Réseaux 2002/5 no 115

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Article de revue

Sociabilite et diffusion des technologies de la communication

Une étude de cas auprès de « jeunes retraités »

Pages 151 à 179

Notes

  • [1]
    SAUVY, 1979.
  • [2]
    Données de l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de 1998. Voir ROUQUETTE, 1999, graphique 2.
  • [3]
    Données de l’enquête pratiques culturelles des Français de 1997. Voir DONNAT, 1998, p. 91.
  • [4]
    Source : Association des fournisseurs d’accès et de services internet (www. afa-france. com).
  • [5]
    Selon l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages, le taux d’équipement en téléphone portable est de 28 % pour les ménages dont la personne de référence est âgée de 60 à 69 ans, de 15 % lorsqu’elle est âgées de 70 à 79 ans et de 4 % au-delà (contre 44 % pour l’ensemble des ménages). Voir DUMARTIN, TACHÉ, 2001.
  • [6]
    CARADEC, 2001a, p. 118.
  • [7]
    BRETON, 1999.
  • [8]
    CARADEC, 2001b.
  • [9]
    Dans les ménages appartenant à ces tranches d’âge, les taux d’équipement sont plus importants que pour ceux des tranches d’âge plus élevées, non seulement parce que la frange la plus jeune des « seniors » est davantage équipée, mais aussi parce que ces ménages comprennent plus souvent un jeune adulte qui vit encore chez ses parents.
  • [10]
    DUMARTIN, TACHÉ, 2001.
  • [11]
    DOUGLAS, ISHERWOOD, 1979.
  • [12]
    Les deux recherches sur lesquelles nous nous appuyons ici ont été réalisées dans le cadre du programme « Evolutions technologiques, dynamique des âges et vieillissement de la population ». La première se fonde sur des entretiens (N = 30) réalisés avec de « jeunes retraités » âgés de 57 à 67 ans et à la retraite depuis 2 à 6 ans (EVE, SMOREDA, 2001). La seconde repose sur deux séries d’entretiens, les uns (N = 21) avec des couples de retraités sexagénaires ayant cessé leur activité professionnelle depuis quelques années, les autres (N = 20) avec des veufs et des veuves, sexagénaires ou septuagénaires, ces deux corpus ayant été constitués de manière à présenter une certaine diversité sociale (CARADEC, 2000).
  • [13]
    Nous centrerons notre propos sur le téléphone (téléphone portable et sans fil), sur la péri-téléphonie (répondeur, fax) ainsi que sur le micro-ordinateur et l’internet. Nous évoquerons, de façon ponctuelle, d’autres technologies étudiées au cours de nos enquêtes (comme le magnétoscope) lorsque celles-ci permettront d’apporter un complément d’information.
  • [14]
    ROGERS, 1962.
  • [15]
    DEGENNE, FORSÉ, 1994, ch. VII.
  • [16]
    GRANOVETTER, 1973.
  • [17]
    ROGERS, 1995, p. 165-166.
  • [18]
    SINGLY, 1987 ; ATTIAS-DONFUT, 1991.
  • [19]
    Notons que la signification de ces cadeaux-argent est ambivalente puisque, d’un côté, ils « reflètent et renforcent l’autonomie entre les générations » (ATTIAS-DONFUT, SEGALEN, 1998) alors que, de l’autre, ils traduisent le sentiment d’incompétence des grands-parents et leur renoncement à choisir par eux-mêmes des cadeaux susceptibles de plaire à leurs petits-enfants (« en donnant de l’argent, on est plus sûrs qu’ils sont contents » déclare un grand-père).
  • [20]
    BOURDIEU, PASSERON, 1970.
  • [21]
    D. Boullier a pu observer le même type de phénomène dans les relations entre parents adultes et adolescents à propos du micro-ordinateur, la délégation d’usage à un enfant permettant de maintenir le groupe familial « en prise sur l’innovation ». Voir BOULLIER, 1985.
  • [22]
    MALLEIN, TOUSSAINT, 1994.
  • [23]
    BOULLIER, 1989, p. 45.
  • [24]
    Les significations d’usage s’inscrivent aussi dans l’histoire personnelle de chacun, comme le montre l’exemple de cette femme de marin-pêcheur qui, après la retraite de son mari, a acheté un orgue électronique : il s’agissait pour elle de satisfaire une passion longtemps rentrée pour la musique et qu’elle n’avait pu exprimer jusqu’alors (« Moi, même étant petite, je rêvais de jouer du piano » explique-t-elle).
  • [25]
    CARADEC, 2001a.
  • [26]
    LIVINGSTONE, 1994.
  • [27]
    CARADEC, 1999, p. 72.
  • [28]
    ROGERS, 1995, p. 172.
  • [29]
    Dans l’un de nos échantillons (N = 41), sur lequel nous avons fait un relevé systématique des appareils techniques acquis récemment (depuis la retraite pour les uns, depuis le veuvage pour les autres), on relève ainsi que dix téléphones sans fil ont été offerts (sur les treize acquis), trois téléphones portables (sur les quatre acquis) ou encore sept répondeurs (sur huit).
  • [30]
    Ainsi, pour le tiers des couples de retraités de l’un de nos échantillons, aucun appareil technique n’a été offert par les enfants depuis la retraite.
  • [31]
    CARADEC, 1999, p. 83-84.
  • [32]
    Les femmes sont un peu plus nombreuses à estimer qu’elles ont été influencées par leurs enfants (29 % beaucoup, 38 % un peu et 32 % pas du tout). Notons également que les parents dont les enfants ont connu une ascension sociale sont plus nombreux parmi ceux qui disent avoir été « beaucoup » influencés et aussi parmi ceux qui disent qu’ils ne l’ont pas été du tout. Voir ATTIAS-DONFUT, 2000.
  • [33]
    FLICHY, 1995 ; BAXANDALL, 1991.
  • [34]
    LATOUR, 1995, p. 41 (les « troisièmes paroles de Janus »).
  • [35]
    BLANPAIN, PAN KE SHON, 1998.
  • [36]
    CARADEC, 1999.
  • [37]
    Il ne s’agit pas tant ici d’une « association d’idées », mais plutôt d’une « traduction » (Callon) réalisée par l’insertion d’un objet technique dans un ensemble de pratiques, insertion qui est le moyen de réaliser un but valorisé.
  • [38]
    Voir aussi SEGALEN, 1999, sur la prudence avec laquelle les parents règlent leurs appels à leurs enfants adultes qui vivent en couple.
  • [39]
    Le travail de GILLI, 1988, sur le concept de l’utilité des tekhnai dans la Grèce de l’Antiquité est une intéressante analyse des controverses sociales sur l’utilité d’une catégorie sociale de personnes. Evidemment il y a beaucoup de différences entre l’utilité sociale d’une catégorie sociale et l’utilité d’une téléphone mobile. Mais dans les deux cas conférer l’étiquette d’« utile » revient à donner une légitimé sociale.

1La question de l’attitude des « personnes âgées » – ou des « seniors », le vocabulaire n’est pas neutre – à l’égard des technologies fait l’objet de propos et d’analyses fortement contradictoires : au discours de l’incompatibilité répond celui de la familiarité. Le premier consiste à dire que les « personnes âgées » sont dépassées par les innovations technologiques et qu’elles sont incapables de s’y adapter. On en trouve une formulation très générale sous la plume de ceux qui s’inquiètent du « vieillissement démographique » : « Nous pouvons craindre qu’une population âgée tournée vers le passé, se révèle incapable de faire les efforts d’adaptation et d’innovation qui seront en tout état de cause nécessaires » écrit ainsi Alfred Sauvy [1]. Ce discours peut prendre appui sur les données statistiques qui montrent la moindre compétence et le sous-équipement des tranches d’âge les plus élevées. Par exemple, seuls 13 % des retraités (11 % des 60 ans et plus) déclarent savoir se servir d’un ordinateur, contre 46 % de l’ensemble des personnes interrogées [2] ; 7 % en possèdent un chez eux [3] ; les retraités ne représentent que 2 % des internautes [4] ; et leur taux d’équipement en téléphone portable est bien inférieur à celui du reste de la population [5]. Aussi les commentaires des données statistiques pointent-ils la « résistance à la nouveauté » des personnes âgées, leur « résistance au changement », le « maintien d’un esprit plus traditionnel » ou encore leur « appréhension des nouvelles techniques [6] ». Ce discours de l’incompatibilité a également constitué, comme l’a établi Philippe Breton, un leitmotiv des « discours d’accompagnement » des nouvelles technologies de la communication qui, depuis plus d’un demi-siècle, se caractérisent par leur « jeunisme » et l’exclusion des personnes âgées [7].

2Un second discours, plus récent et très en vogue aujourd’hui, tend au contraire à accréditer la thèse selon laquelle les « seniors » – tel est le terme qui se trouve alors le plus souvent utilisé – sont intéressés, voire enthousiastes, à l’égard des nouvelles technologies – et singulièrement à l’égard de l’internet. Ainsi, des publicités mettent en scène des personnages âgés dans une situation de familiarité avec des technologies nouvelles et des articles de presse présentent des « seniors » férus de nouvelles technologies ou qui s’y sont récemment convertis [8]. Certaines données statistiques peuvent d’ailleurs être mobilisées à l’appui de ce second discours : il suffit de mettre en avant non plus les taux d’équipement des « personnes âgées » (les 60 ans et plus, selon les conventions statistiques usuelles), mais ceux des « seniors » (les 50 ans et plus) ou, mieux, ceux des 50-59 ans ou des 55-64 ans, pour que le rapport de la population âgée aux technologies apparaisse sous un jour beaucoup plus favorable [9]. Ainsi, en 2000,47 % des ménages dont la personne de référence est âgée de 50 à 59 ans sont équipés d’un téléphone portable, 29 % d’un micro-ordinateur et 11 % sont connectés à l’internet (soit des taux proches de ceux observés pour l’ensemble des ménages, qui sont respectivement [10] de 44 %, 27 % et 12 %).

3Si l’on souhaite aller au-delà de ces discours très généraux qui font peu de cas de la diversité des catégories qu’ils manipulent (« personnes âgées », « seniors », « technologies »), il convient de se situer à un niveau plus fin d’observation et d’étudier la complexité des mécanismes par lesquels certains accèdent, à l’âge de la retraite, à l’usage de technologies récentes et se les approprient alors que d’autres, à l’inverse, demeurent distants. Poser le problème en ces termes permet de rejoindre une piste ouverte par Douglas et Isherwood lorsqu’ils suggèrent d’explorer les cas de diffusion partielle d’une innovation technique (les auteurs prenant eux-mêmes l’exemple du téléphone en Angleterre dans les années 1960, normal et « nécessaire » dans les classes supérieures alors qu’il était extrêmement rare dans la classe ouvrière qui préférait consacrer ses ressources à d’autres acquisitions [11] ). En soulignant le contraste entre les taux d’équipement de groupes sociaux différents, Douglas et Isherwood cherchent à remettre en cause les conceptions simplistes de l’intégration d’un nouveau bien dans la vie quotidienne et à critiquer ce qu’ils appellent le modèle « épidémiologique » de la diffusion qui envisage la diffusion comme un processus de contagion. Dans un tel cadre de pensée, si le laps de temps nécessaire pour arriver à la saturation du marché peut bien varier d’un cas à l’autre, la diffusion semble peu problématique, presque inévitable : les seuls éléments pertinents pour comprendre le processus sont le nombre de contacts avec les porteurs de la « maladie » en question (les personnes qui ont déjà adopté l’innovation) et la prédisposition génétique (les attributs individuels et sociaux des consommateurs, par exemple leur sexe ou leur âge). Ainsi la question des raisons pour lesquelles un bien de consommation se transforme en « nécessité », parfois pour certains milieux et pas pour d’autres, est laissée de côté.

4Il nous semble qu’une telle conception de la diffusion est effectivement répandue, même si elle n’est pas toujours explicite. De ce point de vue, l’analyse d’un ensemble d’entretiens réalisés avec des retraités [12] – population souvent caractérisée par ses « résistances » aux innovations techniques – constitue une occasion de réfléchir de façon plus générale sur la diffusion [13]. Nous mènerons cette réflexion en deux temps. Tout d’abord, nous nous interrogerons sur le rôle des proches – enfants et petits-enfants – dans l’adoption des nouvelles technologies de la communication. Puis nous engagerons une réflexion autour de la notion d’« utilité » qui nous amènera à souligner l’importance du processus de valorisation des innovations dont nous dégagerons certains mécanismes.

LE ROLE DES ENFANTS ET DES PETITS-ENFANTS DANS L’ADOPTION PAR LES RETRAITES DES INNOVATIONS

5Les travaux sur la diffusion des innovations ont montré le rôle-clé joué par les relations interpersonnelles qui légitiment l’information reçue par d’autres canaux (les médias) et qui contribuent à convaincre du bien-fondé de l’innovation [14]. Certaines personnes, du fait de la position qu’elles occupent, sont particulièrement susceptibles de jouer ce rôle de médiation : c’est le cas du notable, de l’étranger ou encore du « marginal-sécant » qui appartient à plusieurs univers relationnels [15]. De ce point de vue, un type de lien paraît mériter, dans le cas des retraités, toute l’attention du chercheur : le lien intergénérationnel avec les enfants et les petits-enfants, marqué à la fois par une grande proximité communicationnelle (il s’agit d’un lien « fort » au sens de Granovetter [16] ) et par une certaine hétérophilie en ce qui concerne la connaissance et la familiarité avec les innovations, du fait de la différence d’âge.

6Le rôle des enfants et des petits-enfants dans l’adoption des technologies nouvelles par les retraités peut être présenté en distinguant trois registres, qui correspondent aux trois premières étapes du processus d’adoption des innovations selon Rogers : la connaissance, la persuasion et la décision. Sans pour autant adhérer à la vision mécaniste de la diffusion des innovations de Rogers dont nous aurons l’occasion de souligner certaines limites, nous suivrons le canevas de présentation fourni par ces trois étapes, ce qui nous amènera à envisager tour à tour la circulation de l’information entre les générations, la manière dont les enfants et petits-enfants participent à la construction de la signification d’usage des technologies et, enfin, le rôle essentiel que jouent les enfants dans l’équipement de leurs parents retraités à travers les cadeaux qu’ils leur offrent.

Vertu et limites de la circulation de l’information entre les générations familiales

7Rogers distingue trois degrés dans la connaissance d’une innovation :

  • la simple connaissance de son existence (awareness-knowledge) ;
  • les connaissances qui portent sur ses modalités d’usage, que l’on peut qualifier de « savoirs d’usage » (how-to knowledge) ;
  • les connaissances qui concernent ses principes d’action et son fonctionnement interne, qui peuvent être désignés comme constituant un
  • savoir technique [17] » (principles knowledge).

8Les entretiens que nous avons réalisés nous amènent tout d’abord à souligner la fréquence du savoir de premier niveau, diffusé tant par les médias (la télévision, la radio, mais aussi les catalogues de vente par correspondance et les publicités distribuées dans les boîtes aux lettres) que par les relations interpersonnelles (les enfants, les petits-enfants, les amis). Dans la perspective de Rogers, ce savoir minimal n’est qu’un premier pas vers une connaissance plus poussée et, au-delà, vers la poursuite du processus d’adoption de l’innovation. Nous voudrions insister au contraire sur le fait que le processus de circulation de l’information (et donc de diffusion de l’innovation) peut demeurer à ce stade de la connaissance minimale de l’existence de l’innovation. Il semble effectivement s’être arrêté là pour un certain nombre de retraités de notre corpus qui savent certes ce qu’est un micro-ordinateur ou un fax et ont entendu parler de l’internet mais n’ont pas développé un savoir d’usage de ces technologies. Cette connaissance minimale ne doit cependant pas être négligée et réduite au statut de résidu d’un processus de diffusion avorté. Elle a, en effet, une vertu d’intégration : elle contribue à produire le sentiment, souvent exprimé par les jeunes retraités, de ne pas se sentir exclus de la modernité technologique.

9Une question importante qui se pose alors est de comprendre les raisons pour lesquelles les relations intergénérationnelles ne se révèlent pas meilleures conductrices de connaissances sur les innovations technologiques. En effet, contrairement à ce que laissent entendre des notions comme celles de « socialisation en retour » ou de « transmissions ascendantes » ou « à rebours [18] » et à l’inverse de ce que nous avions pu supposer au départ de cette recherche, la circulation d’informations sur les technologies des enfants adultes et des petits-enfants vers leurs parents ou grands-parents retraités demeure, le plus souvent, limitée. Notre matériau nous a certes permis d’observer quelques exemples contraires. Ainsi, tel petit-fils a expliqué à ses grands-parents comment communiquer avec son messager de poche, tel autre les a entraînés dans des jeux sur ordinateur. Parallèlement, les cadeaux que les grands-parents offrent à leurs petits-enfants peuvent constituer une occasion de découverte : tel couple de grands-parents a acheté des Game Boy pour l’anniversaire de leurs petites-filles et ont joué avec elles ; une autre grand-mère a

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participé à l’achat pour ma petite-fille, du CD-ROM Adibou (60 ans, ancienne institutrice).

11Et il arrive que les enfants assurent un véritable travail d’accompagnement de l’usage afin que leur mère âgée qui vit seule parvienne à s’approprier un appareil comme le magnétoscope. Cependant, en dehors de ce dernier exemple qui revient à plusieurs reprises dans notre corpus, les savoirs transmis restent plutôt rares et sont assez superficiels, davantage de l’ordre de la découverte ponctuelle que de la transmission de savoirs d’usage, et a fortiori techniques. Trois ordres de raisons permettent d’expliquer cette relative faiblesse de la circulation ascendante de l’information.

12Il convient tout d’abord de souligner que, pour certains retraités, la question d’un éventuel apprentissage ne se pose même pas : à leurs yeux, nombre de technologies nouvelles, notamment le micro-ordinateur, l’internet et les jeux vidéo, font partie d’un univers qui appartient en propre aux jeunes, qui n’est pas le leur et auquel il leur semble vain de vouloir accéder. Le fait que leurs petits-enfants soient équipés, voire qu’ils utilisent ces équipements en leur présence, ne change rien alors à leur absence d’intérêt qui semble s’inscrire dans l’ordre naturel des choses. C’est ainsi qu’un homme (ancien ouvrier, 68 ans) raconte que, lorsqu’il était jeune,

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les vieux, ils étaient là : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »… Puis, c’était tout bête. Et nous, on est le même par rapport aux jeunes de maintenant. Et ma petite-fille, le jour qu’elle sera mère de famille, elle va avoir des gosses, ils vont la dépasser de cent coudées. C’est toujours la même chose, bon.

14Même lorsqu’ils bénéficient d’une démonstration ou se trouvent sollicités comme partenaires de jeux, ces retraités ne sont pas nécessairement séduits par ce qu’ils voient, ni persuadés pour autant de l’intérêt de ces technologies. Quant aux cadeaux technologiques offerts aux petits-enfants, ils ne sont pas non plus l’occasion d’une découverte approfondie car les grands-parents s’investissent peu, en général, dans leur achat : ces cadeaux font souvent l’objet d’une commande très précise de la part des petits-enfants (qui, par exemple, indiquent sur le catalogue quel jouet ils désirent), parfois même leur achat est délégué aux parents et, lorsque les petits-enfants grandissent, les cadeaux-objets sont remplacés par des cadeaux-argent [19].

15Le deuxième frein tient à la difficile instauration d’une relation d’« autorité pédagogique » ascendante au sein de la famille alors même que la transmission des savoirs suppose une telle relation [20]. D’un côté, les petits-enfants ne semblent pas toujours désireux d’entrer dans le rôle de l’enseignant, qui implique d’être patient, de se mettre à la place de l’autre et d’expliciter ses connaissances. De l’autre, les grands-parents résistent à l’idée d’être élèves, comme cette grand-mère qui proteste, un peu indignée, lorsque l’enquêteur lui suggère ce type d’apprentissage :

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Mais je ne suis pas complètement nulle ! Je sais utiliser l’ordinateur ! (63 ans, ancienne enseignante).

17Les grands-parents ne sont donc pas toujours prêts à se soumettre à l’autorité pédagogique de leurs petits-enfants, qui peuvent aussi se sentir mal à l’aise dans l’exercice d’une telle autorité, les deux aspects se renforçant pour créer une situation où l’éventuel apprentissage technique peut échouer rapidement. L’adulte est distrait et l’enfant est un peu systématique dans ses explications. Ni l’un ni l’autre ne consacre suffisamment de temps à l’expérimentation pour apprendre à maîtriser des fonctionnalités, parfois plutôt simples comme l’enregistrement des numéros dans la mémoire d’un téléphone. Même quand les grands-parents et les petits-enfants possèdent des connaissances techniques, celles-ci restent dans des compartiments étanches, comme dans le cas d’un ancien informaticien de 66 ans qui explique que

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mes petits-enfants viennent jouer là [à l’ordinateur], mais je ne comprends rien [aux jeux]. Et moi j’ai essayé de les initier au courrier [électronique].
Des choses comme ça, ça ne les intéresse pas. Ils n’en ont pas besoin, ils n’en voient pas l’utilité.

19Enfin, un troisième frein à la circulation de savoirs d’usage et techniques via le lien intergénérationnel tient à l’existence d’autres formes de solidarité, qui sont peu favorables à une telle circulation. C’est le cas lorsque les membres de la famille établissent une division des tâches qui fonde les échanges de services entre eux et dans laquelle chacun a son domaine de spécialité. Ainsi, un ancien cadre moyen de 63 ans est content de rendre service à ses fils en faisant du bricolage car il est plus bricoleur qu’eux. Il vient ainsi de faire la tapisserie d’une chambre chez son fils aîné. En revanche – et en échange –, le magnétoscope est du ressort de ses fils :

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Des fois, j’ai des problèmes avec mon magnéto. Quand j’ai changé ma télé, j’avais du mal à la régler, je ne comprenais pas trop bien. Eux, ils connaissent ça. Seulement, ils me règlent ce que je demande sans trop m’expliquer. Alors, si ça se reproduit, je me trouve dans la même situation.

21Cet homme, qui a passé la moitié de sa vie active comme électricien, n’est pas dépourvu de connaissances techniques, mais il préfère respecter la division des rôles établie : « Ça se passe très bien comme ça » indique-t-il, ajoutant que « de toute façon, comme ils viennent souvent… ». On voit comment ce type de répartition familiale des tâches – et des compétences qui leur sont associées – peut entraver la transmission des savoirs techniques. Une telle distribution des rôles entre générations peut aussi ne pas se limiter à l’aspect « technique » du rapport aux technologies et s’étendre à leur usage même : les retraités considèrent alors que c’est à leurs enfants et à leurs petits-enfants qu’il revient d’utiliser les technologies nouvelles et d’assurer le lien avec la modernité [21] comme l’exprime cette femme qui se félicite de la familiarité de ses petits-enfants avec l’informatique et déclare que c’est

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tant mieux, tant mieux ! Pour eux, tant mieux. C’est l’avenir ! Enfin… nous, notre avenir est fait, c’est fini.

23On conçoit que la transmission de savoirs d’usage soit de peu d’intérêt lorsque ce type de délégation est à l’œuvre.

24Ces différentes limites à la transmission intergénérationnelle de l’information expliquent que le sentiment de ne pas être coupé de la modernité puisse cohabiter avec l’impression d’être dépassé, les technologies nouvelles étant « connues » tout en restant étrangères. D’où ces propos, apparemment contradictoires, de cette grand-mère qui expriment bien l’importance et les limites du rôle de socialisation des jeunes générations :

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Ah bien, on est dépassés complètement, nous (…) Non, je vois, quand même, nos petits-enfants, ils nous parlent de choses, bien on s’instruit avec eux. On apprend, hein, des choses avec eux, oui, oui. L’autre jour, Pierre [l’un des petits-fils], il a commencé à jouer avec ça le matin, ça marchait pas… Enfin, ils sont dans leurs petits trucs, je sais pas le mettre en route, quoi. On va dans un magasin, avec eux, ils nous montrent des trucs, je leur demande comment ça marche. Autrement, on serait dépassés. On est déjà dépassés par beaucoup de chose… oui, c’est sûr. On en entend parler, mais pour s’en servir, c’est autre chose (ancienne infirmière, 62 ans).

Contexte relationnel et signification d’usage des technologies

26Dans le modèle de Rogers, après l’étape de la connaissance vient celle de la persuasion, au cours de laquelle l’individu entreprend un travail d’évaluation de l’innovation qui va le conduire à développer une attitude favorable ou défavorable à son égard. Cette évaluation se fonde sur la perception d’un certain nombre de caractéristiques de l’innovation, telles que son avantage relatif (notamment en termes économiques et de prestige social), sa compatibilité avec son système de valeurs ou encore sa complexité. Une telle modélisation présente l’inconvénient d’occulter un aspect essentiel du processus d’adoption : la construction du sens de l’innovation technologique, de sa « signification d’usage [22] ». En effet, pour chercher à se forger une opinion sur une innovation, pour en peser les avantages et les inconvénients, encore faut-il que l’équipement puisse en être envisagé, qu’il soit pensé comme étant de l’ordre du possible. Une telle signification d’usage peut, nous semble-t-il, se construire selon deux logiques d’« intéressement [23] » non exclusives. La première est une logique « identitaire » : l’innovation prend sens par rapport à la trajectoire antérieure de l’individu, comme dans le cas de jeunes retraités des catégories supérieures qui se connectent à l’internet d’autant plus facilement qu’ils se sont familiarisés avec l’ordinateur dans les dernières années de leur activité professionnelle [24]. La seconde est la logique de l’« utilité », qui constitue une modalité de justification des usages – et des non usages – fréquemment mobilisée dans les discours [25]. Comme nous le soulignerons dans notre seconde partie, cette utilité ne saurait être définie de manière « objective » et être tenue pour évidente : ce qui importe est l’utilité subjectivement perçue, qui s’enracine dans la vision du monde des individus en même temps qu’elle dépend des « constructions mentales individuelles qui s’élaborent autour des technologies [26] ». Ainsi, les entretiens montrent que certains retraités associent le répondeur, le fax, le téléphone portable et le micro-ordinateur à l’univers du travail et qu’ils les estiment « utiles » dans ce seul univers, déniant qu’ils puissent l’être dans la sphère privée :

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Ben le fax, c’est parfait, c’est merveilleux, hein. On en a un à la mairie – parce que je suis conseiller municipal –, à la mairie, c’est très facile si vous voulez envoyer à la seconde. Ça c’est très pratique. Mais ici, enfin, au point de vue particulier, je ne vois pas l’intérêt d’avoir un fax (…) On serait en activité, encore, je ne dis pas, ça serait bien, mais ici, non à la retraite, je ne vois pas l’utilité d’un fax dans la maison

28indique, par exemple, un retraité (67 ans, ancien préparateur en pharmacie). Ce sentiment d’utilité ou d’inutilité ne doit cependant pas être considéré comme statique. Il est susceptible d’évoluer et les proches jouent un rôle particulièrement important dans ce processus de construction du sentiment de l’utilité des technologies.

29Ils y contribuent tout d’abord de manière diffuse en participant au travail de légitimation des innovations par le fait même qu’ils les utilisent et parce qu’ils les évoquent au cours de certaines conversations. Il ne s’agit pas ici d’une « persuasion » portant sur les caractéristiques ou les avantages relatifs de l’appareil, mais d’un ensemble d’attitudes et de propos susceptibles de rendre envisageable l’équipement. C’est un tel phénomène qu’évoque par exemple un couple (lui ancien informaticien, 65 ans, elle ancienne institutrice, 60 ans), qui a acheté récemment un téléphone portable et qui raconte comment une telle acquisition est devenue « pensable » :

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On voyait notre fils pendu tout le temps à son portable. Mais là c’est pour son travail. Nous, on s’est dit : « On ne va pas en acheter bêtement parce que tout le monde en a un. On va en acheter un quand on en aura besoin. »

31Par ailleurs, l’utilité prend sens dans le contexte du mode de vie adopté par les retraités. Or la sociabilité constitue un élément essentiel de ce contexte. C’est ainsi que l’achat d’un magnétoscope peut apparaître « utile » lorsqu’on a des petits-enfants que l’on souhaite occuper et satisfaire pendant les soirées ou les vacances qu’ils passent chez leurs grands-parents – et il en va de même pour le micro-ordinateur dont certains s’équipent au motif que cela pourra être « utile » à leurs petits-enfants. Les technologies de la communication sont particulièrement concernées par ce type d’utilité pensée en termes relationnels : le fait d’avoir un membre de sa famille installé à l’étranger encourage à s’équiper d’un fax ou à adopter le courrier électronique ; le souci de rester en contact avec ses enfants et petits-enfants et avec son père ou sa mère âgés incite à faire l’acquisition d’un téléphone portable lorsqu’on est souvent absent de son domicile, du fait de ses activités associatives ou de fréquents voyages. Là encore, ce n’est pas tant le jugement porté sur l’appareil qui importe que le fait qu’il prenne sens et se voit attribuer une certaine utilité dans le cadre de l’existence présente. Enfin, un autre type de signification d’usage associée au contexte relationnel et qui concerne cette fois essentiellement le micro-ordinateur, symbole de la révolution technologique en cours, renvoie au souci que manifestent certains retraités de « rester dans le coup » ou de « rester dans la course » afin de garder le contact avec leurs petits-enfants :

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Bon, j’avais un vieux micro là, explique ainsi un retraité (62 ans), et puis j’ai fait… j’en ai acheté un autre cette année, là, parce que quand je… je n’étais plus dans la course avec ce… il fallait quand même… se mettre un petit peu dans la course, ne serait-ce que pour… être un petit peu au courant vis-à-vis des petits-enfants.

33Si une telle attitude apparaît minoritaire dans notre corpus, la plupart des grands-parents que nous avons rencontrés ne semblant guère préoccupés par l’existence d’un « fossé technologique » entre eux et leurs petits-enfants, elle semble constituer l’une des motivations de ceux qui souhaitent s’initier à l’informatique [27].

Le rôle des proches dans l’équipement : les cadeaux

34Amorçant une réflexion critique sur son modèle, Rogers évoque la possibilité que l’étape de la décision d’équipement puisse précéder celle de la persuasion [28]. Il indique cependant qu’une telle inversion advient dans des situations de fortes pressions collectives (comme l’illustrent certains cas d’adoption de méthodes contraceptives dans les pays asiatiques) et qu’elle est donc peu susceptible de se produire dans les sociétés occidentales valorisant l’autonomie individuelle. C’est pourtant un tel phénomène que l’on observe massivement dans notre matériau, puisque c’est sous la forme de cadeaux que les retraités étudiés ont reçu de nombreuses technologies dont ils sont aujourd’hui équipés. Dans notre corpus, ces cadeaux ont été offerts principalement par les enfants, ainsi que par les collègues au moment du départ à la retraite, beaucoup moins par les petits-enfants qui, pour la plupart, sont encore jeunes et ne sont pas encore autonomes financièrement [29]. Le phénomène apparaît cependant très variable puisque les cadeaux technologiques ne concernent qu’une partie des ménages de retraités que nous avons rencontrés [30]. Sans revenir sur les motivations diverses des enfants qui offrent ce type de cadeaux à leurs parents à la retraite [31], évoquons les raisons pour lesquelles d’autres n’en offrent pas. Tout d’abord, les parents peuvent s’équiper par eux-mêmes car ils parviennent, du fait de leur trajectoire antérieure et de leurs nouvelles activités à la retraite, à doter d’une signification d’usage maintes innovations technologiques. Ensuite, certains retraités font savoir à leurs enfants qu’ils ne souhaitent pas se voir offrir ce genre de cadeaux. C’est par exemple le message qu’un couple (68 et 64 ans, lui ancien ouvrier qualifié, elle au foyer), qui a deux fils ingénieurs, a fait passer à ses enfants : « ils savent ce qu’on en pense. Ils respectent notre manière de vivre » explique l’épouse. Il n’est pas rare, en effet, que les enfants « testent » si le cadeau envisagé est susceptible d’être accepté, le refus des parents se manifestant alors. Une femme de 70 ans (veuve, mari ancien ouvrier qualifié), qui s’est vu offrir un magnétoscope par ses enfants, a ainsi mis son veto pour le téléphone portable et au répondeur : « Ils ont déjà dit : "Maman, on va…", j’ai dit "je n’en veux pas !" ». Mais il arrive aussi que les enfants passent outre cet avis contraire car ils jugent que l’objet offert sera vraiment utile à leurs parents. Enfin, dans certains familles, la norme quant aux cadeaux familiaux veut – ou les contraintes financières font – que l’on offre des cadeaux d’une faible valeur matérielle, ce qui exclut nombre de nouveautés technologiques. Cette attitude très contrastée des enfants quant aux cadeaux « technologiques » n’est pas sans évoquer un résultat obtenu par C. Attias-Donfut (à partir d’une enquête auprès de personnes âgées de 49 à 53 ans) : la « socialisation en retour » des enfants vers leurs parents apparaît comme un phénomène lui aussi très variable, 22 % des hommes indiquant qu’ils ont été beaucoup influencés par leurs enfants, 37 % un peu et 41 % pas du tout [32].

35Il faut aussi souligner que les cadeaux jouent des rôles divers dans le processus d’adoption. Dans certains cas, ils constituent un événement déclencheur qui accélère une acquisition envisagée, parfois même programmée. Ainsi, une femme (60 ans, ancienne institutrice) qui s’est vu offrir à Noël un téléphone portable par sa fille, affirme qu’elle avait de toute façon l’intention de s’équiper. Une autre (54 ans, mari ancien marin pêcheur) déclare avoir elle-même suggéré qu’on lui offre un téléphone sans fil pour son anniversaire. Le plus souvent, cependant, les cadeaux sont bien plus que des catalyseurs. Ils permettent un équipement qui, sans eux, n’aurait sans doute pas eu lieu, soit parce que l’objet technologique offert suscitait une certaine réticence

36

Ça [le répondeur] c’est quelque chose qui me plaisait pas trop, mais enfin les enfants disaient : « on téléphone, vous n’êtes pas là ! » explique un ancien cadre supérieur de 66 ans,

37soit parce que la question de son acquisition n’était absolument pas à l’ordre du jour comme pour cette veuve de 70 ans (mari ancien mineur) qui a reçu en cadeau un répondeur :

38

Non, j’aurais pas pensé de… d’en avoir. Non, j’en voyais pas tellement l’utilité, mais je trouve que quand on en a un, on s’aperçoit que c’est utile quand même, mais personnellement, parce que je trouvais que c’est pas…
y’avait des choses peut-être plus utiles à avoir, mais enfin, bon, quand on vous l’offre, on ne dit rien, on dit merci !

39Ces propos montrent bien de quelle façon la construction du sentiment d’utilité peut, dans certains cas, suivre l’acquisition et apparaître avec l’usage. Il serait trop simple, en effet, de supposer que le mode d’acquisition (achat ou cadeau) conditionne son utilisation ultérieure : certains paraissent surpris par l’usage qu’ils font d’appareils qu’ils ne souhaitaient pas vraiment ou qu’ils n’imaginaient pas utiliser de façon aussi intensive alors que d’autres, à l’inverse, reconnaissent ne guère se servir d’équipements dont ils avaient eux-mêmes décidé l’achat.

LA VALORISATION AU CŒUR DU PROCESSUS DE DIFFUSION DES INNOVATIONS

40Patrice Flichy a signalé l’importance qui revêt, pour l’étude de l’innovation, la critique lancée par l’historien d’art Michael Baxandall à la notion d’« influence [33] ». Baxandall nous met en garde contre un risque lié à ce terme : qu’il laisse accroire que l’action est du côté de celui qui « influence ». En réalité, lorsqu’on dit que « Cézanne a influencé Picasso », on masque le fait que c’est Picasso qui a assuré la plus grande part de l’action : c’est lui qui a sélectionné, interprété, développé, élaboré, etc. le travail du peintre qu’il a choisi d’ériger comme précurseur de l’art moderne. Si nous voulons comprendre la relation entre les deux artistes, il ne suffit donc pas de mentionner les éléments similaires dans leurs styles pour expliquer « pourquoi » Picasso a adopté un style d’un certain type en supposant que la simple existence de la peinture de Cézanne a dû produire un effet causal. En revanche, nous devrons consacrer beaucoup d’attention à comprendre pourquoi Picasso a repris certains éléments et pas d’autres, quel sens ceux-ci avaient pour lui dans les nouvelles configurations qu’il était en train de construire. De la même manière, quand on étudie l’influence exercée sur un individu par son réseau personnel, en ce qui concerne l’adoption d’une innovation technique, il importe d’éviter toute vision simpliste de cette influence. La présence, dans son réseau social, de personnes déjà équipées ne suffit pas pour expliquer pourquoi l’individu en question adopte l’innovation. En fait si la présence de « contacts » de ce genre est normalement nécessaire, elle est rarement suffisante : les retraités que nous avons interrogés ont tous eu des informations et des contacts avec des utilisateurs d’innovations qu’il n’ont pas pour autant adoptées. Nos entretiens montrent bien qu’il est nécessaire, de plus, que la personne soit « convaincue » de l’« utilité » de l’objet en question. Comme nous l’avons rappelé dans la première partie, la persuasion est l’un des principaux stades du processus de diffusion dans le modèle de Rogers : mais pour Rogers il s’agit essentiellement de la transmission d’informations techniques, mâtinée de pressions sociales à la conformité, de désir d’imitation des autres et de démonstration de l’efficacité de l’innovation. Si ce type de persuasion émerge quelquefois dans nos entretiens, nous avons pu observer qu’il n’était pas particulièrement fréquent : ce qui frappe plutôt est la large place occupée par les discours d’un autre type.

Au fondement de l’utilité, les valeurs

41Les études de diffusion des innovations ont trop souvent employé une idée restrictive des « bonnes raisons » des usagers et des non-usagers et du type de raisonnement opéré par les consommateurs. Au cœur de ce problème de la rationalité de l’adoption se trouve celui de l’« utilité » de l’objet en question. En effet, si l’objet est « utile », il est difficile de ne pas considérer ceux qui ne l’adoptent pas comme des « traînards », bloqués par leur résistances culturelles ou psychologiques ou encore par leur ignorance. Mais le concept d’utilité n’est pas simple : pour reprendre une formule de Latour, l’utilité ne devient évidente qu’après-coup, « quand tous les gens sont convaincus », c’est-à-dire lorsque les personnes ont ajusté leurs pratiques pour incorporer l’innovation [34]. Ainsi, lorsqu’une innovation est institutionnalisée, il devient effectivement difficile d’imaginer qu’elle puisse ne pas être « utile » et seule une méticuleuse investigation historique qui retourne au moment de la construction de l’utilité en prenant soin d’éviter toute forme d’anachronisme peut faire basculer cette évidence. A l’inverse, les innovations les plus récentes restent pendant un certain temps controversées et le bilan entre les avantages et les désavantages des transformations d’habitudes, d’attitudes du corps, d’organisation du temps et de la vie sociale impliquées par leur adoption est moins « évident ». Alors que personne ne met aujourd’hui en question l’utilité du téléphone fixe, la situation était encore, jusqu’à très récemment, différente pour ce qui concerne le mobile : il suffit de songer aux controverses autour de la possibilité d’être « toujours connecté » comme celles portant sur la dangerosité possible des ondes, les risques de l’emploi du mobile au volant, le contrôle qu’il permet d’exercer sur les enfants et le conjoint, etc. En d’autres termes, le bilan des avantages et des désavantages était loin d’être évident. Ainsi l’adoption n’est jamais simple et ne peut pas être résumée dans les termes d’un calcul économique ou ergonomique. Il est donc erroné de croire que c’est la découverte de l’utilité qui explique la diffusion d’une innovation, l’utilité agissant comme deus ex machina du progrès. En fait, la construction de l’utilité fait partie du complexe qu’il faut expliquer. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les personnes avec qui nous avons parlé emploient le terme d’utilité avec une très grande fréquence, mais d’une manière telle que l’on peut considérer qu’il s’agit là d’une justification ex post : celles qui ont adopté l’objet le déclarent généralement utile tandis que les autres nient son utilité, du moins pour « les gens comme nous ».

42Si l’on reconnaît que l’évaluation de l’utilité d’un objet technique est un processus complexe, composite et fondé sur des informations partielles et imparfaites, on peut mieux comprendre le rôle joué par les sentiments et les valeurs dans le processus d’adoption. Cette proposition générale se vérifie dans le cas particulier des retraités. Ainsi, des mots comme « super », « sympa », « merveilleux » apparaissent fréquemment dans les discours, comme aussi les verbes « aimer » et « s’amuser ». Les propos enthousiastes sont particulièrement saillants dans le cas de l’internet où, sans doute en considération de son rôle dans le débat public, on juge approprié de s’exprimer de façon plus argumentée :

43

C’est le rêve, je passe mon temps à découvrir un tas d’auteurs qui je ne connaissais pas et qui sont du premier ordre… c’est une merveille. Si vous vous intéressez un petit peu à l’actualité pour savoir dans quel univers vous vivez… c’est époustouflant ce qu’on apprend et qui n’est jamais dans les journaux… un engin magnifique. (ancien militaire, 67 ans)
Je trouve que c’est une ouverture sur un monde entier… Avec l’internet vous pouvez carrément avoir des interlocuteurs dans les pays mêmes qui sont en guerre pour savoir exactement… il y a plein de choses qu’on ignore, parce que ça n’intéresse pas les hommes politiques, ça n’intéresse pas les pays… je suis toujours à l’affût de l’information, de la connaissance des choses, je suis toujours curieuse, de la découverte de quelque chose, je le trouve extraordinaire l’internet. (63 ans, ancienne secrétaire de direction)

44L’enthousiasme est ici clairement lié à une forte approbation de certains buts socioculturels auxquels ces personnes accordent de l’importance. Un ancien instituteur de 65 ans évoque explicitement la valeur de l’universalisme :

45

L’internet, ça m’interpelle… c’est une bibliothèque à la maison, c’est l’universalisme chez soi.

46On voit bien comment ce sont les valeurs qui valorisent l’objet en question en lui conférant son « utilité ». On a souvent mis en évidence le rôle des attitudes « idéologiques » parmi ceux qui « résistent » à une innovation. Mais il convient de souligner que les valeurs ont aussi une place importante dans le raisonnement de ceux qui adoptent l’innovation. Cela n’est pas propre aux retraités, mais ceux-ci peuvent avoir des valeurs et des priorités spécifiques. Ainsi, du fait de leur situation, nombre d’entre eux sont sensibles au risque de rétrécissement de leur sociabilité [35] que pourraient provoquer certaines technologies de l’information en se substituant aux contacts « humains ». D’où, par exemple, le rejet exprimé à plusieurs reprises des systèmes automatiques comme le guichet bancaire ou les boîtes vocales téléphoniques mises en place par les entreprises et les administrations. Un ancien professeur d’université de 69 ans souligne qu’il utilise peu les guichets automatiques des banques pour une question de principe, préférant le « petit contact » avec l’employé :

47

C’est par conviction : que voulez-vous, on vit dans un monde qui est de moins en moins convivial.

48De la même façon, le refus du répondeur peut être motivé par une envie de privilégier les « relations humaines » sur les « machines » :

49

Le répondeur, c’est pas de la communication, hein, et moi je suis assez communication,

50déclare un ancien cadre de 66 ans. Et des objections similaires se trouvent exprimées à l’encontre de l’internet :

51

Je n’aime pas cette relation à l’écran… je préfère les relations en vivant (ancienne technicienne de laboratoire, 65 ans). Je crois au contact direct avec les gens. Si on perd ça on perdra beaucoup de choses… Si on communiquait par courrier électronique au lieu d’aller dans le bureau à côté, ça serait le moment… pour partir à la retraite ! (ancienne universitaire, 63 ans)

52Quant à cet ancien médecin, il semble craindre d’être fatalement attiré par le net et de tomber dans une espèce de solipsisme :

53

Je me connais : aimant les images tel que je les aime je risquerais de rester de huit heures du matin à huit heures du soir les fesses sur mon fauteuil accroché au truc et à aller explorer n’importe quoi, n’importe où et je ne serais plus…
je serais un tronc sur une chaise à tapoter et à attendre… Si j’étais célibataire… peut-être en effet, c’est un choix. Mais je ne suis pas célibataire : j’ai une femme avec laquelle il faut que je sois.

54Il est important de remarquer que les considérations d’économie des forces ou de temps – qu’on suppose trop facilement être des éléments de base de l’utilité – trouvent très peu d’écho chez nos retraités. Il ne manque pas de cas où c’est même la position contraire qui s’exprime. Ainsi l’« horreur » pour les services automatiques de renseignements ou d’achat peut amener à déclarer :

55

Je préfère faire la queue deux, trois heures à la SNCF. Dans une de mes caisses de retraite j’ai dit : « Je voudrais avoir un interlocuteur humain, je ne voudrais plus de cassettes. »

56Plusieurs enquêtés soulignent qu’« on a le temps » et que pour eux la « commodité » est peu attractive s’il s’agit simplement d’éviter un petit trajet, qui d’ailleurs peut être l’occasion de rencontres agréables. Au moment de la retraite se construit, en effet, un nouveau rapport au temps [36] : le fait de pouvoir « prendre son temps » est alors apprécié par beaucoup des personnes interrogées comme l’un des principaux avantages de leur nouveau mode de vie

57

Je suis allée très vite quand je travaillais ; maintenant, quand le ressort a pu revenir dans l’autre sens… c’est avec beaucoup de plaisir.

58On peut encore remarquer comment la situation spécifique du retraité, ses intérêts et valeurs caractéristiques l’amènent à distinguer entre différentes innovations. Une ancienne institutrice, mariée à un ancien informaticien, a beaucoup de compétences techniques. Aujourd’hui elle utilise l’internet et le courrier électronique (celui-ci pour communiquer avec l’un de ses fils car elle ne se sent pas très à l’aise avec l’amie de son fils et ne veut pas déranger le couple ni à la maison ni au travail). Elle envoie des photos et des messages par l’e-mail et cherche des informations couramment sur l’internet. En revanche, elle refuse nettement d’autres services. La banque on-line par exemple ne l’attire « pas du tout » : « On a le temps et on aime bien rencontrer les gens. » La télésanté l’attire encore moins : « J’ai lu ça. Je n’ai pas envie de faire : pas du tout, pas du tout ! » Dans ce cas, elle ne souligne pas seulement l’importance du contact humain mais aussi la question de la confiance dans « le médecin que je consulte depuis vingt-cinq ans ». De même, pour décider de leurs vacances, même si elle et son mari ont surfé sur des sites touristiques comme préliminaire avant de passer dans une agence de voyages, ils préfèrent discuter en face à face : « On discute avec les gens des voyages et c’est mieux. » Sur l’internet « il n’y a pas le feeling ». Pour ce qui concerne le téléshopping, cette femme a acheté « des choses très précises, très pointues » comme des cartouches d’imprimante ou, avant sa retraite, des approvisionnements pour l’école et elle approuve l’achat on-line pour ce type de biens où « il y a des références, le modèle… », citant même le gain de temps (« on passerait des heures à chercher dans un magasin »). Mais elle refuse nettement l’idée de commander des articles qui impliquent un investissement personnel majeur car la vitesse même de la transaction aurait l’effet de les « banaliser » :

59

Oh, acheter un canapé, six chaises [sur l’internet]… ça fait ça dans un clin d’œil, quoi. Alors d’aller trouver le commerçant et dire « Voilà, c’est ça... ça a l’air pour nous », ça clôt un cycle de réflexion, alors que taper sur un machin comme ça – ploum, ploum, telle référence, tel truc – je sais pas, c’est un peu un geste comme ouvrir ou fermer une porte. C’est pas… On a le temps de faire, alors on est content d’y mettre le temps… On aime bien choisir des jolies choses. Mais c’est tellement mûri, c’est tellement pensé, réfléchi et tout… Ça fait partie du jeu, se trouver dans le magasin, plutôt que deux clics-clics.

Quelques voies de la valorisation des innovations

60S’il s’agit rarement de considérations d’économie des forces ou de ressources, quels sont donc les types de contexte qui valorisent suffisamment un objet pour le rendre « utile » pour nos retraités ?

61Il nous faut ici revenir sur certaines pistes esquissées dans la première partie de cet article, et en premier lieu sur les relations familiales. Dans certains cas, par exemple, l’internet peut signifier [37] maintenir les contacts avec la famille. Le départ d’un enfant, d’un neveu à l’étranger a été l’événement déclencheur qui a poussé plusieurs personnes de notre échantillon à se lancer dans la communication électronique, décision qui, pour certains, impliquait aussi l’achat d’un ordinateur :

62

Je sais utiliser le courrier électronique. Il faut toujours une raison… mon fils est allé travailler… très loin, ça m’a motivé énormément (ancienne universitaire, 63 ans). Mon fils est parti en Guyane et je me suis dit… « Là il faut que je me presse pour avoir cet ordinateur »… à cause du courrier (ancienne employée, 63 ans).

63Dans ce dernier cas, cette femme avait déjà accès au courrier électronique via son Minitel, mais elle apprécie aujourd’hui les potentialités de personnalisation offertes par la connexion via l’ordinateur, notamment la possibilité d’envoyer des pièces jointes : « Je peux choisir un dessin, une musique, un poème qui va avec. » Et elle a beaucoup apprécié de recevoir des photos de la maison où son fils est installé : « Ça m’avait fait très plaisir… Je me rendais un peu compte où il était. » Cette femme avait certes déjà envisagé de s’équiper d’un ordinateur pour pouvoir taper son courrier administratif, mais c’est le départ de son fils à l’étranger qui l’a décidé à franchir le pas. Dans sa décision, est entré en ligne de compte le coût élevé des appels internationaux, mais surtout la frustration d’une communication téléphonique trop pressée à cause de la conscience de son coût et la difficulté à trouver, du fait du décalage horaire, un moment au cours de la journée où son fils était détendu et disponible à la conversation. Même quand les enfants résident en France, parfois dans la même région ou dans la même ville, le souhait de maintenir le contact est souvent à l’origine d’équipements en technologies de la communication, notamment en répondeur et en téléphone mobile. Pour ce qui concerne ce dernier, il est significatif que la motivation la plus fréquente pour s’équiper n’est pas de pouvoir appeler mais plutôt de pouvoir être joint par les membres de la famille :

64

On allait en campagne et il n’y avait pas encore le téléphone fixe et on voulait que [leur fils], [leur fille] pouvaient nous joindre. (ancienne enseignante, 63 ans)

65De même, une grand-mère qui garde souvent son petit-fils trouvait « grave » de ne pas être constamment joignable par sa belle-fille. Ce souci de pouvoir être joint et de ne pas perdre de communications apparaît répandu et ne vaut pas seulement pour les enfants mais aussi, plus largement, pour les amis. Citons l’exemple d’un homme veuf qui a non seulement plusieurs appareils fixes, mais aussi un sans fil,

66

ce qui vous permet de… si vous êtes sous la douche de pouvoir répondre à l’appel (ancien ingénieur, 76 ans).

67De même, une femme qui travaillait auparavant dans une galerie d’art a convaincu les techniciens de France Télécom d’installer un appareil dans sa salle de bains. Et plusieurs de nos interviewés apprécient le service 31 31 qui leur permet de rappeler les personnes qui ont téléphoné pendant leur absence, se sont équipés d’un répondeur après leur retraite, à moins qu’ils ne préfèrent le service de transfert d’appels comme cet ancien militaire de 64 ans persuadé, à la suite de quelques remarques d’amis, que le répondeur « indispose les gens ». Le souci de ne pas perdre d’appel amène aussi, parfois, à un équipement complexe, comme dans le cas d’un couple qui réside en partie en Normandie et en partie à Paris. Ce couple ne se contente pas d’utiliser le transfert d’appels pour basculer les appels vers le domicile où il se trouve, il a aussi un répondeur dans chacune de ses deux maisons et le numéro de la personne qui appelle est enregistré si elle ne laisse pas de message. De plus, les deux conjoints sont « tout à fait partisans » du service de signal d’appel parce que, selon leur expérience, les personnes qui trouvent la ligne occupée ont tendance à oublier de rappeler. Leur appartement à Paris a deux lignes (une pour le téléphone, l’autre pour l’internet et le fax) afin que la ligne ne reste pas bloquée. Ce couple, qui a un riche réseau d’amis et de nombreuses activités, n’est pas du tout isolé, mais en même temps il se montre soucieux de ne pas perdre de communications. A un niveau plus modeste d’équipement, d’autres personnes ont aussi exprimé leur souci de rester joignable, et ce d’autant plus que la vie de retraité rend un peu moins réguliers et prévisibles les déplacements. Maintenir ouverts les canaux de communication : telle semble donc être la règle adoptée par maints retraités. Il pourrait certes sembler plus simple de téléphoner aux enfants et aux amis sans attendre leur appel. Mais il est important de noter que beaucoup des personnes interrogées ont exprimé leur souci de ne pas « déranger » et de trouver les heures les plus adaptées pour appeler. Cette gêne peut avoir des causes multiples, comme la difficulté de trouver un moment calme pour ceux dont les enfants ont des enfants encore petits ou encore le fait que son enfant habite avec un ami ou un conjoint. Même en ce qui concerne les amis, si ceux-ci ne sont pas célibataires ou veufs, on est attentif à ne pas déranger. Etant donné cette attention à l’égard de la vie privée des autres, la possibilité d’être joignable revêt une importance majeure [38].

68Le souci de pouvoir être joint n’est pas la seule source de valorisation des technologies de la communication. C’est aussi souvent l’utilisation « pour les autres » qui confère une utilité à l’objet technique et qui rend justifiable la dépense de l’équipement. On observe encore une fois le caractère légitimant de la notion d’utilité, son implication dans des raisonnements implicitement moraux sur l’allocation légitime des ressources personnelles et familiales. Plusieurs personnes interviewées se sont ainsi équipées à cause de leur « travail » dans une association, phénomène confirmé par un ancien informaticien qui organise des cours d’initiation à l’ordinateur et à l’internet pour des retraités et qui a noté qu’une grande partie de ses « élèves » sont des personnes qui souhaitent utiliser les compétences qu’ils auront ainsi acquises dans le cadre de leur engagement dans une association. Le téléphone mobile aussi peut trouver son utilité dans le cadre d’un tel « travail » associatif. Ainsi, un ancien ingénieur de 76 ans, très engagé dans plusieurs associations, s’est équipé pour des raisons qui tiennent à son emploi du temps chargé et à son importante mobilité : désormais, ses « collègues » « savent qu’ils peuvent me contacter directement sans problèmes ».

69Il n’est évidemment pas possible d’expliquer la diffusion des innovations techniques sans référence aux contraintes qui rendent certaines d’entre elles incontournables. Le travail est, bien sûr, une source fondamentale de l’obligation à la modernisation technique et si ce type de contrainte est absent par définition dans le cas des retraités, l’engagement dans une association joue pour certains un peu le même rôle que le travail. On voit ainsi intervenir, dans certains propos, des considérations de performance, le souci de se montrer compétent et à la hauteur ou encore de faciliter les relations avec d’autres organisations qui, elles, sont équipées. Par exemple, un ancien infirmier de 64 ans prévoit que la petite association qu’il gère avec sa femme va « être contrainte » de s’équiper en internet (ce qui s’est produit quelque temps après l’entretien) car les informations nécessaires à son fonctionnement – par exemple « un décret ministériel » – seront disponibles uniquement on-line dans de brefs délais : « On sera tout le temps là-dessus » prévoit-il. Dans ce cas les attentes de conformité aux standards de professionnalité d’une « association sérieuse » se combinent avec les effets de la réduction des canaux d’information alternatifs. Au moment de l’entretien, il n’y avait pas encore l’attente qu’« une petite association comme nous » ait un site internet ou une adresse e-mail. Mais la situation était en évolution rapide et notre interlocuteur a prévu que, pour maintenir l’image d’une « association sérieuse », il devrait nécessairement s’équiper. Parallèlement, les transformations dans les stratégies des institutions avec lesquelles l’association de nos interviewés était en relation étaient en train de rendre l’internet « incontournable » pour eux.

70La même combinaison de pressions sociales dues aux nouvelles attentes sociales de ce qui constitue un équipement « normal » et la réduction des services alternatifs peut se retrouver pour l’équipement privé. Des considérations de ce type ont pesé dans la décision d’un couple interviewé (âgés de 67 et 60 ans) d’acheter un téléphone mobile. L’événement déclencheur dans ce cas a été une panne du système de verrouillage automatique de la voiture qui a obligé ce couple à demander assistance. Le problème s’est résolu sans difficulté, « mais ça a dérangé les gens de la caisse, ça a dérangé les gens du bar ». Si, en revanche, ils avaient eu un mobile « on aurait fait notre numéro, sans déranger personne ». Il est intéressant de remarquer ici que l’adoption n’était pas tant motivée par un souhait de commodité (d’ailleurs le service de dépannage est arrivé très vite) que par le souci de ne pas déranger. La réduction du nombre des téléphones publics dans les bars, en plus des nouvelles attentes de ce qu’est l’équipement normal d’un citoyen respectable, peut rendre légèrement gênant de devoir demander secours dans ce type de situation. D’ailleurs le thème de l’indépendance, le souhait de « se débrouiller tout seul » émerge fréquemment dans nos entretiens.

CONCLUSION

71La sociologie et l’histoire des sciences et des techniques ont réalisé d’importantes transformations dans nos conceptions du processus de l’innovation en suggérant de porter un regard « symétrique » aux disputes scientifiques et d’évaluer la cohérence et la rationalité de théories concurrentes à la lumière des connaissances et des critères de validité disponibles à l’époque. Cette tradition de recherche a refusé de voir la vérité d’une théorie ou la validité d’une invention comme le deus ex machina qui poussait de l’extérieur le progrès, préférant analyser le processus de construction de la victoire théorique ou technique. En revanche, dans l’étude de la diffusion des innovations, une conception simpliste de l’utilité continue souvent à jouer un rôle de deus ex machina qui représente mal le bilan de forces réellement présentes.

72En réalité l’étude des discours des consommateurs révèle rarement un froid bilan des avantages et des coûts économiques et ergonomiques, ce qui est confirmé par les conversations que nous avons eues avec des retraités. Au lieu de tentatives pour maximiser son utilité selon ces critères restreints, ce sont des enthousiasmes qui se disent ou le désintérêt ou la désapprobation qui s’expriment et, à travers eux, ce sont les valeurs des enquêtés qui se manifestent. Il apparaît ainsi clairement que l’évaluation de l’utilité d’une innovation est un jugement social [39] qui s’élabore de manière complexe à partir de sa propre histoire, des valeurs dont on est porteur et du contexte dans lequel on vit. Vues au travers des discours de nos interlocuteurs, les particularités de la diffusion des innovations parmi les retraités ne tiennent pas tant à une question d’habitudes rigides liées au passé ou même à un manque de compétences techniques qu’à une spécificité dans leurs valeurs, leurs intérêts et la situation objective qui les caractérise. Ainsi, les retraités sont moins soumis à certaines formes d’obligation, notamment celles qui sont liées au monde du travail et ils développent un mode de vie spécifique marqué par un nouveau rapport au temps, une forte mobilité pour certains d’entre eux ainsi que le souci de rester en contact avec leurs proches et de maintenir leur sociabilité. Comme les usagers plus jeunes, ils ne sont pas simplement « influencés » mais ils « pensent » les objets à partir de la situation qui est la leur et selon leur propre système de valeurs. Aussi, comme pour les autres usagers, l’analyse du type de raisonnement qu’ils opèrent se révèle-t-il indispensable à la compréhension de leur consommation et de la diffusion, parmi eux, des innovations.

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  • CARADEC V. (2000), La diversité des usages des technologies. Etude auprès de couples à la retraite et de personnes veuves, Rapport pour la DREES/MiRe, la
  • CNAV et le GRETS/EDF.
  • CARADEC V. (2001a), « "Personnes âgées" et "objets technologiques" : une perspective en termes de logiques d’usage », Revue française de sociologie, vol. XLI-1, p. 117-148.
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  • DEGENNE A., FORSÉ M. (1990), Les réseaux sociaux, Paris, A. Colin.
  • DONNAT O. (1998), Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, La Documentation Française.
  • DUMARTIN S., TACHÉ C. (2001), Equipement des ménages en biens durables électro-ménagers, audiovisuels et de communication, Paris INSEE, coll. INSEE-Résultats, n° 737. EVE M., SMOREDA Z. (2001), Réseaux de communication et vieillissement : transformations des réseaux sociaux et des usages des télécommunications à la retraite, Rapport MiRe/CNAV.
  • FLICHY P. (1995), L’innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l’innovation, Paris, La Découverte.
  • GILLI G. (1988), Le origini dell’eguaglianza. Ricerche sociologiche sull’Antica Grecia, Turin, Einaudi.
  • GRANOVETTER M.S. (1973), « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, n° 4, p. 1360-1380.
  • LATOUR B. (1995), La science en action, Paris, Gallimard.
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  • SAUVY A. (1979), « Les conséquences du vieillissement », in G.-F.Dumont (éd.), La France ridée. Les conditions du renouveau, Paris, Hachette.
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  • SINGLY F. (de) (1987), Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF.

Notes

  • [1]
    SAUVY, 1979.
  • [2]
    Données de l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de 1998. Voir ROUQUETTE, 1999, graphique 2.
  • [3]
    Données de l’enquête pratiques culturelles des Français de 1997. Voir DONNAT, 1998, p. 91.
  • [4]
    Source : Association des fournisseurs d’accès et de services internet (www. afa-france. com).
  • [5]
    Selon l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages, le taux d’équipement en téléphone portable est de 28 % pour les ménages dont la personne de référence est âgée de 60 à 69 ans, de 15 % lorsqu’elle est âgées de 70 à 79 ans et de 4 % au-delà (contre 44 % pour l’ensemble des ménages). Voir DUMARTIN, TACHÉ, 2001.
  • [6]
    CARADEC, 2001a, p. 118.
  • [7]
    BRETON, 1999.
  • [8]
    CARADEC, 2001b.
  • [9]
    Dans les ménages appartenant à ces tranches d’âge, les taux d’équipement sont plus importants que pour ceux des tranches d’âge plus élevées, non seulement parce que la frange la plus jeune des « seniors » est davantage équipée, mais aussi parce que ces ménages comprennent plus souvent un jeune adulte qui vit encore chez ses parents.
  • [10]
    DUMARTIN, TACHÉ, 2001.
  • [11]
    DOUGLAS, ISHERWOOD, 1979.
  • [12]
    Les deux recherches sur lesquelles nous nous appuyons ici ont été réalisées dans le cadre du programme « Evolutions technologiques, dynamique des âges et vieillissement de la population ». La première se fonde sur des entretiens (N = 30) réalisés avec de « jeunes retraités » âgés de 57 à 67 ans et à la retraite depuis 2 à 6 ans (EVE, SMOREDA, 2001). La seconde repose sur deux séries d’entretiens, les uns (N = 21) avec des couples de retraités sexagénaires ayant cessé leur activité professionnelle depuis quelques années, les autres (N = 20) avec des veufs et des veuves, sexagénaires ou septuagénaires, ces deux corpus ayant été constitués de manière à présenter une certaine diversité sociale (CARADEC, 2000).
  • [13]
    Nous centrerons notre propos sur le téléphone (téléphone portable et sans fil), sur la péri-téléphonie (répondeur, fax) ainsi que sur le micro-ordinateur et l’internet. Nous évoquerons, de façon ponctuelle, d’autres technologies étudiées au cours de nos enquêtes (comme le magnétoscope) lorsque celles-ci permettront d’apporter un complément d’information.
  • [14]
    ROGERS, 1962.
  • [15]
    DEGENNE, FORSÉ, 1994, ch. VII.
  • [16]
    GRANOVETTER, 1973.
  • [17]
    ROGERS, 1995, p. 165-166.
  • [18]
    SINGLY, 1987 ; ATTIAS-DONFUT, 1991.
  • [19]
    Notons que la signification de ces cadeaux-argent est ambivalente puisque, d’un côté, ils « reflètent et renforcent l’autonomie entre les générations » (ATTIAS-DONFUT, SEGALEN, 1998) alors que, de l’autre, ils traduisent le sentiment d’incompétence des grands-parents et leur renoncement à choisir par eux-mêmes des cadeaux susceptibles de plaire à leurs petits-enfants (« en donnant de l’argent, on est plus sûrs qu’ils sont contents » déclare un grand-père).
  • [20]
    BOURDIEU, PASSERON, 1970.
  • [21]
    D. Boullier a pu observer le même type de phénomène dans les relations entre parents adultes et adolescents à propos du micro-ordinateur, la délégation d’usage à un enfant permettant de maintenir le groupe familial « en prise sur l’innovation ». Voir BOULLIER, 1985.
  • [22]
    MALLEIN, TOUSSAINT, 1994.
  • [23]
    BOULLIER, 1989, p. 45.
  • [24]
    Les significations d’usage s’inscrivent aussi dans l’histoire personnelle de chacun, comme le montre l’exemple de cette femme de marin-pêcheur qui, après la retraite de son mari, a acheté un orgue électronique : il s’agissait pour elle de satisfaire une passion longtemps rentrée pour la musique et qu’elle n’avait pu exprimer jusqu’alors (« Moi, même étant petite, je rêvais de jouer du piano » explique-t-elle).
  • [25]
    CARADEC, 2001a.
  • [26]
    LIVINGSTONE, 1994.
  • [27]
    CARADEC, 1999, p. 72.
  • [28]
    ROGERS, 1995, p. 172.
  • [29]
    Dans l’un de nos échantillons (N = 41), sur lequel nous avons fait un relevé systématique des appareils techniques acquis récemment (depuis la retraite pour les uns, depuis le veuvage pour les autres), on relève ainsi que dix téléphones sans fil ont été offerts (sur les treize acquis), trois téléphones portables (sur les quatre acquis) ou encore sept répondeurs (sur huit).
  • [30]
    Ainsi, pour le tiers des couples de retraités de l’un de nos échantillons, aucun appareil technique n’a été offert par les enfants depuis la retraite.
  • [31]
    CARADEC, 1999, p. 83-84.
  • [32]
    Les femmes sont un peu plus nombreuses à estimer qu’elles ont été influencées par leurs enfants (29 % beaucoup, 38 % un peu et 32 % pas du tout). Notons également que les parents dont les enfants ont connu une ascension sociale sont plus nombreux parmi ceux qui disent avoir été « beaucoup » influencés et aussi parmi ceux qui disent qu’ils ne l’ont pas été du tout. Voir ATTIAS-DONFUT, 2000.
  • [33]
    FLICHY, 1995 ; BAXANDALL, 1991.
  • [34]
    LATOUR, 1995, p. 41 (les « troisièmes paroles de Janus »).
  • [35]
    BLANPAIN, PAN KE SHON, 1998.
  • [36]
    CARADEC, 1999.
  • [37]
    Il ne s’agit pas tant ici d’une « association d’idées », mais plutôt d’une « traduction » (Callon) réalisée par l’insertion d’un objet technique dans un ensemble de pratiques, insertion qui est le moyen de réaliser un but valorisé.
  • [38]
    Voir aussi SEGALEN, 1999, sur la prudence avec laquelle les parents règlent leurs appels à leurs enfants adultes qui vivent en couple.
  • [39]
    Le travail de GILLI, 1988, sur le concept de l’utilité des tekhnai dans la Grèce de l’Antiquité est une intéressante analyse des controverses sociales sur l’utilité d’une catégorie sociale de personnes. Evidemment il y a beaucoup de différences entre l’utilité sociale d’une catégorie sociale et l’utilité d’une téléphone mobile. Mais dans les deux cas conférer l’étiquette d’« utile » revient à donner une légitimé sociale.
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