Notes
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[1]
Depuis 2014, le FN compte onze mairies.
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[2]
Égalité et Réconciliation est le premier site politique français en matière d’audience et en octobre 2016, les 30 premiers sites français comprennent 16 sites classés à l’extrême droite, selon le site de mesure d’audience Alexa.
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[3]
Par exemple, « Cinq militants d’extrême droite jugés pour l’agression d’un prêtre », Le Monde, 3 mars 2004.
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[4]
« Maxime Brunerie, une jeunesse au service du néonazisme », Le Monde, 17 juillet 2002.
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[5]
« Unité radicale tente de fédérer la constellation de l’ultradroite », Le Monde, 17 juillet 2002.
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[6]
Chez Goffman, les cadres primaires renvoient au système de représentations qui orientent la perception de l’événement et leurs interprétations morales.
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[7]
Pour le parti, le militant se présente aux élections cantonales dans l’idéal après une expérience de 5 ans d’engagement.
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[8]
Le krav maga est une méthode d’autodéfense israélienne privilégiant l’efficacité au corps à corps.
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[9]
Antifa est une abréviation courante d’antifasciste.
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[10]
En 2014, le « bureau directeur » ne comprenait qu’une seule femme sur quatorze membres. En 2016, celui-ci ne comprend aucune femme sur six membres.
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[11]
Comme l’explique Muriel Darmon, certaines socialisations secondaires peuvent pourtant prendre la forme d’une socialisation primaire, qu’elle définit comme un apprentissage souvent réalisé sur le temps long, de manière progressive, et comme agissant plus en profondeur et de manière plus durable dans le corps d’un individu. Ce faisant, les produits de ce mode de socialisation sont difficilement effaçables.
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[12]
La vidéo a été réalisée en 2013.
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[13]
Par exemple, « Clément, 22 ans, engagé pour combattre l’islamisme ».
1Le Bloc identitaire et son organisation de jeunesse, Génération identitaire, parviennent à trouver un écho relativement important sur Internet au regard de leur poids électoral. Contrairement au Front national, les identitaires n’ont pas remporté d’élections municipales [1], mais ils sont parmi les organisations les plus suivies sur les réseaux sociaux. En novembre 2016, la page Facebook de Génération identitaire compte plus de 118 000 abonnés, contre 82 000 personnes pour le Front national de la jeunesse (FNJ) et seulement 26 000 pour les Jeunes socialistes, soit plus de quatre fois moins. Comme d’autres groupes classés à l’extrême droite (Albertini et Doucet, 2016), ils possèdent une « agence de presse », Novopress, créée en 2005, qui se veut le point de départ d’une « réinformation » en s’opposant à la couverture médiatique des journaux d’information générale et politique, jugés comme verrouillés par un système en connivence avec les partis politiques de gouvernement. Dès leur création, en 2003, un an après la disparition de son aîné, Unité radicale, le Bloc identitaire s’est inscrit dans une stratégie de gramscisme numérique (François et Cahuzac, 2013) visant à assurer la diffusion des idées autrement que par les médias traditionnels, en empruntant en particulier la voie des nouvelles technologies pour éviter la confrontation d’intermédiaires entre producteurs et récepteurs des messages politiques.
2Pourtant inventé dans un esprit libertaire et progressiste (Cardon, 2010), Internet est devenu l’une des principales voies d’accès de l’extrême droite à l’espace public [2]. Les chiffres spectaculaires de l’audience de l’extrême droite sur Internet incitent à observer leurs publications en ligne. Mais on ne sait rien, en retour, sur les effets d’Internet sur les modes d’organisation de l’extrême droite. L’observation de ces mouvements en ligne peut donner l’impression que les militants se mobilisent sur Internet consciemment, dans le but de faire progresser leur mouvement sur le plan idéologique, discours qu’ils tiennent eux-mêmes en se revendiquant d’un « néo-gramscisme ». Leur présence sur Internet obéirait ainsi à un but principalement politique. Mais ce prisme tient peu compte des spécificités de l’outil Internet : celui-ci autorise une présentation de soi et une construction d’une personnalité qui ne sont pas directement liées à l’identité civile, comme c’est le cas dans les blogs ou les réseaux sociaux (Cardon, 2006). Il est possible de projeter dans le monde virtuel une image de soi plus en adéquation avec la façon dont on se perçoit, plutôt qu’avec la façon dont les autres nous perçoivent. Erving Goffman explique qu’autrui se fait une idée de ce que l’on est à partir des informations objectives qu’on lui fournit et notamment l’apparence, ce qui explique que l’identification sociale et l’identification personnelle influent l’une sur l’autre (Goffman, 1975 [1963]). Internet offre un espace virtuel au sein duquel il est plus facile de dissimuler certaines informations objectives, autrement dit de contrôler son image, que dans le monde réel. Il offre alors l’opportunité à des communautés comme les identitaires de prolonger une présentation de soi construite en amont au sein de l’organisation.
3Pour comprendre le processus qui conduit les identitaires à investir Internet, nous nous proposons de placer la focale au niveau même de l’organisation militante. Comment entre-t-on dans ce mouvement ? Comment les militants sont-ils formés ? Comment sont-ils évalués ? Qu’est-ce qui les motive à prolonger leur engagement ? Comment l’identité projetée en aval sur Internet se construit-elle en amont dans les rangs des identitaires ? Nous mobiliserons en particulier des données ethnographiques issues d’une observation incognito du camp de formation des cadres militants des Jeunesses identitaires. Nous avons effectivement accédé aux coulisses de l’organisation, au moment où la représentation des militants sur les réseaux sociaux est codifiée, et aux choix qui sont faits d’amplifier certains aspects et d’en dissimuler d’autres. En d’autres termes, il s’agit ici de révéler les secrets du spectacle (Goffman, 1973 [1959]). Nous expliquerons comment la formation militante des identitaires dépasse largement le cadre de l’apprentissage idéologique pour reconstruire la biographie des participants. Ensuite, nous insisterons sur les caractéristiques du camp en tant qu’institution totale et sur la façon dont elle produit une coupure avec le monde extérieur. Internet intervient alors pour médiatiser la définition de soi construite en amont lors du camp des identitaires.
Encadré 1. Une observation participante du camp identitaire
Les réseaux sociaux et l’esthétisation de la violence
4Lors de sa création en 2003, le Bloc identitaire est perçu dans la presse comme une refondation d’Unité radicale, dont un sympathisant, Maxime Brunerie, a tenté d’assassiner Jacques Chirac lors du défilé du 14 juillet 2002. L’analyse de contenus de la presse d’information générale et politique indique que la quasi-totalité des articles du début des années 2000 parle alors des identitaires pour des faits divers liés à des agressions et à des affaires judiciaires [3]. Maxime Brunerie est quant à lui associé au néonazisme [4] et les identitaires sont classés à « l’ultradroite » [5]. Les descriptions journalistiques renvoient à l’imaginaire d’un groupe bonehead, masculin, uniformisé et endoctriné, indifférencié d’autres groupuscules d’extrême droite apparus dans la mouvance skinhead. Le Bloc identitaire naît donc sur les cendres d’un groupe perçu comme déviant et il en porte les stigmates.
5Les créateurs du Bloc identitaire, notamment Fabrice Robert, compétent dans les nouvelles technologies, voient Internet comme un moyen de gagner en respectabilité. D’une part, il souhaite faire du parti une source d’information crédible et il crée à cet effet Novopress, une agence de presse dont la ligne éditoriale concorde avec le positionnement politique du parti et dont la réalisation technique est équivalente aux sites d’information généralistes. D’autre part, les « jeunesses identitaires » sont formées à la création de blogs, mais aussi de bannières et de pochoirs destinés à diffuser une esthétique propre au mouvement. Il s’agit de produire une contre-culture d’extrême droite, comme l’explicitera ultérieurement Philippe Vardon (Vardon, 2011), un autre fondateur du mouvement. L’enjeu est de créer une communauté qui agrégerait de nouveaux membres en investissant progressivement de nouvelles sphères culturelles et géographiques. Depuis 2010, date de la partie ethnographique de l’enquête, le nombre de militants inscrits au camp de formation des cadres a doublé, atteignant les 200 militants, et les identitaires se sont déployés dans d’autres pays d’Europe, comme en Allemagne et en Autriche. Cette stratégie dite « métapolitique » a également été mobilisée par d’autres groupes en Europe, comme Casapound également créé en 2003, qui a vu en Internet un outil pour élargir la communauté en organisant des activités autour de la musique, du théâtre, de l’art ou encore du cinéma, si bien que ce mouvement se revendiquant du néofascisme a pu en même temps devenir un phénomène de mode (Castelli Gattinara et Froio, 2015 ; Atton, 2006).
Deux formes de communication pour un même mouvement
6Il existe une division du travail entre le Bloc identitaire et sa section jeune, Génération identitaire, dans la construction d’un espace médiatique alternatif. D’abord, le Bloc identitaire, par l’intermédiaire de Novopress, forme une critique contre-hégémonique de l’information (Cardon et Granjon, 2013) telle qu’elle est construite dans la presse d’information générale et politique. Les identitaires critiquent « l’idéologie unique » du système politique et financier et proposent une « réinformation » indépendante. Dans ce cas, le contenu du site utilise l’écriture et la titraille journalistiques. Cette mise en forme doit permettre au contenu d’être potentiellement perçu comme objectif en présentant des faits, même si leur sélection et leur hiérarchisation sont conformes aux visions du monde des identitaires. Novopress comporte les mêmes rubriques que la plupart des sites généralistes d’information : internationale, culture, économie, environnement, médias, sport, etc. Le contenu est très majoritairement repris d’autres médias, pour la plupart proches idéologiquement des identitaires – Présent, Polemia, Minute, Boulevard Voltaire – et plus occasionnellement repris de la presse dont ils critiquent l’influence par le « système », comme le quotidien Le Monde. Ce faisant, le public a un point de vue général sur l’actualité des intellectuels qui influencent le mouvement – Éric Zemmour, Renaud Camus, etc. – ainsi que sur les journaux, magazines et revues dont le cadrage de l’information entre en affinité avec l’idéologie du mouvement, comme Valeurs actuelles, Minute, ou encore Le Point. Par l’intermédiaire de Novopress, les identitaires tentent ainsi de recréer un espace public destiné au moins à fournir des arguments aux sympathisants, voire à peser sur l’opinion en se constituant en source d’informations pour les journalistes et en les invitant à reprendre leur cadrage de l’information.
7Ensuite, Génération identitaire, la section de jeunesse du Bloc identitaire, se livre davantage à une critique expressiviste de la production de l’information (Cardon et Granjon, 2013). Chaque section locale a un site Internet où sont postés des billets qui informent de son actualité militante. Plutôt que de longs textes qui discutent d’idées politiques et qui mobilisent les principaux intellectuels qui influencent le mouvement – notamment Dominique Venner, Guillaume Faye, Charles Maurras – les militants relaient les faits divers lus dans la presse locale ou sur le site Fdesouche et annoncent les activités du groupe. L’ancien site du « Projet apache », la section parisienne, comprenait même une playlist, si bien que le public pouvait s’y connecter dans le seul but d’écouter de la musique. Mais, depuis 2012 et la création du label « Génération identitaire » et de sa charte graphique, l’activité communautaire des blogs a déménagé vers les réseaux sociaux. Le contenu comprend surtout des images et des vidéos qui relaient principalement l’activité de l’ensemble des groupes militants, mais très peu de texte. Les militants postent des photos de leurs collages hebdomadaires ou de leurs tractages dans la rue. Ils publient aussi des vidéos d’actions symboliques qui ont parfois fait parler d’eux au-delà de la galaxie d’extrême droite. La plus connue est celle qui a consisté en 2012 à monter sur le toit de la mosquée de Poitiers. Les militants ont suivi le même procédé un an plus tard au siège du parti socialiste et plus récemment au siège de l’UMP. À chaque fois, les vidéos proposent aux militants de suivre l’action de l’intérieur, de leur pénétration dans les lieux jusqu’à leur évacuation par les forces de l’ordre. Les activistes font alors bloc devant les Compagnies républicaines de sécurité (CRS), parfois en entonnant des chants militants. Les images sont agrémentées d’un fond musical, souvent de « l’électro », qui impulse du rythme à la scène. La caméra embarquée a pour effet d’inviter le spectateur à s’identifier aux militants et à ressentir les mêmes émotions qu’eux. Les vidéos se présentent ainsi comme des narrations, où les militants deviennent les personnages centraux du récit.
8Avec le temps, les procédés techniques sont devenus plus élaborés, les montages plus complexes. Les vidéos des camps identitaires, désormais appelés « universités d’été » comme pour d’autres partis politiques, ressemblent à des vidéos de propagande d’une durée comprise entre une et deux minutes. Les militants sont mis en avant parfois au moyen de plans généraux où ils sont présentés en rang – pour l’Université d’été de 2016, on les voit à partir d’une vue aérienne – parfois à partir de gros plans ou d’interviews, c’est-à-dire à partir du point de vue d’un militant. Les différentes activités proposées sont passées en revue : conférences, ateliers techniques, chants autour du feu, activités sportives, etc. Comme pour les vidéos des actions militantes, de la musique rythme les scènes.
La violence pour construire un récit héroïque
9Au cœur de ces vidéos de propagande se trouve la pratique des sports de combat. À l’occasion de l’ouverture d’une salle de boxe en 2017, la section lyonnaise a réalisé un clip publicitaire qui ajoute encore de nouveaux procédés techniques. La vidéo commence par un gros plan sur un militant de dos, les gants sur les épaules et le sac de sport à la main. Celui-ci est accueilli par deux autres militants et entre dans la salle, dont on découvre le matériel. Puis les visages des militants sont filmés en gros plan et au ralenti, tout comme les coups qu’ils s’échangent pendant l’entraînement, lesquels sont doublés par des bruitages extraits des jeux vidéo de combats et qui rendent les mouvements plus esthétiques. Cette forme de communication, plus subjective que la forme journalistique, caractérise la publicité et des clips musicaux et propose aux spectateurs une immersion (Fourquet-Courbet et Courbet, 2015). À cet effet, le militantisme est présenté sous une forme ludique. La communication des identitaires sur leurs activités transgresse ainsi la fonction proprement informative en réalisant des objets qui se veulent esthétiques et artistiques. Ces procédés ne sont pas sans laisser penser aux films à grand budget où la violence est fortement esthétisée, comme le film 300, de Zack Snyder, sorti en 2007, qui constitue l’une des sources d’inspiration esthétique et politique des identitaires.
10La mise en scène de la violence des identitaires contraste avec quelques vidéos postées par les militants sur leur page Facebook, et qui donnent à voir des jeunes hommes de couleur, présentés comme des agresseurs, s’opposant physiquement à des personnes blanches. Ces vidéos sont choisies parmi de nombreuses bagarres de rue qui circulent sur les médias sociaux. Elles permettent aux identitaires de désigner un ennemi, présenté comme la « racaille » et associé aux immigrés. À l’inverse, les identitaires se présentent comme des héros, partant en guerre pour reconquérir un territoire qui aurait été perdu au profit d’étrangers. La communication opérée par les identitaires sur Internet n’est pas sans laisser penser à l’institutionnalisation de la sexualité décrite par Foucault. Celui-ci nous explique que la sexualité, d’abord réprimée, est progressivement devenue une source de plaisir quand des normes ont été diffusées pour réguler les pratiques. Plus encore, savoir contrôler son corps selon la ligne de conduite prescrite donne lieu à une affirmation de soi (Foucault, 1976). De la même façon, les identitaires sont stigmatisés pour leur usage de la violence, aussi bien idéologiquement que physiquement. On aurait pu penser que, pour contrecarrer ces stigmates, ils auraient supprimé la violence de leurs pratiques militantes où ils l’auraient tout au moins rendue invisible. Au contraire, la violence est omniprésente dans leurs vidéos. Les moyens de communication offerts par les nouvelles technologies et leur diffusion par les réseaux sociaux leur ont donné la possibilité de médiatiser cette violence dans les formes, non pas dans une reproduction fidèle de la réalité, mais en la mettant en scène dans un récit et en l’esthétisant. Les jeunes identitaires souhaitent donner une image d’eux valorisant leur jeunesse et leur radicalité, à travers une violence perçue comme morale plutôt que brutale. Si les militants d’extrême droite avaient jusqu’au début des années 2000 l’habitude de se cacher et de prendre pour la plupart d’entre eux des pseudonymes sur Internet, désormais ils affichent leurs noms et leurs visages, en s’affirmant, comme l’explique Foucault, en tant que sujets. Paradoxalement, cette subjectivation est dépendante de l’apprentissage du rôle militant, comme j’allais en faire l’expérience lors de mon entrée dans le mouvement.
Comment le prisme d’internet a failli compromettre l’enquête
11Comme pour d’autres observations participantes où l’enquêteur est distant socialement des enquêtés (Avanza, 2008 ; Whyte, 1995 [1943]), il est intéressant de comprendre comment il a été possible d’entrer dans ce groupe tout en restant incognito. Quand j’ai pris l’initiative de contacter un responsable des jeunes pour rencontrer un membre du Projet Apache, le groupe parisien, je connaissais peu les spécificités des idées défendues par le Bloc identitaire. J’avais seulement consulté les discours de leur site Internet pour ne pas sembler trop ignorant à leurs yeux. En revanche, je savais d’eux qu’ils avaient l’habitude de pratiquer dans leurs rangs des sports de combat. Comme je pratiquais moi-même la boxe thaïe, j’étais certain de partager au moins un point commun avec eux, faute d’avoir les mêmes opinions politiques.
12L’entrée chez les identitaires suit un procédé standardisé. Le premier contact s’établit en général par mail, excepté lorsque le nouveau militant est introduit par quelqu’un de déjà membre. Un militant est alors désigné parmi les cadres du groupe pour jouer le rôle de « parrain » et dans un premier temps vérifier que le prétendant répond aux normes du groupe avant de faire le nécessaire pour l’intégrer. S’ensuit une discussion où le « parrain » pose une série de questions relatives aux motivations.
13Or, si je suis finalement entré dans le groupe, il m’a fallu du temps lors de la rencontre avec mon « parrain » pour véritablement trouver un engouement de sa part. Malgré mes efforts pour chercher des informations pratiques sur le groupe, ma présentation fut certainement, au départ, trop institutionnelle et dépendante de l’image que les jeunes identitaires renvoyaient vers l’extérieur. Plus connaisseur des mouvements politiques classés à gauche, j’avais saisi l’opportunité de me réapproprier à grands traits un héritage contestataire que les identitaires semblaient disputer à la gauche contre-culturelle, mettant par exemple en avant le mouvement décroissant et l’idée de relocalisation. Ils s’inspirent de la même manière des critiques de la mondialisation, du jacobinisme, se disent antitotalitaires et ils s’inspirent de penseurs politiques dont les idéologies sont parfois à l’opposé : Proudhon, Sorel, Yann Fouéré, la nouvelle droite, Simone Weil, Claude Michéa ou encore Serge Latouche. Pourtant, la discussion politique autour de ces thématiques ne semblait pas suffire et même si j’avais correctement appris la leçon, l’interrogatoire relativement formel de mon interlocuteur me laissait comprendre qu’elle était insuffisante. Celui-ci visait dans un premier temps à établir la cohérence de mon parcours les menant vers eux : ma profession, la manière dont j’ai connu le mouvement, l’expérience militante, le choix des identitaires, les opinions politiques de ma famille, les projets d’avenir. À l’image du questionnaire biographique utilisé historiquement au parti communiste, l’entretien mené par mon « parrain » consistait à mesurer mon décalage avec le groupe (Pennetier et Pudal, 2002). Ce n’est que lorsque je prenais les devants et que je me lançais dans un court récit de mon « histoire personnelle fictive » que le ton de mon interlocuteur évoluait : « C’est que j’ai grandi dans un milieu plutôt rural, dans une petite ville à la frontière de la Vendée. C’était vraiment sympa parce que tout le monde se connaissait. Puis on a déménagé à La Rochelle, dans une cité, où l’environnement était violent et individualiste. Il n’y avait aucune solidarité. » Ce récit donnait une représentation du monde qui opposait un lieu d’origine humanisé et moral à une ville « anomique » et colonisée. Pour la première fois, mon « parrain » partageait en retour sa vision du monde, prolongeant l’opposition entre « eux » et « nous ». Il me précisait qu’effectivement, « c’est ce qui nous relie ici ». « Je comprends tout à fait ce que tu veux dire. Moi aussi j’ai grandi dans un village où tout le monde se connaissait, on pouvait même laisser sa voiture ouverte sans aucun problème. » Cet échange semblait produire un effet bénéfique dans mon acceptation puisqu’il cessait son interrogatoire. Je n’étais plus au centre de la discussion qui se décalait progressivement vers la vie du groupe identitaire. Lui-même s’ouvrait davantage en racontant son parcours. Technicien de laboratoire originaire du Nord-Pas-de-Calais, d’une famille de classe ouvrière et agricole, il avait subi plusieurs courtes périodes de précarité et avait décidé de déménager dans la capitale pour se stabiliser professionnellement. En arrivant à Paris, où il ne connaissait personne, il avait milité pour le FN, mais n’en avait pas apprécié le fonctionnement. « On t’appelle que quand on a besoin de toi, la veille pour le lendemain. » Il avait alors rejoint les Jeunesses identitaires, les considérant comme une deuxième famille. Néanmoins il souhaitait militer par la suite dans le Nord, pour retrouver sa région d’origine à laquelle il se disait attaché, discours récurrent chez ces militants.
14Cet entretien s’est bien terminé pour moi, puisque je suis parvenu à me faire accepter par mon « parrain ». Mais j’ai bien senti que les premières minutes à son contact étaient laborieuses. Comme j’avais observé le mouvement identitaire par le prisme d’Internet, j’avais trouvé quelques signes que je jugeais utiles à mettre en avant dans ma présentation, comme la pratique de la boxe, mais sans pour autant être capable de les articuler aux raisons qui poussent ces militants à s’engager. Internet ne m’avait pas permis de regarder leur monde à travers leurs lunettes, d’appréhender les cadres qui structurent implicitement leurs activités et qui donnent du sens à leur engagement (Goffman, 1974) [6]. Cette expérience montre à quel point l’improvisation du rôle militant est difficile quand l’on n’en maîtrise pas les codes. De la même manière, la ligne de conduite bien réglée des militants sur les réseaux sociaux est orchestrée en amont par l’organisation, même si cette opération n’est pas visible du public. Ce n’est que dans le camp de formation que j’allais apprendre à regarder le monde social comme un militant identitaire.
L’invention d’une identité mythifiée
15J’avais fait l’hypothèse que le camp de formation allait me permettre de prendre connaissance de références politiques qui m’aideraient à les situer dans l’univers idéologique de l’extrême droite. Mais l’une des surprises de cette ethnographie est l’absence dans le contenu de la formation militante d’un paradigme ou de toute autre pensée idéologique clairement formulée. Les nouveaux militants identitaires n’apprennent aucun contenu livresque. Certains lisent des essais politiques connus du grand public, comme ceux d’Éric Zemmour (2006), mais ces lectures ne font pas partie du socle commun des connaissances des militants. Ce constat n’est pas si surprenant si l’on tient compte d’une tendance à la démonétisation des grands récits collectifs, qui s’accompagnent d’une transformation des formes de vote et d’engagement politique (Cardon et Heurtin, 1999). Mais les mouvements d’extrême droite sont souvent suspectés de prendre des formes sectaires, d’opérer un « bourrage de crâne » et de subvertir ceux qui s’aventureraient à entrer en contact prolongé avec eux, y compris le chercheur (Bizeul, 2011). Comme pour d’autres partis politiques, les identitaires ont pourtant des références intellectuelles canoniques telles que Dominique Venner ou Charles Maurras, de la même manière que les écrits de Karl Marx sont structurants de la pensée d’une partie des militants situés à gauche de l’échiquier politique. L’apprentissage idéologique par les textes serait mal ajusté à la forme de communication privilégiée dans les vidéos réalisées par les identitaires, qui nécessitent d’entrer dans un processus de subjectivation plutôt que d’objectivation des connaissances militantes.
16Aussi, alors que je n’avais jamais lu de livre situé dans cette tradition politique, j’étais tout à fait capable après trois jours passés au camp de tenir un discours d’extrême droite, capable même de compléter mes camarades du moment. La discipline du camp et la teneur des conférences m’avaient laissé appréhender un discours qui, sans le dire explicitement, recoupait toute une vision du monde social et qui apparaissait alors comme logique. Les participants assistent quotidiennement à des conférences, mais elles ne prennent jamais une forme « scolaire » avec un contenu préalablement rationalisé et théorisé. La mise en scène d’histoires mythifiées que les différents interlocuteurs nous racontent – par exemple sur le combat des « Chouans », sur la religion musulmane, sur les recompositions de la gauche – doit toujours nous permettre de nous identifier avec ou contre les groupes en question. Il ne s’agit pas d’apprendre une histoire objectivée, mais de percevoir la morale implicite de la mémoire subjective et simplifiée qui nous est racontée.
Se réinventer avec l’organisation militante
17Dès le premier jour, les participants sont placés dans un jeu de rôle au cours duquel les règles s’apprennent de façon tacite. Les chefs distribuent à chaque nouveau militant un questionnaire de soixante questions englobant l’ensemble du parcours individuel dans tous les domaines, de l’identité civile – l’âge, le sexe, la profession – à une identité plus subjective, à travers des questions relatives à la religion, à la politique, à l’idéologie ou encore au livre et au film préférés. Dans un second temps, ils mènent des entretiens individuels et s’arrêtent sur les éléments qui leur semblent les plus intéressants. De cette façon, les nouveaux militants prennent connaissance des conventions qui sont mobilisées pour les juger et ils comprennent mieux les pistes à explorer s’ils souhaitent progresser dans les rangs militants. Lors de mon entretien, les deux « chefs » du camp me questionnent en particulier sur mes filiations. Ils s’intéressent aussi à mes objectifs au sein des identitaires, me demandant comment j’imaginais mon avenir dans cinq ans [7]. Avec l’entretien, la hiérarchie laisse l’espace nécessaire pour que les nouveaux militants réinterprètent leur rôle selon leurs propres dispositions, autrement dit pour personnaliser leur rôle.
18L’entrée dans la communauté militante se réalise selon un double mouvement. D’abord, on inscrit chacun dans une seule unité cohérente, avec une origine bien identifiée qui se réfère à l’histoire mythifiée d’une région imperméable à toute influence extérieure. Si historiquement le PCF prenait le prolétaire comme catégorie de représentation dans ses questionnaires (Pennetier et Pudal, 2002), les identitaires se rassemblent sur un folklore visant à réhabiliter un peuple régional dans son particularisme et contre les « civilisations » qui voudraient le détruire. Il n’est dès lors plus question d’emprunter d’autres définitions de soi concurrentes telles que sa profession ou sa classe sociale. Le questionnaire et l’entretien ont aussi pour objectif de rétroagir sur la présentation de soi des militants (Desrosières, 1993). Ensuite, chacun doit réinterpréter ses données personnelles à la lumière de la trame donnée implicitement par les interrogateurs. Lorsque je rencontre un militant pour la première fois, la première question qu’il me pose est presque invariablement « de quelle région tu viens ? ». De manière générale, je parviens à avoir d’assez longues conversations sur les films ou sur les traditions des régions attenantes, des thématiques qui restent collées au canevas identitaire, mais j’ai beaucoup plus de difficultés à recueillir d’autres informations individuelles. Les récits relatifs aux études et aux activités professionnelles restent par exemple très sommaires. Seuls quelques filles et militants diplômés font exception. Dans l’ensemble, le questionnaire et l’entretien fournissent les bases de la ligne de conduite à suivre chez les identitaires, aussi bien pendant qu’à la suite du camp. Mais ils invitent aussi à une distance au rôle (Goffman, 1973 [1959]), au sens où les prescriptions de l’institution ne sont pas seulement subies et où les militants les intériorisent et les mettent en scène, dans le but de produire ultérieurement une forme de communication plus implicite et touchant plus directement le public que les textes traditionnellement diffusés dans la presse d’information générale et politique.
Des mises à l’épreuve au quotidien
19Le dispositif de formation est d’autant plus efficace qu’il donne l’occasion aux militants de réaliser de façon très pratique tout au long de la semaine l’identité contenue implicitement dans le questionnaire. La semaine de camp est en effet ponctuée par des rituels au cours desquels se rejoue la trame suggérée en amont par la hiérarchie.
20Certains rites sont quotidiens, comme la veillée, qui a lieu à chaque fin de journée. La nuit tombée, dans un champ situé à quelques centaines de mètres des tentes, se forme une ronde autour d’un grand feu. Tout le monde participe aux chants dont les paroles sont inscrites dans de petits cahiers qui ont été remis au début du camp. Certains qui ont connu l’expérience d’un certain scoutisme – en particulier celui des scouts d’Europe – n’ont pas besoin de lire les paroles. Le premier soir, l’un des leaders du mouvement explique les raisons de cette communion :
« La veillée, c’est la communauté qui parle. Ce sont nos chants du passé, de la mémoire, qui veulent dire quelque chose. Ce sont des chants guerriers parce que nous ne sommes pas à l’armée, mais nous sommes en guerre. Nous sommes autour du feu pour faire vivre notre esprit communautaire. On sort de la monotonie, on ne regarde pas la télévision. »
22Le fait de chanter à plusieurs centaines de mètres du domaine où se tiennent les activités quotidiennes, en pleine nature et autour d’un grand feu, comme hors du temps, est censé rajouter au sentiment quasi spirituel d’entrer en fusion avec les autres militants et avec un espace dépouillé des technologies modernes. C’est d’ailleurs lors de la dernière veillée que nous dégusterons de la nourriture et des boissons du terroir apportées par chacune des sections.
23Le camp est aussi marqué par un bizutage lors de la nuit du troisième jour. Aux alentours d’une heure du matin, alors que les autres dorment depuis minuit – pour ma part, je suis occupé à rédiger mon carnet – j’entends des bruits laissant présager d’une attaque imminente du camp. Des hommes disent aux campeurs de sortir (après avoir mis un pull). On ouvre ma tente, c’est à mon tour. On nous demande de courir jusqu’à une grange située à quelques mètres, puis d’entrer un par un dans un couloir totalement noir quand soudain, un masque de cochon, l’un des symboles identitaires, est éclairé par une lampe. On nous dit alors de reculer rapidement. J’entre dans une deuxième pièce et reconnais l’un des chefs accompagné par un autre cadre. Il me boxe et je dois simplement me mettre en garde. Il me demande pourquoi je suis là. Je lui assène le discours identitaire dans un temps peu propice à la réflexion. Nous faisons ensuite plusieurs centaines de mètres dans le noir quand quelqu’un nous réceptionne et nous demande de faire plusieurs pompes tête dans le sol. S’ensuit un interrogatoire un peu viril où l’on se moque de nous, agrémenté de pompes et de courses. Puis au bout de quelques heures, autour du feu de camp, après que les quarante-deux « primos » soient passés, tous les anciens arrivent. On nous demande de nous tenir par les épaules. Là, l’un des dirigeants du mouvement fait un discours. Il dit que ce n’est pas un bizutage et il insiste sur le fait que ce n’est pas la même chose que les étudiants en médecine qui ont besoin de boire beaucoup :
« C’est un rite d’initiation. Traditionnellement ça nous fait passer d’enfant à adulte, on devient des guerriers. C’est important quand on voit que trois Africains dominent dix mille Blancs complètement atomisés, qui ne bougent pas. Avant on était militant d’une section, maintenant on appartient aux jeunesses identitaires. »
25Ce responsable exprime une nouvelle fois l’opposition entre le monde des identitaires qui par cette expérience retrouveraient leur authenticité, leur honneur et leur courage, en s’émancipant d’un monde superficiel empêchant l’émergence de véritables « guerriers ». Ces épreuves sont propices à ce que les militants travaillent leur spontanéité, à paraître sincères dans leur engagement, afin que leur discours fasse vrai et authentique.
26Le camp est aussi marqué par des activités quotidiennes. Chaque matin, l’ensemble des participants se retrouve pour un « décrassage » composé d’un footing et d’étirements. L’autre activité que les militants identitaires n’omettent jamais de mentionner lorsqu’il est question du camp, c’est la boxe. L’enjeu n’est pas tant d’apprendre un sport « dans les règles de l’art » que d’apprendre à se battre, c’est-à-dire de savoir se débrouiller en situation de combat. D’ailleurs, plusieurs disciplines peuvent se cumuler : boxes anglaise, thaï et française, taekwendo, jujitsu, judo, etc. Peu importe la technique ou l’esthétique, tant qu’elles permettent de prendre le dessus sur son adversaire. Ainsi, des disciplines militaires de combat au corps à corps sont de plus en plus privilégiées au sein des sections militantes, en particulier le systema et le krav maga [8], même si certains tentent aussi de privilégier la boxe française, moins efficace, mais se référant davantage à un style aristocratique.
27Pour ces séances, nous sommes séparés en trois groupes. Le premier comprend les débutants en sport de combat, le deuxième rassemble les intermédiaires, c’est-à-dire les militants qui pratiquent un sport de combat au sein de leur section, le troisième, les confirmés, ceux qui font un sport de combat en club. La répartition est à peu près équitable, bien que le groupe 1 soit un peu plus important que le groupe 3, qui compte onze personnes. Notre instructeur nous demande d’imaginer que nous affrontons un « antifa » [9], donc de véritablement lâcher les coups, « comme si c’était votre pire ennemi ». Nous sommes invités à garder la même intensité tout au long de la séance et à nous battre sans protège-tibias. « Il faut sentir vivre son corps », s’exclame-t-il. L’apprentissage de la boxe est une activité prise au sérieux par les militants, notamment parce qu’à la fin de la semaine se tient le traditionnel tournoi de boxe. Cet ultime rite consacrant les guerriers identitaires marque la mémoire des militants, à en juger par les récits de ceux qui m’avaient raconté le camp avant ma participation. L’année précédente, ce tournoi avait été marqué par un K.-O., deux individus boitants et plusieurs nez abîmés. Dès le premier jour du camp, Jean-David avait solennellement marqué l’importance de cette tradition dans l’esprit des identitaires :
« Plus que le contenu, c’est l’esprit du camp qui est intéressant. Nous partageons un même combat, des valeurs communes qui nous donnent la foi lorsque nous rentrons dans nos villes envahies, avec les batteries rechargées, avec une formation. On se sent plus fort. […] Et puis il y a la boxe. Certains s’amusent, d’autres la redoutent. Mais on peut apprendre à être un guerrier, parce qu’on n’est pas en sucre, on peut en prendre deux ou trois. »
29Ce combat se veut une expérience formatrice. Il s’agit d’apprendre à donner et recevoir des coups, de façon à s’endurcir et à vaincre la peur de se battre. L’objectif n’est pas vraiment de gagner face à son adversaire. D’ailleurs, on nous demande de porter les coups sans pour autant rechercher le K.-O. À l’occasion, les groupes 2 (intermédiaires) et 3 (confirmés) fusionnent pour combattre. Nous ne verrons donc pas se battre le groupe 1, celui des débutants et qui comprend toutes les filles, ni en direct ni dans le montage vidéo diffusé sur Internet après le camp, puisque l’événement est filmé et sera édité sur YouTube. Tous les chefs s’illustrent lors de ce combat de fin de camp aux côtés des groupes 2 et 3, démontrant à tous une aptitude au combat nécessaire pour occuper une fonction dirigeante. Ce droit d’entrée viriliste explique que les femmes soient quasiment exclues du bureau des identitaires [10], qui ne comprend qu’une seule femme sur quatorze membres, même si les filles sont mises en avant dans les fonctions de communication ou en tête de cortège dans les manifestations.
30En fin de semaine et en particulier après ce tournoi, de nombreux participants expriment le sentiment de s’être ressourcés à travers ce type d’épreuves. L’ensemble de ces rites leur fournit une image positive d’eux-mêmes, celle d’un héros dont la mission serait de sauvegarder leur « civilisation ». Le camp identitaire présente un type de socialisation qui ne consiste pas seulement à rationaliser une pensée politique, mais qui vise plutôt à trouver les raisons de son engagement dans son histoire personnelle, dans les éléments les plus profonds et les plus « incrustés » chez l’individu, favorisant ainsi la construction d’un lien affectif avec la communauté (Darmon, 2009 [2006]) [11].
Rompre avec le monde extérieur
31Le militant qui entre chez les Jeunes identitaires ne construit pas une définition de soi qui se superpose à son identité civile. Son identité militante se définit contre les étiquettes qu’il porte en dehors de la communauté militante. Cette rupture est rendue possible par le caractère totalisant de l’institution (Goffman, 1968) que représente le camp.
Une institution totale
32En entrant dans la « maison de l’identité » qui accueille ce camp, les participants se trouvent dépouillés des signes qui en font des individus extérieurs à la communauté. Je renonce à mes vêtements ordinaires pour endosser un uniforme composé du tee-shirt bleu estampillé « identitaires » que l’on nous remet, et que nous porterons en toutes circonstances excepté pour les séances de sport, ainsi que du short beige que nous étions sommés d’apporter. Je laisse également ma voiture dans un champ prévu à cet effet, à l’entrée du domaine. Le téléphone portable, objet qui nous relie au monde extérieur n’est toléré que dans les rares moments d’inactivité tout comme la cigarette, et l’alcool, autorisé uniquement lors de l’ouverture du « bar » du camp.
33Lors d’un « rassemblement », l’un des « chefs » de la formation nous indique une série d’interdictions et d’obligations, marquant ainsi le début officiel du camp. Nous n’avons pas l’autorisation de sortir de l’enceinte. Nous n’en aurons de toute façon pas l’occasion, « l’intendance » prenant en charge l’ensemble de nos besoins. On nous demande d’ailleurs de donner aux chefs notre nourriture personnelle, laquelle sera partagée. Nous n’avons pas le droit d’entrer dans les bâtiments, si bien que nous passerons l’essentiel de notre temps dehors. Je ne serai autorisé à entrer qu’une seule fois dans la maison, pour ma corvée de vaisselle. Notre présence dans la grange est soumise aux temps collectifs comme les conférences, certains ateliers, et éventuellement les repas par temps de pluie. Bien que le domaine soit spacieux, les espaces partagés par les militants se trouvent finalement réduits au champ accueillant les tentes et les tables où nous prenons collectivement nos repas. Nous sommes en permanence soumis aux regards des autres, y compris lors de moments intimes comme lors de l’accès aux douches et aux toilettes. Il est interdit de se laver hors du temps prévu à cet effet, peu avant le dîner. Des tuyaux d’arrosage suspendus servent de douches de fortune. Seules les cinq filles présentes au camp ont le droit d’utiliser les sanitaires de la maison. Si quelques-uns se lavent en sous-vêtements, la plupart acceptent d’exhiber leur corps dont certains sont marqués par la musculature et les tatouages, comme autant de signes d’identification à la communauté militante. Les blasons des régions ou les représentations des mythes ou de figures nordiques, comme celle de Thor, ornent les corps. Les toilettes se trouvent à cinquante mètres environ des tentes, si bien qu’elles ne sont pas utilisées pour uriner, les garçons trouvant plus simple de s’écarter de quelques mètres du campement. Pour déféquer, plusieurs trous sont alignés les uns à côté des autres. Il est donc possible de rencontrer un camarade venu satisfaire les mêmes besoins que vous. En fait, je ne pouvais m’isoler que la nuit, étant l’un des seuls militants dormant dans une tente individuelle, ce qui me permettait par ailleurs de remplir mon cahier de terrain.
34L’emploi du temps est fait de telle manière que nous sommes toujours tenus d’être disponibles, de façon similaire aux institutions militaires. De toute façon, le temps libre est très réduit et même lorsque nous en disposons, nous ne savons jamais pour quelle durée, si bien que nous demeurons en position d’attente. Celle-ci est troublée par des coups de sifflet qui marquent le « rassemblement » de chaque début d’activité : conférences, ateliers, sport, ou simple réunion imprévue. Nous avons alors trente secondes pour nous mettre en rang militaire, qui doit respecter une distance d’un bras avec le militant de devant, de derrière et sur les côtés. Des chefs d’équipe, placés en début de rang, s’assurent que le groupe est au complet. Dans le cas contraire, nous sommes contraints de faire collectivement des pompes en attendant les retardataires. En général, le silence règne dans des rangs disciplinés. Comme l’explique Goffman (1968), l’institution totale, en donnant le primat de la communauté sur l’individu, en l’enveloppant, opère une « dépersonnalisation », c’est-à-dire qu’elle évite qu’il ne s’identifie comme un individu extérieur à la communauté.
35On comprend avec la description du camp comme institution totale que la « personnalisation » du rôle militant n’est une opération possible qu’après la « dépersonnalisation » des individus. Autrement dit, les militants sont autorisés à des interprétations d’autant plus singulières qu’ils sont familiarisés avec les codes de la communauté. Pour que ce processus aboutisse, l’institution doit dans un premier temps organiser l’utilisation du temps et de l’espace et ne laisser aucune autonomie à l’individu, même son intimité. L’institution fait en sorte que l’individu ne puisse se reconstruire qu’à travers les éléments d’identification qu’elle lui fournit. Ceci explique que quitter cet engagement radical nécessite aussi de se reconstruire autrement, dans d’autres groupes structurés de façon communautaire comme en fondant une famille ou en s’investissant professionnellement. La plupart des militants présents au camp étaient entre la fin de leurs études et le début de leur vie professionnelle. La structuration de ce mouvement explique aussi que l’engagement de la plupart des militants est relativement court parce qu’il nécessite d’y passer un temps important, potentiellement incompatible avec d’autres activités concurrentes ou dans l’investissement dans des cercles de sociabilité extérieurs à la sphère militante. L’investissement demandé nécessite une régularité, environ deux à trois rendez-vous par semaine pour des collages, des formations, des réunions, soirées, etc. Pour être crédible au sein du réseau militant, l’acte de présence demeure nécessaire, mais n’est plus suffisant : il faut passer du temps avec les « copains » – boire des bières dans le local, aller au stade, être présent dans les « actions », se rendre aux concerts –, mais aussi participer à l’élaboration de la stratégie militante, et ainsi entrer dans une sorte de premier cercle, celui des militants appelés à encadrer le mouvement.
36À cet effet, à la fin du camp, la hiérarchie récompense le « meilleur » groupe et le « meilleur » militant, selon l’activité politique accomplie dans l’année et le comportement tout au long de la semaine de formation. De même, pour qu’un groupe militant soit reconnu comme officiel par le réseau identitaire, il faut au moins en théorie que trois individus le composant aient participé à un camp. Les plus appréciés par la hiérarchie seront alors contactés en priorité pour les campagnes et les actions militantes. Internet agit comme un filtre entre le monde réel et le monde virtuel tel qu’il est communiqué par les identitaires. Les militants capables des meilleures performances dans le jeu de rôle ont toutes les chances d’être mis en avant publiquement dans les campagnes de communication du groupe. À l’inverse, les militants les moins à l’aise à l’image restent dans l’ombre, si bien que la frontière entre les militants et les sympathisants demeure assez floue. La rupture avec le mouvement s’établit souvent de façon progressive. Le militant participe aux activités de moins en moins fréquemment jusqu’à distendre les liens et finalement à sortir du groupe. C’est de cette façon que j’ai mis fin à l’enquête.
Prolonger le lien communautaire à l’extérieur du camp
37L’entre-soi du camp identitaire se prolonge dans les « maisons de l’identité », souvent un local loué par une section militante où se déclinent localement les mêmes activités que lors du camp. Elles autorisent de nombreux moments informels où se répètent les mêmes récits ancrés dans la trame des identitaires et qui placent les militants dans une configuration guerrière. Ce qu’ils appellent les « gauches » ou les « rouges » ne constituent plus, dans le discours des militants identitaires, des adversaires crédibles. Si ces derniers tiennent des « beaux discours » et insultent volontiers les militants identitaires, leur refus de s’expliquer « comme des hommes », par le coup de poing, serait un signe de leur faiblesse, d’un engagement déclinant. Ils sont alors souvent étiquetés de « bobos », catégorie large regroupant les individus « blancs », mais qui acceptent la mondialisation, l’immigration, et par conséquent, font figure d’adversaires, de « collabos ». Ainsi, les adversaires des identitaires sont leur exact opposé. Par exemple, l’homme travailleur et courageux s’oppose à l’indiscipliné, au paresseux, au lâche. « Ça doit être cool d’être anar, tu bosses pas, sauf de temps en temps pour te payer ta drogue [rires]. Tu baises des filles moches, tu as les cheveux crades. » L’un des responsables, lors d’une dégustation de produits du terroir amenés par des militants de chaque groupe, nous demande de regrouper les bouteilles de bière vides « parce qu’on n’est pas des punks ». Le camp divise le monde entre d’un côté le pur et l’ordre et de l’autre le sale, l’impur et le désordre. Ces injonctions qui rappellent en permanence où se trouve la frontière entre l’ordre et le désordre – dans le port de l’uniforme, de la mise en rang lors des rassemblements, de la queue pour les repas – visent, comme le montre Mary Douglas (2001 [1967]), à protéger le groupe de toute souillure symbolique de l’extérieur. L’obsession à rester « purs » se retrouve dans la défense des frontières géographiques face aux intrusions extérieures. Les musulmans sont considérés comme le principal ennemi. Associés tour à tour aux « Arabes » et aux « racailles », ils sont particulièrement pris au sérieux au motif qu’ils posséderaient une culture virile et se caractériseraient par une natalité importante, dans le but de coloniser la France et d’imposer leur culte religieux. Face à la dévirilisation des « Français de souche », les identitaires constitueraient alors le dernier rempart à la destruction des racines européennes. Ils se pensent les protecteurs de leur territoire, et sont par conséquent particulièrement sensibles aux signes visibles de progression de « l’ennemi », comme la création d’une nouvelle mosquée, d’un kebab, les prières dans les rues. La pire intrusion possible de ce point de vue est incontestablement celle qui touche au corps. Aussi le viol des « Françaises » par des personnes de confession musulmane suscite-t-il toujours d’importantes émotions de leur part. Ces sujets font parfois l’objet de faits divers relayés sur des sites communautaires tels que François Desouche. Ils suscitent des réactions passionnées de la part de militants et de sympathisants. Cette organisation communautaire trouve ainsi son prolongement sur certains sites Internet et sur les réseaux sociaux. Pour la plupart des militants identitaires, il ne s’agit pas tant de convaincre un public extérieur que de s’adresser à une communauté militante à la fois très mobilisée et réactive. Avec son soutien, les militants sont incités à déclarer publiquement leur engagement, par exemple en affichant leur visage par l’intermédiaire de vidéos comme « Déclaration de guerre » [12], où chaque militant donne une raison d’être au combat qu’il mène. Les portraits sont filmés en très gros plan, cadrage classiquement destiné au cinéma à dévoiler les sentiments et les émotions et à susciter l’identification ou le rejet du personnage. Certaines sections ont également conçu des affiches montrant les visages des militants, associés pour chacun d’entre eux à un slogan [13]. Ces procédés visent ainsi à héroïser la figure du militant identitaire par la maîtrise et l’utilisation de techniques proches de celles utilisées dans l’audiovisuel.
38La réactivité des militants explique que certains faits divers soient rapidement relayés sur les réseaux sociaux, comme ce fut le cas en 2013 de l’affaire du « bijoutier de Nice ». Les identitaires s’étaient mobilisés pour que le plus large public possible prenne position en faveur de l’acte du commerçant d’abattre son braqueur, même s’il est pénalement répréhensible. L’importance numérique du soutien, mesuré par le nombre de « j’aime » sur le groupe Facebook dédié, a alors légitimé sa reprise par les médias généralistes. Le fait divers était devenu un cas à partir duquel les partis politiques avaient pris position sur les peines encourues dans ces situations. Dans ce cas, l’organisation militante de Génération identitaire se trouve ajustée à la structuration communautaire d’Internet (Cardon, 2010).
Conclusion
39Si les militants sont très mobilisés sur Internet, ce n’est pas tant parce qu’ils suivent une doctrine politique que parce qu’ils jouent le jeu propre de l’organisation. L’engagement des militants sur Internet se construit au sein même de l’institution. Pour que les militants soient ajustés à la forme de communication des réseaux sociaux, ils rompent préalablement avec certaines façons d’être qui dévalorisent les groupes de jeunes d’extrême droite. La panoplie vestimentaire bonehead et la violence exercée spontanément dans l’espace public sont reléguées vers les pratiques illégitimes. Mais il ne s’agit que d’un aspect de la stratégie visant à devenir respectable. Certes, l’organisation a une volonté de contrôle de la conduite des militants, comme le montre son caractère totalisant et « dépersonnalisant ». Toutefois, la personnalité des militants est également retravaillée conformément au rôle prescrit en amont de l’engagement des militants. Ce faisant, la violence devient codifiée et elle peut alors être réinsérée au cœur du récit des identitaires sous une forme plus « civilisée » (Elias, 1973), nécessaire à la construction d’une représentation héroïque. Initialement réduits à une armée, cachés du public, suspects d’être des clones sans personnalité, autoritaires, hiérarchisés, binaires et violents, bref « extrémistes », leur mise en scène sur Internet est susceptible de faire apparaître des individualités, une camaraderie et des récits héroïques. Mais ce qui apparaît en coulisses, par l’ethnographie de la formation des militants, disparaît en public, dans les formes de communication employées sur les réseaux sociaux. Le mouvement réalise ainsi le tour de force de produire une confusion entre le réel et le récit : les militants apparaissent comme naturels, authentiques et spontanés, bref ils semblent improviser alors que leur comportement relève d’un récit dont le scénario leur a été fourni en amont.
Références
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Mots-clés éditeurs : violence, Internet, communication, Goffman, extrême droite, institution totale, légitimation, immersion, distance au rôle
Date de mise en ligne : 19/06/2017
https://doi.org/10.3917/res.202.0187Notes
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[1]
Depuis 2014, le FN compte onze mairies.
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[2]
Égalité et Réconciliation est le premier site politique français en matière d’audience et en octobre 2016, les 30 premiers sites français comprennent 16 sites classés à l’extrême droite, selon le site de mesure d’audience Alexa.
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[3]
Par exemple, « Cinq militants d’extrême droite jugés pour l’agression d’un prêtre », Le Monde, 3 mars 2004.
-
[4]
« Maxime Brunerie, une jeunesse au service du néonazisme », Le Monde, 17 juillet 2002.
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[5]
« Unité radicale tente de fédérer la constellation de l’ultradroite », Le Monde, 17 juillet 2002.
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[6]
Chez Goffman, les cadres primaires renvoient au système de représentations qui orientent la perception de l’événement et leurs interprétations morales.
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[7]
Pour le parti, le militant se présente aux élections cantonales dans l’idéal après une expérience de 5 ans d’engagement.
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[8]
Le krav maga est une méthode d’autodéfense israélienne privilégiant l’efficacité au corps à corps.
-
[9]
Antifa est une abréviation courante d’antifasciste.
-
[10]
En 2014, le « bureau directeur » ne comprenait qu’une seule femme sur quatorze membres. En 2016, celui-ci ne comprend aucune femme sur six membres.
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[11]
Comme l’explique Muriel Darmon, certaines socialisations secondaires peuvent pourtant prendre la forme d’une socialisation primaire, qu’elle définit comme un apprentissage souvent réalisé sur le temps long, de manière progressive, et comme agissant plus en profondeur et de manière plus durable dans le corps d’un individu. Ce faisant, les produits de ce mode de socialisation sont difficilement effaçables.
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[12]
La vidéo a été réalisée en 2013.
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[13]
Par exemple, « Clément, 22 ans, engagé pour combattre l’islamisme ».