Réseaux 2020/1 N° 219

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Article de revue

Marie BERGSTRÖM, Les nouvelles lois de l’amour : sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, Paris, La Découverte, 2019, 220 p.

Pages 241 à 246

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1Les services de rencontre, longtemps tabous en France, connaissent un succès sans précédent depuis les années 2000. En 2013-2014, un tiers des personnes célibataires et séparées fréquentaient des sites spécialisés (p. 9). Cette tendance suscite de vives réactions. On suspecte ces plateformes de pervertir les relations affectives avec des logiques individualistes et économiques. On les accuse d’avoir tué l’amour (p. 7). La sociologue Eva Illouz explique, dans une approche culturaliste, que la rationalisation de l’expérience amoureuse sur ces sites s’accompagne de transformations dues notamment à l’avènement du féminisme libéral et de la psychologie (p. 213). L’amour devient le seul lien qui justifie l’union des femmes avec les hommes une fois qu’elles accèdent à l’indépendance économique. Un échec amoureux s’explique par l’histoire psychique personnelle, la responsabilité est renvoyée sur l’individu qui doit le comprendre pour le surmonter. Dans cet ouvrage, Marie Bergström nous propose une interprétation matérialiste des nouvelles lois de l’amour, attentive à leurs cadres économiques et sociotechniques. Elle analyse les nouvelles pratiques de rencontre sur internet, à l’aune des grands changements économiques et des parcours de vie qui en découlent. Elle s’appuie sur une vaste enquête de terrain, composée d’une analyse des plateformes, d’entretiens avec leurs concepteurs, de l’enquête « Étude des parcours individuels et conjugaux » (2013-2014), des données de Meetic France et de 75 entretiens biographiques d’utilisateurs et utilisatrices.

2Le premier chapitre retrace un processus de privatisation économique de la rencontre amoureuse. Initialement, les rencontres dépendaient largement des hasards des sociabilités ordinaires, des bals de la France rurale du début du XXe siècle aux camarades de promotion avec la massification du supérieur des années 1990 (p. 30). Les services de courtage matrimonial arrivent néanmoins en France à la fin du XIXe siècle, sous forme de petites annonces. La marchandisation de la rencontre rebute cependant l’opinion publique et reste marginale. La diffusion de la micro-informatique des années 1980 donne naissance aux plateformes en ligne, mais, en France, le Minitel Rose est vu comme une incitation à la débauche (p. 42). Le premier site de rencontre, Match.com, est créé aux États-Unis en 1995. Le marché de la rencontre prolifère avec la croissance de l’économie numérique. Meetic.fr naît en 2002. Avec les smartphones, ces services prennent la forme d’applications, comme Grindr dès 2009. Ces entreprises (Match, Meetic, Tinder) forment un conglomérat fructueux quasi monopolistique : l’InterActiveCorp (p. 48-49). Les concepteurs, hommes hétérosexuels pour la plupart, sont des experts techniques. Leur stratégie marketing se fonde sur la standardisation du design (swipe, match, etc.), la segmentation du marché en niches (ethniques, religieuses, etc.) et la mise en avant de stéréotypes (les hommes endossent le rôle de clients, ils paient pour rencontrer des femmes, qui sont d’une certaine manière le produit vendu par l’application, etc.).

3Le deuxième chapitre dévoile les circonstances biographiques qui poussent les individus à s’inscrire sur les sites de rencontre. Ces services sont devenus, en 2013-2014, le lieu de rencontre de 8,5 % des personnes de 26-65 ans en couple. Les jeunes, de 18 à 30 ans, sont les premiers utilisateurs (p. 74). En ligne, ils expérimentent la séduction pour elle-même, sans s’exposer à une relation. Les femmes testent leur attractivité et les hommes peaufinent leur technique de flirt. Après la première rupture amoureuse, ces applications servent à tourner la page avec des histoires plus légères. La jeunesse, qui s’allonge avec la durée des études, s’accompagne d’une injonction à profiter. Aux alentours de la trentaine, voire plus tôt pour les femmes, les incitations à se mettre en couple se font plus pressantes et poussent à adopter une attitude volontariste. Les personnes séparées ont vu leur cercle social se restreindre avec la sociabilité de famille (p. 92). Elles se sentent moins à l’aise pour flirter dans les lieux publics (p. 93). Malgré la généralisation des parcours discontinus, le couple reste une norme à atteindre et le recours aux sites de rencontre devient une résolution à se prendre en charge (p. 97).

4Le troisième chapitre montre que, malgré les nouveaux horizons sociaux ouverts par les sites de rencontre généralistes, des logiques endogames tendent à s’y reproduire, par le biais de dispositions acquises hors ligne. La mise en scène de ses goûts, de son activité, etc., sur un profil conditionne le premier contact. Les photos informent sur le mode de vie : les classes favorisées s’essaient à des cadrages artistiques, en contexte de loisirs ; les classes populaires optent pour des selfies à domicile (p. 109). Les interlocuteurs cherchent un feeling, un sentiment de proximité qui naît lorsque la conversation va de soi, que les centres d’intérêt et le sens de l’humour sont partagés (p. 116). L’aversion pour la mauvaise orthographe disqualifie les moins diplômés. Les codes de séduction suivent des logiques homogames : les plus modestes valorisent l’explicitation des intentions, alors que les plus favorisés trouvent ces approches lourdes et entretiennent l’ambiguïté. Lors de la rencontre, qui a lieu dans les deux tiers des cas dans le mois (p. 127), un ensemble de jugements intuitifs de nature sociale, physique, etc., sur la personne en situation fait naître ou non une affinité instantanée. Certains dispositifs sont explicitement ségrégatifs et ciblent un entre-soi de classe (Élite Rencontre), ou recrutent les utilisateurs par cooptation (AttractiveWorld).

5Le quatrième chapitre présente la valence différentielle des âges (p. 163) : selon la période de la vie, l’appartenance de genre est un facteur discriminant. Le sex-ratio, la proportion d’hommes et de femmes en ligne, varie selon les âges, et reflète la réalité du célibat hors ligne. La majorité des utilisateurs ont moins de 35 ans. À cet âge, les Français sont en général plus souvent célibataires que les Françaises. À la recherche de sécurité affective et d’apprentissages, les femmes préfèrent des partenaires plus âgés (p. 152). Désormais plus diplômées que les hommes en moyenne, elles laissent les moins qualifiés d’entre eux en marge (p. 157). À partir de 36 ans, les Françaises sont, en général, plus souvent célibataires. Après une séparation, leurs attentes sont pragmatiques, car elles doivent souvent concilier parentalité et conjugalité. Les femmes des classes populaires se remettent moins souvent en couple mais ce sont celles qui déclarent vivre le mieux le célibat (p. 165). Les hommes séparés ont moins les enfants à charge et préfèrent des femmes plus jeunes avec lesquelles ils pourraient refaire leur vie.

6Le cinquième chapitre indique que les rencontres numériques donnent lieu à des relations plus rapidement sexuelles et souvent de courte durée. La privatisation de la rencontre participerait à écourter la relation (p. 171). Moins ambiguës qu’au travail ou entre amis, ces rencontres abrègent la période de séduction : un tiers des couples formés en ligne ont eu leur premier rapport sexuel dans la première semaine (p. 173). Ces relations ne sont pas nécessairement exclusives (p. 177). Les partenaires s’éprouvent avant de se déclarer en couple. Les conquêtes, valorisées dans la masculinité, sont décriées pour les femmes, soumises à une norme de retenue sexuelle. En s’isolant de leur entourage, elles échappent aux réputations de filles faciles. Néanmoins, ce huis clos n’est pas exempt d’interdits. La norme de réserve féminine subsiste : les hommes doivent initier la prise de contact, leurs chances de recevoir une réponse sont relativement faibles, les avances des femmes risquent de casser la trame de séduction (p. 194), certaines plateformes bannissent même les échanges explicites. Les femmes font aussi preuve de prudence par crainte d’être agressées et les hommes appliquent des règles de sécurité pour les rassurer et les protéger. Le rappel permanent de la vulnérabilité féminine réaffirme les inégalités de genre et autorise les hommes à exercer un contrôle sur la sexualité des femmes en ligne (p. 200).

7En replaçant les services de rencontre dans une perspective économico-historique, et en étudiant les parcours de vie des utilisateurs, Marie Bergström nuance savamment les craintes et les fantasmes qu’ils suscitent. Quelques postulats mériteraient toutefois d’être nuancés. Il semble que le huis clos numérique soit assez poreux, car les profils sont affichés publiquement. Les utilisateurs demandent conseil à leur entourage. Les partenaires, même éphémères, peuvent être présentés. Par ailleurs, on pourrait penser que les classes favorisées ne sont pas les seules à la recherche d’entre soi. Les jeunes des classes populaires, pour qui la norme de réserve féminine est plus prégnante, développent des stratégies de rencontre plus discrètes – et souvent ambiguës – sur des réseaux sociaux non spécialisés (Snapchat, Instagram, etc.). À l’inverse, certaines caractéristiques (invisibilité, anonymat, etc.) pourraient favoriser le détournement des sites de rencontre : la recherche de confidents inconnus, les faux profils pour l’espionnage d’un (ex-)partenaire, la prospection de clients pour des agences matrimoniales ou des réseaux de prostitution, l’arnaque aux sentiments, etc. Des marchés de services sexuels rémunérés prospèrent, dans et en parallèle de ces plateformes qui utilisent probablement l’interdit du sexuellement explicite, pour se prémunir d’héberger des comportements illégaux. Enfin, cet ouvrage nous montre indéniablement que le contexte hors ligne influence les rencontres en ligne, mais la réciproque reste à explorer. La multiplication des expériences en ligne, qui rend les individus plus sûrs d’eux, pourrait aussi modifier les modes de rencontre hors ligne.

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