Réseaux 2019/5 n° 217

Couverture de RES_217

Article de revue

Numérique et cinéma

Nouvelle chronobiologie des médias, nouvel écosystème

Pages 17 à 45

Notes

  • [1]
    TSA : taxe spéciale additionnelle sur les billets de cinéma ; TST : taxe sur les services de télévision (TST-E : éditeurs ; TST-D : distributeurs) ; TSV : taxe sur les services vidéo des plateformes numériques.
  • [2]
    Observatoire européen de l’audiovisuel, Tendances du marché mondial du film, 2018.
  • [3]
    Géographie du cinéma 2017, CNC, 2018.
  • [4]
    Le prix d’une place de cinéma se décompose en général de la façon suivante : distributeur/ producteur (RDB) : 41 % ; TVA : 5 % ; TSA : 10,72 % ; Sacem : 1,5 % ; salle de cinéma : 41 %.
  • [5]
    CSA, « Comment le numérique modifie-t-il le financement des programmes ? », Csa Lab, rapport 3, janvier 2018, 25 p.
  • [6]
    Audiovisuel public : présentation du scénario de l’anticipation, ministère de la Culture, juin 2018 ; Bilan de la consultation, Commission de concertation sur la réforme de l’audiovisuel public, juillet 2018.
  • [7]
    Taxe spéciale sur la vidéo.
  • [8]
    « Les États membres veillent à ce que les organismes de radiodiffusion télévisuelle relevant de leur compétence ne procèdent à aucune diffusion d’œuvres cinématographiques, sauf accord contraire entre les détenteurs de droits et l’organisme de radiodiffusion télévisuelle, avant l’expiration d’un délai de deux ans après le début de l’exploitation de cette œuvre dans les salles de cinéma dans un des États membres de la Communauté ; dans le cas d’œuvres cinématographiques coproduites par l’organisme de radiodiffusion télévisuelle, ce délai est d’un an. » (art. 7 de la Directive 89/552/CEE du Conseil, du 3 octobre 1989).
  • [9]
    « Les États membres veillent à ce que les radiodiffuseurs qui relèvent de leur compétence ne diffusent pas d’œuvres cinématographiques en dehors des délais convenus avec les ayants droit. » (Directive 97/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 juin 1997 modifiant la directive 89/552/CEE du Conseil).
  • [10]
    EST : electronic sell-through.
  • [11]
    Vidéo à la demande ; vidéo à la demande par abonnement.
  • [12]
    Les données sont fournies à titre indicatif, issues des rapports annuels qui détaillent peu les marchés et pas les parts relevant des investissements dans les contenus.
  • [13]
    OTT : Over-the-top qui désigne les opérateurs qui offrent des services sans passer par les opérateurs de réseau traditionnels.
  • [14]
    Cf. Médiamétrie, Baromètre de la SVoD, octobre 2018.
  • [15]
    Cf. Aswath Damodaran, « Netflix: The Future of Entertainment or House of Cards? », avril 2018.
  • [16]
    2 % des revenus engendrés en France, soit en 2017 : 3 millions d’euros.
  • [17]
    CSA, Sport et télévision : Les chiffres clés, 2016.

1Depuis la première projection publique payante au Salon indien le 28 décembre 1895, le rituel du cinéma en salle n’a guère évolué, et ce malgré le parlant, la couleur, les multiplexes, la 3D, la projection numérique… Le secteur lui-même présente l’apparence d’une grande stabilité. En France, Gaumont est créé en 1895, Pathé l’année suivante ; aux États-Unis, il faut attendre un peu plus pour voir s’établir les studios hollywoodiens : Universal (1912), 20th Century Fox (1915), Metro Pictures Corporation (1915) qui donnera lieu à la Metro-Goldwyn-Mayer, Paramount (1916), United Artists (1919), Warner Bros (1923), Columbia Pictures (1924)… L’essentiel du système de production est installé depuis un siècle comme son modèle économique. L’arrivée de nouveaux modes d’exploitation des films, la télévision surtout, a modifié la donne. Le risque de cannibalisation de l’économie du cinéma a favorisé des logiques d’intégration des chaînes audiovisuelles au sein des studios hollywoodiens permettant de différencier la sortie en salles et la diffusion télévisée, tandis qu’en France, se fixe à partir des années 1980 le principe d’une chronologie des médias associé à un système de financement fondé sur les fenêtres d’exploitation.

2Le numérique n’a pas consisté seulement à transformer les maillons de la création, de la postproduction et surtout de la diffusion en salles. En France, plus qu’ailleurs, c’est l’écosystème du financement du cinéma et la complémentarité des modes d’exploitation qui sont ébranlés. La recomposition d’un nouvel équilibre, longtemps repoussée, est désormais à l’œuvre. Cette transition de l’organisation générale du secteur est systémique. Elle est d’autant plus délicate que les intérêts économiques des acteurs de la filière ne convergent pas aisément, que de nouveaux entrants sont apparus vite puissants. Elle s’opère en outre sur fond d’évolution profonde des modes de consommation du cinéma. En touchant à l’ensemble des modes de diffusion et à leur économie, c’est l’épine dorsale de l’économie du cinéma que le numérique impacte. Cela porte sur leurs contributions respectives au financement des films, à leurs complémentarités et aux modes de consommation sous-jacents, aux infrastructures qui les sous-tendent, et, finalement, à leurs modalités de régulation.

3Pour le cinéma en France, l’écosystème économique n’est pas séparable de sa régulation ; la chronologie des médias en est l’épine dorsale. Aussi la transition numérique qui transforme l’écosystème voit-elle ses effets principaux se cristalliser autour de l’équilibre et de la complémentarité des différents modes d’exploitation du film.

L’équilibre bouleversé des modes de diffusion du cinéma

4Le modèle de financement mis en place depuis les années 1980 a fait l’objet d’adaptations régulières à mesure de l’émergence de nouveaux modes d’exploitation qui ont constitué autant de sources de financement. Elles ont été facilitées par des dynamiques de croissance des modes d’exploitation : la salle, la télévision (publique, commerciale, payante, puis le support vidéo). Certains de ces modes connaissent des crises et de multiples effets-ciseaux jouent négativement sur les principaux supports de financement.

Figure 1

Parts des sources de financements publics[1] : TSA, TST-E, TST-D, TSV (en millions €)

Figure 1

Parts des sources de financements publics[1] : TSA, TST-E, TST-D, TSV (en millions €)

Source : CNC, Lois de finances.

La salle : une contribution stable et réduite

5La hausse de la fréquentation du cinéma en salles a bénéficié de l’intensification du parc cinématographique [2] : au rythme de 50 écrans supplémentaires par an sur la dernière décennie, notamment grâce à la création ou l’extension de multiplexes [3]. Mais le solde ouvertures/fermetures de salles comme d’écrans est resté faible au regard de l’accroissement de population. En résulte une offre de salles, d’écrans et de fauteuils stable qui assure une base financière régulière par la TSA (taxe spéciale additionnelle sur les recettes de salle de cinéma). Certes, première fenêtre de la chronologie des médias, la salle ne représente qu’une part structurellement faible du financement du cinéma de l’ordre d’1/6e[4].

La télévision : une contribution essentielle en proie à de réelles difficultés

6La diffusion audiovisuelle est le ressort économique principal du financement (Benhamou, Gergaud et Moureau, 2009), dépendant de la santé des diffuseurs soumis à des obligations d’investissement par préachats davantage qu’en apports en coproduction. Or, ce secteur connaît des fragilités durables que n’a pas contrebalancées l’apparition de la TNT dans l’écosystème du financement du cinéma, malgré une programmation plus intensive en cinéma. En effet, si les apports des chaînes en clair ont d’abord progressé jusqu’à la fin des années 2000, la situation s’est dégradée depuis. Surtout, des fragilités plus structurelles apparaissent qui affaiblissent durablement le financement du cinéma [5].

7L’audiovisuel public, moins sensible à la conjoncture économique, joue une fonction de stabilisation. Ses apports enregistrent une tendance haussière en dépit de quelques à-coups, mais à moyen et long terme, le service public n’est pas appelé à voir croître notablement ses investissements [6].

8Les chaînes commerciales en clair sont dans une situation plus délicate. Leur modèle économique de plateformes assurant l’intermédiation entre demande des annonceurs et attention des spectateurs (Gabszewicz et Sonnac, 2006), traditionnellement obtenue par les fonctions d’édition et de programmation en faisant varier les coûts de grilles (Fonnet, 2008, 2010), est confronté à un marché publicitaire en profonde mutation (Chantepie, 2008 ; Chantepie et Lafrance, 2018 ; CSA Lab 2018). La recomposition des offres avec les chaînes de la TNT forme un nouvel équilibre pour les principaux groupes, mais ce segment est dépendant d’une concurrence entre les médias. Si une légère progression des financements existait, l’ère numérique a transformé le soubassement économique de l’audiovisuel par un contexte d’abondance et de régime de rareté dans l’économie de l’attention (Tassi, 2018). En moins d’une décennie, la part des investissements publicitaires en direction des médias historiques a décru de plus de 40 %. S’agissant du cinéma, l’affaissement du financement publicitaire est contraignant (Bomsel, 2007) : il peut conduire à diminuer la place du cinéma dans les grilles. Déjà, les cases de cinéma ouvertes par la réglementation ne sont pas toutes occupées sur les chaînes en clair, tandis qu’une offre très abondante sur les chaînes de la TNT se déploie. Ainsi, si le chiffre d’affaires des chaînes privées gratuites (celles des groupes TF1, M6, Lagardère), progresse légèrement, le résultat d’exploitation diminue.

9La télévision payante a été, surtout avec Canal+, acteur historique, renforcée par le monopole satellitaire, l’élément dynamique du financement du cinéma. Toutefois, cette source de financement connaît une réduction depuis une décennie que les nouveaux entrants parviennent seulement à compenser. Ce segment de l’édition audiovisuelle connaît à la fois des limites du consentement à payer pour le cinéma et une attente d’un renouvellement de l’offre dans un contexte concurrentiel nouveau porté par Netflix ou Amazon Prime. En résulte une déstabilisation du principal vecteur d’investissement de l’audiovisuel en direction du cinéma dont le sort est spécifiquement lié à la santé et aux choix stratégiques de Canal+, son principal financeur confronté à un changement d’échelle des marchés audiovisuels. Pour partie, l’importance de cet enjeu a été masquée par le développement et le succès d’OCS.

Figure 2

Participation de chaînes payantes au financement du cinéma

Figure 2

Participation de chaînes payantes au financement du cinéma

Source : CNC, La production cinématographique, 2018.

10La chute de la vidéo physique semble inéluctable. Mais son apport financier a été tardif et secondaire avec l’instauration de la TSV [7] dont le produit est resté marginal. Ce déclin provoqué par la dématérialisation s’est aussi traduit par une baisse des prix provoquant un effet boule de neige défavorable en termes de distribution (Moatti, 2011). Les relais attendus sur le Blu-ray, le Blu-Ray 3D ou l’augmentation du nombre de références n’ont pas été en mesure d’endiguer la tendance.

11Au total, les principaux modes d’exploitation du cinéma en France et de son financement se trouvent pris dans une situation de fragilités nouvelles.

La chronologie des médias sous tension

12Épine dorsale historique de l’économie du cinéma, la chronologie des médias ne peut que s’adapter aux évolutions des différents acteurs économiques de la filière, c’est-à-dire aux dynamiques de croissance ou de déclin de telle ou telle fenêtre d’exploitation. La question est revenue au premier plan des discussions de l’industrie cinématographique française quand les modes de distribution numérique – la piraterie au premier plan – se sont invités dans le séquencement traditionnel : la salle, la télévision payante, gratuite, la vidéo, matérielle ou dématérialisée.

Une régulation à dimension variable

13La notion de chronologie des médias est apparue dans les années 1980 en France et en Europe, à l’occasion de discussions réglementaires. Il s’agissait de réguler l’économie du cinéma et, notamment, les rapports entre salles de cinéma et chaînes de télévision. Le principe de chronologie des médias est, lui, consubstantiel de la pluralité des modes de diffusion d’un film. Au mode d’exploitation historique qu’est la projection en salle s’est surtout ajoutée la diffusion audiovisuelle de films de cinéma. L’avènement de la télévision constituant un nouveau mode d’exploitation a ouvert aussi un nouveau mode de consommation ainsi qu’un autre modèle économique de la production cinématographique. Elle a créé une concurrence entre modes de diffusion : à partir du moment où un film pouvait être vu selon des modes de diffusion différenciés, dans quelle mesure pouvaient-ils cohabiter (Bonnell, 1978 ; Benghozi, 1989 ; Creton, 2002) ?

14Des discussions se sont mises en place entre le ministère des Affaires culturelles, l’ORTF, alors seul diffuseur télévisuel, et les organisations professionnelles (Salvan, 2018) et un premier accord a été signé entre le ministère et l’ORTF en 1972, ouvrant la voie à la chronologie des médias. Les développements successifs et les exemples étrangers ont par la suite révélé l’existence de quatre modalités d’organisation des différentes fenêtres de diffusion (calendrier du passage d’un film sur les différents canaux) :

15– Organisation contractuelle : en l’absence de contraintes, les ayants droit, libres dans leur faculté de céder les droits pour tel mode de diffusion, définissent à quel moment ils autorisent la diffusion d’un film sur un canal. Ils le font de manière à optimiser les revenus générés par l’œuvre sur laquelle ils ont investi. Dans ce cas, il n’y a pas une chronologie des médias pour tous les films, mais une par film.

16– Organisation conventionnelle : dans une situation non régulée, il peut arriver que les acteurs adoptent des règles conventionnelles et que tous se calent sur la même chronologie.

17– Organisation négociée : la chronologie des médias est définie par accord professionnel entre les différents acteurs (producteurs, distributeurs, exploitants, chaînes de télévision).

18– Organisation légale : la chronologie est définie par le législateur, sous forme de textes de natures différentes (loi, décret, arrêté…).

19Dans le cas français, la chronologie a d’abord été organisée de manière conventionnelle, avant de faire l’objet de textes réglementaires au début des années 1980 (arrêté en 1980, loi en 1982, décret en 1983). La directive européenne Télévision sans frontières a été adoptée en 1989, recommandant la mise en place d’un délai minimum de deux ans (un an en cas de coproduction par la chaîne) entre l’exploitation en salles et une diffusion à la télévision [8]. Puis, en 1997, une nouvelle directive européenne a ouvert la voie à une chronologie des médias définie par des accords professionnels [9].

20Le délai de diffusion d’un film à la télévision gratuite, hors dérogations, est ainsi passé de 5 ans avant les années 1980 à 20 mois en 2018. Il est passé, pour la télévision par abonnement, de 15 mois en 1984 à 10 mois en 2018, pour la vidéo, de 1 an en 1983 à 3 mois en 2018 (DVD et vidéo à la demande (VàD)), et pour la vidéo à la demande par abonnement, de 36 mois en 2009 à 15 mois en 2018.

Figure 3

Évolution de la chronologie des médias en France

Figure 3

Évolution de la chronologie des médias en France

Source : Auteurs.

21Dans le cas américain, la chronologie des médias est contractuelle. Les différents studios, libres des délais imposés, suivent tous une même tendance dans leurs pratiques contractuelles. Le délai moyen est ainsi passé de presque 6 mois en 2000 pour une sortie en DVD à un peu plus de 3 mois en 2018, et un peu moins de 3 mois pour la vente d’une copie électronique [10].

Figure 4

Délai de sortie en DVD des films de majors

Figure 4

Délai de sortie en DVD des films de majors

Source : National Association of Theatres Owners.
Figure 5

Délai de sortie en copie électronique des films de majors

Figure 5

Délai de sortie en copie électronique des films de majors

Source : National Association of Theatres Owners.

La complémentarité des modes de diffusion

22La notion de chronologie des médias porte l’idée d’une complémentarité… ambiguë, car nécessitant une régulation. Les différents médias impliquent une différenciation intrinsèque de l’expérience : un même film ne conduit pas à la même expérience selon qu’il est vu en salle, à la télévision ou en vidéo à la demande (VàD). Cette différenciation intrinsèque repose sur différents critères.

23La différenciation dans l’expérience de consommation d’un film a été à l’origine du « retournement de la vidéo ». Lorsque le magnétoscope est arrivé sur le marché, les détenteurs de droits ont été pris de panique, au point que les studios Universal et Disney ont attaqué en justice Sony, le promoteur du format Betamax. Leur crainte était que la vidéo tue la salle, leur source de revenus principale. Or, quelques années plus tard – après qu’ils ont perdu leur procès –, la vidéo est devenue la première source de revenus des majors du cinéma. L’explication de ce retournement tient dans la différenciation des expériences : aller voir un film en salle n’est pas la même chose que le voir en vidéo, et aucune expérience n’est supérieure à l’autre pour l’ensemble des consommateurs et dans l’ensemble des situations.

24La différenciation intrinsèque de l’expérience repose sur la qualité de visionnage (taille de l’écran, qualité du son, qualité de l’environnement : obscurité, silence…), sur la dimension sociale du visionnage (seul, en famille, consommation collective), sur les contraintes et facilités (contraintes liées à la sortie, possibilité de mise en pause…). Autant de différences qui font que certains – et selon les circonstances – préféreront voir un film en salle ou à la maison, et qui ont donné lieu à des transferts de consommateurs de la salle vers la vidéo, mais aussi à l’apparition de nouveaux consommateurs.

25À ces dimensions s’ajoutent des dimensions de différenciation stratégique, qui découlent de la volonté ou nécessité des acteurs de trouver leur positionnement dans l’économie du film, en fonction de leurs contraintes économiques. Cela se traduit par une différenciation des expériences par les prix, par la temporalité d’accès au film et parfois par les formats, chaque média ayant tendance à se focaliser dans le temps sur le format qui est le plus adapté à son mode de consommation. Par exemple, Netflix a de plus en plus tendance à favoriser les séries courtes, composées de peu d’épisodes et de peu de saisons. La temporalité peut être un choix stratégique des opérateurs, mais peut aussi être imposée par les détenteurs de droits ou, par des accords professionnels ou la loi.

26Une dernière catégorie d’éléments de différenciation porte sur l’expérience globale, au-delà du visionnage du film : elle implique la liberté dans le moment de diffusion, le mode de paiement (à l’acte, par abonnement, financement par un tiers) et la manière dont se fait la fonction de prescription (Benghozi et Paris, 2003) : le diffuseur peut imposer un programme, procéder à une sélection ou donner accès à un catalogue large. La survivance de chaînes de télévision généralistes à l’époque des offres de vidéo à la demande traduit qu’un programme imposé à un moment donné peut être préféré à une liberté totale, par certains consommateurs ou dans certaines circonstances. Enfin, nous pourrions ajouter le caractère légal ou non du mode de diffusion, car on ne peut nier que les pratiques illégales constituent un mode de consommation à part entière. Du point de vue des dimensions de l’expérience, ces pratiques renvoient au risque encouru par le consommateur et à sa bonne conscience.

27Finalement, les modes de consommation des œuvres se distinguent par différentes dimensions. Un mode de diffusion est voué à disparaître uniquement s’il est dominé par un autre sur l’ensemble des dimensions, ou si son équation économique devient impossible. Par exemple, la location de DVD physiques ne présentera plus aucun avantage pour personne dès lors que chacun aura accès à la VàD. Elle est vouée à disparaître.

Tableau 1

Les dimensions de différenciation des modes de consommation des films

Tableau 1

Les dimensions de différenciation des modes de consommation des films

Source : Auteurs.

L’entrée concurrentielle de la vidéo numérique

28Premier avatar principal de l’avènement du numérique, la vidéo numérique dématérialisée (VàD et VàDA [11]) est venue bouleverser la structure des marchés, la concurrence entre acteurs et les modèles de revenus et donc l’ordre de régulation antérieur.

29La diffusion numérique de vidéos s’établit sur fond d’une compétition d’infrastructures qui fait apparaître de nouveaux entrants. La concurrence des infrastructures a pour enjeu la régulation de financement de la production audiovisuelle et cinématographique. Le développement de l’accès filaire est en effet de nature à permettre à des éditeurs de services audiovisuels ou multi-services d’échapper progressivement à la source de rareté des fréquences de diffusion audiovisuelle et dès lors aux réglementations relatives au financement de contenus audiovisuels et cinématographiques. Sur la base de la transformation compétitive des infrastructures s’érigent des modèles de plateformes nouvelles plus ou moins concurrentes avec les offres audiovisuelles classiques. Trois catégories principales se dégagent parmi les modèles de plateformes d’édition de services audiovisuels où coexistent plusieurs catégories d’acteurs : les diffuseurs historiques gratuits et payants ; les « opérateurs multi-services » essentiellement opérateurs de télécommunications et de fourniture d’accès à internet (Sonnac, 2011) les OTT pure player (ex. Netflix) ou non (Amazon, Apple…). Ces deux dernières sont les plus dynamiques et déstabilisatrices de l’ordre ancien.

Les modèles des opérateurs de télécommunications

30En France, la concurrence entre les opérateurs de télécommunications a été marquée par un cycle d’investissements/désinvestissements dans les contenus, à mesure du déploiement de l’ADSL, à présent de la fibre, dans une logique de gate keeper par les box et des offres audiovisuelles. Plusieurs stratégies prédominent encore malgré les cycles depuis le milieu des années 2000 : d’une part, une politique de retrait des contenus (ex. Bouygues, pour partie Free) au profit d’un objectif de conquête ou de protection du parc d’abonnés à travers une stratégie de prix, et d’autre part, une politique de fidélisation des abonnés à travers des offres complémentaires (musique, cinéma, sports) : stratégie de distribution (ex. SFR/Altice avec acquisition de droits) ou distribution et production de contenus (ex. Orange) en vue d’un objectif.

31Sur longue période, la concurrence exercée, tantôt sur le prix, tantôt sur des offres comprenant des services additionnels, notamment liés aux contenus, plus rarement sur la qualité et la couverture des réseaux, n’a pas profondément modifié les parts de marché des opérateurs. Sur plus brève période, ces choix stratégiques divergents ont pu modifier les ARPU (average revenue per user) respectifs des opérateurs, qu’ils concernent l’accès haut débit ou la téléphonie mobile, surtout à travers les « offres convergentes » fixe/mobile.

Tableau 2

ARPU HD fixe et mobile (en €)[12]*

ARPU HD fixe20132014201520162017
Orange France33,833,333,033539,0 *
SFR Group34,334,134,936,936,5
Bouygues Telecom33,229,428,127,727,2
Free36,035,134,534,733,9
ARPU mobile
Orange France24,622,822,521,917,2 *
SFR Group23,922,522,52322,6 €
Bouygues Telecom26,925,022,822,719,4 €
FreeN/AN/A14N/AN/A

ARPU HD fixe et mobile (en €)[12]*

* Mobile seul
Source : Auteurs selon données DGE, 2018.

32On observe une progression des ARPU d’opérateurs proposant des offres de contenus, un tassement et un fléchissement de ceux des autres. Sans être la seule variable, les investissements dans les contenus (cinéma et/ou sports) sont devenus un facteur compétitif réel, à l’instar de phénomènes plus ou moins analogues hors de l’Hexagone (ex. British Telecom ; ATT ou Comcast…). En France, la rentabilité des investissements dans les contenus est difficile pour les offres couplées (bundling) d’accès internet et de contenus (exclusifs ou non). Mais on note que les revenus associés issus des « autres services liés à l’accès internet » haut et très haut débit connaissent une forte croissance depuis la fin 2014.

Figure 6

Revenus issus des offres d’accès haut débit et très haut débit*

Figure 6

Revenus issus des offres d’accès haut débit et très haut débit*

* « Autres services liés à l’accès internet » : inclus les revenus des services de contenus liés aux accès haut et très haut débits facturés par l’opérateur de CE (recettes des abonnements à un service de télévision, des services de téléchargement de musique ou de vidéo à la demande).
Source : Auteurs selon données Arcep, 2018.

33Compte tenu des écarts d’ARPU entre le fixe et le mobile, ainsi que de la dynamique porteuse des usages de vidéo sur mobile, les stratégies de contenus des opérateurs visent à leur octroyer un avantage compétitif. Il est même devenu décisif s’agissant des investissements en droits sportifs pour Altice (SFR/RMC) et important pour Orange. Mais, si aux États-Unis les stratégies de contenus des opérateurs de télécommunication se sont accélérés en termes de fusions et acquisitions importantes (AT&T avec Direct TV et à présent Time Warner ; Verizon avec Yahoo et la perspective d’une offre audiovisuelle), en France, les offres multi-services soit en direction des droits sportifs (Altice/SFR), soit en direction des droits et de la production audiovisuels (Orange et Altice avec NBCU, Discovery) ne conduisent pas à de telles stratégies d’intégration verticale. Il s’agit principalement d’essayer d’améliorer l’ARPU d’abonnés aux services d’accès à internet tout en réduisant le churn.

34Aussi, au regard du financement global du cinéma, ces stratégies ne conduisent pas à une élévation globale du niveau de financement du cinéma alors que la part historique dominante de Canal+ se réduit depuis plusieurs années et de façon plus nette récemment. Elles modifient substantiellement l’équilibre traditionnel du financement du cinéma et alimentent l’inflation du prix des droits sportifs qui échappent de plus en plus à Canal+. Le poids des acteurs historiques comme acteurs du financement commence à témoigner de cette évolution, notamment ceux de Canal+ et d’Orange.

Figure 7

Contribution à la production d’œuvres cinématographiques

Figure 7

Contribution à la production d’œuvres cinématographiques

Source : Auteurs selon données CSA, Les chiffres clés de la contribution des services de télévision à la production cinématographique (2011 à 2016). Les données 2017 sont accessibles fin 2018 pour cette source.

Les modèles de revenus des OTT [13] et leur part au financement du cinéma

35Les OTT sur les marchés de l’audiovisuel et du cinéma répondent à des modèles distincts : soit une offre dédiée aux séries et au cinéma comme la propose un pure player comme Netflix, soit des offres de services additionnelles de plateformes opérant sur d’autres marchés, comme Amazon – dont le marché principal est le commerce électronique – avec son offre Amazon Prime. Dans ce second cas de figure, il n’est guère possible d’isoler le modèle de revenus d’un service accessoire en bundling. Cette difficulté est renforcée par le fait qu’il s’agit d’offres en SVOD (VàDA) issue d’accords d’acquisitions de droits en direction du marché domestique américain et des marchés nationaux dans le monde ou encore d’investissements croissants de production de ces acteurs.

Tableau 3

Croissance des services OTT en Europe

20172023 (Prévisions)
SVOD (subscription video on demand)4,4312,47
DTO (Download to Own)1,672,16
Location0,931,448
AVOD (Advertising Video on Demand)3,316,94

Croissance des services OTT en Europe

Source : Auteurs selon données DigitalTV Research, 2018.

36De plus, si les offres OTT peuvent s’adresser directement aux consommateurs, elles peuvent être déployées à travers des accords de distribution, notamment avec les FAI, la box, constituant le point de passage, le facteur de développement des abonnés et un avantage concurrentiel pour le FAI. Grâce à ce type d’accords de commercialisation, les offres des OTT en SVOD surtout, et de Netflix en particulier, connaissent une forte croissance tant sur le plan mondial qu’européen ou national. Par exemple, en Europe, les revenus passeraient de 4,4 Mds $ à 23 Mds $ de 2017 à 2023 sur les divers segments de marché de la VOD, se rapprochant – pour ces marchés – de ceux de la télévision payante (Grece, 2017).

37La croissance du nombre d’abonnés de Netflix – lequel est inférieur à son audience et sa notoriété du fait des accès associés à un abonnement [14] – a pour effet de concurrencer frontalement le principal financeur du cinéma en France. Le modèle économique de Netflix apparaît plus fragile et moins profitable dans sa période de développement [15]. Mais les chiffres d’affaires issus d’une tarification d’abonnements très différente entre l’une et l’autre entreprise sont distincts de même sans doute que les ARPU (~10 US$ pour les abonnés de Netflix à l’international). Netflix est dans une logique d’installation sur son marché domestique avant une concurrence beaucoup plus vive des opérateurs de télécommunications ou studios et de déploiement à l’international, en partie grâce à une stratégie d’endettement pour l’acquisition et la production de contenus.

Figure 8

Taux de pénétration respectifs de Canal+ et Netflix en France

Figure 8

Taux de pénétration respectifs de Canal+ et Netflix en France

Source : Auteurs selon rapports annuels des entreprises.

38Aussi, si la contribution au financement d’un acteur comme Netflix est appelée à progresser avec le succès de son service, elle reste encore modeste aujourd’hui [16]. Elle ne peut que rester du même ordre malgré une élévation rapide du taux de pénétration du service. En effet, même si l’assiette progresse, le caractère très réduit du taux ne réalise qu’un rendement très modéré de cette taxe (Bergé, 2018). Dans ce cadre, la contribution financière restera très loin de celle qu’offrait la télévision payante. Par ailleurs, la question de l’application du système de contribution aux offres de contenus accessoires d’un service non audiovisuel, comme Amazon Prime, reste à appréhender.

Contenir les effets disruptifs du numérique sur la régulation du cinéma ?

L’utopie de la « bonne » chronologie

39Les débats au sein de la profession sur la chronologie des médias sont très anciens, et quasiment permanents. Tout juste a-t-on trouvé un accord pour réformer la chronologie des médias qu’elle est déjà remise en question. Cette instabilité est structurelle. Rappelons qu’il y a trois modes de définition de la chronologie des médias, et qu’ils reposent sur deux dimensions : la chronologie peut se traiter au cas par cas ou de façon générique, elle peut être administrée ou négociée. La seule combinaison manquante dans cette matrice 2x2 est celle d’une chronologie qui serait administrée au cas par cas. Pour le reste, la chronologie négociée au cas par cas correspond au mode contractuel, celle qui est générique et négociée au mode négocié ou au mode conventionnel et celle qui est générique et administrée au mode légal.

40Commençons par la dernière : la définition légale d’une chronologie des médias revient à arbitrer entre différents acteurs. Toute modification revient en effet à privilégier un acteur au détriment d’un autre, chacun d’entre eux ayant tout intérêt à ce que sa fenêtre soit la plus proche possible de la fenêtre d’exploitation en salles, pour bénéficier de la visibilité du film générée par la campagne de promotion au moment de sa distribution en salles. Les chaînes à péage, par exemple, ont tout intérêt à passer les films le plus tôt possible et à ce que ces mêmes films passent le plus tard possible en VàD, pour préserver une exclusivité dans l’accès aux contenus face à des acteurs au modèle économique proche. En outre, les changements dans les usages induits par une évolution de la chronologie des médias sont imprévisibles et, pour le législateur, la responsabilité est donc grande à risquer de mettre en péril une catégorie d’acteurs de la filière. Les discussions autour de la chronologie des médias mêlent ainsi conservatisme et prudence.

41Une organisation négociée de la chronologie n’est pas plus heureuse, car elle consiste principalement en des rapports de force.

42Quant à l’approche contractuelle, qui laisserait la « main du marché » opérer, elle peut paraître pertinente dans la mesure où les premiers détenteurs de droits ont tout intérêt à optimiser les fenêtres successives d’exploitation du film, dans un arbitrage entre temporalités et caractéristiques intrinsèques des modes de consommation. La défense de leur intérêt – et de celui de la vie économique du film – rencontre ainsi celle des différents canaux de diffusion puisqu’une optimisation passe nécessairement – pour limiter la cannibalisation d’un canal par un autre – par une séparation des fenêtres. Mais cette approche se heurte au problème de dissociation entre optimisation de court terme et optimisation de long terme. Les spectateurs sont aussi des êtres rationnels, et ils apprennent. Constater qu’un film qui a eu un succès mitigé en salles est diffusé plus vite en VàD ou à la télévision peut pousser une partie d’entre eux à renoncer à la consommation en salles. Le caractère générique de la chronologie en fait, pour les consommateurs, une variable exogène.

43Quel que soit le mode de définition de la chronologie des médias, il paraît donc utopique d’obtenir un équilibre stable.

44Le contexte actuel rend la question de la chronologie encore plus critique, et appelle à une compréhension plus fine de la coexistence des médias.

45Le renouvellement du contexte est lié à plusieurs éléments. C’est d’abord le passage d’un système fermé à un système ouvert, du fait du déploiement du numérique – et de la piraterie concomitante – et de la fin de l’exclusivité des fenêtres nationales. Dans la période pré-numérique, la diffusion d’une œuvre sur un territoire était contrôlée. Elle ne l’est plus : on peut désormais avoir accès à un film en dehors de la chronologie officielle par le recours aux sites pirates ou en se connectant à un site sur un autre territoire – et ce faisant, en se calant sur la chronologie en vigueur dans un autre pays. La chronologie des médias peut être contournée par les consommateurs.

46Deuxième facteur de disruption, le déplacement du poids vers des acteurs de l’accès, globaux. Il s’agit des Netflix, Amazon ou Apple, bientôt de Disney, YouTube ou encore Warner. Par leur assise internationale, ces acteurs peuvent opérer à une échelle plus grande, ce qui leur donne des moyens considérables face aux acteurs historiques. Longtemps, le poids de Canal+ en faisait l’acteur central du cinéma français, son pivot. L’ouverture de facto des frontières a fait de cet acteur important à l’échelle nationale un acteur mineur sur le marché global. Cette mutation s’accompagne d’un changement de régime de la prescription : la construction d’un oligopole global sur la diffusion des œuvres transforme la manière dont s’organise la médiation (ou prescription) de l’offre de films (Paris, 2011). Elle s’accompagne aussi d’une accélération de la vie des films de du basculement dans un régime de surabondance, qui rend encore plus critique leur visibilité. Cela entraîne un cercle vicieux : le raccourcissement de la visibilité des films renchérit la visibilité, laquelle exige un retour sur investissement immédiat et pousse donc au raccourcissement de la vie des films. Ce double phénomène d’accélération et de surabondance entraîne un évincement de certains films qui n’ont pas la possibilité d’exister sur un rythme court ou à un coût élevé.

47S’opère enfin un accroissement de la différenciation des œuvres vis-à-vis des médias. Chacun des modes de diffusion a tendance à favoriser un type d’œuvres. Cela peut se traduire par une plus grande variété de formats, une plus grande variété dans les carrières et les économies des œuvres, cette différenciation pouvant ouvrir des possibilités nouvelles en matière de diversité.

48Ce contexte disruptif rend la question de la cohabitation des médias plus importante encore. Un média est un mode de consommation, un modèle économique, il privilégie une forme de prescription, favorise un certain type d’œuvres et a une influence sur la structure de l’offre et de la consommation. Il ne s’agit donc plus de voir les médias comme une succession de fenêtres statiques, mais de les considérer sous l’angle de leur chronobiologie.

Un changement d’échelle du financement du cinéma

49La transformation rapide de marchés de l’audiovisuel et du cinéma sous la dynamique des nouveaux entrants et de leurs modèles économiques s’accompagne d’un changement d’échelle très important sur le marché amont des droits et notablement de contenus exclusifs : sportifs, cinématographiques et de fictions. Il se joue à l’international et ébranle l’équilibre concurrentiel national du financement du cinéma, compte tenu du rôle historique prépondérant qu’y jouaient les chaînes payantes (C+, TPS, puis C+). Aussi spécifique est-il, l’écosystème du cinéma français est désormais ouvert dans un marché international bien plus compétitif.

50Les programmes Premium reposaient classiquement sur deux catégories d’actifs (à l’exception des programmes pornographiques basculés en mode gratuit sur internet) : les droits de retransmission sportifs, des catalogues de cinéma en première diffusion. Fondateurs de l’économie de la télévision payante, ils ont pu conforter la situation de monopole de ce type de chaînes, et pour la France, justifier des obligations importantes de financement du cinéma. Mais, en moins d’une décennie, cet équilibre se rompt sous l’effet de deux facteurs : l’inflation considérable des droits sportifs, le déploiement d’exclusivités d’œuvres à dimension immédiatement mondiale, financées par les nouveaux entrants à des niveaux d’investissements particulièrement élevés, et particulièrement en faveur de séries.

Le marché déterminant des droits sportifs : inflationniste, internationalisé, hyperconcurrentiel

51Les droits TV – en réalité de quelques ligues nationales professionnelles et essentiellement du football en Europe – sont devenus l’élément clé de la concurrence entre les programmes Premium. Dès lors, ils sont au cœur de l’équilibre des télévisions payantes, pour la France de Canal+, elle-même au centre du financement du cinéma. Or l’inflation de ces droits est avérée depuis plusieurs années (Assouline et Kancel, 2016). En France, qui n’est pas le pays qui a connu les plus fortes progressions comme en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Italie, les droits TV de la Ligue 1 ont tout de même décuplé de 1997 à 2017.

52Leur acquisition est donc devenue le facteur structurel de concurrence avec le financement du cinéma [17]. Le changement d’échelle de financement a commencé dès les années 2000 et n’a cessé de s’approfondir depuis : inférieurs aux apports de Canal+ en financement du cinéma jusqu’en 2000, les droits du football représenteront six fois plus pour la période 2020-2024.

53À l’inflation des droits sportifs s’ajoute un marché plus ouvert, internationalisé et très concurrentiel : arrivée de beIN Sports en 2012 puis d’opérateurs de télécommunications (Altice en 2015, avec SFR jusqu’à l’offre RMC Sport en 2018 et, pour le futur, entrée de MediaPro détenu principalement par le fonds chinois Orient Hontai Capital et encore de façon mesurée par les GAFA). En France, le mouvement s’est amplifié dans le cadre de la stratégie de convergence d’un opérateur comme Altice, impliquant pour lui dans les années prochaines une forte rentabilité, d’une part à travers une contraction significative des emplois, d’autre part à travers des offres en distribution exclusive et/ou des accords de distribution.

Tableau 4

Investissements en droits sportifs et contenus d’Altice (en millions d’€)

2016163
2017340
2018 (e)440
2019 (e)550
2020 (e)530

Investissements en droits sportifs et contenus d’Altice (en millions d’€)

Source : Auteurs selon diverses analyses financières.
Figure 9

Droits TV du football et apports des chaînes payantes au cinéma (en €)

Figure 9

Droits TV du football et apports des chaînes payantes au cinéma (en €)

Sources : Auteurs selon données CNC, LFP.

54Pour le moment, même davantage concurrentiel et internationalisé, ce marché des droits sportifs nationaux ne figure pas encore dans les objectifs principaux des nouveaux acteurs du numérique : YouTube, Facebook, Amazon, en plus d’acteurs chinois. Mais ils ont commencé à investir dans les droits sportifs nord-américains (football, basket…) et européens (Allemagne, Grande-Bretagne), tandis que Netflix demeure jusqu’à présent à l’écart de ces marchés (Asouline et Kancel, 2016). Une arrivée plus massive sur le marché français, de moindre valeur que d’autres pays européens, est susceptible de constituer une rupture rapide d’échelle du financement de ces droits et par conséquent du cinéma. À moyen et long terme, le marché des droits sportifs, en fait du football, produit un effet éviction du financement du cinéma. Ainsi déjà, progressivement, la fonction d’attraction du sport pour Canal+ n’a cessé de s’amoindrir jouant dans le sens d’une réduction de son chiffre d’affaires et, à obligations constantes, de sa contribution au financement du cinéma.

55À l’échelle internationale, le changement d’échelle du financement des contenus premium conduit à un new deal entre les séries et le cinéma. Or le système de régulation est traditionnellement plus favorable au financement du cinéma que de la production audiovisuelle.

56Avec le développement des OTT, la concurrence s’exerce pour l’ensemble des acteurs (chaînes, opérateurs de télécommunications, OTT) sur les investissements de production notamment originale en direction du cinéma, mais surtout des séries. Les investissements d’achats de droits et de production originale de Netflix et d’Amazon sont les plus significatifs. Et au-delà des montants mêmes d’investissements, c’est la rapidité de ceux des nouveaux entrants qui est le facteur le plus important de la recomposition du marché des droits et son ouverture (Apple, Facebook). Elle détermine, aux États-Unis non sans conséquence sur les marchés nationaux dont la France, des stratégies de riposte orientées principalement dans deux directions : d’une part, une classique – et rarement réussie depuis 2000 (Chantepie et Le Diberder, 2019) – stratégie dite de « convergence » entre opérateurs de télécommunications et studios (cf. ATT-Warner donc HBO) ; à côté de consolidation dans l’audiovisuel et le cinéma (Comcast-NBC Universal donc DreamWorks ; Disney avec Pixar, LucasFilm, Marvel, 21th Fox en cours) pour lancer une offre de vidéo en streaming concurrente de Netflix.

Tableau 5

Estimations d’investissements dans les programmes (achats, production originale, droits sportifs) (Mds US$)*

NetflixAmazon
1,70,5
20132,51,3
20142,71,5
201552,8
20163
201774,5
201810 *5

Estimations d’investissements dans les programmes (achats, production originale, droits sportifs) (Mds US$)*

* en ajoutant les 2 Mds d’US$ empruntés en octobre 2018.
Source : Auteurs d’après Business Insider, 2018 ; Vidéo OTT, Réponse des groupes médias face à l’expansion des leaders de l’Internet, Idate, 2018 ; The Wall Street Journal.

57Ces stratégies d’offres verticales d’opérateurs de télécommunications ou de studios sont de nature à rendre plus difficile l’accès aux droits, notamment pour les télévisions payantes, Canal+ au premier chef. Or celle-ci disposait traditionnellement d’un élément différenciant et nécessaire à son offre de cinéma grâce à ses output deals avec les studios hollywoodiens. Un risque analogue pèse sur les droits sportifs. Or c’est l’ensemble de ces droits et leur sécurisation qui ont permis des accords de distribution avec Iliad, Bouygues et surtout Orange qui dispose de droits auprès de Sony Pictures et de HBO).

58L’inflation des droits sportifs comme le développement des offres des OTT en SVOD notamment sur les séries constituent les deux vecteurs majeurs de transformation du paysage économique du cinéma et de son système de financement. L’un et l’autre ébranlent sa pierre angulaire : Canal+. Et, s’agissant des séries – même s’il n’apparaît pas aisé de mesurer leur attractivité réelle, elle participe d’un mouvement plus général de préférence pour la fiction audiovisuelle que pour le cinéma, comme en témoignent les résultats d’audience contrastés des uns et des autres sur les chaînes généralistes.

59Malgré son apparente stabilité, l’économie du cinéma et du film est bouleversée en profondeur par le déploiement du numérique, lequel agit selon plusieurs axes : apparition de nouvelles formes de diffusion, affirmation de nouveaux acteurs, suppression de la limitation technique de diffusion de l’hertzien, concurrence des différents contenus vis-à-vis des acquéreurs de droits, internationalisation des marchés. Derrière ces mutations, ce sont les positionnements, contraintes, économies et stratégies des différents acteurs intervenants dans la distribution et la diffusion (les tuyaux) qui s’avèrent décisives. Ce sont ces positionnements et leurs rapports respectifs qui dessinent l’avenir de l’économie du film. La question de leur régulation, qui se posait principalement en termes de chronologie des médias, c’est-à-dire d’organisation de leur séquencement dans le temps, intègre désormais une dimension dynamique. Ces acteurs sont vivants, leurs rapports évoluent en permanence. C’est pour cette raison qu’il nous semble désormais important de parler de chronobiologie des médias.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : cinéma, modes d’exploitation, chronologie des médias, chronobiologie des médias, transition numérique

Mise en ligne 16/10/2019

https://doi.org/10.3917/res.217.0017

Notes

  • [1]
    TSA : taxe spéciale additionnelle sur les billets de cinéma ; TST : taxe sur les services de télévision (TST-E : éditeurs ; TST-D : distributeurs) ; TSV : taxe sur les services vidéo des plateformes numériques.
  • [2]
    Observatoire européen de l’audiovisuel, Tendances du marché mondial du film, 2018.
  • [3]
    Géographie du cinéma 2017, CNC, 2018.
  • [4]
    Le prix d’une place de cinéma se décompose en général de la façon suivante : distributeur/ producteur (RDB) : 41 % ; TVA : 5 % ; TSA : 10,72 % ; Sacem : 1,5 % ; salle de cinéma : 41 %.
  • [5]
    CSA, « Comment le numérique modifie-t-il le financement des programmes ? », Csa Lab, rapport 3, janvier 2018, 25 p.
  • [6]
    Audiovisuel public : présentation du scénario de l’anticipation, ministère de la Culture, juin 2018 ; Bilan de la consultation, Commission de concertation sur la réforme de l’audiovisuel public, juillet 2018.
  • [7]
    Taxe spéciale sur la vidéo.
  • [8]
    « Les États membres veillent à ce que les organismes de radiodiffusion télévisuelle relevant de leur compétence ne procèdent à aucune diffusion d’œuvres cinématographiques, sauf accord contraire entre les détenteurs de droits et l’organisme de radiodiffusion télévisuelle, avant l’expiration d’un délai de deux ans après le début de l’exploitation de cette œuvre dans les salles de cinéma dans un des États membres de la Communauté ; dans le cas d’œuvres cinématographiques coproduites par l’organisme de radiodiffusion télévisuelle, ce délai est d’un an. » (art. 7 de la Directive 89/552/CEE du Conseil, du 3 octobre 1989).
  • [9]
    « Les États membres veillent à ce que les radiodiffuseurs qui relèvent de leur compétence ne diffusent pas d’œuvres cinématographiques en dehors des délais convenus avec les ayants droit. » (Directive 97/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 juin 1997 modifiant la directive 89/552/CEE du Conseil).
  • [10]
    EST : electronic sell-through.
  • [11]
    Vidéo à la demande ; vidéo à la demande par abonnement.
  • [12]
    Les données sont fournies à titre indicatif, issues des rapports annuels qui détaillent peu les marchés et pas les parts relevant des investissements dans les contenus.
  • [13]
    OTT : Over-the-top qui désigne les opérateurs qui offrent des services sans passer par les opérateurs de réseau traditionnels.
  • [14]
    Cf. Médiamétrie, Baromètre de la SVoD, octobre 2018.
  • [15]
    Cf. Aswath Damodaran, « Netflix: The Future of Entertainment or House of Cards? », avril 2018.
  • [16]
    2 % des revenus engendrés en France, soit en 2017 : 3 millions d’euros.
  • [17]
    CSA, Sport et télévision : Les chiffres clés, 2016.
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