Jérôme DENIS, Le travail invisible des données. Éléments pour une sociologie des infrastructures scripturales, Paris, Presse des Mines, coll. « Sciences sociales », 2018, 206 p. Par Sébastien SHULZ
1Cet ouvrage constitue une contribution précieuse dans les débats contemporains autour de la « révolution des données ». Faisant un pas de côté par rapport aux représentations véhiculées tant par les discours enthousiastes que critiques, J. Denis montre pourquoi les données ne sont jamais ni données, ni ouvertes, ni fluides, mais toujours l’objet d’un travail de production, d’ajustement et de traduction qui est généralement négligé, voire nié, et ainsi rendu invisible. Ce faisant, l’ouvrage se propose d’élaborer les grandes lignes d’une « sociologie des coulisses de la donnée ». Pour ce faire, l’auteur se défend de partir d’une définition in abstracto de la « donnée », lui préférant une acception variable et toujours située. Dans une première partie (chap. 1 à 5), il nuance l’aspect radical de cette « révolution des données » en articulant, au croisement des études sur les sciences et la technologie, de la sociologie du travail et de l’anthropologie de l’écriture – ce que l’on sait déjà en matière de production des données. Dans une seconde partie (chap. 6 et 7), il expose deux enquêtes ethnographiques originales à travers lesquelles il plonge le lecteur dans l’épaisseur des pratiques et des infrastructures scripturales, pour développer la problématique centrale de son ouvrage : les liens entre la variation ontologique de ce qu’est – ou n’est pas – une donnée, le travail dont les données sont issues, et l’invisibilisation d’un tel travail.
2Le premier chapitre du livre synthétise des travaux pionniers d’ethnographie de laboratoire. J. Denis justifie d’y recourir pour sa démonstration en rappelant l’importance accordée par ces auteurs aux pratiques d’écriture et de lecture qui constituent selon eux l’essence du travail scientifique. S’appuyant sur T. Lenoir, il montre la centralité des écrits scientifiques et en particulier de l’article, résultat final d’un travail de production auquel semble aujourd’hui dédié l’ensemble de l’activité scientifique. L’exploration des coulisses de ce processus concret de production – fait de négociations, de bricolages, de l’omniprésence d’« inscriptions » produites par – et circulant entre – les humains et les instruments, bref d’un certain désordre – contraste pourtant avec l’invisibilité de ce processus dans l’article final publié. Latour et Woolgar tout comme Knorr Cetina démontrent que cette invisibilisation progressive du travail de production d’énoncés scientifiques – c’est-à-dire des pratiques, des travailleur.e.s et des chaînes d’« inscriptions » – est constitutive de leur solidité, laissant ainsi sur le devant de la scène une vérité qui semble « parler d’elle-même » (p. 37). J. Denis, dans le prolongement de leurs travaux, pose une hypothèse centrale de l’ouvrage : l’effacement du travail de production des données est constitutif du processus même de production et de circulation des données.
3Dans le chapitre suivant, l’auteur adopte une perspective historique pour rendre compte de l’importance de ces inscriptions du point de vue de la modernité. Il commence par mobiliser les travaux de Goody et d’Eisenstein pour qui l’écriture, par rapport à l’oralité, a permis la séparation d’objets linguistiques de leur situation d’énonciation, la facilitation de leur échange et de la posture critique, l’organisation spatiale de la cognition, tout ceci formant une « rationalité graphique » indissociable de la rationalité moderne (scientifique, administrative, économique). Les artefacts graphiques sont donc des objets qui ont la capacité d’être déplacés sans être transformés, et d’être ainsi, selon le concept consacré de Latour, des « mobiles immuables ». Ce concept permet de saisir pourquoi on prête aujourd’hui les qualités d’objectivité et de fluidité aux données : il met la focale sur les processus de stabilisation de certaines informations ainsi que sur leur mise en réseau. Or la centralisation des réseaux au sein de « centres de calculs » engendre, comme le montre J. Denis dans les chapitres suivants, une capacité de connaître et d’agir conférant aux inscriptions une réelle dimension politique.
4Le 3e chapitre s’intéresse à la révolution managériale et administrative au tournant du XXe siècle. J. Denis y expose la prolifération d’artefacts graphiques, la densification de leurs réseaux et le déploiement d’un véritable régime informationnel, étroitement lié au développement des formes modernes d’État, de justice, d’entreprise et de marché. Dans un objectif de confiance, de contrôle et de rationalisation des organisations, les « mobiles immuables bureaucratiques » (p. 74) y ont pris une place centrale. La standardisation des écrits officiels comme de la paperasse (formulaires, mémos, etc.) s’est accompagnée du développement de technologies de production (machine à écrire), de diffusion, de traitement (dossiers, classeurs), de dispositifs spatiaux (mobilier, architecture) formant une véritable « écologie sociotechnique » (p. 75) faite, en somme, pour produire et faire circuler des données.
5Mais J. Denis nous met en garde contre une lecture déterministe de l’histoire. Cette standardisation des dispositifs et des artefacts scripturaux n’a pas été un progrès cognitif mécanique allant de soi face à la complexification du monde. Les travaux de Smith et de l’alternative accounting, présentés au chapitre 4, mettent par exemple en lumière la dimension politique des « comptes rendus ». S’ils sont aujourd’hui omniprésents, ils ne sont pas neutres : ils enregistrent, rendent compte, et valorisent certaines « réalités documentaires » – celles qui intéressent les entreprises et les administrations qui les investissent – tout en en invisibilisant d’autres – souvent celles des « laissés pour compte ».
6La standardisation des « mobiles immuables bureaucratiques » a également eu des impacts sur l’articulation entre le travail humain et machinique de la production scripturale que les théoriciens du management scientifique préconisaient. Les travailleurs de la donnée – devenus majoritairement des travailleuses précarisées et dont la subjectivité, les compétences et les échanges oraux ont été mis à distance des infrastructures scripturales des organisations – ont ainsi vu leurs pratiques se routiniser pour s’aligner sur le fonctionnement des machines. Mais si, comme pour l’énoncé scientifique, l’invisibilisation de leur travail de production semble asseoir la valeur de la donnée – ainsi stabilisée, objective et fluide –, il n’en reste pas moins qu’un véritable travail de production est bel et bien nécessaire. Or toute standardisation de forme d’écriture est toujours le résultat de pratiques concrètes d’ajustement contextualisé, en somme : d’un travail non standardisable. C’est au terme de ce parcours historique et bibliographique que J. Denis nous invitera, dans la partie suivante de son ouvrage (chap. 6 et 7), à explorer empiriquement et de manière située ce travail complexe des données.
7Le chapitre 5 sert de cadrage méthodologique à ce programme de recherche. Le lecteur y trouve des perspectives d’enquête permettant de saisir empiriquement non seulement le travail invisibilisé et les entités scripturales infraordinaires qui en constituent le support, mais surtout « la mécanique d’invisibilisation » (p. 180). Il commence par une lecture réflexive des infrastructure studies. Bowker et Star montrent par exemple que l’invisibilité des infrastructures, si elle en fait la force, est relative aux situations – routinière ou problématique – et à la posture du regard – usagers ou agents. L’« inversion infrastructurelle » permet de se placer au niveau de ces derniers en vue d’étudier l’épaisseur de leurs pratiques. Une fois cette inversion faite, l’attirail élaboré par les courants de recherche ethnographique qui s’intéressent aux activités ordinaires permet d’outiller le chercheur pour explorer les coulisses des infrastructures scripturales, et restituer ainsi une représentation alternative de pratiques professionnelles souvent dépréciées.
8La première enquête (chap. 6) qui ouvre la seconde partie de l’ouvrage nous plonge dans les bureaux de traitement de dossiers d’une banque. Cette section a pour mission de vérifier et saisir dans une base de données les informations des nouveaux clients, réunies dans des dossiers en début de chaîne par les agents d’accueil. La direction a souhaité consolider l’infrastructure informationnelle. Pour ce faire – valorisant l’écrit traçable et standardisable par rapport à l’oral – elle a décidé 1) de supprimer la relation (anciennement par téléphone) entre les agents d’accueil et ceux du bureau de traitement et 2) de standardiser les pratiques de ces derniers. J. Denis montre cependant que l’idéal épuré et mécanique de l’infrastructure est bien loin de la réalité. En suivant de près le travail de la donnée – manipuler, lire, vérifier, annoter, transformer, coder pour enfin saisir – il nous donne à voir l’épaisseur matérielle et cognitive que ce travail implique. Il est traversé par des incertitudes, des enquêtes pour les lever, des arrangements, bref, des frictions qu’on retrouve également dans le monde scientifique malgré l’utopie de l’universalité des standards et des métadonnées.
9La deuxième enquête présente et questionne les présupposés de l’Open data. Elle relate une mission proposée à J. Denis par le fondateur d’une entreprise qui souhaitait fournir aux collectivités un outil web permettant aux habitants de calculer des itinéraires à vélo. Pour cela, il avait besoin de données réutilisables, précises et actualisées concernant les pistes cyclables, qu’il pensait trouver dans les bases de données des collectivités. J. Denis est allé à leur recherche au sein de deux administrations locales. Premier résultat : la donnée numérique, standardisée et réutilisable qu’attendait le porteur de mission n’était pas « déjà là », mais à leur place existait une hétérogénéité d’informations et de supports (PDF, cartes imprimées, notes écrites, mémoire des agents…). Deuxième résultat : les données qui existaient n’étaient ni suffisamment maintenues ni suffisamment fiables pour lui. Pour J. Denis, loin de tomber dans une critique naïve des administrations, ces résultats nous montrent que la réutilisation de données « brutes » ouvertes passe par un travail irréductible de reproduction, correction et reformatage souvent mal évalué.
10J. Denis conclut en affirmant qu’il n’y a pas une définition a priori de ce qu’est une « donnée ». Leur variation ontologique semble être corrélée à la mécanique d’invisibilisation dont leur production fait l’objet et aux multiples négociations, parfois conflictuelles et politiques, pour savoir ce qui compte ou « ne compte pas comme donnée » (p. 183) en vue d’un certain usage.
11Cet ouvrage a le grand mérite de déconstruire les représentations des discours publics, d’ingénieurs et d’experts sur les données – et leur « ouverture ». Le lecteur comprendra plus finement les enjeux de leur production et circulation en plongeant dans l’épaisseur sociotechnique des infrastructures scripturales. Son apport principal est sûrement celui de mettre en lumière, à travers une approche sociologique, l’importance politique et scientifique de la place accordée au travail – et aux travailleur.e.s – de la donnée. Par ailleurs, cet ouvrage est une somme de références bien synthétisées, provenant de nombreux courants de recherche – notamment anglo-saxons – très appréciable pour le lecteur français. Il pourra enfin servir comme point de départ pour les recherches futures s’intéressant aux productions machiniques modernes de données. Dépassant – de manière non naïve grâce au présent ouvrage – le seul travail humain des données, ces recherches pourraient nous plonger dans de nouvelles coulisses, celles des infrastructures numériques – architectures, réseaux, algorithmes, bases de données, traces, etc. – pour nous donner à voir les nouvelles relations sociotechniques humain/non-humain qu’elles impliquent et les enjeux politiques qu’elles engagent.
12Sébastien SHULZ
13Université Paris-Est Marne-la-Vallée, LISIS
Ignacio SILES, Networked Selves: Trajectories of Blogging in the United States and France. New York, Peter Lang, 2017, 221 p. Par Baptiste KOTRAS
15« Depuis les débuts du web, ses utilisateurs s’en sont servi pour “raconter des trucs”, pour connecter leur perception de soi, et le monde, public, des autres » (p. 2). Cette citation résume bien le point de départ de ce livre d’Ignacio Siles, professeur à l’École de la Communication de l’Université du Costa Rica, tiré d’une thèse réalisée à la Northwestern University de Chicago. Ce livre s’attache à comprendre les processus par lesquels s’est stabilisé puis a évolué un régime de la prise de parole publique des profanes sur le web, aux États-Unis et en France, à travers la sédimentation progressive du format du blog et des multiples pratiques dont il constitue le cadre sociotechnique. À la croisée des STS, des cultural studies et de la sociologie de la communication, l’auteur propose ainsi le concept de « registre de voix » pour étudier et comprendre l’articulation entre trois dimensions constitutives du blogging : une conception de soi, une conception du public (publicness) et un ensemble de médiations techniques. À la différence de nombreuses autres contributions sur le sujet, Ignacio Siles prend ainsi le parti d’interroger le cadre sociotechnique du blogging, souvent laissé dans l’ombre par une littérature plus encline à considérer les « genres » et les pratiques d’écriture véhiculées par les blogs. Il réinscrit ainsi le développement et l’appropriation de ces technologies dans une histoire culturelle riche et complexe.
16Le premier atout de cet ouvrage ambitieux réside dans l’ampleur du panorama qu’il offre au lecteur. Dans un style clair et pédagogique, Ignacio Siles propose une véritable sociohistoire de l’expression profane en ligne sur deux décennies, depuis les premiers journaux intimes en ligne et « online filters » dans les années 1990, jusqu’à l’expression fragmentée et à haute fréquence du microblogging et de Twitter, dans une perspective longitudinale qui fait lourdement défaut aux études sur le numérique. En suivant les acteurs dans leur travail constant de redéfinition de la pratique du blogging, l’auteur dessine un panorama riche et détaillé, appuyé sur de très nombreux entretiens avec les blogueurs pionniers de France et des États-Unis, ainsi qu’avec les concepteurs de plateformes comme SPIP, Blogger, Skyblog et Twitter. Par ailleurs, la comparaison entre les cas de la France et des États-Unis s’avère particulièrement féconde, en ce qu’elle permet de décentrer le regard pour saisir les spécificités historiques et culturelles qui caractérisent l’appropriation du blogging dans ces deux pays, et la façon dont cette « technique de soi » (p. 10) vient prolonger – ou contredire – des pratiques et des traditions intellectuelles propres à ces deux pays.
17Après un premier chapitre introductif, le deuxième chapitre de Networked Selves revient sur l’émergence progressive du format « blog » et la façon dont il agrège et synthétise plusieurs modalités d’expression en ligne qui lui préexistent, au milieu des années 1990. La première est celle du journal intime en ligne qui, dans la continuité d’une pratique déjà vieille de plusieurs siècles, permet à certains internautes précurseurs de partager avec leurs lecteurs les événements de leur vie quotidienne, leurs réflexions, leurs rencontres, etc. Cette pratique typique d’une conception « romantique et bourgeoise » de l’individu, se différencie du « personal publishing », qui caractérise des projets éditoriaux plus explicitement artistiques et culturels (diffusion de musique autoproduite, de textes, d’images…), et plus collectifs que les journaux intimes. À ces deux pratiques éditoriales s’ajoute, dans la seconde moitié des années 1990, l’émergence de « web logs », pages animées par des personnes plus technophiles, visant à trier et ordonner la masse croissante de l’information disponible en ligne, en « compilant le web pour constituer une bibliothèque d’URL liés à divers sujets » (p. 45). Cette pratique consiste donc en des listes de liens hypertextes, du plus récemment posté au plus ancien, brièvement décrits et annotés par des internautes altruistes, qui distillent le meilleur de leur propre navigation au bénéfice de leur public. Par la suite, alors que se structure une « communauté de web-loggers » et que ses protagonistes élargissent leurs publications à des réflexions plus personnelles et des commentaires plus étayés, le format du « web log » – cristallisé par les premiers logiciels d’édition automatisée comme Pitas, Groksoup ou Blogger – devient le point de convergence de pratiques auparavant distinctes, ayant pour point commun de favoriser l’expression personnelle et l’échange. Agrégeant ainsi des modalités de construction de soi très diverses, le blog en vient à être défini par ses adeptes non plus en termes de contenu mais de format, à travers trois caractéristiques essentielles : son agnosticisme quant aux contenus publiés, l’imbrication de l’écriture et de la technique (commentaires, liens, etc.), et enfin la structuration antichronologique autour du billet (post) comme unité élémentaire de la publication.
18En France, ce format parvient comme aux États-Unis à agréger des pratiques éditoriales variées telles que celles des « pages perso » et des webzines, qui selon l’auteur marquent la particularité du web des pionniers français, à l’instar d’une sensibilité altermondialiste et d’une préoccupation beaucoup plus marquée pour la « marchandisation de l’Internet » et la critique de la « nouvelle économie ». Ces discours se cristallisent notamment dans des cercles de blogueurs dits indépendants, tels MiniRézo.net, ainsi que dans une démarche volontariste de construire un web « à la française », visible dans le développement de plateformes de blogs françaises comme SPIP ou b2, codés en français et disponibles gratuitement, ou encore la francisation des termes anglophones (« joueb » ou « blogue » pour blog, par exemple). Si, dans un pays comme dans l’autre, le blog se stabilise initialement comme une « fenêtre » sur l’individualité expressive et unique de l’internaute, Ignacio Siles souligne le souci d’exceptionnalisme et de vigilance critique qui caractérise les premières années de la blogosphère française, à rebours de l’enthousiasme des premiers blogueurs étatsuniens pour la « dot-com bubble » et ses valeurs.
19Le troisième chapitre met en récit une forme d’« âge d’or » du blog, aux États-Unis comme en France, dans des registres cette fois plus similaires. Dans le cadre de séquences politiques intenses (attentats du 11-Septembre et guerre en Afghanistan pour les États-Unis, référendum sur le TCE puis élection présidentielle de 2007 en France), émerge un nouveau type de blogs consacrés au commentaire de l’actualité politique, qui provoque une considérable fascination dans les mondes politiques et médiatiques. Ces « newsblogs » revendiquent en effet un « ton » distinct de celui des médias de masse qu’ils critiquent ouvertement pour leur suivisme et leur dépendance à des intérêts exogènes (financiers et politiques). Ces nouveaux acteurs, fermement reliés entre eux par l’apparition de nouvelles technologies telles que le « trackback » (pour identifier les citations dont un billet fait l’objet) ou encore les flux RSS, sont largement commentés dans les années 2000 comme une solution tant à la crise de la presse qu’à celle de la politique, permettant une participation renouvelée du grand nombre – quand bien même, précise l’auteur, ils sont en grande majorité tenus par des hommes blancs et éduqués. En France, à travers des figures comme Étienne Chouard, Nicolas Vanbremeersch ou encore Christophe Grébert, la « République des blogs » renouvelle l’imaginaire du café politique, et s’impose comme un acteur collectif essentiel du jeu médiatique. Ceci lui vaut les attentions assidues du monde politique, notamment à l’occasion de la présidentielle de 2007, où l’UMP, et plus encore le PS, tentent de préempter l’influence qu’ils attribuent à ces nouveaux éditorialistes. Ce succès entraîne dans les deux pays ce que l’auteur désigne comme une dynamique néolibérale de marchandisation et de bureaucratisation de la blogosphère, qui voit les principaux acteurs politiques, médiatiques et marchands s’emparer du format « blog » pour leurs propres visées (les exemples parallèles du Huffington Post, aux États-Unis, et de Rue89 en France sont à ce titre éloquents). Pris dans une course à la visibilité orchestrée par l’apparition des premiers classements (Technorati, Wikio), investis par des politiques (Alain Juppé, DSK) et des médias (Le Monde) de premier rang, l’âge d’or de la blogosphère aboutit finalement à un risque, dénoncé par les usagers pionniers rencontrés par l’auteur : celui de perdre la spécificité de « voix » qui caractérisait le blog politique, auquel s’ajoute bientôt la concurrence de nouveaux formats.
20C’est en effet le parti pris du chapitre 4 que de décrire l’élargissement des supports de l’expression sur le web et l’apparition du format nouveau du « microblogging », à travers l’émergence presque simultanée des tumblelogs, de Jaiku et de Twitter. Selon Ignacio Siles, ces nouveaux formats ne doivent pas être vus comme le remplacement linéaire des blogs par « autre chose », mais bien comme la mise en tension des formats du blogging et la réouverture des définitions qui entourent cette pratique, à travers l’émergence d’une nouvelle modalité de la « performance de soi », articulée autour de contenus courts, fragmentaires, empruntés ailleurs, et produits sur une temporalité beaucoup plus resserrée. Si les différentes plateformes sus-citées sont rassemblées par les professionnels de la Silicon Valley sous le vocable de « microblogging », c’est en effet parce qu’elles partagent un même projet de retour à des formats fluides que le blog, devenu « mainstream » et enlisé dans des formats longs et stéréotypés, ne permettrait plus d’obtenir. Les fondateurs de Jaiku (racheté par Google), TumblR et Twitter, interrogés par l’auteur, valorisent en effet dès le départ la publication de « statuts » plus que de textes longs, ainsi que la production d’une « voix » singulière par la « curation », c’est-à-dire la réorientation vers des contenus épars, piochés au gré des navigations de l’usager (photos, vidéos, citations, etc.), réactualisant ainsi le projet originel des « web logs » comme filtres du web. Par la pratique du microblogging, l’usager est ainsi invité à produire une « présence riche », fragmentée et continue auprès d’un public composé du « village » de ses amis ou followers. Ces formats courts séduisent de nombreux adeptes et, à mesure que le commentaire de l’actualité s’opère de plus en plus sur ce mode court et accéléré, la pratique du blogging politique s’étiole – ainsi qu’en témoigne le récit presque émouvant de la soirée passée par l’auteur auprès des « dinosaures » de la blogosphère politique, en 2011. Certains délaissent un support jugé passé de mode ou trop lourd, d’autres défendent au contraire la complémentarité entre les formats longs du blog, permettant la publication de textes élaborés, et les modes de participation, plus continus et fragmentés, qui caractérisent le microblogging.
21Au final, ce livre permet de saisir l’apparition puis la coexistence entre les trois « registres de voix » du blogging : successivement « fenêtre » sur la vie intérieure et la subjectivité des gens ordinaires, tribune pour des citoyens informés et mobilisés qui répond aux apories des systèmes démocratiques, et enfin support d’une présence fractale mais continue des individus sur le web, l’histoire de cette pratique permet un retour fécond sur des pratiques qui encore aujourd’hui alimentent nos vies numériques. Pour un lectorat français, il permet en outre de saisir, avec la justesse que permet la distance bienveillante d’Ignacio Siles, une forme d’américanisation du web français et de ses acteurs, perceptible dans les attitudes tour à tour critiques puis enthousiastes des usagers et commentateurs envers les valeurs « globales » portées par la Silicon Valley. S’il se centre plus volontiers sur la pratique civique du blogging, consacrée au commentaire de l’actualité, qui occupe le cœur de l’ouvrage, que sur des formes expressives moins visibles de la blogosphère des journaux intimes ou des passionnés de cuisine ou de bricolage, cet ouvrage constitue une contribution passionnante, transversale et empiriquement très riche, qui ouvre un point de vue inédit sur l’histoire des technologies numériques et de la participation profane à l’espace public.
22Baptiste KOTRAS
23Université Paris Est/Marne-la-Vallée/LISIS