’autres publications et d’autres médias, ainsi que la participation à des échanges interindividuels. Menée selon une perspective analogue à celle de Dominique Boullier au sujet de la « conversation télé [45] », une étude sur la « conversation people » serait à cet égard particulièrement indiquée pour établir dans quelles circonstances l’actualité people peut donner lieu à un authentique « jeu de société ». La discussion télé donne aux membres d’un groupe la possibilité de s’accorder, et débouche sur la formation d’une « opinion publique locale ». De la même façon, il est vraisemblable que la conversation people permette d’une part, à chaque individu de se situer par rapport à ses interlocuteurs ; d’autre part, au groupe tout entier de s’agréger autour de valeurs communes, par des comparaisons avec le mode de vie des célébrités, selon la logique sociale du commérage exposée par Norbert Elias [46]. Une observation approfondie montrerait sans doute que la cohésion du groupe de discussion est de surcroît favorisée par le jeu qui consiste à croiser les bribes d’information people des uns et des autres pour produire de concert une version plausible ou au contraire délibérément fantaisiste des événements. Dans ce plaisir de la devinette collective réside peut-être l’une des clés de l’engouement pour le récit échotier.
35En tout état de cause, le recul par rapport aux informations sur les stars et le fameux « second degré » qui l’accompagne parfois n’interviennent pas au seul niveau de l’appropriation. Ils ne résultent pas uniquement d’un usage social spécifique, dont le lien avec la proposition médiatique initiale serait contingent.
36En effet, il n’est pas rare que ce soient les magazines qui invitent le lecteur à faire preuve de sens critique ou d’ironie. Indépendamment de leur légende principale, les photographies de Public sont très fréquemment ornées d’inscriptions exclamatives et de phylactères qui instaurent un métadiscours railleur, dont la tournure juvénile correspond à la classe d’âge visée. De même, Voici interpelle un lecteur intelligent, capable de saisir le caractère ironique d’une affirmation et de décrypter des références générationnelles ou des devinettes. Ainsi, au troisième trimestre 2005, il n’hésite pas à glisser dans chaque numéro plusieurs canulars tels que « John Travolta : il quitte le domicile conjugal » (en réalité, pour conduire sa fille jusqu’au jardin municipal le plus proche, n° 924), « Drag-queen le jour… banquier la nuit ! L’incroyable histoire d’un garçon pas comme les autres » (n° 925) ou encore : « Delphine, 36 ans, “J’ai perdu 5 kilos en mangeant du sable” » (n° 924). Le but récréatif de ces fausses révélations est confirmé par leur insertion dans un supplément « spécial été » incluant tests, mots fléchés et jeux d’observation. Dans Voici, l’instance d’énonciation table ouvertement sur la « coopération interprétative » du lecteur : témoin la rubrique « Elle court elle court la rumeur » où le magazine expose plusieurs racontars en affectant à chacun d’entre eux un coefficient spécifique de vraisemblance. Le périodique offre ainsi au lecteur toute latitude d’y accorder un peu, beaucoup ou pas du tout de crédit.
37Le contrat de lecture des hebdomadaires people est résolument incompatible avec une conception positiviste de l’information. L’enjeu ne réside pas dans la véridicité mais dans le bénéfice énonciatif qu’une économie du flou peut ménager. En laissant au lecteur le soin de démêler le vrai du faux et de composer sa propre vérité, c’est sa captation et parfois même sa complicité qui sont convoquées.
38Tout compte fait, on peut s’interroger sur le potentiel alternatif et subversif du récit people français : peut-il, sur le modèle de la culture tabloïd américaine décrite par Kevin Glynn [47] ou de la « télévision de l’intimité » étudiée par Dominique Mehl [48], être considéré comme le contrepoint féminin, irrationnel et illégitime – car fondé sur l’image et la rumeur – d’un discours dominant masculin et élitiste ? La réponse à cette question est nécessairement pondérée par la diversité des contrats de lecture dans ce segment. Bien que toujours bâti sur un fonds thématique et iconographique consensuel, donnant des gages à une « culture moyenne », le récit people donne lieu à des discours distincts reflétant la diversité des publics et des stratégies d’interpellation. Si tous les magazines peuvent se prêter à un décodage ludique, seuls deux d’entre eux, Voici et Public, revendiquent le jeu qu’ils introduisent dans des représentations traditionnelles : les photographies de stars servent de prétexte à un métadiscours, souvent réflexif et humoristique, grâce auquel ces titres postulent une connivence avec leurs lecteurs tout en questionnant des modèles corporels ou moraux. Faut-il pour autant accorder à ce brouillage des images officielles une portée politique ?
RÉFÉRENCES
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Notes
-
[1]
AUGE, 1998, p. 47-48.
-
[2]
Lippmann examine les images en tant que représentations intangibles : « les images dans notre tête » liées par exemple aux stéréotypes. LIPPMANN, 1965.
-
[3]
Par ordre décroissant de diffusion (nombre d’exemplaires Diffusion France Payée 2004), Voici (498 859), France Dimanche (494 472), Ici Paris (392 773), Gala (289 220), Public (263 381) ; source : OJD. Les taux de pénétration dans la population française de plus de 15 ans (AEPM, cumul juillet 2004-juin 2005) donnent un classement différent : Voici (81 ‰), Gala (48 ‰), France Dimanche (46 ‰), Ici Paris (45 ‰), Public (29 ‰). Malgré une diffusion plus faible, Gala possède donc plus de lecteurs que France Dimanche et Ici Paris, ce qui peut s’expliquer par un positionnement plus mondain et plus prestigieux – analogue à celui d’un picture magazine comme Paris Match – qui le rend plus facilement exposable chez les coiffeurs et dans les salles d’attente des médecins et des dentistes. Gala est au demeurant le titre people qui attire le plus les catégories socio-professionnelles supérieures. Son public rassemble 656 000 foyers AB+ alors que ses confrères ne dépassent pas 400 000 (381 000 pour Voici) ; source : AEPM, cumul juillet 2004-juin 2005. Parmi les autres traits différenciant les lectorats étudiés : France Dimanche et Ici Paris sont les titres comptant les plus fortes proportions de lecteurs âgés (respectivement, 48,1 % et 39,9 % de plus de 50 ans contre 25 % par exemple pour Voici) et ruraux (25,3 % et 23,7 % d’habitants de communes rurales contre 17,1 % pour Gala) ; source : wwww. media-poche. com,d’après AEPM 2003. Public possède de loin le lectorat le plus jeune, composé de près de 45 % de 15-24 ans (source : SANTI, 2005), contre environ 20 % pour Voici, second titre le plus « jeune » de l’échantillon analysé. Enfin, dans tous les magazines people, le lectorat féminin est très nettement majoritaire, avec de légères nuances entre un titre comme Voici où les hommes constituent exactement un tiers du lectorat et Public dont le lectorat masculin ne représente que 27,1 % du total (AEPM, cumul juillet 2004-juin 2005). Lancé par le groupe EMAP le 13 juin 2005, Closer, dernier-né de la presse people française, n’a pu être intégré à cette étude faute d’un recul suffisant et de chiffres disponibles. On peut toutefois souligner que Closer vise la même génération que Public. Sa rédactrice en chef, Laurence Pieau, est du reste l’ancienne rédactrice en chef du dernier people d’HFM, fondé en 2003.
-
[4]
Dans le journal Le Monde, les deux premières occurrences du mot people désignent les gens célèbres et font référence à la société et à la presse d’indiscrétions espagnoles (« Il ne s’agit pas de ces “hidalgos” de la finance et des affaires, de cette élite surnommée les beautiful people (…) », (06/05/92), « La publication, dans le magazine Hola, la revue du beautiful people (comme on dit en Espagne), des photos de la somptueuse demeure de l’ancien ministre des finances (…) » (03/04/93). Dans le quotidien, la première apparition du mot people pour qualifier le genre journalistique a lieu en 1993 pour relater le conflit entre d’anciens journalistes de Gala et Voici et Prisma Presse à la suite du virage sensationnaliste de ces publications. Ces rédacteurs intentaient un procès à leur ancien employeur qui ne voulait pas leur consentir les avantages de la clause de conscience.
-
[5]
Notons que cet anglicisme a également cours en Allemagne, où l’on parle de « People Magazinen », ce qui pourrait accréditer la thèse de la propagation par Prisma Presse de ce néologisme en France.
-
[6]
Pour Roger Dadoun, ce qu’il surnomme le « pipeau(l) » est la « voix du peuple ». DADOUN, 2003.
-
[7]
Pour plus de précisions sur les origines de la presse people, on se reportera à la présentation historique réalisée par Christian Delporte (DELPORTE, 2003).
-
[8]
DAKHLIA, 2003.
-
[9]
Les Éditions Fleuve Noir se sont ainsi chargées en 2004 de publier en France le roman à succès de Lauren Weisberger, Le diable s’habille en Prada et les premiers tomes de la série Gossip Girl.
-
[10]
Ce photographe de presse a néanmoins souhaité que ses propos restent anonymes, ce qui est en soi révélateur du sentiment d’illégitimité inhérent au people.
-
[11]
Kevin Glynn décrit le développement des talk-shows, de l’infotainment et des journaux populaires vendus en supermarchés aux Etats-Unis à partir de la seconde moitié des années 1980 comme une « tabloïdisation » (tabloidization) de la société américaine. Réinscrivant l’essor de ce phénomène dans le contexte politique reaganien, il perçoit dans la « culture tabloïd » de nouvelles formes d’accès à l’information pour les couches socialement et économiquement défavorisées. GLYNN, 2000.
-
[12]
GEERTZ, 1985.
-
[13]
Telles sont les formules employées sur le site de Prisma pour définir le style général de ses publications (http :// www. prisma-presse. com/ contenu_editorial/ pages/ culture/ savoir. php).
-
[14]
M. MAIGNIEN et S.-M. BONVOISIN évoquent ainsi les « titres de paparazzi » (MAIGNIEN, BONVOISIN, 1996).
-
[15]
En réalité, s’il est parfois suffisant d’annoncer une grossesse, par exemple grâce à une photographie, l’expression d’un état psychologique ne peut se passer de l’écrit, qui oriente l’interprétation du lecteur. L’écrit est toutefois ravalé au rang de légende ou de moralité et l’accent est mis sur l’image qui provoque l’embrayage narratif. Ainsi, un reportage photo du n° 907 de Voici montre la chanteuse Ophélie Winter en vacances, sous un jour peu flatteur : bouche bée et traits tirés. Ces clichés pourraient paraître anodins mais le texte dépasse les seules informations visuelles en insistant sur la dérive de la chanteuse et en pratiquant quelques insinuations quant aux causes de son désarroi supposé.
-
[16]
Edgar Morin distingue dans le rapport de l’individu aux médias et à la culture de masse deux processus complémentaires : la projection, par laquelle l’individu rejette sur le personnage ou sur l’objet des traits et des pulsions qu’il porte en lui, selon un principe analogue à la catharsis aristotélicienne, et l’identification, par laquelle l’individu s’approprie une caractéristique du personnage ou de l’objet pour lui ressembler, au moins en partie. MORIN, 1983.
-
[17]
Patrick Charaudeau explique que dans la presse écrite, la mise en page et la titraille jouent un rôle épiphanique en ce qu’elles permettent d’annoncer la nouvelle (CHARAUDEAU, 1997, p. 220). Or, la nouvelle dans la presse people est très souvent lisible dans l’allure physique de la star, du moins telle qu’elle est mise en scène par le cliché.
-
[18]
« Je vais vous donner un exemple, il y a un ou deux ans, on nous a proposé un sujet-photo d’une chanteuse avec son nouvel amant, évidemment quand une agence fait des photos, elle les montre à tout le monde et Voici les a achetées et la même semaine dans un autre journal, il y avait un article qui décrivait les photos que Voici avait acheté “et la jeune chanteuse part avec son manteau ciré jaune et bla-bla-bla et bla-bla-bla”. C’est une façon de travailler à l’économie, vous n’achetez pas les photos mais vous le faites quand même. », BARDELOT, 1999, p. 83.
-
[19]
MARION, 1997, p. 83.
-
[20]
AUGE, 1998, op. cit., p. 49.
-
[21]
Je m’appuie ici sur deux analyses du contenu et du discours menées en 2002 et 2004 : DAKHLIA, « Les sexe symboles de la culture people », 2005 et DAKHLIA, « Formes et fonctions du secret dans la presse people : les faux reflets de l’authentique », 2005.
-
[22]
HOGGART, 1970.
-
[23]
WOLTON, 1997.
-
[24]
AUGE, 1998, op.cit.
-
[25]
Y compris dans les deux titres offrant la vision du monde la plus pessimiste : France Dimanche et Ici Paris, qui accordent une place non négligeable à la maladie, à la mort et à l’insécurité, en accord avec une cible plutôt âgée.
-
[26]
FRYE, 1990, p. 33-34.
-
[27]
GIET, 1985.
-
[28]
SCHECHTER, 1988, p. 57 (traduit par l’auteur).
-
[29]
BARDELOT, 1999, op. cit.
-
[30]
« Les lectrices lisent les magazines principalement dans 4 lieux propices : le salon, le train, la plage et leur lit. Ces 4 espaces offrent chacun un sens à la motivation de la lecture. » Exemples de témoignages significatifs : « Je les lis quand j’ai un moment à moi. Souvent le soir dans le canapé, après le dîner, pendant la télévision », « Je lis parce que dans le train je vais pas lire un bouquin parce que je vais regarder le paysage (…) C’est pas dur à suivre », « Je les lis soit à la plage l’été, soit chez moi le soir dans mon lit. (…) Mais Voici à la plage, on en parle et puis c’est marrant à lire, en plus si on veut se baigner, c’est pas un problème, on le ferme ! », « J’en achète jamais quand je suis chez moi. C’est seulement quand je pars. Je ne sais pas vraiment pourquoi. (…) C’est une espèce d’atmosphère finalement. Car quand c’est rare c’est encore mieux. En tout cas moi j’associe ça aux vacances. » BARDELOT, 1999, op. cit., p. 71-72. La corrélation entre la lecture de la presse people et les vacances est confirmée par une augmentation des ventes hebdomadaires de près de 20 % durant la période estivale 2005 (SANTI, 2005).
-
[31]
ESQUENAZI, 2003, p. 61-67.
-
[32]
CHALVON-DEMERSAY, PASQUIER, 1990.
-
[33]
Dans un autre registre de la culture populaire, cette hypothèse d’inspiration critique est évoquée par Tamar Liebes et Elihu Katz à propos de la réception de Dallas : LIEBES, KATZ, 1990.
-
[34]
“Gossip brings together by creating an intimate common world in which private standards of morality apply to what is and what is not acceptable behaviour. It is about basic human values and emotions, about the fact that, in the end, all human beings are equal, whether they are rich or poor, whether they live in the glittery world of show business or whether they only read about it.” (p. 132) “Generally speaking, printed gossip is not all that different, then, from oral gossip. It serves an unconscious need to belong and it also serves a need to address social inequality, whether through creating moral standards or by challenging ‘good taste’. Like serious, intimate oral gossip, printed gossip is a resource for the subordinated : it can be a means of self-expression and solidarity (the male homosexual community and camp); it can be a means of sharing judgement of an unequal society as well as a source of sentimental enjoyment and thus the confirmation of what is usually considered ‘low taste’ as a taste culture in its own right”, HERMES, 1995, p. 141.
-
[35]
COLIN, 2002, p. 48.
-
[36]
EHRENBERG, 1999.
-
[37]
ELIAS, 1985.
-
[38]
MORIN, 1983, op. cit.
-
[39]
BARDELOT, 1999, op. cit., p. 96.
-
[40]
JOST, 1999.
-
[41]
FISKE, 1992, p. 48.
-
[42]
Joke Hermes fait référence à l’analyse de la réception de ce feuilleton menée par Kim Schrøder (SCHRØDER, 1988, p. 61-82).
-
[43]
“Part of the fun reading gossip magazines (...) is to ferret out the extent of truth in what the magazines write about stars, princes and television personalities, and to put together who is involved with or pregnant by or breaking up with whom”, HERMES, 1995, op. cit., p. 124.
-
[44]
BARDELOT, op. cit., p. 83-84.
-
[45]
BOULLIER, 1991.
-
[46]
ELIAS, 1985, op. cit.
-
[47]
GLYNN, 2000, op. cit.
-
[48]
MEHL, 1996.