Réseaux 2021/6 N° 230

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Article de revue

Légitimité parentale et idéal de résistance aux écrans

Les principes à l’épreuve des pratiques

Pages 217 à 248

Notes

1Les dix dernières années ont vu fleurir les enquêtes sur la gestion des écrans connectés dans les familles, en particulier depuis l’avènement du smartphone qui a achevé de brouiller les frontières du foyer. Les stratégies parentales pour accompagner et surtout encadrer les pratiques numériques de leurs enfants ont fait l’objet d’enquêtes statistiques (Blaya et Alave 2012 ; Fontar, Grimault-Leprince et al., 2018) comme de recherches qualitatives (Harvard Duclos et Pasquier, 2018 ; Lachance, 2019) récentes. Les notions de « médiation parentale » (Blaya et Alave, 2012) et de « médiation parentale en ligne » (Livingstone et Helsper, 2008) sont mobilisées par de nombreuses enquêtes pour décrire les différentes modalités de gestion parentale des usages des écrans par les enfants, en fonction de différents indicateurs comme leur capital culturel et économique (Shin et Huh, 2011 ; Willett, 2015 ; Yuen, Park et al., 2018). De fait, on peut faire le constat d’un investissement scientifique considérable pour évaluer et comprendre les pratiques parentales de régulation des usages juvéniles des écrans. Par usages, nous entendons les modes d’utilisation ordinaires et quotidiens des technologies, les manières dont ces modes d’utilisation sont inscrits dans l’existence des individus et les significations qui s’y rattachent (Jouët, 2000 ; Jauréguiberry, 2008 ; Jauréguiberry et Proulx, 2011).

2Les relations, souvent conflictuelles (Beyens et Beullens, 2017) entre parents et enfants sont assez largement investiguées, faisant écho au souci politique de protéger les enfants vis-à-vis des dangers liés à la connexion. Or l’accompagnement des enfants vers des usages considérés comme raisonnés et raisonnables est difficile. Plusieurs travaux révèlent l’ardeur de la tâche. Ils relatent le sentiment de désarroi vécu par de nombreux parents, fatigués de lutter sans relâche pour que les règles établies soient respectées (Fontar, Grimault-Leprince et al., 2018 ; Harvard Duclos et Pasquier, 2018). Pourquoi cette difficulté ? La littérature relève une injonction paradoxale entre « devoir de connexion » (Harvard Duclos et Pasquier, 2018) et devoir d’encadrement et de protection (Dupin, 2018). Les usages des écrans sont finalement perçus par les parents comme un « mal nécessaire » (Balleys, 2019), nécessaire à l’intégration sociale et à l’intégration scolaire des enfants.

3Si la plupart des travaux actuels traitent des stratégies parentales face aux usages des écrans, il apparaît pourtant clairement que les enfants et les adolescents ne sont, de loin pas, les seules personnes connectées au sein des familles. Une enquête statistique menée par Médiamétrie en 2020 révèle que les parents passent davantage de temps quotidien sur internet que leurs enfants [2]. En Suisse, l’Office fédéral de la statistique indique le temps passé devant la télévision est supérieur pour les classes d’âge entre 30 et 59 ans que pour les 3-14 ans et les 15-29 (presque le double en 2018) [3]. Ces résultats statistiques ne disent en revanche rien des distinctions entre usages paternels et maternels, ni de la manière dont ils sont perçus, légitimés ou dénigrés par chaque membre de la famille.

4À partir des résultats d’une enquête qualitative menée en Suisse romande, dans laquelle nous avons systématiquement croisé les points de vue de chaque membre de la famille sur la place des écrans au sein du foyer, nous proposons de fixer notre attention sur l’axe horizontal de la socialisation familiale : les relations entre parents. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les approches constructivistes de la socialisation secondaire et en particulier conjugale, telles que présentées par Peter Berger et Hansfried Kellner dans un article paru en 1964, « Le mariage et la construction de la réalité ».

5Considérant le couple « comme [un] instrument de construction sociale de la réalité » (Berger et Kellner, 2008 [1964], p. 318), le travail de récolte des données et d’analyse part du principe que « chaque famille se constitue son sous-monde séparé, avec ses propres contrôles et sa propre conversation fermée » (ibid., p. 316). Notre objectif a donc été d’avoir accès à ce « sous-monde » que constitue le discours parental et conjugal, c’est-à-dire à la manière dont est créé et partagé un système de valeur, de références et de conduites lié à la place des écrans au sein du foyer. Le « nous » familial et conjugal, souvent incarné par la formule « chez nous » a ainsi été au cœur de notre attention, en particulier lorsqu’il s’oppose aux « autres » ou à un « pas chez nous ». La conversation conjugale, si elle trouve dans l’entretien une opportunité d’exister face à une interlocutrice externe, n’est évidemment pas à l’abri des discordances et des indices d’agacements, que le couple soit interrogé ensemble ou séparément. En effet, nous allons démontrer que les écrans sont au cœur d’enjeux relationnels, identitaires et sociaux qui ne concernent pas toujours le lien à l’enfant, mais aussi bien souvent le lien parental. Dans les familles de parents vivant en couple comme dans les familles de parents séparés, les discours sur la place des écrans informent sur les deux facettes des relations interpersonnelles qui nous intéressent : 1) « comment ces relations sont objectivement structurées et distribuées » et 2) « comment elles sont subjectivement perçues et vécues » (Berger et Kellner, 2008 [1964], p. 311).

6En résumé, notre objectif est d’articuler la manière dont les écrans sont présents et utilisés au sein des familles avec la manière dont ces pratiques sont perçues et décrites par leurs membres. C’est la « culture commune » (ibid.) du couple et des familles que nous avons voulu comprendre, en les situant dans un contexte par ailleurs socialement structuré par les appartenances sociales de classe et de genre.

La parentalité au regard de l’appartenance sociale et de genre

7Cet article pose la question suivante : comment les usages des écrans mettent au défi la parentalité et la conjugalité contemporaines ? Pour y répondre, il nous faut situer la parentalité dans son contexte social et relationnel. Par parentalité, nous entendons à la suite de l’ethnologue Maurice Godelier : « l’ensemble culturellement défini des obligations à assumer, des interdictions à respecter, des conduites, des attitudes, des sentiments, des émotions, des actes de solidarité et des actes d’hostilité qui sont attendus ou exclus de la part d’individus qui […] se trouvent, vis-à-vis d’autres individus, dans des rapports de parents à enfants » (cité dans Bachmann, Gaberel et al., 2016, p. 17). Cette définition englobe ainsi tant des aspects normatifs qu’affectifs. Dans notre société, la parentalité est une catégorie de l’action publique, c’est-à-dire que les parents doivent assumer un ensemble de tâches dont le respect va délimiter socialement et politiquement la « bonne parentalité » de celle considérée comme défaillante (ibid.). Société civile, institutions de protection de l’enfance et médias vont se faire les relais de ces catégories (Widmer, Kellerhals et al., 2004 ; Delay et Frauenfelder, 2013 ; Odier, 2018 ; Bayard, 2018).

Des critères normatifs de légitimité parentale portés par les classes favorisées

8La place faite aux écrans dans les familles s’insère dans une réalité sociale. Comme c’est le cas pour d’autres pratiques médiatiques et culturelles (Pasquier, 1999 ; de Singly, 2006 ; Mardon, 2011), les usages des écrans connectés sont moins encadrés dans les familles populaires que dans les familles socialement favorisées (Dupin, 2018). Cette plus grande latitude laissée aux enfants dans les accès et les pratiques n’est pas à interpréter comme un désengagement de la part des familles populaires, mais plutôt d’une part comme l’expression d’une croyance dans les vertus des outils numériques dans la réussite scolaire (Pasquier, 2018) et d’autre part comme la conséquence de « la moindre possibilité pour (les familles populaires) de se distraire en dehors du foyer » en ayant des pratiques telles que « faire de la musique, écouter des concerts, lire des livres ou pratiquer assidûment un sport » (Masclet, 2019, p. 117).

9On sait que les enfants de cadres vont davantage au cinéma, au concert et au musée que les enfants d’ouvriers (Octobre, Détrez et al., 2010). Certaines activités parascolaires coûteuses, perçues comme culturellement légitimes par les classes moyennes et supérieures, sont choisies en vertu de leur potentiel de distinction sociale (Vincent et Maxwell, 2016). Proposer de multiples activités culturelles aux enfants, tant pour leur épanouissement personnel que pour anticiper leur futur professionnel, fait ainsi partie des critères de la « bonne parentalité » contemporaine. Au contraire, laisser les enfants occuper leur temps de loisirs librement, par exemple en allant retrouver leurs amis dans le quartier, est une pratique socialement mal vue, voire « stigmatisée », et plus fréquente dans les milieux modestes (Serres, 2009). En résumé, l’encadrement du temps libre des enfants est un enjeu important de la parentalité contemporaine, dont les règles sont dictées par les classes moyennes et supérieures.

10Les pratiques éducatives et culturelles des familles des classes populaires sont ainsi placées sous l’œil critique des autres classes sociales et de leurs représentants institutionnels. Il existe un « modèle d’éducation légitime » porté par les couches moyennes et supérieures de la société (Delay et Frauenfelder, 2013, p. 188) qui est notamment articulé à l’appréciation des usages des écrans. Les dossiers remplis par les agents éducatifs travaillant pour les dispositifs de protection de l’enfance en Suisse révèlent de multiples jugements moraux vis-à-vis des pratiques parentales des familles populaires, les manières d’être et de jouer ensemble étant décrites comme « peu pédagogiques » et « peu éducatives » (ibid.). En France également, les assistantes sociales en charge d’évaluer les compétences parentales sont guidées par une « morale familiale » (Serre, 2009) propre aux classes moyennes et supérieures. Le respect des normes qui composent cette morale suppose notamment « un certain usage des jeux éducatifs et de l’institution scolaire » (ibid., p. 138), qui n’est pas toujours possible ou perçu comme souhaitable par les familles des classes populaires suivies par les assistantes sociales [4]. La place des écrans est notamment sujette à controverse, « l’éthos ascétique » (Delay, 2009, p. 209) porté par les classes moyennes et supérieures plaçant le curseur sur un usage modéré et pondéré, afin d’éviter toute concurrence avec le travail scolaire.

11En ce qui concerne le rapport des adultes aux usages des écrans, il semblerait également que le « rêve de déconnexion » soit l’apanage des classes supérieures, par ailleurs hyper-connectées : « des personnes qui ne sont ni en difficulté économique (au contraire, elles appartiennent en majorité aux couches moyennes et supérieures), ni culturellement marginalisées (elles ont toutes un diplôme, un emploi et mènent plusieurs activités sportives ou culturelles), ni en déficit cognitif face aux technologies (elles les manipulent depuis des mois ou des années) » (Jauréguiberry, 2014, p. 20). Ce modèle de maîtrise vis-à-vis des usages des écrans n’est dans les faits que très partiellement mis en pratique au quotidien et semble servir davantage à nourrir un éthos de classe qu’à changer en profondeur ses habitudes.

La responsabilité parentale encore prioritairement dévolue aux femmes

12Tout porte à croire que l’assignation des mères à la famille va encore de soi aujourd’hui, malgré une « rhétorique égalitaire » (Le Pape, 2019) ayant gagné tous les milieux. En Suisse, 60 % des femmes travaillent à temps partiel contre 18 % des hommes (Office fédéral de la statistique, 2019) [5]. Par conséquent, il va de soi que les femmes sont beaucoup plus présentes à la maison que les hommes et assurent davantage l’encadrement quotidien et domestique, comme cela a été démontré dans de récentes enquêtes (Paihlé et Solaz, 2010 ; Zufferey, Gigardin et al., 2020). Les femmes, mères ou belles-mères, sont « définies socialement comme plus responsables que les hommes du bon fonctionnement du foyer, de la bonne ambiance familiale et du bien de l’enfant » (Bachmann et al., 2016, p. 73). Les interventions de l’État social sont aussi différenciées en fonction du genre. Il a été démontré que « les professionnels intervenant auprès des familles ne visent pas les pères au même titre que les mères, et quelles que soient les bonnes raisons d’une telle distinction (le fait, notamment, que ce sont les mères surtout qui consultent et qui s’inquiètent), ces professionnels inscrivent leurs pratiques dans des mécanismes sociaux de reproduction des rapports de genre » (ibid., p. 79).

13On sait aussi les usages de la technologie et les rapports sociaux de sexes étroitement articulés au quotidien : aux hommes la reconnaissance de goûts et de compétences et aux femmes les usages visant la gestion logistique et domestique (Jouët, 2003). Certaines femmes des classes supérieures mobilisent ainsi les nouvelles technologies pour « faire du perso au bureau » (Le Douarin, 2017, p. 21) ce qui implique pour elles « une surcharge mentale intense du fait de la répartition inégale du travail invisible » (ibid.).

14La paternité contemporaine est face à un modèle « relativement récent, largement décrit par la psychologie et la sociologie de la famille, qui place les relations père-enfants sous les auspices d’une plus grande proximité » (Martial, 2012, p. 181), qui peine à être suivi dans les pratiques parentales et conjugales quotidiennes et routinières (Dermott, 2008). Les pères séparés ou divorcés ont tendance à « occuper un rôle secondaire » dans les tâches éducatives de leurs enfants, laissant à la mère la responsabilité et la charge logistique (ibid., p. 112). Dans les milieux populaires, les nouvelles normes en matière d’exercice de l’autorité font craindre aux pères un jugement social et institutionnel (Le Pape, 2009 ; Delay et Frauenfelder, 2013). Leurs pratiques résistent à un idéal démocratique qui résulte en grande partie d’une injonction normative émanent des classes moyennes et supérieures.

Méthodologie : ce que parler des écrans veut dire

15Nous avons rencontré 15 familles entre juin 2018 et mars 2019 pour un total de 40 entretiens semi-structurés, auxquels 27 enfants (entre 10 et 18 ans) et 25 parents ont participé. Les entretiens des enfants ont été effectués séparément de ceux de leurs parents, parfois individuellement, parfois en fratrie. Les entretiens avec les parents ont été menés selon des configurations multiples, en fonction des situations familiales et des motivations individuelles : six entretiens en couple, quatre entretiens individuels (d’abord la maman, ensuite le papa), cinq entretiens de parents monoparentaux ou séparés (quatre femmes et un homme) et enfin deux entretiens avec des mères dont les conjoints étaient soit indisponibles, soit pas intéressés. 11 familles vivent dans des contextes urbains ou péri-urbains (zones pavillonnaires ou grands ensembles périphériques) et quatre familles vivent en campagne. Sur les 15 familles rencontrées, huit appartiennent à des milieux socio-économiques plutôt favorisés, avec des professions nécessitant des diplômes de formation tertiaire, trois familles appartiennent aux classes moyennes, occupant des emplois nécessitant un diplôme d’apprentissage ou une formation orientée vers les domaines de la santé comme la naturopathie. Enfin, quatre familles sont issues des classes populaires, voire précaires lorsqu’il s’agit de parents isolés dont les parcours de vie ont été marqués par la migration ou par des situations familiales difficiles nécessitant un suivi institutionnel.

16Il faut signaler ici, car c’est une prémisse des résultats qui seront présentés, que ce sont majoritairement des mères qui nous ont contactées en réponse aux différents appels publiés sur les réseaux sociaux ou par des réseaux d’interconnaissance. À deux exceptions près, ce sont les mères qui ont organisé les rencontres. Il a fallu souvent insister pour obtenir un entretien avec le père de famille. Dans deux cas, les pères n’ont pas voulu participer à l’enquête et seules les mères et leurs enfants ont accepté la rencontre. Notons que les femmes de notre panel qui vivent en ménage exercent majoritairement une activité professionnelle (deux mères au foyer sur quatorze mamans rencontrées), mais à temps partiel (sauf une mère enseignante au secondaire). Un seul père travaille à temps partiel (comme sa femme). En revanche, sur les quatre mamans monoparentales rencontrées, celles qui occupent des emplois soit précaires (nounou) soit peu rémunérés (caissière et aide-soignante) travaillent à temps plein alors que celle qui occupe un poste de cadre dans une banque travaille à temps partiel. Cette dernière termine le travail tous les jours à 14h, ce qui lui permet d’être présente pour accueillir ses enfants au retour de l’école et les accompagner à leurs diverses activités parascolaires. Ce corpus est ainsi en cohérence avec la réalité de la division du travail sexué en Suisse (Zufferey, Girardin et al., 2020).

17Deux grilles d’entretien ont été conçues, une pour les enfants et une pour les adultes, comprenant de nombreuses questions semblables ou se faisant écho. Par exemple, « qui est la personne la plus connectée de la famille ? » a été posée à chaque participant. Chaque entretien débutait par le même rituel, à savoir demander aux enquêtés de dessiner un plan du logement familial puis d’y disposer des petites images plastifiées, représentant chaque appareil nécessitant un écran pour son usage : smartphones, télévision, tablettes, montres connectées, consoles de jeux, etc. L’équipement, sa distribution et ses usages pouvaient alors être abordés, souvent avec l’aide de gestes désignant ou déplaçant les objets représentés par les icônes. Les grilles d’entretien comme le travail d’analyse ont accordé une place importante aux manières de qualifier et de disqualifier les usages et, ce faisant, les usagers. Nous avons été par conséquent en quête des « lignes de démarcation » visant à « séparer les choses en catégories » (Becker, 2002 p. 184) mobilisées par les participants en entretien, afin de s’affilier ou au contraire de se distancer des catégories ainsi créées (Elias et Scotson, 1994). Quelles sont les pratiques que l’on fait siennes, comme personne, comme couple ou comme famille ? Quelles sont celles qui permettent de dessiner une figure d’altérité voire une figure repoussoir ? Comme nous allons le voir, ce processus est repérable autant entre les familles qu’en leur sein, entre conjoints et entre générations.

La relation parentale face aux écrans : justifier ou disqualifier les usages

18Nous proposons de concentrer la démonstration sur la manière dont les usages des écrans sont perçus, justifiés ou au contraire disqualifiés par les membres d’une même famille, en particulier entre parents. L’objectif est de mettre au jour l’articulation entre la norme de « bonne parentalité » contemporaine et la réalité des pratiques au sein des familles. Une réalité qui s’insère, comme mentionné en introduction, dans des contextes relationnels et sociaux.

Un bon parent est « résistant » aux écrans

19Dans les quinze familles rencontrées, toutes classes sociales confondues, les parents ont eu à cœur de se présenter comme des parents « résistants » aux écrans. Ils et elles ont intégré l’injonction sociale à protéger les enfants des écrans, considérés ou en tout cas désignés en entretien comme des objets devant être circonscrits et contrôlés. La force de l’attrait que constituent l’acquisition puis les usages des écrans est proportionnelle à ce difficile travail de résistance.

20Les discours sur le processus d’équipement des enfants en smartphone sont particulièrement riches d’informations. Il s’agit de résister « le plus tard possible » nous dit Ana (thérapeute et médiatrice familiale) : « nous on voulait tenir la première année » (du collège). Finalement, c’est le papa (chimiste) qui avoue avoir « craqué », mais longtemps après la plupart des parents de leur entourage, qui eux ont équipé leur enfant « à dix ans » et même « bien avant ! » soulignera Ana. Il y a donc un vrai souci de distinction vis-à-vis des « autres » parents qualifiés de plus « laxistes » (Pasquier, 2018). Une fois l’outil acquis, la question des contenus se pose et pose souvent problème. Aude (cadre dans une banque) trouve les vidéos visionnées par ses fils sur YouTube « affligeantes » et exige du plus jeune (13 ans) qu’il regarde un épisode de l’émission C’est pas sorcier avant de lui donner l’autorisation de voir « un de ses YouTubeurs ». Ce constat n’est pas étonnant en ce qui concerne les classes moyennes et supérieures, qui détiennent les clés de « l’éthos ascétique » (Delay, 2009, p. 209) guidant la bonne parentalité en matière d’usage des écrans. En revanche, c’est plus surprenant de la part des parents issus des classes populaires, que l’on sait plus bienveillantes et plus permissives en ce qui concerne les pratiques culturelles et médiatiques en général, et ce depuis longtemps (Pasquier, 1999 ; de Singly, 2006 ; Mardon, 2010 ; Fontar, Grimault-Leprince et al., 2018). De fait, l’association entre l’exercice d’une parentalité légitime et la résistance aux écrans semble avoir pénétré toutes les classes sociales aujourd’hui. Toutes sont d’accord pour dénoncer les dangers des mauvais usages : excessifs du point de vue de la durée et inadéquats du point de vue du contenu.

21Sandrine (femme au foyer, mari boulanger), parle volontiers des nombreuses limitations qu’elle donne à ses deux fils de 13 et 15 ans, en termes de contenu : « Y a toute un panel de films que moi je veux pas qu’ils regardent. Parce qu’il y a quand même des films d’horreur, y a des films érotiques heu… ouais de cul en bon français, y a de tout en fait. Donc ils savent ce que moi je veux qu’ils regardent », comme en termes de durée et de contexte. Les smartphones sont régulièrement confisqués si leur usage est considéré comme inadéquat (par exemple, le consulter lors d’une séance de cinéma).

22Dans les discours de tous les parents de manière unanime, le rôle d’un parent responsable est de veiller à ce que leurs enfants aient des usages légitimes des écrans. Or les contours de cette légitimité, portée par différents discours institutionnels et médiatiques, ne sont ni clairs ni partagés. Parfois, ils ne sont pas même désirables et donc encore moins appliqués. Le croisement des données récoltées avec les différents membres de chaque famille amène en effet un constat sans appel : l’idéal de résistance est mis à mal par différents obstacles, liés à la difficulté de circonscrire les usages des enfants, mais aussi et parfois surtout liés à la discordance entre ce qui est exigé des enfants et ce qui est appliqué par les parents. Si les enfants et les parents ne sont généralement pas soumis aux mêmes règles ni aux mêmes autorisations (se coucher tard, boire de l’alcool) que les adultes, la place des écrans au sein des familles met à jour un certain type de discordances entre les discours des uns et les pratiques des autres, qui informe sur la relation parentale et les normes de la parentalité contemporaines. La manière dont l’idéal de résistance est porté, valorisé et mis en pratique au sein des familles constitue un indice de socialisation familiale, conjugale et parentale.

Au sein des classes populaires, le défi d’appliquer un idéal importé

23Carole est caissière et vit seule avec son fils Steve de 15 ans, depuis le départ de son ex-conjoint (qui était le beau-père de Steve). Elle déplore le fait que son ex-conjoint ait acheté à Steve un smartphone, sans la consulter au préalable, tout comme les usages qu’il en a :

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Carole : Je sais pas qu’est-ce qu’ils ont, mais en tout cas pour lui il regarde des trucs bêtes, mais bêtes ! Je sais pas, les enfants ils se filment, ils s’envoient des trucs alors ces réseaux sociaux, mais c’est une catastrophe. Justement on en parlait à l’école. C’est une catastrophe.

25Carole est très dénigrante lorsqu’elle parle des usages des écrans de Steve, que ce soit le smartphone ou le PC, sur lequel il joue en ligne avec ses camarades d’école. Lorsqu’elle évoque ses propres usages, le vocabulaire mobilisé s’adoucit. Elle parle notamment de sa « petite tablette » qu’elle emmène partout avec elle « même au petit coin » ainsi que de sa « petite télé » sur laquelle elle regarde « son petit programme », ce qui l’aide à se « détendre » et à « s’évader ». L’entretien bascule alors sur un mode de confession, elle avoue faire « comme les ados » et consacrer beaucoup de temps aux écrans. Cependant, la question de la légitimité, parentale et culturelle, est au cœur de ses préoccupations face à l’interlocutrice universitaire qui vient la questionner. Elle déclare ainsi apprécier principalement « les films » et « les documentaires ».

26L’entretien avec son fils Steve apportera un autre éclairage sur les habitudes familiales :

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Enquêtrice : OK et puis ta maman, dis-moi un petit peu qu’est-ce qu’elle utilise quand, à quel moment, qu’est-ce qu’elle fait avec les écrans ?
Steve : Elle, elle est tout le temps sur sa tablette et sinon elle regarde tout le temps la télé et quand elle doit faire des commandes sur internet, elle va sur son ordi.
[…]
Enquêtrice : Et là elle fait quoi sur sa tablette ?
Steve : Elle joue à Candy Crush.
Enquêtrice : OK, principalement c’est ça ?
Steve : Ouais tout le temps, elle fait rien d’autre. Ah oui, elle lit ses mails des fois.
Enquêtrice : OK. Mais sur la tablette plutôt ?
Steve : Sur son téléphone elle fait rien, à part appeler. […] Sur le téléphone fixe bah à chaque fois qu’il y a des appels elle répond, elle reste des heures au tel.
Enquêtrice : OK.
Steve :Ouais. Et la télé en fait tous les soirs elle regarde les Marseillais.
Enquêtrice : OK. Et puis tu regardes pas des trucs avec elle ?
Steve : Bah si je regarde les Marseillais en mangeant.
Enquêtrice : OK. Donc vous vous regardez les Marseillais en mangeant tous les soirs ?
Steve : Ouais.

28Notre objectif n’est pas de dessiner un portrait « vérité » de la place des écrans dans cette famille, en confrontant les propos des uns et des autres. Ce qui nous intéresse dans le croisement des données est la posture parentale défendue par les individus, ainsi que leurs perceptions de ce qui est socialement légitime ou acceptable de dire. Les écrans sont au cœur des enjeux de légitimité parentale contemporaine, étroitement articulés aux enjeux de la légitimité culturelle, ce que tous les parents (en particulier les mères) de notre corpus ont parfaitement intégré. La crainte d’être perçus comme de « mauvais » parents, démissionnaires et trop permissifs, paraît être un élément d’explication de cette discordance. Socialement suspects de ne pas être adéquats dans leurs pratiques éducatives (Le Pape, 2009 ; Bachmann, Gaberel et al., 2016), les parents des classes populaires craignent, à juste titre, le jugement moral issu des classes favorisées et s’en prémunissent. En effet, certains acteurs institutionnels comme les travailleurs sociaux sont susceptibles d’intervenir de manière très critique vis-à-vis de leur culture familiale. Il faut savoir qu’en Suisse, « les familles populaires précaires ont selon toute plausibilité plus de chance objectivement de se faire repérer et encadrer, dans la mesure où elles mettent en œuvre des logiques de socialisation qui se situent de fait souvent en écart aux normes considérées comme légitimes tout en ne disposant guère de moyens (matériels et symboliques) leur permettant de modifier la vision dominante de ce que “bien éduquer” veut dire ». (Delay et Frauenfelder, 2013, p. 184). Le statut universitaire de l’enquêtrice a également pu contribuer à déclencher un réflexe de légitimation des usages des écrans et des pratiques d’encadrement chez les parents issus des classes populaires. Mais au-delà de cette posture, peut-être liée à une forme de distance sociale, il apparaît que les parents ont intégré un idéal de résistance aux écrans, c’est-à-dire un principe normatif qui désigne la résistance comme socialement souhaitable. Or, comme tout idéal, l’objectif est par définition impossible à atteindre et entraîne fatalement des discordances.

29Dans les familles des classes populaires, la principale discordance est liée à la difficulté d’encadrer des usages qui sont par ailleurs ancrés dans des habitudes et des goûts, sans savoir où sont censés se situer les curseurs du « trop » et du « mauvais ». Si elle est convaincue que les smartphones sont « des cadeaux empoisonnés », Sandrine trouve leur régulation quotidienne fastidieuse et peine à trouver une attitude cohérente, qui la satisfasse. Elle fait ainsi plusieurs récits d’échecs. Par exemple, elle confisque fréquemment le smartphone de ses fils Nathan (15 ans) et Michael (13 ans), car sous le coup de la colère, elle sait cette punition efficace. Cependant, elle leur rend souvent rapidement l’appareil et se trouve alors confrontée à un sentiment de contradiction éducative : « je suis sévère et laxiste en même temps. Je supprime et je leur donne, peut-être un jour plus tard ».

30Même si ses fils connaissent les règles, « ils savent ce que je veux qu’ils regardent », elle a conscience de n’avoir aucun contrôle sur les contenus visionnés dans leur chambre ou ailleurs : « y avait un film que j’étais pas du tout d’accord qu’ils regardent et puis en fait ils l’ont regardé chez mon frère ! » Comme l’indique cette dernière phrase, l’idéal de résistance est principalement porté par les femmes. En effet, si pendant l’entretien de couple, Yann se rallie aux propos de sa femme, leurs fils Nathan et Michael dévoileront que leur père ne respecte pas les règles familiales officielles :

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Enquêtrice : Et quand vous êtes à table, vous avez le droit de garder vos téléphones ?
Nathan : Non
Enquêtrice : Et personne ne l’a à table ?
Nathan : Si.
Michael : Papa. Parce que c’est lui qui est : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».

32Les principes qui guident l’idéal de résistance ne correspondent souvent pas aux pratiques familiales et sont par conséquent difficilement imposables aux adolescents. Si Sandrine a une idée assez claire de ce qu’elle souhaite interdire en termes de contenu à ses fils, son frère et son mari ne partagent pas son point de vue. Un autre facteur de discordance est consécutif à l’incapacité de circonscrire et donc de maîtriser les risques liés aux « mauvais » usages des écrans. Lorsque l’on demande à Yann et Sandrine à quels dangers ils craignent que leurs enfants soient exposés via les écrans, ils expriment une peur diffuse et généralisée :

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Yann : Ça peut être quelqu’un qui pirate le truc pis ça peut être un pédophile. Tout simplement quoi. On peut imaginer n’importe quoi.
Sandrine : C’est pour ça que je ne veux pas qu’ils aillent sur Facebook. […]
Sandrine : On entend tellement de choses, la traite des blanches, la traite des enfants et puis tout ce cheni [6] en bon français. T’es jamais à l’abri en fait.

34Le fait de pouvoir « imaginer n’importe quoi » empêche les parents des classes populaires d’élaborer et de faire respecter un encadrement qu’ils estiment satisfaisant. Lorsque la menace est globale, on ne peut agir pour la contrer. L’idéal de résistance, qui comprend les principes de limitation et d’encadrement des usages des écrans, est donc mis à l’épreuve dans les familles populaires par deux principaux facteurs de discordance : premièrement, la difficulté de résister à des pratiques profondément ancrées dans des habitudes et des goûts ; et deuxièmement, le défaut d’un sentiment de connaissance et de maîtrise des risques que les parents associent à ces usages.

Au sein des classes moyennes et supérieures, le défi de contrer les goûts masculins

35Ce sont les mères qui expriment la plus grande « fatigue » face à la régulation quotidienne des écrans, puisqu’elles en assument majoritairement la charge. Les termes qu’elles emploient pour qualifier ce travail de gestion routinière sont éloquents. Il s’agit tour à tour d’une « lutte », d’une « surcharge », d’un « combat », d’un « calvaire » voire d’une « guerre totale ».

36Dans notre corpus comme généralement, les femmes sont beaucoup plus présentes à la maison que les hommes (Bachmann, Gaberel et al., 2016 ; Zufferey, Gigardin et al., 2020) et assurent davantage l’encadrement quotidien et domestique (Pailhé et Solaz, 2010), que ce soit dans les configurations familiales où les femmes ont un rôle de mère, de belle-mère (Cadolle, 2001 ; Martial, 2012), ou les deux. Nos résultats montrent que la charge éducative quotidienne que représente le rappel constant des règles d’usages des écrans est prioritairement imputée aux femmes. Ce sont les femmes qui « cachent » les écrans dans la maison lorsqu’elles s’absentent, qui les confisquent et qui les rendent après négociation. Ce sont aussi les femmes qui s’alarment des contenus consultés et des durées d’utilisation. Virginie par exemple (professeure au lycée) est très inquiète vis-à-vis de contenus qualifiés de « complètement débiles » que sa fille Solane (14 ans) essaie de partager avec elle, « c’est vrai que j’essaye de faire la motivée et de ne pas commenter, mais franchement, après cinq minutes, je suis complètement déprimée. Je me dis « merde, c’est bon, sa tête est vide, elle va être stupide ». Les mères des classes moyennes et supérieures portent davantage ce souci de légitimité culturelle des contenus (Pasquier, 1999) que les mères des familles modestes. Comme nous l’avons vu au point précédent, ces dernières ont intégré l’idéal de résistance aux écrans, mais davantage par souci d’être en conformité avec les normes de bonne parentalité que par souscription à ces principes. La place des écrans est souvent inscrite dans la culture familiale et la volonté de limiter ou de contrôler les usages des enfants est liée à la peur de ce que les parents ont le sentiment de ne pas maîtriser.

37Si l’on sait que les parents issus de milieux privilégiés valorisent un fonctionnement conjugal basé sur des principes d’égalité, de négociation et d’engagement des pères dans la vie familiale (Kellerhals et Widmer, 2012), force est de constater que la régulation quotidienne des usages des écrans reflète une répartition encore très traditionnelle des rôles. Les mères expriment beaucoup plus d’inquiétudes que les pères vis-à-vis des mauvais usages des écrans, et portent davantage la responsabilité d’en protéger leurs enfants. La répartition des rôles est de ce point de vue encore très sexuée. Céline (graphiste) gère la régulation quotidienne des écrans à la maison, mais demande régulièrement à son mari Pascal (expert-comptable) de prendre le smartphone de leur fille de 13 ans pour « jeter un œil » à ses contenus. Elle lui précise alors : « T’as pas besoin de tout me raconter je m’en fous, je veux juste que tu me rassures, dis-moi si tout est OK ». Sur les dix familles dans lesquelles les parents vivent en ménage, la moitié des pères explique avoir un jour saisi voire saisir régulièrement les téléphones de leurs enfants, à l’improviste, pour « faire un petit tour ». En résumé, c’est la mère qui s’inquiète et c’est le père qui joue le rôle de celui qui rassure en passant à l’action du contrôle spontané. Les appartenances de classe et de genre jouent un rôle important dans l’expression de cette inquiétude maternelle. Céline compare sa fille Manon (13 ans) à « une petite gazelle qui se promène », mobilisant un symbole de fragilité et de vulnérabilité féminines au milieu d’une jungle masculine, mais aussi sociale. Céline exprime en effet son inquiétude vis-à-vis de l’arrivée de Manon au collège qui, contrairement à l’école primaire de leur village (à la population très privilégiée), incarne une nouvelle forme de mixité sociale : « C’est la grosse masse. Tout est mélangé. »

38En entretien, les pères des classes moyennes et supérieures sont davantage en retrait et parfois même sur la défensive vis-à-vis de l’idéal de résistance, bien qu’ils en défendent le principe général. Nos résultats montrent que les usages paternels sont au cœur de tensions, de crispations et de conflits au sein des couples, comme le mentionne Andrey (psychologue) lorsqu’il s’agit d’évoquer les activités de son mari Alexandre (cadre supérieur) lorsqu’il n’est « pas au bureau » :

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Audrey : Il n’est jamais pas au bureau, tu vois ? Là tu appuies sur le problème de couple c’est ça ?
Alexandre : Moi, je consulte mes mails, je regarde des applications heu… d’information bien sûr, sportives et autre. Et puis heu ce qui énerve ma femme c’est que parfois je regarde la télé et je discute avec des… si on regarde un match de foot, et ben bien évidemment qu’on commente le match de foot.
Audrey : Mais il me semble aussi que parfois tu as une espèce de double écran, voire de triple écran. […] il me semble voir du défilement Facebook.
Alexandre : Non mais quand tu es dessus, après tu dérives un peu.
Audrey : Donc ça, ça m’énerve un peu. Du coup, j’aimerais qu’on soit juste dans une activité.

40Audrey, comme d’autres femmes, déplore les pratiques multi-écrans de son mari et se soucie de préserver une unité familiale autour d’une seule « activité » commune, comme regarder la télévision, que plusieurs mamans considèrent comme un moment de rassemblement familial. Le fait que les pères ne jouent pas le jeu et consultent leur téléphone pendant ce moment engendre des tensions.

41Les écrans connectés s’immiscent également dans la relation conjugale, notamment lorsque la tablette ou le téléphone s’invitent dans la chambre. Ana exprime également son agacement face aux pratiques vidéoludiques de son mari, au lit :

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Ana : Et puis ça me, bah ça m’énerve en fait parce que Paul il est pas mal… il aime bien jouer. Et puis des fois au lit, moi je lis mon bouquin et lui il est là avec son machin et pis ça m’énerve, je sais pas, je ne supporte pas.
Paul : Je me suis déjà décrit comme la personne qui utilisait presque le plus les écrans…
Ana : C’est pas « presque », c’est !

43En particulier dans les familles favorisées, les usages paternels des écrans contrecarrent l’idéal de résistance porté par les mères. Ces dernières se trouvent alors face à une double difficulté : réguler les usages des enfants tout en conjuguant avec des usages paternels souvent en discordance totale avec ladite régulation. Virginie (enseignante au lycée) décrit l’idéal de résistance qu’elle aimerait voir appliquer chez elle le soir, à savoir que les écrans soient déposés à vingt heures trente, parce que « là, il faut être en noyau familial et puis, voilà, loin des écrans ». Or son mari Sébastien (courtier en assurances) a des pratiques qui sont à l’encontre de ce projet : « Mais c’est jamais le cas, puisqu’en fait, cette télé, elle est tout le temps allumée et Sébastien, il est constamment devant son téléphone, donc au fond, il est là, mais il est pas […] c’est un geek fini, il est devant les écrans constamment. Au lit, il est devant sa tablette ou son Kindle. »

44Que disent les pères pour leur défense ? Plusieurs pères se qualifient eux-mêmes de « geek » en entretien, parfois pour contrer ce qu’ils perçoivent comme un reproche potentiel. Olivier (cadre supérieur) a effectué un entretien individuel, après son épouse. Il projette le discours critique de cette dernière et annonce dès le début de notre échange : « Bon bah vous êtes bien tombé sur la bonne famille parce que moi je suis hyper geek on vous a dit hein ? » Caroline (responsable RH), sa femme, a en effet évoqué des difficultés de gestion des écrans au quotidien, qu’elle impute notamment aux comportements et aux goûts de son mari : « Mais mon mari est très addict, alors c’est difficile de se battre avec quelqu’un qui aime bien. » La figure du « geek » est mobilisée par plusieurs parents, en particulier dans les classes supérieures, pour qualifier les pères qui ont un intérêt pour les nouvelles technologies et l’univers des jeux vidéo. Le terme est fortement ancré dans la socialisation masculine et donc non dépourvu d’une connotation positive (Jouët, 2003 ; Pasquier, 2010).

45Trois arguments sont avancés par les pères de notre corpus pour légitimer leurs usages propres et ainsi justifier des pratiques souvent très éloignées du principe de résistance, auquel ils adhèrent pourtant, en tout cas en ce qui concerne les usages de leurs enfants. Premier argument, la nécessité professionnelle. Cet argument est employé par des pères issus des classes moyennes et supérieures qui évoquent l’obligation de rester connectés à leur environnement professionnel lorsqu’ils sont au domicile familial. Alexandre décrit un « envahissement accepté » et « assumé », alors que Thierry (commercial) parle d’une « utilisation à outrance » qui est davantage subie que choisie : « Le téléphone j’utilise parce que c’est mon outil de travail de 6h30 le matin à 8h30 le soir. » Il faut noter que Thierry et Alexandre sont les seuls participants à l’enquête ayant utilisé leur téléphone pendant l’entretien, ce qu’aucun adolescent n’a fait. Tous les deux ont mentionné la nécessité de trier leurs emails en continu pour éviter « l’effet tunnel » (Alexandre), et le faisaient effectivement au fil du déroulement de l’entretien.

46Le deuxième argument avancé pour justifier des usages qui ne satisfont pas l’idéal de résistance est corrélé au premier, il s’agit du besoin de « se vider le cerveau » après une journée de travail. C’est donc une justification qui invoque une légitime pratique récréative. Sébastien parle ainsi du jeu vidéo comme étant « une bonne lobotomie » quand il a « des soucis dans la tête ». Paul évoque une activité vidéoludique plus intense dans les moments où il n’est « pas en forme » ou se sent « un peu fatigué ». Dans les deux cas, la pratique vidéoludique des pères est inscrite dans leur parcours de socialisation. Paul admet avoir été « un peu addict » aux jeux vidéo lorsqu’il vivait en collocation, avant d’entrer dans la vie conjugale et familiale. Il fait beaucoup d’efforts pour « limiter » sa pratique actuelle, mais agace tout de même sa femme en jouant régulièrement sur sa tablette, notamment au moment du coucher.

47Le troisième argument est celui de la légitimité culturelle des pratiques, considérées comme relevant du bon usage des écrans puisqu’en lien avec « des intérêts » voire « des passions ». Olivier par exemple rejette les critiques de sa femme puisqu’il utilise son téléphone pour s’informer, activité légitime s’il en est :

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Enquêtrice : Et le téléphone est ce que ça vous sert aussi comme source d’information, au sens actualité ?
Olivier : Oui ah oui alors c’est ça ouais. Alors vraiment c’est l’actualité, je vais lire dans des forums ou des choses comme ça, dans les différents domaines que je suis.
Enquêtrice : Voilà mais aussi actualité politique.
Olivier : Oui, les journaux bah tous les journaux, Le Temps, La Tribune.
Enquêtrice : Ça passe par le téléphone en fait ?
Olivier : Ouais ouais. Alors, moi, je passe vraiment tout ce qui est lecture de journaux, je passe par le téléphone donc tous les jours effectivement, alors ma femme me dit « t’es tout le temps sur ton téléphone » mais je dis « mais le problème c’est que je lis ».
Enquêtrice : C’est comme un journal en fait ?
Olivier : Ouais c’est ça « t’es gentille mais je lis des journaux » donc… donc voilà donc je pourrais lire sur papier mais ça va rien changer à la chose. Donc oui j’ai dématérialisé, c’est plus simple mais et ça me permet de n’importe où pouvoir le lire donc voilà c’est surtout ça.

49À noter que ces arguments ne sont pas mobilisés par les pères pour légitimer les usages de leurs enfants, qu’ils évaluent à l’aune des principes de l’idéal de résistance. Olivier exige que son fils pose son téléphone lorsqu’il regarde la télévision, bien que lui-même le consulte lorsque le programme ne l’intéresse pas. En revanche, il trouve sa femme un trop rigide vis-à-vis des restrictions d’accès aux jeux vidéo, en termes d’âge, et achète à son fils des jeux qu’elle réprouve. Il justifie cette décision en invoquant ses compétences informatiques, qui lui permettent d’être « plus ouvert » que son épouse et plus capable de discernement vis-à-vis des procédés de codification des âges. Leur fils Matteo (13 ans) a parfaitement intégré la légitimité paternelle sur ces questions éducatives : « Ma mère, elle est plus stricte. En fait, elle comprend pas beaucoup, enfin elle ne s’y connaît pas bien, donc aussi après elle n’aime pas trop. »

50Les pères des classes favorisées tiennent ainsi des discours teintés d’ambivalence vis-à-vis de l’idéal de résistance, mais parviennent parfaitement à légitimer leurs usages propres en les inscrivant dans un champ de compétences et de goûts – les nouvelles technologies –, socialement et culturellement légitime.

Entre parents séparés, l’idéal de résistance comme ressort de dénigrement de l’ex-conjoint

51L’idéal de résistance est également mobilisé comme un ressort de dénigrement au sein des relations interpersonnelles, en particulier entre ex-conjoints. Tous les parents séparés que nous avons rencontrés considèrent l’autre parent comme incompétent, voire défaillant, vis-à-vis de l’encadrement des usages des écrans. Dans tous les cas, l’ex-conjoint est tenu responsable d’avoir équipé l’enfant trop tôt, sans les avoir consultés au préalable. C’est un reproche formulé par les cinq parents séparés et notamment par Yves (bénéficiaire de l’assistance sociale) qui a la garde de son fils William (10 ans). Il regrette l’achat prématuré d’un smartphone à son fils et estime que son ex-femme ne « sait pas gérer » les usages des écrans. Le problème selon lui est imputable à son addiction aux réseaux sociaux : « On s’est engueulé beaucoup de fois avec Facebook avec elle. Parce que Madame, elle… comment dire ça… elle est accro. » Yves établit une ligne de démarcation entre lui et son ex à partir de leurs pratiques numériques respectives : « Je n’ai aucun réseau social. Mais elle, par contre, elle est accro. » Les écrans ont pourtant une bonne place chez Yves, grand amateur de télévision et surtout de jeux vidéo. L’appartement est ainsi très bien équipé en consoles de jeux, dont Yves admet avoir eu « une période de dépendance » désormais révolue. La disqualification de l’encadrement des usages des écrans qu’il projette chez son ex-conjointe est une manière de disqualifier ses compétences parentales.

52Dans le couple de seconde union que forment Thierry (commercial) et Séverine (ergothérapeute), la responsabilité de l’équipement est imputée à la mère des enfants issus du premier mariage de Thierry :

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Enquêtrice : Et puis du coup les trois ados comment… L’achat du smartphone il s’est fait quand, comment ? Selon quelles négociations ?
Thierry : Alors ça s’est fait quand ils ont quitté le primaire pour aller au secondaire parce que le primaire ils étaient local, ici au village et le secondaire ils devaient prendre des bus et pis l’idée c’était à la base qu’ils aient un téléphone pour s’ils loupent le bus, qu’on puisse être informés et puis qu’on ne soit pas en souci.
Séverine : Ouais surtout selon maman.
Thierry : Heu ouais.
Séverine : C’est leur maman qui avait besoin de ça.
Thierry : C’était le besoin d’être rassuré disons.

54Séverine aura à cœur, tout au long de l’entretien, de distinguer l’environnement familial et domestique qu’elle a construit avec Thierry de celui de son ex-femme. L’encadrement des usages des écrans est mobilisé comme marqueur de cette distinction. Les formules « chez nous » et « dans cette maison » sont ainsi systématiquement mobilisées en opposition à « chez la maman » ou « de l’autre côté » (du village, où vit la maman, son mari et leur fils) : « C’est pour ça que c’est un peu particulier comme je te disais au téléphone enfin tu vois, c’est que chez nous on a très peu. Mais en fait chez leur maman ils ont énormément. » C’est en effet la raison invoquée par Séverine pour faire participer sa famille à l’enquête. Elle mentionne par téléphone « un problème » avec ses beaux-enfants, lié au fait que les usages des écrans sont en « open bar » chez leur mère, ce qu’elle-même et son mari ne cautionnent pas. Or l’analyse de leur entretien et des trois entretiens individuels réalisés avec les adolescents, Leyla (12 ans), Luca (15 ans) et Julien (18 ans), révèle plusieurs éléments de discordance entre l’idéal de résistance qu’ils mobilisent et la réalité de leurs pratiques. Lorsque nous leur demandons si le téléphone est un objet de réassurance pour eux, Séverine répond : « Bah, pour moi qui suis quelqu’un d’angoissé c’est clairement… moi j’ai besoin du natel[7]. » Julien (18 ans) doit la tenir informée de ses allées et venues par messages sur WhatsApp et tout oubli donne lieu à l’expression d’une très grande inquiétude.

55Une double légitimité, parentale et culturelle, est au cœur de la manière dont Thierry et Séverine se définissent comme couple et comme famille, en opposition avec le couple et la famille que forment la maman des trois ados, son mari et leur petit garçon. Séverine et Thierry déplorent la permissivité de son ex-femme en matière d’écran, chez qui « il y a toujours eu des jeux vidéo » et « il y a toujours eu la télé allumée ». L’encadrement et la limitation des écrans dans leur foyer sont ainsi décrits comme « une forme de balance » puisque « nous on n’a jamais eu ça ». La distinction entre les deux foyers est d’ordre presque philosophique pour Séverine, qui endosse clairement la responsabilité et la charge de la régulation des écrans au sein de son foyer :

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Séverine : En fait, il est venu chez nous avec son PC. Et puis il a commencé à jouer avec des jeux violents. Et pis que moi j’ai, en fait moi j’ai dit et on a dit.
Thierry : Pas ici !
Séverine : Que dans cette maison on voulait pas cette énergie de violence et que ça c’était pas un truc d’ici quoi et que c’était comme ça.

57Si Thierry et Séverine ne sont pas amateurs de jeux vidéo, l’entretien révélera que les écrans sont bien présents dans leur quotidien et dans leur foyer. Thierry est connecté sur son téléphone toute la journée et une bonne partie de la soirée pour des raisons professionnelles, mais aussi récréatives. Il apprécie particulièrement les vidéos YouTube, « ça peut être de l’humour, ça peut être du ski, ça peut être le mec qui se casse la gueule en bas de l’échelle, ça peut être un reportage important justement sur la nature ou des trucs comme ça » et essaie de limiter cette pratique de visionnage, qu’il estime « addictivore ». Par ailleurs, Thierry et Séverine passent toutes leurs soirées devant la télévision, « le soir c’est télé », mais distinguent leur pratique de celle de la maman du fait qu’ils attendent d’avoir terminé « tout ce qu’on a à faire » pour « se mettre devant », ce qui indique que la télévision est regardée et ne fonctionne pas en trame de fond de la vie familiale. Thierry et Séverine marquent aussi une distance sociale avec la maman des adolescents, déplorant ses goûts télévisuels. « Les blondes de Marseille, elle regarde que ça ! Non mais c’est un enfer quoi ! » s’exclame Thierry, et Séverine d’ajouter : « Oui mais ça c’est pas chez nous ! » Plus tard dans l’entretien, ils confieront pourtant regarder tous les soirs la série « Demain nous appartient » qui est devenue « leur petit rituel » une fois leur petite fille Lola (2 ans) couchée. Thierry n’assumera pas tellement cette révélation faite par Séverine et s’exclame : « De Dieu la honte putain ! » lorsque Séverine confie : « Pis mon mari s’est pris dans l’histoire, donc je n’ai plus le droit de regarder seule. » Thierry réalise sans doute que leur discours conjugal et parental est discordant vis-à-vis de leurs pratiques et de leurs choix en matière d’usages des écrans. Ses enfants donneront encore quelques indices de cette discordance. Luca (15 ans) nous dira par exemple, lors de son entretien individuel, qu’il aime beaucoup regarder « Touche pas à mon poste » le soir avec son père. L’entretien avec Leyla (12 ans) révélera que les téléphones sont également bien présents dans le quotidien de toute la famille :

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Enquêtrice : Qu’est-ce que tu penses de la manière dont chaque personne dans ta famille utilise les écrans ?
Leyla : Moi, ça m’énerve que parfois je suis assise sur le canapé, mon grand frère Luca est avec son téléphone, Séverine a son téléphone, papa a son téléphone, Lola est en train de jouer ou en train de regarder des vidéos pis moi j’suis comme ça, avec mon livre, « Cœur sucré » par exemple pis moi ça m’énerve qu’ils ont tous leurs écrans. Pis ben moi pas, mais allez cet été encore ! Quand je passe au CO [8] c’est bon ! Mais on va aussi me le punir parce que ma chambre sera sûrement mal rangée.

59Les usages des écrans et leur appréciation sont mobilisés par Séverine et Thierry comme des ressources dans la construction de leur lien et de leur identité de couple, dans un éternel travail de distanciation vis-à-vis de « l’autre », incarné par l’ex-femme de Thierry. L’entretien a été perçu par Séverine comme une opportunité de consolider cette conversation conjugale (Berger et Kellner, 2008 [1964]), organisée autour de l’idéal de résistance. Thierry et Séverine sont les seuls participants nous ayant demandé, à la fin de l’entretien, de les situer vis-à-vis des autres familles, persuadés d’être des parents particulièrement résistants aux écrans. Lorsque nous leur avons répondu qu’ils étaient dans la moyenne, ils ont exprimé leur surprise, quelque peu déçue et dubitative. Séverine porte un enjeu de légitimité parentale face à la maman de ses beaux-enfants. Les usages des écrans sont au cœur du travail de disqualification qu’elle effectue, en articulant légitimité culturelle et légitimité parentale : « Ils ont une maman très connectée, ils ont une maman qui fait pas beaucoup de choses avec eux, ils ont une maman qui est totalement, totalement Facebook elle fait tout le temps des photos. » Le fait d’être « très connectée » et « totalement Facebook » est présenté comme des freins à la bonne parentalité, puisque corrélé au manque d’activités partagées. La mère des trois ados est décrite comme une mauvaise maman, préoccupée par son apparence puisqu’elle « fait tout le temps des photos » plutôt que sur les valeurs d’authenticité auxquelles Séverine souhaite être associée, en accord avec une posture et une culture de classe (Delay et Frauenfelder, 2013).

60Le défaut de parentalité est ainsi relié dans les discours des parents séparés à un usage inadéquat et excessif des écrans chez l’autre parent. Leur incapacité à fixer un cadre de résistance, pour eux-mêmes et pour leurs enfants, est mobilisé comme preuve de l’incapacité parentale. Dans les faits pourtant, les usages des écrans ne se laissent pas facilement circonscrire. Thierry est de ce point de vue un mauvais élève. Il souscrit au discours de sa conjointe pour maintenir une posture conjugale cohérente, mais la réalité de ses pratiques révèle une double discordance : de classe et de genre.

Conclusion

61Les perceptions de la légitimité parentale et de la légitimité culturelle sont étroitement articulées lorsqu’il est question des usages des écrans au sein des familles. La « bonne parentalité » va de pair avec un « bon usage » des écrans et les lignes directrices de ce « bon usage » sont clairement dictées par les classes moyennes et supérieures, en particulier par les mères. Les femmes des classes favorisées tiennent la barre de l’ascétisme numérique et veillent à maintenir un cocon familial protégé de ce qui est perçu comme une invasion des écrans. Il faut souligner que les mères des classes populaires que nous avons rencontrées étaient majoritairement monoparentales, ce qui rend la tâche de mise en pratique de l’idéal de résistance aux écrans plus difficile. Cependant, force est de constater que cet idéal de résistance ne semble pas intégrer la télévision, très appréciée par la plupart des mamans de notre corpus, et ce également au sein des classes moyennes et supérieures. La télévision est devenue un média rassembleur pour la famille. Encore faut-il qu’elle soit regardée par tous ses membres, sans que le père ne pianote en parallèle sur d’autres écrans, source d’agacements conjugaux considérables.

62Les rôles parentaux sont encore hyper sexués au sein des familles, et ce toutes classes sociales confondues. Ce sont les femmes, mères et belles-mères, qui portent la double charge de porter et de faire appliquer au quotidien l’idéal de résistance au sein du foyer. Les mères des classes populaires ont bien intégré les attentes sociales et institutionnelles vis-à-vis des usages des écrans et produisent un discours conforme afin de se protéger d’une éventuelle disqualification parentale, dont elles peuvent être la cible. Les femmes des classes moyennes et supérieures font face aux arguments de légitimation des pères vis-à-vis de leurs usages propres. Ils s’expriment en effet depuis une position sociale de genre et de classe doublement dominante. Alors oui, ils sont technophiles, mais vous êtes gentils, il faut bien : qu’ils travaillent, qu’ils se cultivent et qu’ils se détendent. Forts d’une légitimité sociale inhérente à leur position professionnelle et à leur intérêt pour les nouvelles technologies, ils souscrivent à l’idéal de résistance en ce qui concerne leurs enfants et la société en général, mais ne se sentent pas l’obligation de le mettre en application pour eux-mêmes.

63Entre parents séparés, les enjeux de distinction traversent les différentes appartenances sociales de classe et de genre. Il s’agit de se positionner « contre » la manière de faire de l’ex-conjoint, qui fait faux par définition. L’autre parent est le mauvais parent. Ce qui est intéressant de relever est que cette mauvaise manière de faire est systématiquement désignée comme un laxisme, preuve ultime de l’incompétence parentale. Il faut par ailleurs relever que les deux pères séparés de notre corpus sont les seuls à considérer les usages de leurs ex-femmes comme excessifs ou inadaptés. Les pères vivant avec la mère de leurs enfants sont majoritairement dans une posture de légitimation de leurs usages propres et de disqualification des usages juvéniles.

64Si les discours des parents fonctionnent autour d’un axe argumentatif partagé entre justification versus disqualification des « bons » usages des écrans, les discours de leurs enfants sont plus descriptifs et moins jugeants. Les éléments de discordance que nous avons pu repérer grâce à l’analyse croisée des entretiens sont davantage le fruit du dispositif de recherche, les uns ne sachant pas ce que les autres énoncent, que d’une volonté de dénigrement de la part des enfants. Les enfants de notre corpus se sont montrés incroyablement loyaux envers leurs parents, critiquant rarement ouvertement leurs usages des écrans. Inversement, les pratiques numériques des enfants sont peu connues et peu reconnues par leurs parents. En effet, si les adultes parviennent à inscrire leurs usages dans des contextes qui les valident et les justifient, la pluralité, le sens et la complexité des usages juvéniles ne sont jamais pris en compte dans leurs discours.

65En résumé, les mères des classes moyennes et supérieures déplorent les usages de leur conjoint, les parents séparés déplorent les usages de leur ex et tous les parents de notre corpus déplorent les usages de leurs enfants. Dans les faits, leurs propres pratiques sont rarement à la hauteur de l’idéal que les parents invoquent et les éléments de discordance sont pluriels. On comprend, en prenant un peu de recul, que si la place des écrans au sein des familles est indéniablement au cœur d’enjeux parentaux et conjugaux socialement situés, cela signifie qu’elle est aussi relative aux capacités à produire des discours de légitimation. Chaque parent propose un récit autour des usages et de leur encadrement, en le situant vis-à-vis d’autrui et de ce qu’il estime légitimement relever de la « bonne » parentalité. La morale est alors interprétée depuis une posture objectivement structurée et subjectivement perçue, pour nourrir la conversation conjugale et familiale.

Annexe

Tableau des familles

tableau im1
Famille Activité professionnelle de la mère Activité professionnelle du père Âge et sexe des enfants Situation conjugale et configuration familiale A Stéphanie, mère au foyer. Simon, travailleur social, temps partiel. Léo, 10 ans Edgar, 12 ans Entretien en fratrie. En couple, entretien ensemble. B Ana, thérapeute et médiatrice familiale, temps partiel. Paul, chimiste, temps plein. Lucien, 13 ans Louise, 11 ans Entretiens individuels. En couple, entretien ensemble. C Céline, graphiste, temps partiel. Pascal, expert-comptable, temps plein. Manon, 13 ans Camille, 10 ans Entretien avec Manon. En couple, entretien avec la maman. D Helena, aide-soignante à domicile, temps plein. Nino, 17 ans Séparée, Nino vit avec sa mère et voit son père de temps en temps. E Yves, bénéficiaire de l’assistance sociale. William, 10 ans Séparé, son ex-femme a un droit de garde un week-end sur deux. F Virginie, professeure de lycée, temps plein. Sébastien, courtier en assurances, temps plein. Solane, 14 ans Mila, 9 ans Entretien avec Solane. En couple, entretiens individuels. G Aude, cadre dans une banque, temps partiel. Adrian, 16 ans Théo, 13 ans Entretiens individuels. Séparée, les enfants vont chez leur père un week-end sur deux et la nuit de mardi à mercredi. H Carole, caissière, plein temps. Steve, 15 ans Séparée (du père et du beau-père de Steve), Steve vit avec sa mère et voit son père et son beau-père de temps en temps. I Luisa, nounou, plein temps. Pablo, 17 ans Ellio, 15 ans Entretien en fratrie. Père absent. J Caroline, responsable RH, en congé. Olivier, cadre supérieur, temps plein. Matteo, 13 ans Julie, 17 ans Entretiens individuels. En couple, entretiens individuels.
tableau im2
K Séverine, ergothérapeute, temps partiel. Thierry, commercial, temps plein. Julien, 18 ans Luca, 15 ans Leyla, 12 ans Lola, 2 ans Entretiens individuels avec les trois aînés. En couple, entretien ensemble. Les trois aînés sont les enfants de Thierry, qui partage la garde avec son ex-femme. L Justine, enseignante, temps partiel. Pierre, formateur de jeunes adultes, temps partiel. Nicolas, 15 ans Éric, 12 ans Entretien en fratrie. En couple, entretien ensemble. M Audrey, psychologue, temps partiel. Alexandre, cadre supérieur, plein temps. Mathilde, 13 ans Charlotte, 11 ans Chloé, 10 ans Entretiens individuels. En couple, entretien ensemble. N Sandrine, femme au foyer. Yann, boulanger, temps plein. Nathan, 15 ans Michael, 13 ans Entretien en fratrie. En couple, entretien ensemble. O Fabienne, femme de ménage, temps partiel. Gilles, agent de police, temps plein. Ethan, 14 ans Juliette, 12 ans Entretiens individuels. En couple, entretien avec la maman.
Source : auteure

Références

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Mots-clés éditeurs : socialisation conjugale, médiation numérique, famille, usages des écrans, genre, parentalité

Date de mise en ligne : 20/01/2022

https://doi.org/10.3917/res.230.0217

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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