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Article de revue

Dominique Boullier, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2016, 352 p.

Pages 347 à 352

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Ouvrage

Sociologie du numérique

Armand Colin (2016)

1Le livre de Dominique Boullier, sociologue et professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, constitue aujourd’hui un ouvrage de référence pour quiconque souhaite se donner une vision claire du domaine du numérique (informatique, réseaux, médias, internet). Précisons ici que des données sont dites numériques en raison du fait qu’elles sont encodées sous forme de chiffres et sont interprétées par un processeur informatique. Le champ du numérique s’est constitué comme phénomène majeur du XXIe siècle puisque cette dimension technique a envahi les principaux secteurs des activités humaines, qu’elles soient personnelles ou collectives. Comme le rappelle la quatrième de couverture : « [Le numérique] a profondément transformé notre rapport aux autres, à l’espace, au temps. Porteur d’innovations permanentes, il fascine et effraie tout autant, et fait l’objet de multiples débats, analyses, controverses. »

2Afin d’éclairer un public d’étudiants universitaires et de chercheurs en sciences sociales, l’auteur adopte une posture pédagogique lui permettant de situer de manière critique les principaux cadrages théoriques et les concepts clés mobilisés jusqu’ici dans les travaux d’analyse consacrés au domaine. Le livre, dont le style d’écriture est particulièrement limpide et de lecture aisée, est construit en six chapitres aux références généreuses, pertinentes et précises. Après avoir retracé les histoires enchevêtrées du numérique (informatique, télécommunications, internet, supports médiatiques) (chapitre 1), l’auteur invite à parcourir la tradition de la sociologie des usages qui a fourni au fil du temps d’abondants matériaux d’enquêtes destinés d’une part à la compréhension du couplage humain-machine au cœur du fonctionnement des univers numériques, et d’autre part à la description de nombreuses pratiques qui font sens pour l’usager (styles d’usage, publication de soi, jeux d’identité, sociabilités en ligne et hors ligne, fracture numérique) (chapitre 2). Le chapitre suivant définit le numérique en tant que technologie cognitive, c’est-à-dire convoquant une approche attentive aux formats de présentation de l’information, ces formats jouant un rôle dans la réflexivité qui surgit parmi les sujets humains à propos de leurs manières de penser et de communiquer. C’est aussi une perspective qui prend au sérieux le fait que les activités cognitives sont ancrées dans des dispositifs techniques et ne sont pas la simple expression de ce qui serait « dans la tête des gens ». Attendu que l’activité cognitive est distribuée (Hutchins) entre diverses entités (autres parties du corps, cerveaux humains en réseau, série d’artefacts, automatismes et dispositifs techniques supplémentaires), la technologie numérique viendrait amplifier ce caractère distribué de sorte que l’on serait en droit de parler ultimement d’une « raison computationnelle » (Bachimont).

3Le chapitre 4 aborde la dimension économique du numérique : tous les secteurs industriels et les services sont touchés. Plus précisément, Boullier distingue trois grands ensembles : l’informatique (matériel et logiciel), les télécommunications (réseaux et opérateurs), les médias et les contenus (matériel audiovisuel et éditeurs de contenus). En fin de compte, la force économique des opérateurs de télécommunications est impressionnante, notamment en raison de l’attraction phénoménale des publics pour les mobiles. Les profits considérables réalisés dans la téléphonie mobile leur ont donné des leviers d’action importants pour remonter dans la chaîne de valeur vers les contenus et les divers services associés. En même temps, des entreprises géantes ont poussé pour finalement prendre le contrôle de l’économie mondiale : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et consorts. Ces entreprises ont donné naissance à une économie des plateformes : « Les repères classiques de la propriété et des échanges sont remis en cause car les biens immatériels numériques ont un coût marginal quasi nul et leur valeur est directement liée à la captation de l’attention des publics » (p. 178). La connaissance des publics à travers la captation des données et des traces est devenue une quête primordiale et l’activité motrice majeure dans la dynamique de l’économie numérique. L’auteur décrit et commente les différents paradigmes en concurrence pour rendre compte le plus adéquatement possible de cette économie en mutation : « société de la connaissance », « paradigme informationnel », « économie de la connaissance », « économie de l’attention », « capitalisme cognitif ».

4L’originalité de l’apport de Boullier est d’insister sur la réinvention des formes du management dans un contexte de financiarisation de l’économie. Les nouvelles pratiques des managers consistent à fragmenter et à réorganiser en permanence les activités des entreprises afin d’indexer leur taux de productivité aux critères de rentabilité financière directement connectée aux variations du marché : « Ce court-termisme généralisé ne serait guère possible sans la mobilisation effrénée des dispositifs de calcul numérique […] » (p. 219). L’auteur constate que cette insistance quasi exclusive sur la performativité du calcul numérique est la conséquence d’un choix sociopolitique directement associé à un modèle particulier de développement lié au capitalisme financiarisé. Il existe pourtant d’autres modèles possibles de politiques du numérique. Pour penser les formes alternatives de management du numérique qui s’éloigneraient du contexte exclusif de financiarisation de l’économie, il s’agit de mobiliser des dimensions autres que celles du calcul et de la traçabilité. Par exemple, l’appel à la tradition – et particulièrement aux compétences et savoir-faire des salariés, cadres comme ouvriers et employés – peut permettre aux managers de réinventer des manières enrichies de développer le numérique dans l’entreprise. Même chose pour la coopération et l’intelligence collective, deux principes d’organisation qui ont été dramatiquement négligés dans les modèles politiques actuels et qui pourraient pourtant féconder de nouvelles manières pour penser l’innovation en s’inspirant notamment du développement des communautés du logiciel libre.

5Dans le chapitre 5, l’auteur délimite les contours d’une sociologie politique du numérique. Le fil conducteur concerne le contrôle politique des architectures des mondes numériques, ces choix en matière d’architecture technique des réseaux ayant des conséquences directes sur la nature même de l’espace politique où se nouent et dénouent les discussions et débats publics. Boullier privilégie trois domaines principaux d’observation de la sphère politique à l’aune du numérique. D’abord, le domaine de l’administration qui concerne la constitution du cadre juridique des territoires (état civil, cadastre, procédures réglementaires). Ici, les choix techniques de numérisation deviennent des enjeux politiques majeurs parce qu’ils affectent les processus de construction de l’État moderne. Le deuxième domaine d’observation concerne la question même de la démocratie dont certains aspects se voient amplifiés par les choix faits en matière de numérisation. L’opinion publique semble se propager selon de nouvelles logiques pouvant déstabiliser les règles de fonctionnement des médias traditionnels ; certains mouvements sociaux ou soulèvements citoyens se voient amplifiés par l’action des réseaux socio-numériques ; en parallèle, des régimes politiques autoritaires utilisent les dispositifs numériques pour étouffer les possibles politiques portés par les mouvements sociaux. Le troisième domaine d’observation porte sur la question même de la gouvernance et de la capacité de gouverner. Il se met en place à l’ère numérique de nouveaux modes de régulation dans un monde marqué par l’incertitude. En particulier, les droits de propriété intellectuelle et l’accès aux données personnelles constituent une arène permanente de débats et controverses où l’on entrevoit mal l’organisation cohérente de nouveaux cadres juridiques qui devraient pourtant faire consensus à l’échelle internationale. L’auteur questionne aussi l’émergence de la « gouvernementalité algorithmique » conceptualisée par A. Rouvroy et T. Berns, qui dépolitise en surface la problématique de la gouvernance (par effet de trop-plein de données et de solutions incertaines) tout en évitant de poser la question essentielle de la définition même des finalités de l’agir politique.

6L’auteur formule avec acuité, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, certains enjeux épistémologiques et stratégiques primordiaux que représenterait l’invasion du numérique dans le développement des sciences sociales contemporaines. Devenu une architecture de connaissance collective organisant la collecte et la production des données, les échanges entre scientifiques, la nature des publications autant que les processus d’archivage et de modélisation, le champ du numérique entraîne, aux dires de l’auteur, une nécessaire révision paradigmatique pour les sciences sociales. Boullier mentionne nommément la linguistique, la géographie, l’économie, la science politique, le droit et la sociologie en tant que disciplines académiques vivement interpellées par l’invasion des approches de type big data et machine learning promues en particulier par les agences de marketing ou de social media listening : « […] même pour des agences de gouvernement, il devient plus important de suivre des traces de comportements sur le Web ou sur les plateformes de réseaux sociaux pour réagir dans l’urgence plutôt que de comprendre les sources des phénomènes observés » (p. 297).

7Dominique Boullier nous invite à penser l’émergence d’une troisième génération de sciences sociales. Alors que le premier moment fondateur de la sociologie inauguré par Durkheim à la fin du XIXe siècle définissait « la société » comme totalité agissante à travers les individus, c’est Gallup qui effectuait dans les années 1930 une seconde opération fondatrice en faisant reconnaître la fiabilité des sondages d’opinion établis sur la représentativité statistique des échantillons. Le troisième moment fondateur émergerait avec l’établissement de très grands corpus (big data) de traces qui se propagent sur le Web et ailleurs dans les mondes numériques. L’auteur propose de suivre le principe de méthode de Gabriel Tarde qui s’intéresse à la circulation des petites différences plutôt qu’à l’explicitation des causes finales des phénomènes sociaux. Les catégories de la « vibration » et de la « réplication » des traces deviennent ainsi privilégiées par les sciences sociales de troisième génération. Heureusement, cette dernière perspective n’apparaît pas devoir exclure les deux autres traditions de recherche puisque l’auteur propose une « approche fractale » dans laquelle les points de vue orientés soit vers les structures (Durkheim), soit vers le marché (Gallup), soit vers les émergences (Tarde), cohabitent dans un débat paradigmatique permanent.

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