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Article de revue

Une sociologie de l'« invisibilité » : réorienter notre regard

Pages 243 à 272

Notes

  • [*]
    Cet article est paru en version originale dans Sociological Theory, 16/1,1998, p. 34-51.
  • [1]
    DUNEIER, 1992.
  • [2]
    DUNEIER, 1992, p.137-155.
  • [3]
    Les termes « épistémologique » et « ontologique » se réfèrent à la tradition de la « sociologie cognitive » (ZERUBAVEL, 1997) et sont employés quelque peu différemment de la tradition philosophique. Ainsi, le terme « épistémologique » se réfère à une spécificité culturelle et sous-culturelle plus qu’aux structures catégorielles universelles de la réalité. Pour une description de leur utilisation en philosophie, voir HAMLYN (1995) sur l’épistémologie et LOWE (1995) sur l’ontologie.
  • [4]
    TRUBETZKOY, 1975, p. 162.
  • [5]
    Voir par exemple GREENBERG, 1966 ; HERBERT, 1986.
  • [6]
    Jakobson soulignait la signification de la distinction entre le marqué et le non marqué audelà du domaine de la linguistique (voir TRUBETZKOY, 1975, p. 162). WAUGH, 1982 a, quant à lui, fourni une analyse plus étendue de leur utilité en dehors de la linguistique. Pour une discussion de leur utilité dans l’étude de l’organisation hiérarchique des identités sociales, voir BREKHUS, 1996.
  • [7]
    BREKHUS, 1996, p. 500.
  • [8]
    DURKHEIM, 1965 [1912].
  • [9]
    BREKHUS, 1996, p. 502.
  • [10]
    Voir par exemple KOFFKA, 1935, p. 184-186 ; KOHLER, 1947, p. 202.
  • [11]
    BREKHUS, 1996, p. 502.
  • [12]
    GOFFMAN, 1963, p. 4.
  • [13]
    Je me réfère ici au discours culturel dominant autour des catégories nommées. Dans les sous-cultures sado-masochistes, les membres qualifient les non-sadomasochistes de « vanilla » (FADERMAN, 1991, p. 252-53 ; CALIFIA, 1983, p. 130), mais ce terme n’est pas vraiment connu en dehors de ces cercles restreints.
  • [14]
    ZERUBAVEL, 1985, p. 117-120.
  • [15]
    WAUGH, 1982, p. 310.
  • [16]
    BREKHUS, 1996, p. 512.
  • [17]
    BEST, 1987.
  • [18]
    REINARMAN, 1994, p. 96.
  • [19]
    WRIGHT-MILLS, 1943.
  • [20]
    MARTINEZ, 1996, p. 142.
  • [21]
    GAINES, 1990 ; WEINSTEIN, 1991.
  • [22]
    Sur cette discussion voir notamment BERK et RAY, 1982, p. 356.
  • [23]
    ANDERSON, 1990, p. 60.
  • [24]
    ADAM, 1987 ; GAMSON, 1989 et 1995 ; JENNESS, 1995.
  • [25]
    Par exemple GAGNON, 1989.
  • [26]
    Voir par exemple LEVINE (1992,1990) et HUMPHRIES (1985) sur les « gay machos », FADERMAN (1991) sur le séparatisme lesbien, TYLER (1991) et NEWTON (1972) sur l’imitation féminine et drag.
  • [27]
    Voir les analyses sur les « very straight gays » en Australie menées par CORNELL, 1992, 1995, p. 143-163.
  • [28]
    KERN, 1983, p. 153.
  • [29]
    GATTA, 1996.
  • [30]
    Voir par exemple la discussion de Nippert-Eng (1996, p. 277-92) sur comment comprendre la frontière entre le foyer et le travail peut contribuer à comprendre à une compréhension générale des frontières sociales, y compris de celles qui sont hautement signifiantes d’un point de vue moral.
  • [31]
    GARFINKEL, 1967, p. 35-37.
  • [32]
    FRANKENBERG, 1993, p. 6.
  • [33]
    GOFFMAN, 1963, p. 83-88.
  • [34]
    BAUMGARTNER, 1988.
  • [35]
    SAÏD, 1993, p. 63.
  • [36]
    BREKHUS, 2003.
  • [37]
    WILLIAMS, 1995.
  • [38]
    GERSON, 1985.
  • [39]
    Pour une discussion générale sur la conception cognitive des visions du monde, voir ZERUBAVEL, 1997,1991. Sur les différentes visions du monde quant à la sexualité, voir DAVIS, 1983. Sur la question morale, Michèle Lamont (1995) suggère que la moralité, bien qu’ignorée par les sociologues, est la dimension la plus saillante sur laquelle les hommes de la classe moyenne (afro-américains et européens en tous cas) définissent leur identité et construisent des frontières symboliques.

1Dans une recherche qui lui a valu en 1994 le prix de l’Association Américaine de Sociologie, Mitchell Duneier montrait que les patrons de restaurant noirs américains du groupe sur lequel portait sa recherche considéraient avant tout comme significatif pour leur identité, non pas le fait d’être Noir américain, mais la qualité de leurs relations amicales ; ils adhéraient à des valeurs sociales largement partagées, n’approuvaient guère la plupart des activités « déviantes », se définissaient avant tout par une recherche de respectabilité et une éthique prononcée du travail [1]. Le fait qu’une description de ces hommes noirs américains sous un jour non-stéréotypé, comme des êtres ordinaires capables d’organiser leur vie autour de questions autres que leur race, ait suscité un tel intérêt sociologique est en soi sociologiquement intéressant. Ces résultats empiriques étaient singuliers car ils donnaient une image des Noirs américains rompant avec les images extraordinaires, bien qu’ontologiquement prévalantes, restées largement inquestionnées dans les comptes rendus des médias ainsi que dans les travaux scientifiques sur la culture afro-américaine. Or, si Duneier se contente de présenter ce problème comme étant spécifique à la sociologie qui se penche sur la culture noire américaine, force est de constater qu’il affecte beaucoup de domaines de la recherche en sciences sociales et qu’il s’avère donc plus général [2]. Ainsi, dans plusieurs secteurs de la sociologie américaine, ce qui est ontologiquement hors du commun attire une attention épistémologique disproportionnée par rapport à sa fréquence effective dans la vie sociale [3]. Cette asymétrie épistémologique entre notre traitement des phénomènes extraordinaires (ou marqués) et des phénomènes ordinaires (ou non-marqués) a des conséquences analytiques importantes.

2Le concept de marquage (markedness) a été introduit en linguistique dans les années 1930 par Nikolaj Trubetzkoy et Roman Jakobson [4]. En étudiant des paires de phonèmes, Trubetzkoy soulignait qu’un élément d’une paire était toujours accentué de manière active par une marque (mark), tandis que les autres, par leur absence de marque, restaient définis de manière passive. Depuis, les linguistes ont appliqué les concepts du marqué et du non-marqué à la grammaire et au lexique, aussi bien qu’à la phonologie [5]. Dans des paires lexicales, l’élément non-marqué se trouve dans la position ambiguë de représenter aussi bien l’ensemble de la catégorie générique que l’opposé de l’élément marqué. On a ainsi, en langue anglaise, par exemple, le terme non-marqué d’« homme » qui peut représenter génériquement l’humanité, comme il peut indiquer son opposé, la femme. Mais le terme marqué de « femme » ne se réfère jamais aux humains au sens large. Par conséquent, l’élément marqué est toujours spécifié de manière plus étroite et plus fortement articulé que l’élément non-marqué.

3Or la distinction entre éléments marqués et non-marqués est aussi valable heuristiquement pour considérer les contrastes linguistiques que pour analyser des contrastes sociaux [6]. J’emploie le concept de « marquage social » pour me référer aux manières dont les acteurs sociaux perçoivent activement une des faces d’un contraste tout en ignorant l’autre face, conçue comme épistémologiquement non problématique [7]. On peut ici se référer à Emile Durkheim chez qui la distinction entre le sacré et le profane correspondait à une tentative de comprendre l’asymétrie cognitive dans notre perception des phénomènes sociaux [8]. A l’instar du concept de sacré chez Durkheim, le marqué représente les extrémités : soit ce qui se situe nettement au-dessus ; soit, au contraire, ce qui se place nettement au-dessous de la norme. Aussi le non-marqué représente-t-il la vaste étendue de la réalité sociale qui est définie passivement soit comme « non remarquable », soit comme socialement générique et profane [9].

4Le contraste linguistique entre le marqué et le non-marqué s’apparente à la distinction entre « figure » et « fond » propre à la psychologie visuelle : la psychologie de la Gestalt a montré que nous mettons au premier plan la « figure » d’un contraste visuel, sans en percevoir le fond [10]. Or, si cette psychologie ne traite que de la perception visuelle, des principes de ce type peuvent être cependant utiles pour analyser les formes non visuelles de traçage. De la même manière que nous accentuons des contours physiques et en ignorons d’autres, nous portons au premier plan certains contours de notre monde social, tout en ne prêtant guère attention à d’autres contours. Certains éléments de la vie sociale sont ainsi perçus comme des figures marquées, tandis que la plus grande partie de notre univers social se dilue dans son arrière-fond non-marqué. Des comportements, des attitudes, des catégories, des identités, des espaces sociaux et des environnements qui sont considérés comme socialement extrêmes sont marqués (ou activement accentués), alors que ceux qui sont considérés comme socialement neutres restent non-marqués (ou sont pris pour allant de soi).

5Le langage joue un rôle essentiel dans le processus social de marquage : le seul acte consistant à nommer ou à qualifier une catégorie la construit simultanément et la fait ressortir comme catégorie. Lorsque nous marquons linguistiquement un élément, nous le qualifions comme ayant une forme « particulière » qui est à distinguer de sa forme plus « générique ». Par exemple, les termes « Chinois américain », « protestant fondamentaliste » ou encore « démocrate reaganien » impliquent tous que les personnes visées ne correspondent pas tout à fait à la forme générique (« typique ») d’Américain, de protestant ou de démocrate. En élaborant une forme composée pour un type particulier, nous construisons également – certes passivement – un cas normatif ou un type générique par l’absence même de toute qualification linguistique.

6Dans les cas idéal-typiques de non marquage, il nous manque jusqu’au nom pour décrire la portion du continuum qui fait défaut. Ainsi des individus peuvent-ils appliquer le qualificatif « vierge » pour marquer socialement celles et ceux qui ont peu de rapports sexuels selon les standards moraux et sexuels conventionnels ou, au contraire, les qualificatifs « putain » ou « dragueur » pour celles et ceux ayant une sexualité débridée. Mais ils ne disposent d’aucun qualificatif culturel explicite pour qualifier ceux et celles qui ont une sexualité socialement non-exceptionnelle [11]. Autre exemple : les dates qui prennent un nom particulier sont mises en évidence comme « exceptionnelles » par rapport à d’autres moments, comme en témoignent les multiples fêtes, qui sont des moments mis bien davantage au premier plan que les multiples dates du calendrier non marquées culturellement.

7Le non-marqué reste généralement en deçà de la qualification et de l’acceptation, cela y compris dans la recherche sociale. On en veut pour preuve, par exemple, que l’étude du comportement collectif se concentre sur les comportements déjà désignés auparavant comme les « révoltes » ou les « paniques », mais analyse rarement les formes de comportement collectif sans qualificatif qui constituent pourtant la plus grande majorité de la dynamique humaine ordinaire [12]. De même, l’étude des catégories sexuelles se porte sur des groupes nommés culturellement, comme les « débauchés » et les « sadomasochistes » et non pas sur leurs contreparties dépourvues de qualificatif, comme ceux qui sont « fidèles dans le mariage » et les « vanilla sex practitioners » [13]. Les investigations menées sur le monde social partent le plus souvent de ce qui est déjà visible et nommé auparavant, en raison de son côté « exotique » ou de sa portée morale et politique, préalablement articulée. Bien qu’il existe nombre de revues analysant des comportements sociaux inhabituels, il ne se trouve aucune Revue du comportement ordinaire se destinant explicitement à l’analyse de la conformité.

8Une tradition de la sociologie du marqué s’est de facto formée au sein de la sociologie américaine. Des domaines tels que la sociologie de la déviance, de l’identité, la sociologie urbaine, l’ethnographie, les études de genres, les recherches sur les lesbiennes et les gays, ainsi que les études afroaméricaines, figurent parmi les contributions majeures au corpus pouvant être défini comme une « sociologie du marqué ». Dans cet article, je propose une méthode pour mettre délibérément l’accent sur les éléments non-marqués de la vie sociale et formaliser les concepts heuristiques de « marqué » et de « non-marqué » comme renvoyant à des caractéristiques fondamentales de la perception sociale. En prenant des exemples issus de travaux sociologiques, je suggère que certaines de nos recherches reproduisent et renforcent involontairement des stéréotypes culturels communément répandus en mettant excessivement l’accent sur des phénomènes sociaux moralement critiques ou factuellement exotiques. Après avoir mis évidence les coûts analytiques de ce problème, j’esquisse des stratégies méthodologiques pour développer une tradition explicite pour une sociologie du non-marqué qui vise les aspects les moins visibles de la réalité sociale.

Les propriétés formelles du marqué et du non-marqué

9Les propriétés fondamentales du marquage et de la distinction figure/fond peuvent être transposées de la linguistique et de la perception visuelle aux contrastes sociaux. Les attributs du marquage social impliquent alors : 1) que le marqué soit fortement articulé, alors que le non-marqué reste inarticulé ; 2) que le processus de marquage exagère par conséquent l’importance et le caractère distinct du marqué ; 3) que le marqué soit l’objet d’une attention disproportionnée relativement à sa taille ou à sa fréquence, alors que le non-marqué fait rarement l’objet d’une attention, quand bien même il est souvent plus important ; 4) que les distinctions au sein du marqué tendent à être ignorées, ce qui le fait apparaître comme plus homogène que le non-marqué ; 5) que les caractéristiques d’un membre marqué sont généralisées à l’ensemble des membres de la catégorie marquée, mais ne s’étendent jamais au-delà de cette catégorie, tandis que des attributs d’un membre non-marqué sont perçus soit comme liés idiosyncratiquement à cet individu, soit comme liés universellement à la condition humaine.

10Mais à la différence de la linguistique où le marquage implique un contraste binaire, la perception sociale implique deux modèles de marquage : un modèle binaire, dans lequel la rangée inférieure est marquée comme socialement extrême et la rangée supérieure reste non-marquée, car elle est considérée comme socialement générique (socially generic) ; un autre modèle tripolaire, dans lequel les pôles inférieurs et supérieurs sont tous les deux marqués comme extrêmes socialement, alors que le centre reste non-marqué car il est vu comme socialement générique. Des exemples du modèle binaire dans la société contemporaine pourraient être l’identité de genre (les femmes étant marquées et les hommes non-marqués), la capacité auditive (l’altération des capacités d’écoute est marquée, alors que celle qui est « intacte » ne l’est pas) et la préséance manuelle (les gauchers étant marqués alors que les droitiers ne le sont pas), etc. Des exemples du modèle tripolaire incluent l’intelligence, les « brillants » et les « crétins » étant marqués, alors que les intelligences « moyennes » ne le sont pas ; mais aussi la morale, les « saints » et les « pécheurs » étant marqués, alors que l’attitude morale moyenne ne l’est pas.

11Le marquage se produit dans plusieurs dimensions de la vie sociale. Les comportements moralement « inférieurs », tels que le crime et les comportements moralement supérieurs, tels que le secours apporté à une personne en danger de mort sont tous deux marqués ; mais les comportements moralement neutres, comme marcher sur un trottoir, restent non-marqués. En ce qui concerne le temps social, le week-end est marqué, tandis que les jours de la semaine restent non-marqués [14]. Des espaces de haute valeur morale comme les lieux religieux et, à l’inverse, les espaces moralement disqualifiés comme les quartiers chauds, sont marqués, alors que des espaces publics neutres sont simplement traités comme des espaces publics génériques. Les identités extrêmes sont marquées, dans le cas des « suractifs » et des « flemmards », alors que celles qui se situent entre le deux restent non-marquées.

12Le marquage varie d’un contexte à l’autre. Là où la fréquence de ce qui est marqué reste faible, l’intensité du marquage tend à être particulièrement forte. D’un autre coté, l’importance du marquage tend à décliner à mesure que la proposition du marqué augmente relativement au non-marqué. En fait, si ce qui est typiquement marqué devient plus commun que le non-marqué, les catégories peuvent aussi être inversées. De tels renversements de marquage se produisent dans les cultures, dans le temps et l’espace, y compris au sein d’une culture spécifique [15]. Des renversements de modèles culturels de marquage se produisent d’ailleurs couramment au sein des ghettos sous culturels. Un couple hétérosexuel entrant dans un bar gay se rendra par exemple très vite compte qu’il ne peut prendre son orientation sexuelle pour un allant de soi comme il le fait dans la plupart des endroits. De la même manière, un civil qui d’ordinaire ne pense pas à sa propre civilité en prendra conscience lorsqu’il entrera dans une base militaire.

13Nous séparons le marqué du non-marqué par un processus de « coloration », en peignant de manière figurative une catégorie marquée dans sa totalité, de sorte qu’elle soit représentée par ses images les plus colorées et les plus stéréotypées [16]. Ainsi, lorsque la disparition d’enfants a commencé à être marquée comme un problème social, les images d’enfants kidnappés par des étrangers impitoyables en sont venues à représenter l’ensemble du problème des enfants disparus, quand bien même seule une petite proportion d’entre eux était effectivement enlevés par des étrangers [17]. De la même manière, la nuit (qui est un moment marqué) est représentée culturellement comme dangereuse, alors même que très peu d’interactions nocturnes présentent un danger. La proportion élevée d’accidents de travail, de chutes dans l’espace domestique, de blessures d’enfants et de morts sur la route ne contribuent pas pour autant à une perception similaire qui fait de la journée un moment dangereux. Les médias et les images courantes tendent à renforcer le marquage en faisant comme si les cas stéréotypaux étaient représentatifs. Dans sa discussion sur les peurs liées à la drogue, Craig Reinarman se rapporte à ce phénomène comme à une « routinisation de caricatures » dans laquelle les médias requalifient les cas les plus extrêmes en les faisant passer pour des cas typiques, faisant ainsi apparaître l’épisodique pour de l’endémique [18]. Le cas le plus extrême du "monstre » intoxiqué au crack en vient alors à représenter un consommateur typique de crack, et l’image de quelques citadins noirs violents en vient alors à « colorer » la catégorie générale des mâles noirs américains. Or ce type de coloration apparaît rarement du coté non-marqué. Ainsi, nous considérons rarement des tueurs en série blancs, comme étant le reflet de « tendances sociopathes » propres à la « culture blanche », ni ne percevons les pathologies d’un individu non consommateur de drogue comme généralisables à l’ensemble des individus non consommateurs de drogue.

L’asymétrie épistémologique dans les sciences sociales

14Comme l’imagination sociologique met souvent la réalité de sens commun à l’épreuve, les sociologues sont bien placés pour contester les asymétries conventionnelles entre les catégories marquées et les catégories non-marquées, telles que les acteurs profanes les conçoivent. Or la plupart de nos productions sociologiques ne remettent pas en cause ces perceptions profanes, certaines recherches venant même ajouter à cette asymétrie. Tandis que certains procédés tels que l’échantillonnage aléatoire et l’usage de variables continues nous prémunissent contre cette asymétrie épistémologique, d’autres procédés comme l’échantillonnage sélectif ou le choix de thèmes de recherche selon leur caractère « moralement critiquable » ou « factuellement exotique » le facilitent amplement. Bien que motivés par un désir humaniste de dissiper les stéréotypes, bien des chercheurs en viennent à renforcer non intentionnellement les marquages institués. En faisant des généralisations spécifiques à des catégories plutôt qu’en menant des observations génériques sur les processus sociaux, ils forment des ghettos épistémologiques autour de ce qui est déjà auparavant marqué. De tels ghettos se forment par conséquent autour des populations, espaces ou comportements qui sont socialement visibles, moralement critiquables ou factuellement exotiques.

15En discutant des bases de ce qui est considéré académiquement ou journalistiquement comme intéressant, Murray Davis avance qu’une théorie est intéressante si elle se tient à distance des présupposés évidents pour le public. Bien qu’il se concentre sur les fondements analytiques de ce qui est intéressant, ce « caractère intéressant » a aussi des bases empiriques et normatives. J’utilise le terme de « caractère intéressant » pour me référer à des études qui suscitent l’intérêt parce qu’elles analysent ce qui est hors du commun ou inhabituel : les études sur les révolutions, les sous cultures déviantes, ou encore les rituels religieux sont des exemples de telles thématiques. J’utilise le terme de « politiquement/moralement intéressant » pour me référer aux études qui portent sur des problèmes sociaux ou moraux marqués au sein d’une culture plus large. Enfin, j’emploie le terme d’« analytiquement intéressant » pour me référer aux études qui suscitent l’intérêt parce qu’elles produisent des résultats qui vont à l’encontre de nos intuitions et révèlent des schémas qui sont vus sans être remarqués. Mais je distingue les thèmes empiriquement et moralement/politiquement intéressants de ceux qui sont analytiquement intéressants, originaux d’un point de vue épistémologique mais pas nécessairement saillants d’un point de vue politique ou ontologique. Dès lors que l’origine de ce qui est marqué empiriquement ou moralement apparaît en dehors de la sociologie, notre focalisation sur ce qui est empiriquement ou moralement intéressant tend à re-marquer et à reprendre les modes conventionnels du marquage.

Les ghettos épistémologiques : une mise entre parenthèses du marqué par rapport au socialement générique

16Les ghettos épistémologiques se forment là où les chercheurs isolent des échantillons ou des thèmes conventionnellement visibles liés à des groupes sociaux par rapport à la population plus large. Mais certaines traditions de recherche en sociologie sont davantage disposées que d’autres à les construire. Alors que l’échantillonnage aléatoire traverse les catégories en se prémunissant, de ce fait, contre les biais de sélection, les recherches à large échelle sont davantage immunisées contre les ghettos épistémologiques que les approches ethnographiques. Des sous champs comme la sociologie de la déviance, qui se constituent explicitement autour de ce qui est empiriquement inhabituel, renforcent plus fortement les ghettos épistémologiques que la sociologie de la famille, la sociologie du travail, la sociologie du sport, qui traversent à la fois ce qui est nouveau et ce qui est ordinaire empiriquement. Des sous champs tels que la sociologie des problèmes sociaux et la criminologie, qui s’organisent explicitement autour de thèmes moralement saillants, renforcent la pensée ghettoïsante plus que les domaines comme la sociologie de la vie quotidienne, laquelle recoupe à la fois des thèmes politiquement importants et des thèmes non importants.

17Les étudiants en sociologie aux Etats-Unis apprennent très tôt dans leur cursus d’études à penser en sociologues à propos de problèmes sociaux spécifiques. Les cursus élémentaires de sociologie offrent le plus souvent des cours sur les problèmes sociaux bien avant des cours de théorie ou de méthode. Les cours généraux sur les groupes minoritaires et la sociologie des femmes précèdent les cours sur les relations entre les races et la sociologie du genre ; la structure séquentielle de cet enseignement incite par conséquent les étudiants à voir la sociologie des races comme l’étude des groupes sociaux marqués et la sociologie du genre comme l’étude des femmes (la catégorie « genrée » marquée).

18La recherche sociologique sur les phénomènes d’identité se concentre presque exclusivement sur les dimensions politiquement saillantes de l’identité, telles que la race, le genre, l’orientation sexuelle et l’ethnicité. De plus, la tendance est à se focaliser uniquement sur les pôles marqués et socialement visibles au sein d’une de ces dimensions. Ainsi, les études sur l’identité raciale se concentrent-elles de manière disproportionnée sur les minorités et les études sur l’identité sexuelle sur l’homosexualité bien plus que sur l’hétérosexualité. La revue de sciences sociales Signs : Journal of Women in Culture and Society, qui est à la pointe dans les questions du genre, identifie explicitement la catégorie marquée dans son titre, renforçant implicitement, par là même, la représentation culturelle des femmes comme plus « genrée » que celle des hommes. Et puisque ce sont les discours politiques et socioculturels existants qui analysent l’identité, la recherche sur l’identité reproduit le plus souvent la centralité des divisions existantes. L’attention disproportionnée donnée aux femmes dans les études sur le genre, aux Noirs américains dans les études sur les races et aux homosexuels dans les études sur la sexualité, marque non seulement une seconde fois la focalisation culturelle préexistante sur ces catégories, mais reproduit également les points épistémologiques aveugles de la culture des catégories non-marquées. Ainsi, lorsque nous dirigeons sélectivement notre attention sur la base de préoccupations morales, sociales et politiques de notre temps, nous renforçons tacitement les conventions établies du marquage.

19Dans sa discussion des pratiques professionnelles des spécialistes des pathologies sociales, Charles Wright-Mills mettait en garde contre les dangers d’une focalisation exclusive sur les questions moralement visibles [19]. Il montrait que, puisque les pathologistes se penchent sur des problèmes sociaux immédiats, leur regard spécifique sur ces problèmes les éloigne de considérations sur les structures sociales plus larges. La conséquence de ce regard focalisé et très limité était de reproduire l’idéologie de sens commun culturellement ancrée, selon laquelle les problèmes de la société américaine se limitaient à une série d’événements isolés et aléatoires appelant des solutions indépendantes et réactives.

20La recherche sur le crime à composante raciale compte parmi les domaines où les sociologues américains opèrent un re-marquage à partir d’un échantillonnage basé sur une approche en termes de problèmes sociaux. Certaines études séparent ainsi les crimes ayant trait aux Noirs et aux Latinos, les plaçant ainsi dans des ghettos épistémologiques qui les séparent d’autres crimes. Les études sur le crime noir et latino, basées spécifiquement sur la race, traitent le fait d’être noir ou latino comme une variable causale unique expliquant à elle seule la variation de proportion de faits criminels entre les Noirs, les Latinos et les Blancs. On en veut pour preuve l’analyse régressive de l’homicide latino menée par Ramiro Martinez, lequel présente ce dernier comme « un problème social largement inexploré et non analysé dans la société américaine contemporaine », suggérant explicitement que « les déterminants des meurtres latinos se différencient de ceux touchant aux homicides généraux ou d’autres homicides relatifs à des groupes spécifiques (noirs, asiatiques, indiens, etc.) » [20]. Son argument est que des explications générales de l’homicide ne peuvent rendre compte des homicides commis par des Latinos ou par d’autres groupes spécifiques. Mais en omettant les meurtres commis par des Blancs dans sa liste des homicides relatifs à des groupes spécifiques, Martinez construit ces meurtres comme le seul élément qui se trouve en-dehors de toute qualification et apparaît, par conséquent, comme indépendant de toute détermination de race. (…)

21Ainsi, dans leur quête des différences propres à des groupes particuliers, les théoriciens focalisés sur les spécificités de race ont tendance à ghettoïser les crimes intra-raciaux, au lieu de chercher une explication générique susceptible d’expliquer pourquoi tous les groupes voient se développer, de manière très large, des meurtres au sein de leur propre milieu. Considérant que les minorités sont porteuses d’une sorte d’attitude antagoniste dirigée contre elles-mêmes qui les amènent à commettre des crimes intra-raciaux, de telles théories assument l’idée que, du côté de celui qui perpètre le crime, la race est forcément un facteur clé dans son geste meurtrier (et la haine de soi spécifique à la race blanche n’est bien sûr jamais posée comme une cause de criminalité des Blancs sur les Blancs). Des explications spécifiques à des groupes peuvent déformer la réalité en considérant la race comme le facteur clé motivant les crimes intra-raciaux, quand bien même ce n’est guère le cas. Une explication non « ghettoisante » peut suggérer qu’une société spatialement et socialement marquée par la ségrégation comme les Etats-Unis voit se développer un taux élevé de crimes intra-raciaux par le fait que la plupart des interactions, y compris les interactions criminelles, s’opèrent essentiellement entre des personnes de même race. Mais la compartimentalisation du crime entre plusieurs catégories spécifiques à des races empêche cette explication plus large.

Généraliser à des attributs marqués : conclusions spécifiques ou conclusions génériques

22Le problème principal de la plupart des théories spécifiques à des catégories tient au fait qu’elles sont incapables de traiter de manière conséquente les traits marqués et non-marqués comme des attributs généralisables. En effet, seuls les traits marqués d’un individu sont alors significatifs pour des généralisations spécifiques à une catégorie. Les généralisations à partir d’une étude sur des adultes d’âge moyen, pauvres et de taille moyenne peuvent par exemple être utilisées pour des généralisations à des populations plus larges de gens pauvres, mais pas à la population des adultes d’âge moyen ou de « morphologie moyenne ». Mais ce qui nous autorise à voir la pauvreté de quelqu’un comme un attribut plus généralisable que d’autres attributs ne renvoie à rien d’autre qu’à une logique sociale, et sûrement pas à une logique naturelle. Bien que chaque individu possède une combinaison de traits marqués et non-marqués, nous tournons le dos aux caractéristiques non-marquées et généralisons en faisant comme si seuls les traits marqués importaient. Lorsque nous généralisons, nous avons tendance à voir les actions des membres non-marqués comme se réfléchissant de manière universelle sur les acteurs sociaux ou, plus spécifiquement, sur eux-mêmes en tant qu’individus, mais pas en tant que représentants de leur catégorie sociale non-marquée. Lorsque seuls les traits marqués d’un individu, d’un espace ou d’un phénomène apparaissent comme significatifs pour généraliser à une classe d’événements, alors nous sommes davantage enclins à opérer des généralisations à propos des déviants, plutôt qu’à propos des non-déviants, à propos des espaces publics urbains marqués plutôt que des espaces non-marqués, à propos des groupes minoritaires plutôt que des groupes majoritaires et, enfin, à propos des questions moralement saillantes, plutôt que des questions politiquement invisibles.

23En menant des observations spécifiques à des groupes sur les catégories sociales, de telles recherches redéfinissent implicitement les membres non-marqués comme des cas génériques défaillants. Dès qu’ils considèrent leurs sujets d’étude comme relevant de catégories distinctes, les sociologues ne peuvent éviter de renforcer les ghettos épistémologiques, et cela même lorsque leurs explications partent d’une intention de remettre en cause les stéréotypes. Or l’acte même de viser une population et de justifier sa non-déviance est déjà en soi un marquage de sa déviance. Alors que bien des travaux en sociologie entendent remettre en cause les stéréotypes négatifs du marqué, ils opèrent en fait par simple inversion de la valence sociale du marquage, sans réduire son ampleur. Souvent, les sociologues et les journalistes qui étudient les sous cultures marginalisées prennent fait et cause pour les opprimés dans la présentation de leurs sujets. Or, prendre fait et cause pour les opprimés revient à disputer le caractère positif ou négatif de la valeur du marquage social en ne touchant en rien sa force même. Changer la valeur sociale du marqué ne signifie rien d’autre que de laisser le non-marqué comme donnée neutre et défaillante. Politiquement radicale, cette approche se révèle cependant conservatrice au plan de la connaissance, dans la mesure où elle maintient les ghettos épistémologiques accentuant le marqué. Qu’elles soient radicales politiquement ou conservatrices, les études sur les membres de catégories marquées, tels que les Noirs américains, les homosexuels, les pauvres, les femmes, les jeunes ou les vieux, mènent rarement à des généralisations portant sur les acteurs sociaux au sens large. Par contraste, les études sur les Blanc, les hétérosexuels, la classe moyenne, les hommes et les adultes d’âge moyen, servent couramment de base pour des abstractions s’étendant aux relations humaines en général. Cependant, l’étude des populations marquées n’est en théorie pas plus généralisable au comportement social humain dans son ensemble que l’étude des populations non-marquées.

Accroître la différence entre marqué et non-marqué en colorant les extrêmes

24Bien des sociologues du marqué contribuent au marquage, non seulement en ciblant des catégories marquées, mais aussi en dégageant les représentants les plus visibles d’une catégorie. C’est dire qu’ils ne mettent pas seulement entre parenthèses ce qui est déjà marqué, mais qu’ils renforcent aussi la ligne erronée entre le marqué et le non-marqué en se tournant vers les extrêmes, plutôt que vers l’intérieur ou vers les éléments plus ambigus du marqué. On en veut pour preuve les études sur la culture jeune qui se focalisent avant tout sur les adolescents « rebelles » ou « délinquants » qui ressemblent le plus aux représentations de la jeunesse en tant que catégorie d’opposition [21]. Les adolescents conformistes et conservateurs se trouvent très rarement représentés dans les portraits de la « culture jeune » dressés par les sciences sociales.

25La recherche interactionniste voit l’identité comme expressive et performative. Les ethnographes et les théoriciens de l’identité se focalisent par conséquent sur des domaines où la présentation de l’identité est la plus visible. Il en résulte que seuls entrent dans l’échantillonnage les membres d’une identité marquée et qui excèdent un certain seuil de différence. On observe ainsi davantage les types extrêmes de déviants, les minorités et autres catégories marquées (soit la pointe visible de l’iceberg), alors que l’on détourne l’attention vis-à-vis des types moins visibles qui demeurent sous la surface du discours public et politique. Aussi la sociologie de la déviance se focalise-t-elle sur les formes de déviance les plus dramatiques et les plus largement reconnues. De manière similaire, des mises en scène dramatiques comme les drags, les gays machos, l’activisme queer parmi les homosexuels, ou alors la manifestation de la « dureté de la rue » parmi les mâles afro-américains reçoivent bien plus d’attention de la part des chercheurs que les représentants « inintéressants » des catégories « gay » ou « noir ». Les études descriptives des identités « déviantes » ou minoritaires tendent à ne retenir que les représentations les plus dynamiques de la catégorie. Elles prennent en exemple, par conséquent, une variable dépendante et ne traitent que certaines dimensions de cette dernière.

26La « réduction d’échelle » (restriction of range) ou l’« erreur par tronquage » (truncation bias) est un problème typique discuté dans la tradition de la recherche quantitative. L’« erreur par tronquage » est un problème pour la recherche quantitative parce que des franges de la population sélectionnée se trouvent exclues dès lors qu’on ne peut mener des observations portant sous un certain seuil de visibilité [22]. Mais une « erreur par tronquage » similaire apparaît également dans la recherche, sans pour autant utiliser des procédures statistiques. Ainsi, dans sa recherche ethnographique sur les communautés afro-américaines, Elijah Anderson conclut que les Noirs pauvres et non scolarisés ne disposent plus, dans leur environnement immédiat, de modèles de conduite ou de personnes instruites pouvant faire office de contrôle social, vu que les Noirs de classe moyenne ont fui les centres-ville [23]. Bien que le compte rendu général d’Anderson manifeste une certaine sympathie à l’égard de ses informateurs, son image des communautés afro-américaines comme dépourvues désormais de modèles de conduite conforte les stéréotypes défavorables largement répandus quant à ces communautés. Et cela pose un problème, dès lors que l’univers même de son analyse (le conflit communautaire et les interactions publiques dans une grande ville) sélectionne en soi déjà des individus ayant plus de chances de s’engager dans des formes perçues d’activité illégales. Des univers tels que le lieu de travail, les organisations communautaires civiques, les églises, où des modèles de conduite « typiques », qui ont le plus de chance de se manifester, sont largement exclus de cette gamme d’observations. Autre exemple : les études sur les usagers de drogues dures tendent à se focaliser sur des populations en traitement ou sur des toxicomanes qui s’avèrent moralement les plus problématiques, sélectionnant par conséquent des individus qui conformeront le soupçon publiquement partagé selon lequel l’usage de drogues dures entraîne nécessairement une spirale sans fin des pathologies, de l’intoxication et de la criminalité. Les individus qui ne correspondent pas à cette image restent en deçà du seuil de visibilité et sont, par conséquent, rarement étudiés. La nature publique de beaucoup de lieux d’enquête ethnographique implique que les enquêtes ont bien des chances de renvoyer des images de la vie sociale qui sont déjà les plus voyantes.

27Ce problème peut être illustré par des exemples issus du volet populaire des études sur les minorités comme les études gay, lesbiennes et queer. La recherche empirique en sociologie de l’homosexualité se concentre de manière disproportionnée sur les contextes et les sous cultures gay urbaines qui sont les plus visibles. La plupart des recherches portent sur des mouvements sociaux organisés [24], des communautés luttant contre le Sida [25], des gender radicals, tels que les drag queens, des lesbiennes séparatistes, des « body builders » hyper-masculins ou encore sur des contextes particulièrement frappants tels que les bars, les lieux anonymes d’échanges sexuels, les défilés ou les zones commerciales gay dans certains grands centres urbains [26]. Les généralisations à propos de la « culture gay » dans son ensemble viennent ainsi d’une gamme restreinte d’arrangements urbains sur lesquels porte la recherche. En conséquence, les suggestions selon lesquelles la culture gay serait caractérisée par un activisme social et politique, une « sensibilité gay » cosmopolite, ou des mises en cause radicales des conventions dominantes peuvent être fortement biaisées par la nature urbaine des échantillons choisis. En fait, dès lors que les attitudes non conventionnelles et l’activisme politique sont des effets indépendants de cette « urbanité », beaucoup de ce qui a été attribué à la « culture gay » peut ne refléter en fait que la culture urbaine au sens large. Bien que beaucoup de ces études urbaines soient des contributions utiles, l’effet de cette focalisation sur les aspects culturels et les lieux gay les plus visibles est de renforcer tacitement les présupposés prédominants selon lesquels les homosexuels se ressembleraient forcément et que tous les homosexuels se distingueraient nécessairement de manière radicale de l’ensemble des hétérosexuels [27] (…).

28En se portant sur les activités les plus dramatiques, le corpus de recherche sur l’identité ne fait que reconduire la fossilisation culturelle préexistante en voyant les minorités « spécialisées » comme fondamentalement différentes de la majorité « générique ». Bien que de telles études affirment que les identités sont socialement construites, leur regard focalisé quasi exclusivement sur les manifestations politiquement « saillantes » et « empiriquement exotiques » renforce dans les faits l’image d’une différence essentielle entre les catégories. Lorsque seuls les membres qui excèdent un certain seuil d’exposition de la différence entrent dans les échantillons de recherche, la réalité est tronquée et ne fait que marquer une seconde fois une catégorie marquée, en tant que devant nécessairement se dégager de manière exotique du cours ordinaire de la vie sociale. A défaut de dissiper les stéréotypes, nous augmentons en conséquence la perception de sens commun selon laquelle des différences essentielles séparent des minorités « hors du commun » de la majorité « ordinaire ».

Une sociologie du non-marqué

29Toute relation de marquage peut être renversée en mettant explicitement en avant ce qui est typiquement non-marqué. Je me réfère au « renversement de marquage » comme à une stratégie explicite consistant à mettre en avant le non-marqué comme s’il était inhabituel et à ignorer le marqué comme s’il était ordinaire. De telles tactiques ont d’ailleurs déjà été développées dans des domaines tels que l’art, l’architecture ou encore la comédie. Ainsi, des plans architecturaux ont par exemple conçu des stratégies visant à faire voir l’espace d’arrière-fond entre des structures articulées. Alors que les architectes traitaient autrefois les espaces entre les structures comme des arrière-fonds sans forme sur lesquels les objets existaient simplement, ils perçoivent maintenant cet espace comme possédant sa propre forme. En architecture, cette conception selon laquelle le vide entre les structures s’articule comme forme positive ayant tout autant de forme que les structures elles-mêmes est désignée sous le terme d’« espace négatif positif » [28].(…) Dans le domaine du comique, des groupes marginalisés ont employé des formes d’humour par inversion afin de dépeindre les membres de la société majoritaire comme déviants et exotiques. Ainsi, le comédien Richard Pryor s’emploie à parodier des « dialectes blancs », simulant par exemple un accent exagéré comme si cela constituait un mode langagier typique des Blancs. L’impression de drôlerie tient au fait que l’assistance identifie l’imitation comme une présentation peu favorable de l’ensemble des Blancs sous une image unique exagérée, ce qui raille implicitement les tentatives de la « société des Blancs » prédominante de mettre en bloc les Noirs dans une image culturellement unifiée. En donnant une « couleur » au langage des Blancs, l’imitation du comédien analyse la forme des généralisations raciales à partir d’une perspective où les traits spécifiques à des groupes sont rarement affirmés. Bien que l’humour soit souvent négligé comme outil analytique pour la sociologie, « l’humour de renversement de marquage » aide à faire ressortir les fausses généralisations et les erreurs logiques qui peuvent être invisibles lorsqu’elles sont appliquées à des catégories ordinairement marquées. Comme tel, il constitue une manière efficace de problématiser certains éléments de notre monde qui vont de soi et de les rendre plus « visibles ».

30Suspendre des aspects empiriquement intéressants et moralement critiques de notre regard intellectuel pour analyser des aspects ordinaires et politiquement non saillants présente différents avantages épistémologiques. Comme nous sommes normalement habités à voir les éléments des contrastes sociaux qui sont au premier plan (ou marqués), plutôt que ceux qui sont en arrière-plan (ou non-marqués), le fait de dresser une frontière autour du non-marqué permet de voir le contraste sous un jour nouveau. Se focaliser sur les espaces négatifs non-marqués de la vie sociale présente l’avantage méthodologique de séparer l’importance analytique d’un phénomène social de son importance courante et publique ou de sa saillance. De plus, cela nous autorise à regarder ce qui est moralement relevant à partir de la perspective du cas négatif. Par conséquent, une étude de ce qui est conçu comme trivial du point de vue de la connaissance nous renseigne ainsi non seulement sur ce qu’une société considère comme trivial, mais aussi sur ce qu’elle tient pour moralement important [29] (…). Des résultats analytiques dégagés de questions apparemment sans importance sur un plan moral peuvent venir éclairer des questions politiques et morales hautement chargées. Leurs données non chargées politiquement peuvent même être un avantage en étudiant de telles choses ordinaires – par exemple : comment nous séparons notre vie privée de notre vie au travail – peut apporter des éclairages analytiques utiles s’appliquant également à des formes de séparation moralement signifiantes [30] (…).

31Lorsque nous ne regardons que les aspects les plus saillants du monde social, nous perdons la capacité de voir des comparaisons analytiques qui traversent les ghettos épistémologiques. Le fait de marquer ce qui est saillant et exotique isole les pôles du reste de la vie sociale. La tactique du renversement de marquage a l’effet inverse, elle sort les pôles de l’isolement en mettant en avant et en articulant l’espace négatif entre eux. Cela inverse l’asymétrie conventionnelle en faisant apparaître comme étranger ce qui est empiriquement familier. Le renversement de marquage équivaut à la stratégie de Harold Garfinkel consistant à rendre le monde social ordinaire « analytiquement exotique », plutôt que d’analyser ce qui vaut déjà comme moralement ou socialement exotique [31]. En tant que telles, ses études des fondements routiniers des activités ordinaires représentent la première tentative explicite de développer une sociologie des aspects non-marqués de la vie sociale.

32Les analyses de Ruth Frankenberg sur la construction sociale de la « condition blanche » (whiteness) indiquent que les apports des études sur les identités sociales non-marquées sont maintenant reconnus. Son étude construit les frontières autour de l’expérience et de l’identité raciale « condition blanche » en les marquant linguistiquement par l’étiquette « blanc » [32]. En faisant de la race blanche une catégorie particulière par sa nomination, elle enferme dans des frontières et saisit un espace culturel ordinairement indicible et le transforme en « espace positif négatif ». Là où la plupart des études sur l’identité raciale ne font que réarticuler des expériences ordinairement saillantes de la race, la recherche sur la « condition blanche » rend visible la structuration raciale non saillante de l’expérience du fait d’être blanc. Alors que la discussion sur la question des races ne traite que rarement de l’expérience vécue des Blancs (sauf lorsqu’il s’agit du racisme blanc à l’égard d’autres « groupes raciaux »), l’étude de la « condition blanche » fournit une perspective analytique unique pour analyser les théories des races.

Marquer chaque chose

33Le renversement de marquage lui-même ne fait cependant qu’inverser la relation asymétrique plutôt que de l’abolir. Cependant, puisque le non-marqué est bien moins agrémenté, le renversement de marquage nous aide à déstabiliser le marquage en compensant l’articulation excessive des pôles ; si nous dotons l’ensemble du continuum d’un poids égal, on ne laissera alors plus aucun espace négatif. Et puisque le marquage est un processus relationnel, le fait de marquer chaque chose de manière égale laisse entier le continuum non-marqué. (…) De manière similaire, nous pouvons mettre en évidence chaque domaine du continuum social, de telle sorte qu’aucun espace négatif ne subsiste. Alors qu’il y a potentiellement beaucoup à apprendre à la fois de l’étude du marquage et du non-marquage, l’intégration des connaissances dans la théorie sociologique générale à partir de ce qui est marqué a été remise en cause par une concentration exclusive sur des cas marqués (et sur les aspects les plus saillants de ces cas), plutôt que sur les connections relationnelles entre le marqué et le non-marqué. Une manière de marquer analytiquement le continuum social dans son entier et de faire entrer la sociologie du marqué dans une « sociologie du non-marqué » est de mettre en valeur les interactions, les frontières et les relations entre le marqué et le non-marqué. Les segments extrêmes, périphériques et marginalisés de la vie sociale sont ordinairement plus clairement articulés et qualifiés que les segments normatifs et qui se trouvent au centre. Marquer chaque chose revient donc à faire disparaître le centre du continuum social et à lui attribuer un qualificatif. Les comportements sociaux, les espaces, les attitudes, les identités et les catégories existent sur un continuum, mais ils restent discrets lorsque nous mettons au premier plan et isolons les pôles de ce continuum, tout en traitant les espaces négatifs entre les pôles comme un contexte non-marqué.

34Au sein de la tradition qualitative, la sociologie de la vie quotidienne est apparue comme un sous-champ se concentrant sur des parties du continuum interactionnel conventionnellement non-marqué. Cependant, le fait que la sociologie de la vie quotidienne soit marquée comme un type secondaire de la sociologie interactionniste laisse supposer que nous accordons un crédit épistémologique plus grand à l’étude de l’interaction ordinaire. Du coup, la plus grande partie des interactions sociales, qui ne sont ni exotiques ni moralement saillantes, se trouve réduite à la portée épistémologique d’un sous-champ spécialisé. L’ouvrage d’Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, représente en sociologie l’un des efforts les plus conséquents pour marquer un continuum dans son ensemble. Car contrairement aux études qui se concentrent seulement sur des comportements publics empiriquement hors du commun (ou déviants), Goffman met en évidence les éléments non-marqués des routines publiques ordinaires. Il donne un nom à ces aspects d’arrière-plan en portant l’attention sur eux en tant que sujets de recherche à part entière. Goffman porte à la fois une « attention non-civile » – comme pour les regards de haine – et une « inattention civile » sur ses objets d’étude [33]. Bien que l’analyse des regards de haine puisse sembler avoir une plus grande importance morale, Goffman donne un poids épistémologique plus grand aux cas apparemment moins impératifs d’inattention civile. Pourtant, si l’inattention civile peut être moins saillante moralement ou socialement que les regards de haine, elle est un aspect bien plus présent dans les interactions sociales. En ne privilégiant pas les comportements les plus saillants, Goffman offre un regard perspicace sur nos interactions quotidiennes, qui eussent été obscurcies s’il ne s’était concentré que sur les formes les plus extrêmes de l’interaction, telles que l’« attention non civile » (uncivil attention) ou les paniques de foules.

35Notons encore que d’autres domaines de la recherche sociologique viennent juste de commencer à remplir les espaces d’arrière-plan de leur continuum respectifs. On sait que la sociologie de l’espace (ou sociologie urbaine) possède une longue tradition de recherche, qui se concentre sur les portions de l’espace dans la vie sociale qui sont les plus intéressants et les plus saillants moralement. Les recherches initiales, qui prennent leurs sources dans l’école de Chicago, ont porté presque uniquement sur les environnements urbains les plus expressifs. D’ailleurs, le qualificatif de « sociologie urbaine », plutôt que « sociologie de l’espace », utilisé pour décrire ce terrain de recherche sociologique, montre combien ce domaine puise dans des éléments marqués (jusqu’à son propre dénominatif). L’étude sociologique de l’espace s’est principalement centrée sur la manière dont les relations spatiales affectent la vie publique urbaine plutôt que d’analyser son influence sur d’autres domaines tels que les banlieues par exemple. La recherche de Mary Baumgartner sur les frontières morales d’une communauté urbaine constitue ainsi un effort notable au sein de la sociologie de l’espace pour entreprendre de marquer les éléments du continuum spatial de la même manière que le continuum urbain [34].

Développer une perspective d’analyse nomade

36Une perspective nomade suppose de se décaler entre plusieurs positions analytiques différentes à partir desquelles on peut voir quelque chose de nouveau. Au lieu d’observer des sujets à partir d’un point de vue culturel unique et stable, nous pouvons observer à partir de perspectives multiples, en combinant des éléments de chacune d’entre elles. On peut suivre l’exemple du cubisme en art qui, au lieu de prendre une position unique, a fait le pari de combiner différentes positions et de les faire fusionner sous forme de représentation picturale. Les analyses sociologiques peuvent tirer profit d’une volonté similaire des chercheurs de se détacher d’un point de vue fixe pour regarder leurs sujets de recherche à partir de multiples positions. L’esprit de l’approche nomade se reflète bien dans la suggestion de Charles Lemert selon laquelle « un intellectuel devrait ressembler davantage à Marco Polo qu’à Robinson Crusoé : toujours en déplacement et jamais vraiment dans l’installation ». Une perspective analytique toujours en train de changer permet de voir dans les phénomènes sociaux leurs différentes strates, visibles à partir d’une position alors qu’elles restent cachées d’autres positions.

37Les sociologues ont depuis longtemps reconnu les avantages des différents types de mobilité sociale dans l’analyse des phénomènes sociaux. Pitirim Sorokin montrait ainsi que la mobilité sociale ou le glissement statutaire ouvrait différentes « vues mentales » pour les individus, ces derniers acquérant ainsi une connaissance des manières sociales de vivre à partir du vécu de catégories sociales différentes. Les personnes socialement immobiles sont condamnées à voir le monde à travers des lunettes sociales très limitées car le caractère permanent de leur position ne leur permet pas de percevoir des choses qui deviennent visibles grâce à un déplacement vers un autre point de vue social. Georg Simmel développait un argument similaire lorsqu’il disait que les individus socialement nomades (ou les « étrangers ») occupent des positions structurelles uniques leur permettant de voir des modèles qui peuvent rester invisible à ceux qui sont immobiles et culturellement initiés. Malgré le fait que Sorokin et Simmel se concentraient spécifiquement sur des processus dans lesquels le nomadisme social nous force à voir les choses à partir de points de vue différents, le nomadisme analytique n’exige toutefois pas du chercheur qu’il change nécessairement de statut social. Et comme le suggère Edward Saïd, « même si l’on n’est pas réellement un immigré ou un expatrié, il est toujours possible de penser en tant que tel, d’imaginer et d’investiguer malgré les barrières, de s’éloigner sans cesse du centre pour aller vers les marges où l’on peut voir des choses qui échapperont à jamais aux esprits qui ne se sont jamais aventurés au-delà du conventionnel et du confortable » [35].

38Une sociologie de l’invisibilité ne suppose pas pour autant d’abandonner la recherche sur les groupes socialement marqués. Etudiant par exemple l’identité, les sociologues attachés au non-marqué peuvent analyser les manières dont les individus, dans les catégories socialement marquées, utilisent et manifestent leurs aspects non-marqués plutôt que de se pencher uniquement sur leurs manières de manifester leurs attributs marqués. Par exemple, cela peut signifier de mettre tout autant en évidence les manières dont les femmes blanches font ressortir leur identité raciale non-marquée que leur identité de genre marquée ; ou alors de pointer autant les façons dont les gays blancs issus de la classe moyenne urbaine font ressortir leurs attributs statutaires non-marqués que leur orientation sexuelle marquée. Cela nous permet de découvrir les manières dont les personnes exercent leurs identités « vues mais non remarquées » aussi bien que leurs identités saillantes [36]. Etudier comment les individus négocient des combinaisons entre des caractéristiques marquées et non-marquées nous permet de nous décaler entre plusieurs points de vue le long du rapport entre « figure » et fond.

39Par conséquent, la recherche sur les catégories socialement marquées peut contribuer à une sociologie de l’invisibilité lorsque les sujets ne sont pas définis uniquement par leurs appartenances les plus visibles à une catégorie. Et une des manières de faire sortir du ghetto ce qui est marqué est de généraliser les observations portant sur les membres marqués aux relations humaines en général plutôt qu’à un « type » humain spécifique. Ainsi, Goffman a-t-il utilisé ses observations sur les insulaires des îles Shetland non pas pour mettre l’accent sur la spécificité de leur présentation de soi, mais pour tirer des conclusions plus générales sur les modes de présentation sociale propres aux êtres humains. Pourtant, alors que les ethnologues sont généralement définis intellectuellement par rapport aux populations spécifiques qu’ils étudient, Goffman n’est pas vu comme un sociologue des îles Shetland. Il en va de même pour Simmel qui aurait pu écrire L’étranger en se basant sur le seul cas particulier de l’intellectuel juif européen alors qu’il a, au contraire, consacré son texte au caractère général des relations structurelles propres au fait d’être un nomade social. Certains lancent d’ailleurs un appel pour inviter la sociologie à généraliser, à partir des sujets afro-américains, à l’humanité au sens large constitue un effort pour faire sortir le traitement des catégories raciales marquées de l’isolement [37]. Les analyses des variations entre les femmes tendent à désagréger la catégorie marquée en montrant que les femmes, autant que les hommes, constituent un groupe hétérogène d’individus situés dans différents contextes sociaux, dans des situations sociales avec des ressources et des degrés de pouvoir différents [38]. Le fait de briser l’asymétrie entre le marqué et le non-marqué fait appel à des catégorisations analytiques qui recoupent les frontières existantes du marquage et qui les font éclater, afin de rechercher des aspects communs traversant les différentes catégories sociales plutôt que de présupposer d’emblée des similitudes entre les différentes catégories sociales et des différences entre les catégories. Aussi, plutôt que de faire des regroupements uniquement selon la race, la classe, le genre, les chercheurs en sciences sociales sont à même de constituer heuristiquement des groupes à travers des dimensions identitaires moins politiquement saillantes, telles que les visions du monde partagées ou la définition morale de soi [39]. Marquer de manière analytique des strates d’identité moins saillantes nous rapproche de l’opération de marquage intégral du continuum social précédemment mentionnée.

Conclusion

40Les psychologues du visuel ont montré que les individus mettent en avant perceptiblement quelques éléments de leur univers physique, tout en relâchant l’attention sur d’autres. De même, les linguistes ont montré qu’une face d’un contraste linguistique était marquée et clairement délimitée alors que l’autre demeurait non marquée et non accentuée. J’ai défendu ici l’idée qu’un cas identique se présentait dans la manière dont les gens perçoivent les contrastes sociaux en soutenant également l’idée que la recherche sociologique reproduit cette tendance, parfois de manière non intentionnelle. La sociologie, qui est pourtant idéalement située pour défier les perceptions convenues du monde social, ne fait ainsi souvent qu’ajouter aux stéréotypes en vigueur en se concentrant sur les aspects les plus saillants et les plus inhabituels de la vie sociale. Quand bien même la part du non-marqué est bien plus grande dans le monde social, le marqué prend une part disproportionnée dans nos représentations de la société. Dès lors que ce sont de tels aspects qui attirent d’emblée l’attention la plus grande dans la culture générale, les sociologues ne font souvent que re-marquer et reconduire les représentations de sens commun de la société.

41Or cette limitation peut être dépassée en développant davantage une tradition sociologique du non-marqué. A cette fin, j’ai esquissé trois stratégies. La première implique de renverser les modes conventionnels du marquage en désignant et en mettant au premier plan le non-marqué comme terrain explicite d’investigation sociologique. Cette approche traite les aspects non marqués comme des attributs généralisables, de la même manière que nous généralisons à partir d’attributs marqués. Un renversement de marquage éclaire épistémologiquement notre regard du coté d’un continuum social qui reste généralement hors de toute focalisation. La seconde stratégie revient à marquer l’entièreté du continuum et prolonge la première stratégie en remplissant tous les espaces vides, de manière à ce que chaque partie du continuum acquière le même statut épistémologique que les pôles fortement articulés. Le fait de marquer chaque chose requiert une agrémentation plus poussée, non seulement du centre non-marqué, mais aussi des segments intérieurs du pôle qui tombent sous un seuil visible de marquage. En conclusion, une perspective nomade peut être développée en utilisant des catégorisations heuristiques qui dépassent les catégorisations populaires pour explorer des thèmes à partir d’un angle d’analyse décalé.

42Traduit de l’anglais américain par Olivier VOIROL

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Mise en ligne 01/12/2006

Notes

  • [*]
    Cet article est paru en version originale dans Sociological Theory, 16/1,1998, p. 34-51.
  • [1]
    DUNEIER, 1992.
  • [2]
    DUNEIER, 1992, p.137-155.
  • [3]
    Les termes « épistémologique » et « ontologique » se réfèrent à la tradition de la « sociologie cognitive » (ZERUBAVEL, 1997) et sont employés quelque peu différemment de la tradition philosophique. Ainsi, le terme « épistémologique » se réfère à une spécificité culturelle et sous-culturelle plus qu’aux structures catégorielles universelles de la réalité. Pour une description de leur utilisation en philosophie, voir HAMLYN (1995) sur l’épistémologie et LOWE (1995) sur l’ontologie.
  • [4]
    TRUBETZKOY, 1975, p. 162.
  • [5]
    Voir par exemple GREENBERG, 1966 ; HERBERT, 1986.
  • [6]
    Jakobson soulignait la signification de la distinction entre le marqué et le non marqué audelà du domaine de la linguistique (voir TRUBETZKOY, 1975, p. 162). WAUGH, 1982 a, quant à lui, fourni une analyse plus étendue de leur utilité en dehors de la linguistique. Pour une discussion de leur utilité dans l’étude de l’organisation hiérarchique des identités sociales, voir BREKHUS, 1996.
  • [7]
    BREKHUS, 1996, p. 500.
  • [8]
    DURKHEIM, 1965 [1912].
  • [9]
    BREKHUS, 1996, p. 502.
  • [10]
    Voir par exemple KOFFKA, 1935, p. 184-186 ; KOHLER, 1947, p. 202.
  • [11]
    BREKHUS, 1996, p. 502.
  • [12]
    GOFFMAN, 1963, p. 4.
  • [13]
    Je me réfère ici au discours culturel dominant autour des catégories nommées. Dans les sous-cultures sado-masochistes, les membres qualifient les non-sadomasochistes de « vanilla » (FADERMAN, 1991, p. 252-53 ; CALIFIA, 1983, p. 130), mais ce terme n’est pas vraiment connu en dehors de ces cercles restreints.
  • [14]
    ZERUBAVEL, 1985, p. 117-120.
  • [15]
    WAUGH, 1982, p. 310.
  • [16]
    BREKHUS, 1996, p. 512.
  • [17]
    BEST, 1987.
  • [18]
    REINARMAN, 1994, p. 96.
  • [19]
    WRIGHT-MILLS, 1943.
  • [20]
    MARTINEZ, 1996, p. 142.
  • [21]
    GAINES, 1990 ; WEINSTEIN, 1991.
  • [22]
    Sur cette discussion voir notamment BERK et RAY, 1982, p. 356.
  • [23]
    ANDERSON, 1990, p. 60.
  • [24]
    ADAM, 1987 ; GAMSON, 1989 et 1995 ; JENNESS, 1995.
  • [25]
    Par exemple GAGNON, 1989.
  • [26]
    Voir par exemple LEVINE (1992,1990) et HUMPHRIES (1985) sur les « gay machos », FADERMAN (1991) sur le séparatisme lesbien, TYLER (1991) et NEWTON (1972) sur l’imitation féminine et drag.
  • [27]
    Voir les analyses sur les « very straight gays » en Australie menées par CORNELL, 1992, 1995, p. 143-163.
  • [28]
    KERN, 1983, p. 153.
  • [29]
    GATTA, 1996.
  • [30]
    Voir par exemple la discussion de Nippert-Eng (1996, p. 277-92) sur comment comprendre la frontière entre le foyer et le travail peut contribuer à comprendre à une compréhension générale des frontières sociales, y compris de celles qui sont hautement signifiantes d’un point de vue moral.
  • [31]
    GARFINKEL, 1967, p. 35-37.
  • [32]
    FRANKENBERG, 1993, p. 6.
  • [33]
    GOFFMAN, 1963, p. 83-88.
  • [34]
    BAUMGARTNER, 1988.
  • [35]
    SAÏD, 1993, p. 63.
  • [36]
    BREKHUS, 2003.
  • [37]
    WILLIAMS, 1995.
  • [38]
    GERSON, 1985.
  • [39]
    Pour une discussion générale sur la conception cognitive des visions du monde, voir ZERUBAVEL, 1997,1991. Sur les différentes visions du monde quant à la sexualité, voir DAVIS, 1983. Sur la question morale, Michèle Lamont (1995) suggère que la moralité, bien qu’ignorée par les sociologues, est la dimension la plus saillante sur laquelle les hommes de la classe moyenne (afro-américains et européens en tous cas) définissent leur identité et construisent des frontières symboliques.
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