Réseaux 2014/5 n° 187

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Article de revue

« Passer à la télé »

Analyser la présence des professionnels de la politique au sein des émissions conversationnelles

Pages 51 à 77

Notes

  • [1]
    Reproche parfois adressé de manière cocasse par les conseillers en communication eux-mêmes (voir Millot, 2012).
  • [2]
    Dobry (1992, p. 112) insiste ainsi sur les « reconnaissances mutuelles » qui participent de la consolidation des systèmes sociaux.
  • [3]
    Voir notamment Réseaux, 2003 et Le temps des médias, 2008.
  • [4]
    Parmi une abondante littérature, voir Jones (2010).
  • [5]
    Généralement, comme dans nos propres comptages, sont exclus les journaux télévisés, les émissions relevant de l’« expression directe » des formations politiques ainsi que les soirées électorales.
  • [6]
    Sur l’histoire de l’émission politique, voir Nel (1988).
  • [7]
    Au cours des années 1980, les premières apparitions des invités politiques au sein du divertissement se sont produites au sein d’émissions de variétés (Carnaval de Patrick Sébastien, notamment), de jeux (Tournez manèges, L’Académie des Neuf) au sein desquelles les invités politiques sortaient délibérément de leur rôle en acceptant de taire toute forme de parole politique. Ces interventions se sont taries, certainement en raison de la crainte de discrédit et du faible profit à tirer pour les invités de ce type de programmes et du faible nombre d’invités potentiels, puisque ceux-ci doivent préalablement être connus d’un large public. En ce sens, les émissions conversationnelles, même originelles, élaborent déjà un compromis en tolérant que l’invité politique « joue » pleinement son rôle.
  • [8]
    Sur la notion de dispositif, voir les travaux de Foucault (1994) et les propositions de Amey (2009) et Riutort (2014).
  • [9]
    La célèbre question posée par T. Ardisson en pleine affaire Monica Lewinsky à Michel Rocard : « Est-ce que sucer, c’est tromper ? » a pu ainsi résumer à elle seule l’émission, y compris de manière caricaturale.
  • [10]
    Le producteur de l’émission affiche clairement l’objectif recherché en termes de public cible (entretien avec Michel Malausséna, novembre 2011).
  • [11]
    Un outsider ne peut donc qu’exceptionnellement être admis dans ce cénacle (voir Lafon, 2013).
  • [12]
    Il semble toujours aujourd’hui difficile de confondre la présence d’un invité politique en plateau interviewé pendant moins de dix minutes… entrecoupée de diverses séquences (Le Grand Journal) avec un entretien d’une heure entièrement consacré à l’invité (On n’est pas couché). Entreprendre d’additionner les invitations des divertissements revient alors à agréger des prestations médiatiques relevant de registres dissemblables.
  • [13]
    Voir « La politique saisie par le divertissement », et particulièrement l’article de Brants (2003) et la réponse, dans le même numéro, de Neveu.
  • [14]
    Sur ce dernier point, la conquête d’un public « jeune » et « populaire », les (quelques) résultats d’audience des émissions conversationnelles auxquels nous avons eu accès plaident pour une forte relativisation de ces hypothèses (Leroux et Riutort, 2013a).
  • [15]
    L’émission est arrêtée faute d’une audience suffisante à la fin de la saison.
  • [16]
    À titre d’exemple, l’émission du 21 janvier 2011 reçoit Henri Guaino (conseiller du président de la République, Nicolas Sarkozy), Jean-Marie Rouart (écrivain, académicien), Jean-Pierre Chevènement (sénateur), Diane Ducret (journaliste).
  • [17]
    Ainsi, autre illustration, C à vous (France 5, diffusion quotidienne en semaine à partir de 19 heures), présentée par l’animatrice Alessandra Sublet (puis par A.-S. Lapix). Entourée de chroniqueurs (dont le journaliste de France Inter, Patrick Cohen), la présentatrice reçoit ses invités dans un décor de loft, au salon puis autour d’un repas, pour aborder l’actualité sous de multiples formes (chronique, débat, séquence humoristique, extraits d’émissions, etc.) qui n’excluent ni la prétention à traiter avec sérieux certains sujets, ni la possibilité de faire fonctionner en même temps l’impératif distractif sur la plupart des thèmes. Selon A. Sublet, au long des semaines « il faut [inviter] des jeunes, des moins jeunes, des politiques, des acteurs, des chanteurs », et assumer son ignorance : « Si je ne pige pas, il y en a d’autres comme moi devant leur télé » (Paris Match, 24 janvier 2013).
  • [18]
    Il ne s’agit pas tant d’inventer de nouvelles catégories, à remanier au fur et à mesure de l’évolution des dispositifs des émissions, mais plutôt de prendre en compte la transformation des dispositifs télévisuels qui interdisent désormais un classement binaire.
  • [19]
    Karl Zéro intitule ironiquement son émission, Le Vrai Journal.
  • [20]
    L’expression est de Michel Drucker. Le Monde télévision, 16 et 17 décembre 2001.
  • [21]
    Arnaud Montebourg a notamment été l’auteur d’une lettre ouverte adressée à ses collègues parlementaires les incitant à boycotter les émissions de divertissement (Télérama, 26 avril 2006).
  • [22]
    Même si la tonalité des entretiens de T. Ardisson a fortement évolué dans Salut les terriens, le ton irrévérencieux demeure caractérisé à l’égard des invités politiques les moins titrés : à Benjamin Lancar (porte-parole des jeunes UMP, 1er octobre 2011) : « Il paraît que votre élection s’est jouée à rien. C’était celui qui avait des mocassins à glands qui a gagné » ; à Valérie Rosso-Debord (députée UMP, 8 octobre 2011) : « Vous êtes une sorte de Nadine Morano en moins énervante. »
  • [23]
    Salut les terriens, 20 janvier 2012.
  • [24]
    Salut les terriens, 11 septembre 2010.
  • [25]
    Sur l’enjeu d’écriture des ouvrages politiques, voir Le Bart (2012).
  • [26]
    L’enquête a commencé bien avant que Manuel Valls ne soit nommé à Matignon en mars 2014.
  • [27]
    Comme l’analyse finement Le Bart (2013).
  • [28]
    Ce n’est évidemment pas la même chose de donner la parole à un « opposant » à la direction de son parti dans une émission politique et dans une émission de débat consacrée aux « banlieues », de convier un jeune maire narrant son expérience, de l’inviter à la parution de son dernier ouvrage ou comme interlocuteur pour défendre la position de son parti. Nos graphes donnent une idée de la visibilité cumulative d’une personnalité politique, sans pour autant rendre compte dans le détail du lien entre les positions occupées et les « raisons » de l’invitation.
  • [29]
    Les invitations politiques de Manuel Valls en plateau ont été reconstituées à partir des données de l’INA que nous remercions son aide. Les catégories de l’INA sont fondées sur le genre des émissions, genres qui s’avèrent en pratique fortement hybrides. Nous avons donc redistribué les émissions de plateau dans quatre catégories (« Politique », « Divertissement », « Débat », « Culture »), dans la mesure où nous avons pris en compte l’existence d’un nombre croissant d’émissions de plateaux intégrant, à des degrés divers, les pôles « politique » et « divertissement ».
  • [30]
    Ces données sont issues des fichiers de l’INA.
  • [31]
    Tout le monde en parle, 20 h 10 pétantes, Vendredi et Samedi pétantes, On ne peut pas plaire à tout le monde, T’empêches tout le monde de dormir.
  • [32]
    « … Il y a les émissions à gros risques comme celles de Marc-Olivier Fogiel ou de Thierry Ardisson […]. Mais là l’exercice est périlleux. On peut se retrouver entouré de personnalités qui n’ont rien à voir avec la politique […]. Il n’est pas toujours facile d’évoquer sans polémique ni paillettes des sujets ardus. Sans compter que le public est parfois invité à siffler ou à huer l’invité politique, tête de Turc idéale… Rien n’est jamais à exclure, mais la vigilance s’impose » (Promis, j’arrête la langue de bois, op. cit., p. 54).
  • [33]
    Extrait de la quatrième de couverture de l’ouvrage. La troisième partie intitulée « Les sujets qui fâchent » aborde les thèmes du retour au plein-emploi, des impôts, de la réduction de la dépense publique et de la réussite scolaire ; sujets sur lesquels le clivage gauche/droite est un marqueur identitaire médiatiquement fort.
  • [34]
    « Jean-François Copé était un vrai mordu du media training. Dès qu’il était invité à une émission, même pour un passage court, à ses débuts, il en faisait un. C’était systématique », Entretien avec Frank Thiébaux, chargé de communication de Benoist Apparu (secrétaire d’État au Logement), novembre 2011. Bastien Milot (op.cit., p. 49) qui a été le conseiller en communication de J.-F. Copé de 1995 à 2005 déplore que son ancien patron « se laisse encore parfois entraîner sur le chemin de la boulimie télévisuelle ».
  • [35]
    Un phénomène analogue est observable dans le cas de M. Valls, député-maire d’Ivry, très souvent invité au début des années 2000 sur des questions de sécurité publique en banlieue.
  • [36]
    Un « bon client » selon la définition indigène proposée par les professionnels de la télévision est un invité qui accepte de se plier aux dispositifs de l’émission, joue pleinement le jeu et dont les prestations sont jugées, ensuite, médiatiquement réussies. À l’opposé, un invité repoussoir est celui qui s’inscrit avec difficulté dans le format de l’émission soit par manque de savoir-faire (manque d’humour, de répartie ou de distance à soi) soit par désajustement (incapacité à abandonner les formes classiques du discours politique) et qui finit par apparaître comme un risque potentiel de perte d’audience.
  • [37]
    Six livres publiés entre 2005 et 2011.
  • [38]
    Le Bart (2012) remarque la stratégie de publication tous azimuts de M. Valls : « Ainsi observera-t-on la capacité d’un Manuel Valls à se faire consacrer comme leader socialiste d’envergure, alors même qu’il ne dispose d’aucun réseau militant au sein du PS » (p. 108).
  • [39]
    Les chiffres de ventes des ouvrages politiques sont très divers, les succès sont cependant assez rares au regard de la multitude d’ouvrages parus.
  • [40]
    « Il s’y attendait, à tout ça, il est formé pour. C’est la deuxième fois qu’il vient [à l’émission] », déclare l’animateur Laurent Ruquier à l’un de ses invités (On n’est pas couché, 15 janvier 2012).
  • [41]
    Entretien avec Frank Thiébaux, décembre 2011.
  • [42]
    Les informations proviennent d’un recoupage entre les sites internet des médias concernés et le site internet de G. Peltier qui note alors scrupuleusement les invitations médiatiques qui le concernent.
  • [43]
    Lionel Jospin (16 janvier 2010), ancien Premier ministre et auteur d’un livre de mémoires, déclare sur le plateau d’On n’est pas couché avoir pris la décision de s’y rendre après avoir vu l’émission qu’il jugeait respectueuse des invités.
  • [44]
    Goffman (1973, p. 111) définit les coulisses comme un lieu où « l’acteur peut se détendre, […] abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle, et dépouiller son personnage ».
  • [45]
    Pour un exemple, voir Villeneuve (2010).
  • [46]
    Selon les propos de Michel Malausséna, producteur du Vrai Journal de Karl Zéro (entretien, novembre 2011), qui relève que cette concurrence avec les émissions politiques pour s’assurer la présence d’invités politiques a rendu indispensable la constitution de liens personnels avec l’univers politique, soit par l’intermédiaire de « recruteurs » disposant d’un carnet d’adresses étendu, soit progressivement grâce à l’animateur lui-même dont la socialisation à l’univers politique se réalise grâce à l’instauration de relations régulières, hors du cadre strictement professionnel, avec certains de ses invités.
  • [47]
    Cette exclusivité consiste à promettre de ne pas se rendre la même semaine ou le même jour sur le plateau d’une émission considérée comme immédiatement concurrente.
  • [48]
    Un conseiller en communication a pu nous déclarer que jamais « son » ministre n’avait serré autant de mains sur les marchés le dimanche qu’après être passé la veille à On n’est pas couché.
  • [49]
    Entretien avec Frank Thiébaux, novembre 2011.
  • [50]
    Entretien avec Nicolas Dupont-Aignan, février 2012.

1Il semble aujourd’hui entendu que l’exposition dans les médias fait partie de l’ordinaire de l’activité des professionnels de la politique. Il est, en outre, souvent prêté à ces derniers de sacrifier hâtivement aux charmes de la communication [1] recherchant, d’une certaine façon, « l’audimat désespérément » (Malherbe, 2007), abdiquant, autrement dit, la grandeur du métier politique pour une illusoire quête de célébrité. La constitution d’un « capital de visibilité » dont le fondement, selon Nathalie Heinich, reposerait sur le fait d’être « connu par plus de personnes que l’on n’en connaît » (Heinich, 2012, p. 44) serait désormais ainsi logée au cœur du métier politique et produirait une nouvelle hiérarchie, en départageant les professionnels de la politique ayant accès aux médias des autres, renvoyés, sinon à l’insignifiance, du moins à l’invisibilité. La montée en puissance des émissions dites de divertissement au sein de la télévision française a justement été avancée comme une preuve de l’avènement d’une nouvelle ère télévisuelle conduisant à une « dilution », une « extension du domaine de la politique », une « réconciliation du populaire et du politique », autrement dit induisant l’avènement d’un nouveau « spectacle politique ».

2Bien que de nombreuses analyses consacrées à la médiatisation de la politique pointent avec raison la montée en puissance des impératifs communicationnels dans l’exercice ordinaire de l’activité politique, certaines propositions semblent mériter une plus ample discussion, d’autant qu’elles soulèvent d’épineux problèmes de méthode.

3Un des biais devenus classiques dans l’étude des médias, le médiacentrisme (Schlesinger, 1992), paraît persister dans nombre d’approches appréhendant l’invitation des professionnels de la politique au sein d’une émission télévisée comme une impérieuse nécessité à laquelle ces derniers ne sauraient déroger, les producteurs d’émissions se laissant guider par des impératifs propres pour « convoquer » les membres du personnel politique qui leur conviendraient le mieux. À rebours de cette vision, il s’agira ici de développer plusieurs des interrogations méthodologiques majeures qui ont permis l’analyse développée dans notre étude des transformations récentes (depuis la fin des années 1990) de la représentation de la politique à la télévision française (Leroux et Riutort, 2013a). Il nous est apparu qu’un questionnement sur les enjeux pratiques de la présence du personnel politique à la télévision ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur les méthodes, dès lors que nous prenions pour principal objet les nouveaux espaces de représentation de la politique souvent désignés sous les termes génériques d’« émissions de divertissement » et « talk-shows ». Les présupposés qui définissaient a priori notre objet (l’unité d’un genre, le « divertissement » par opposition aux lieux d’exposition plus classiques du personnel politique tels que les émissions politiques « traditionnelles ») et son intérêt (« l’inflation du divertissement » liée à la présence croissante des politiques) ont été questionnés et ont conduit à reconsidérer à la fois le genre, les contenus et la nature de la participation du personnel politique. Pouvait-on, pour établir des comparaisons sur le long terme, se contenter d’une recension des invitations et des invités politiques ? Ne devait-on pas s’interroger également sur les propriétés et les capitaux politiques de l’invité ? Cela ne permettrait-il pas de comprendre ce qui se joue concrètement lors d’une invitation politique télévisée, et qui n’est pas loin de s’apparenter à des « transactions collusives » [2] entre acteurs évoluant dans des espaces sociaux spécifiques et contraints de coopérer, de manière plus ou moins régulière, lorsque les relations perdurent aussi bien sur le plateau qu’en dehors de celui-ci ? En ce sens, l’invitation politique semble bien résulter d’un compromis mettant en relation des acteurs mus par des logiques différentes. Prendre en compte les contextes des invitations, les rapports de force sous-jacents liés aux ressources sociales des invités et de leurs hôtes devait permettre d’éviter l’artefact produit ex post par le comptage déshistoricisé des noms propres.

Quelle unité pour le divertissement ? Retour sur catégorisation

La catégorie « divertissement » en jeu

4La montée en puissance des émissions dites « de divertissement » invitant des responsables politiques constitue un fait avéré depuis le milieu des années 1990 en France. Ce sujet a déjà donné lieu à d’abondantes publications en France [3], comme à l’étranger, notamment aux États-Unis [4], où le phénomène est bien plus ancien. Un des arguments forts utilisés pour attester la suprématie acquise désormais par la sphère du divertissement sur celle de l’information repose clairement sur la prédominance des invitations « hors cadre » (autrement dit, relevant de la sphère du divertissement), qui permettrait de conclure que « le divertissement est aujourd’hui le principal genre de mise en scène du politique » (Le Foulgoc, 2003, p. 60) à la télévision.

5Pour en arriver à une telle affirmation, il est toutefois nécessaire d’inclure dans la définition de l’émission de divertissement la quasi-totalité des programmes qui ne relèvent pas de la catégorie « émissions politiques » [5]. La distinction semble a priori aisée à établir : peut être considéré comme une émission politique tout programme de télévision, présenté et animé par des journalistes professionnels et relevant de la direction de l’information de la chaîne [6]. À l’opposé, une émission de divertissement relève de la direction des programmes et se trouve la plupart du temps, mais pas exclusivement, présentée par un animateur de télévision. Son caractère ludique est ainsi avéré et figure clairement dans le pacte de réception de l’émission conçu par les programmateurs, à l’opposé de l’émission politique valorisant la dimension civique et le registre argumentatif (Lochard et Soulages, 2003).

6Le caractère fortement élastique du divertissement nous a conduits à substituer à la catégorie talk-show l’appellation d’« émission conversationnelle ». Ce qui semble, en effet, caractériser, avant toute chose, les émissions de plateau où prennent place les invités politiques, c’est le fait qu’elles adoptent formellement, dans l’exercice de la parole, les principes qui gouvernent la conversation ordinaire, tout en respectant scrupuleusement les contraintes qui régissent la fabrication de programmes de télévision (la nécessité d’un rythme soutenu, afin d’éviter silences et « tunnels », monopolisation de la parole, etc.) : les logiques de prise de parole et les échanges qui s’ensuivent apparaissent, en conséquence, ouverts, peu hiérarchisés et discontinus et favorisent l’interruption, la formule, le « coup de gueule », l’expression en première personne. À la différence des émissions politiques classiques, il s’agit ainsi moins de débattre d’un sujet prédéfini que d’échanger, sans qu’une hiérarchie apparente de thèmes ou d’interlocuteurs ne délimite a priori l’espace des possibles discursifs. Les sujets abordés, comme le traitement opéré, sont censés intéresser l’ensemble des invités présents et les autoriser à prendre éventuellement part aux échanges. Ces émissions ont repris et perfectionné des principes déjà présents antérieurement (notamment à la radio), avec une volonté, de plus en plus manifeste, d’accélérer le rythme des échanges. Alternent ainsi les interventions attendues comme les plus spectaculaires, les séquences « fortes » et celles plus routinières, les individus les plus connus avec ceux qui le sont moins, les séquences et les sujets « graves » et « légers », etc. Ce zapping interne constitue une stratégie de programmation pleinement assumée visant à éviter que les téléspectateurs ne soient tentés de changer de chaîne, tout particulièrement lorsque l’émission est programmée à des heures de forte concurrence en termes d’audience, mais aussi pour permettre à tout spectateur de rejoindre l’émission à n’importe quel moment.

7Tout en restreignant l’ensemble de la sphère du divertissement aux émissions de plateau, où la parole occupe une place centrale, et en évacuant ainsi les autres « véritables » programmes de divertissement de l’étude (jeux, émissions de variétés) qui relèvent d’autres ressorts, au sein desquels les politiques sont la plupart du temps absents et où une prise de parole politique, même édulcorée n’a pas droit de cité [7], l’appellation « divertissement » renvoie encore en pratique à une grande diversité de programmes où la place accordée à la parole politique s’avère extrêmement variable. La simple comparaison des dispositifs [8] des émissions conversationnelles originelles, apparues au milieu des années 1990, désireuses d’instaurer une rupture avec l’émission politique « traditionnelle » pourrait suffire à souligner la variété des formats qui coexistent derrière l’appellation générique « divertissement ».

8Au moment de leur apparition, les émissions pionnières surprennent par leur originalité, puisque les invités politiques, minoritaires sur les plateaux, « essuient les plâtres ». Ainsi au sein du talk-show de T. Ardisson, Tout le monde en parle (France 2, 1998-2006), ils ne représentent que 4 % du total des invités. Le dispositif de l’émission, diffusée le samedi soir en deuxième partie de soirée, vise ainsi clairement à transposer au sein de l’univers politique, le principe de l’interview « décalée » des invités de l’univers du spectacle, dont l’animateur s’était fait une spécialité [9]. L’invité politique est placé parmi un parterre d’invités qui ne lui sont guère familiers, issus de l’univers du spectacle, et cette dimension transgressive a suscité de nombreuses réactions indignées en provenance des univers politique et journalistique.

9Le dispositif de l’émission de Karl Zéro, Le Vrai Journal (Canal Plus, le dimanche midi, 1997-2006) apparaît plus clairement hybride : tout en jouant sur l’ironie et le décalage, comme le souligne le titre même de l’émission, celle-ci alterne des sketches parodiques portant sur la vie politique et l’actualité et de « véritables » reportages réalisés par l’agence Capa, et se termine par une interview politique où l’animateur innove en tutoyant à l’antenne les invités politiques. Il vise ainsi à « briser le tabou » des liens unissant les interviewers ordinaires des politiques avec leurs hôtes. L’interview demeure, toutefois, relativement classique en limitant l’interaction à un intervieweur et un interviewé, distincte en cela des talk-shows reposant sur l’hétérogénéité des profils d’invités présents sur le plateau.

10L’émission Vivement dimanche, enfin, (France 2, dimanche après-midi, depuis 1998) repose sur un dispositif très différent des deux précédents : elle est conçue autour de l’invité d’honneur de l’émission qui peut être, dès l’origine, un invité politique, et qui contribue activement à la conception du programme en partenariat avec l’animateur. L’invité livre des éléments biographiques, acceptant que des membres de son entourage soient interviewés, que des proches connus ou inconnus passent à l’antenne.

11Les dispositifs mêmes des premières émissions conversationnelles et la place qu’elles octroient à la politique pèsent fortement en amont sur les caractéristiques potentielles des invités politiques (Le Grignou, 2003). En raison du dispositif déstabilisant de l’émission et de son faible contenu politique intrinsèque (l’entretien avec l’invité politique évoque très peu la « politique »), le talk-show qui comporte a priori le plus de risques pour l’invité politique – Tout le monde en parle – n’attire guère que des outsiders du champ politique qui ont peu d’accès aux tribunes politiques (responsables de formations non parlementaires, anciens ministres) ; celui qui s’apparente le plus, sur bien des aspects, à une interview politique « classique » – Le Vrai Journal –, après avoir dû se contenter d’invités périphériques, peut se recentrer très vite, dès la deuxième saison, sur des professionnels de la politique de premier plan, séduits par l’opportunité de disposer d’une tribune qui leur permet de s’adresser à un public « jeune » [10] ; l’émission qui représente un risque quasi nul pour l’invité politique – Vivement dimanche – puisqu’elle emprunte entièrement au registre de la célébration, est, en conséquence, celle qui ne s’ouvre qu’aux invités politiques de premier rang (personnel ministériel, présidentiables et principaux dirigeants de l’opposition), ceux dont l’ampleur de la notoriété acquise est susceptible d’assurer une « reconnaissance » de la part du public de télévision du dimanche après-midi [11]. Ces trois exemples, emblématiques des programmes pionniers, suffisent à souligner la nécessité de prendre au sérieux la variété des dispositifs des émissions irréductibles au simple label de « divertissement », les chaînes et horaires de diffusion ainsi que les styles des animateurs, notamment à partir de la diversité de la place accordée à la politique et des profils variés des personnalités invitées [12].

L’hybridation comme défi au divertissement

12La thèse visant à défendre et promouvoir le rôle « démocratique » du talk-show, notamment à partir d’expériences étrangères [13], a rencontré un succès académique certain. Le fait d’envisager a priori l’instauration d’un rapport spécifique à la politique engendré par les émissions conversationnelles – positivement ou négativement – repose ainsi sur l’hypothèse discutable selon laquelle le divertissement s’opposerait en tout point à l’émission politique « classique », tant dans les logiques de fabrication que dans les promesses de réception et les caractéristiques du public [14]. Pourtant, lorsque l’on tient compte des transformations des logiques de programmation télévisuelle, il paraît impossible de cantonner la sphère du divertissement à un espace clairement circonscrit une fois pour toutes. La multiplication des émissions de plateau au sein de la télévision française, au cours de ces dernières décennies, a conduit à l’instauration quasi institutionnalisée d’un « mélange des genres » visant à décloisonner les contenus autrefois clairement différenciés au sein d’une grille de programmes (émissions de débats, de reportages, culturelles…).

13Divers programmes illustrent bien la mise en place de ces procédés. Un exemple : l’émission Semaine critique (2010-2011) programmée le vendredi soir vers 23 heures sur France 2 [15] comprend autour du présentateur le journaliste directeur du Point Franz-Olivier Giesbert, une équipe de chroniqueurs réguliers (journalistes, historiens, chroniqueurs culturels…) chargés de réagir et d’interroger sur le plateau les invités de l’émission (personnalités culturelles, politiques, médiatiques…) généralement reçus pour présenter un livre [16]. L’émission tient tout à la fois de la discussion littéraire – le présentateur, lui-même auteur de romans, a auparavant présenté des émissions littéraires –, du débat de société (les invités sont généralement auteurs d’essais et les thèmes en relation avec l’actualité), de l’actualité politique (un invité politique est régulièrement présent sur le plateau) et du talk-show (les portraits des invités font l’objet d’une séquence constituée d’un montage d’images d’archives ponctué par des remarques acerbes en voix off, alors qu’un humoriste vient clore l’émission en malmenant quelques-uns des invités en plateau), bien que le ton tienne davantage de la conversation de salon que de la recherche de spectaculaire (la dimension « conversationnelle » est ici manifeste). Cette volonté de mélange des genres télévisuels conduit ainsi à tenter de contourner divers obstacles – parler de livres à la télévision, satisfaire aux objectifs culturels du cahier des charges – en intégrant dans le programme la potentialité polémique du débat, en choisissant des invités – y compris politiques – disposant d’une forte notoriété tout en distillant des ingrédients récréatifs (la chronique de l’humoriste Nicolas Bedos, qui a contribué à la notoriété de l’émission, est annoncée dès la prise d’antenne).

14Ce type d’émissions « mixtes » qui tend à se multiplier dans les chaînes généralistes puis sur la TNT, constitue, en pratique, un défi à la tentative de vouloir borner une fois pour toutes l’espace du divertissement qui se propage désormais au sein des émissions « sérieuses » et se décline, à son tour, en différents « genres ». Ces particularités s’observent spécialement lorsque le chercheur se retrouve à devoir opérer un tri parmi les invitations télévisées en plateau des personnalités politiques. Loin de se limiter à une opposition binaire, entre émissions politiques « classiques » et un « hors cadre » (les divertissements), il existe désormais une multitude d’espaces intermédiaires télévisuels situés entre la « politique » et le « divertissement », empruntant tantôt à l’un et à l’autre, mais ne s’y réduisant pas, conséquence directe de l’augmentation du nombre d’émissions de plateau [17].

15Le caractère hybride des émissions de plateau semble d’ailleurs acté par le classement de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) qui les répertorie dans des genres différents : ainsi Le Vrai Journal et On a tout essayé sont-ils classés dans la rubrique « Humour » alors que Le Grand Journal, Vivement dimanche, On n’est pas couché, Salut les terriens relèvent du genre talk-show. Ces catégories ne vont toutefois pas, à leur tour, sans poser problème : elles semblent en effet tenir davantage au profil de l’animateur (Karl Zéro et Laurent Ruquier ont fait leurs débuts en tant qu’humoristes), qu’au style de l’émission (On a tout essayé se présente comme une émission « légère », entrecoupée de rubriques « amusantes ») qu’à leur contenu réel, notamment politique. En rester à la nomenclature de l’INA reviendrait, par exemple, à ranger l’émission de Michel Drucker Vivement dimanche et l’émission de Frédéric Taddéi, Ce soir ou jamais (quotidienne sur France 3 de 2006 à 2011, puis hebdomadaire sur France 3, puis France 2), débat entre personnalités du monde culturel à propos de sujets d’actualité, sous la seule et même rubrique talk-show. Le fait de n’envisager qu’un nombre limité de rubriques – comme y invite le partage opéré entre « politique » et « divertissement » – conduit ainsi, en agrégeant des émissions aux dispositifs et contenus sensiblement variés, à majorer de manière artificielle et mécanique « l’emprise » exercée par le divertissement sur la représentation de la politique : tout ce qui ne relèverait pas de l’émission politique « classique » est ainsi taxé de « divertissement ».

16Cette extension statistique de la sphère du divertissement (limitée aux émissions conversationnelles relevant de la direction des programmes et présentées par des animateurs dans une case réservée) nous a conduits au fil de l’enquête à utiliser de nouvelles catégories telles que « débat » ou « culture » [18]. La multiplication des émissions de plateaux entrecoupées de reportages (comme Zone interdite ou Capital sur M6, Revu et corrigé, Arrêts sur image sur France 5) ou rompant avec l’entretien classique (En aparté sur Canal Plus, Thé ou café sur France 2, C à vous sur France 5) au cours desquelles des invités politiques sont fréquemment présents constitue bien un « nouveau » genre d’intervention difficilement classable dans le cadre des « émissions politiques » ou du « divertissement ». Ces tribunes semblent s’apparenter davantage au « Débat », même s’il n’est pas toujours contradictoire, puisque l’invité peut se retrouver questionné par l’unique animateur de l’émission, généralement sur sa « personnalité » plus que sur son programme politique, même si des incursions discrètes sont toujours possibles. De même, l’expansion d’émissions « culturelles » (Chez FOG sur France 5, Le bateau livre sur France 5, Semaine critique sur France 2) où les invités politiques sont reçus pour présenter un livre et, de plus en plus fréquemment, participer à un débat avec le journaliste, sont classées dans la rubrique « culture », davantage en raison de la tonalité propre de l’émission (les invités sont conviés à manifester de la « profondeur », de la « hauteur de vue » plus que leur « sens de l’humour » attendu dans le divertissement) qu’à la particularité d’un dispositif, très proche de celui des émissions conversationnelles.

17Plaider ainsi pour un réaménagement des critères de classement des invitations politiques télévisées n’a pas pour fondement l’illusion positiviste de la recherche d’un illusoire « bon » classement, mais cherche à prendre au sérieux l’évolution des formes des programmes. L’inexorable montée en puissance du divertissement pourrait être ainsi fortement relativisée, puisqu’elle semble résulter principalement d’un coup de force statistique produit par la binarité du classement alors qu’inversement son réel apport passe inaperçu : la capacité du divertissement à avoir essaimé son modèle de prise de parole dans de nombreux autres programmes.

Comptes et mécomptes des classements des invitations politiques

Saisir les composantes du capital politique

18La montée en puissance du divertissement a légitimement pu être analysée, du moins dans sa phase initiale, comme un ensemble de tentatives de contestation implicite ou explicite du traitement journalistique de la politique qui avait cours jusque-là. Les volontés de renouvellement explicite des formes de mise en scène de la politique ont pu prendre appui sur des critiques de la connivence supposée, entretenue entre responsables politiques et journalistes [19] et la plupart du temps sur une promesse d’élargissement et de diversification de l’audience des invités politiques, enfin « sortis de leur ghetto » [20]. Le traitement parfois irrespectueux dont ont pu faire l’objet nombre d’invités politiques a pu susciter des réactions indignées de certains d’entre eux [21] estimant que le prix à payer (la désacralisation de la parole politique) s’avérait démesuré au regard de profits en grande partie illusoires (gagner en notoriété ou en popularité, améliorer son image publique, etc.). Pourtant, le traitement ouvertement désacralisant mis en œuvre par les animateurs de divertissement ne saurait jamais être totalement dissocié des propriétés de leurs invités politiques. Ainsi, l’émission qui est certainement allée le plus loin dans le traitement irrévérencieux et l’usage quasi systématique de procédés de déstabilisation de ses invités – Tout le monde en parle – est également celle qui n’a accès qu’au personnel politique de second rang.

19L’animateur ne peut recevoir, pour diverses raisons (émission pionnière, adoptant un ton iconoclaste au sein de laquelle le contenu proprement politique de l’entretien est faible) que certaines fractions du personnel politique, en voie d’émergence (« jeune » parlementaire, élu local médiatisé à propos d’un événement mêlant son territoire d’élection) ou en déclin (ancien ministre n’occupant plus de mandat électoral et auteur d’un ouvrage de mémoires ou d’intervention). Et c’est bien la faiblesse intrinsèque et/ou la dévaluation de leur capital politique qui peut inciter certains professionnels de la politique à accepter de figurer dans ce type de tribune, où l’invité est rarement mis en valeur [22]. Fort de sa position d’hôte, l’animateur s’autorise à se livrer à une évaluation de l’invité politique : T. Ardisson peut ainsi déclarer à Samia Ghali (maire d’arrondissement et sénatrice de Marseille) : « Vous êtes très sympathique. Moi, je pense qu’un jour vous serez maire de Marseille et que vous serez la première élue d’une grande ville issue de l’immigration » [23] ; à Éric Ciotti (député UMP des Alpes-Maritimes) : « Bon, vous n’êtes pas très connu. Mais là ça y est, c’est une consécration. Vous passez chez Ardisson[24]. »

20Il semble préférable, dans ces conditions, d’appréhender l’exposition médiatique, non comme une obligation sociale évidente pour tout professionnel de la politique, mais de prendre en compte, afin d’en saisir les ressorts, les variations de composition, de volume de capital politique ainsi que la trajectoire de l’invité. Tenir compte de ces propriétés permet de dépasser les limites des comptages des invitations politiques élaborés à partir des seuls noms propres. Si le fait de savoir que Jack Lang détient le record des invitations dans les émissions conversationnelles de 1986 à 2005 (Malherbe, 2007, p. 223) présente un intérêt certain, dans la mesure où son exposition médiatique a participé à l’entretien et à l’accroissement de son capital politique, cette médiatisation a toutefois pu s’opérer, en fait, sur des principes sensiblement différents, voire contraires : d’ordre quasi « fonctionnel », lorsqu’il occupe le poste de ministre de la Culture et de la Communication, l’exposition médiatique intense reposant sur le divertissement peut avoir pour objet, dans une autre conjoncture, l’obligation d’entretenir une cote de popularité (et de notoriété) précédant la désignation d’un candidat à la mairie de Paris, à l’élection présidentielle, ou encore un moyen d’assurer la promotion d’un ouvrage, écrit en partie, pour tenter d’effectuer un retour sur la scène politique [25].

21La mutation des principes de classement est susceptible de mieux faire apparaître l’enjeu proprement politique que représente l’invitation télévisée. En se penchant sur deux trajectoires politiques singulières, il est en effet possible d’esquisser quelques pistes d’analyse aisément transposables.

22Les figures de Jean-François Copé et de Manuel Valls [26] pourraient faire figure de « cas exemplaires », mais nombre de caractéristiques de leurs trajectoires politiques sont également présentes chez d’autres professionnels de la politique contemporains. Pour ces deux personnalités, l’accroissement progressif du capital politique (le statut de ministre, de « présidentiable ») et l’occupation de postes au sein de leurs partis respectifs atteste que la médiatisation d’un représentant politique demeure toujours aujourd’hui fortement tributaire de la position occupée dans le champ politique. Leurs médiatisations respectives relèvent également de stratégies de valorisation qui peuvent caractériser le positionnement de personnalités politiques émergentes (adopter, par exemple, des prises de position régulièrement en décalage avec la direction de sa formation politique), mettant en œuvre ainsi des stratégies de promotion de soi fortement individualisées [27] qui s’accompagnent, en parallèle, tout au long des phases ascendantes de la carrière politique, d’une présence accrue sur un éventail élargi de scènes télévisuelles [28].

Graphique 1

La présence de Manuel Valls dans quatre grandes catégories d’émissions télévisées[29]

Graphique 1

La présence de Manuel Valls dans quatre grandes catégories d’émissions télévisées[29]

Graphique 2

La présence de Jean-François Copé dans quatre grandes catégories d’émissions télévisées[30]

Graphique 2

La présence de Jean-François Copé dans quatre grandes catégories d’émissions télévisées[30]

23Un élément immédiatement commun à ces deux professionnels de la politique est la prépondérance des émissions politiques dans leur médiatisation télévisée. Cela tiendrait déjà à relativiser le poids du divertissement dans la médiatisation des professionnels de la politique : même si l’on agrégeait les trois catégories non politiques ensemble (« débat », « divertissement » et « culture »), dans le cas de Jean-François Copé, les émissions politiques demeureraient quasiment chaque année majoritaires à elles seules. La situation est moins nette dans le cas de Manuel Valls – certainement parce que du fait qu’il n’avait pas occupé de fonction de porte-parole de parti ou de président de groupe parlementaire, son invitation s’impose moins systématiquement dans le cadre d’une émission politique – même si, dans son cas, les émissions politiques demeurent également primordiales dans son exposition télévisuelle.

24La participation à une multitude d’émissions (toutes catégories confondues) demeure nécessairement corrélée à l’occupation de fonctions politiques (notamment celle de porte-parole), mais témoigne également, à un niveau plus individuel, de la prise en compte de la transformation de l’économie spécifique de la relation instaurée entre les médias et la politique, comme en témoigne l’insertion des divertissements dans la nouvelle configuration médiatique de la politique.

25Jean-François Copé ne participe ainsi à aucune des émissions mettant le plus systématiquement en cause le personnel politique [31], mais, en revanche, est reçu par trois fois (2004, 2005 et 2006) au Vrai Journal de Karl Zéro, où il campe une figure nouvelle de la droite, en rupture avec le conservatisme affiché, usant sans cesse du métadiscours pour souligner ses différences, notamment la sincérité et la franchise qui l’animent, et son rapport constant avec le terrain dont il tire des leçons pratiques, ce dont témoignait déjà un premier ouvrage (Ce que je n’ai pas appris à l’ENA, Hachette, 1999). Il publie en 2006 un ouvrage prédestiné, par son titre même (Promis, j’arrête la langue de bois, Hachette), à donner lieu à de multiples invitations sur les scènes du divertissement (Le Vrai Journal, Le Grand Journal et On a tout essayé), où il théorise, dans un bref paragraphe, son rapport du moment aux émissions de divertissement [32]. Le futur promoteur de « la droite décomplexée » y livre « sans détour » et « de l’intérieur » « l’envers du décor ministériel » pour « établir un diagnostic sans tabou de la France d’aujourd’hui […] et lancer quelques propositions chocs » [33]. En d’autres termes, le livre sert de prétexte à une présence dans les médias et devient le vecteur pour faire des propositions politiques ajustées au marché médiatique, tout en incarnant une « nouvelle » modalité d’exercice du métier politique (Le Bart, 2013) qui repose, en grande partie, et ce dès l’origine, sur un fort investissement médiatique [34].

26Ainsi, si Jean-François Copé (notamment en tant que porte-parole du gouvernement, secrétaire général de l’UMP), est régulièrement l’invité des « matinales » télévisées qui incluent une séquence d’interview politique (comme Les quatre vérités sur France 2 ou Ripostes sur France 5), il accède en parallèle à d’autres types d’émissions nettement moins « classiques » : le fait d’être député-maire de Meaux, ville moyenne en banlieue parisienne [35], l’autorise à être convié à des émissions politiques lorsque les thèmes de la délinquance et des « banlieues » sont évoqués, mais également à des talk-shows (Du fer dans les épinards, présenté par Christophe Dechavanne, en 1997, à propos d’un débat : « Que fait la police ? »), ainsi qu’à des émissions de débat entrecoupées de reportages (Compléments d’enquêtes sur France 2 (janvier 2002) à propos d’un débat consacré à la dépénalisation des drogues douces). Son intense activité de publication d’ouvrages lui vaut d’être fréquemment reçu sur le plateau d’émissions culturelles (Droits d’auteur sur la Cinquième, en novembre 1999, présentée par Frédéric Ferney pour Ce que je n’ai pas appris à l’ENA) mais, en raison de la notoriété télévisuelle acquise, indicateur de la composante médiatique du capital politique accumulé, dès 2005, d’être reçu dans des émissions laissant davantage libre cours à un entretien « personnel », à « dimension biographique » (Thé ou café, présenté par Catherine Ceylac, sur France 3 en septembre 2005) avant d’être l’hôte principal de M. Drucker dans Vivement dimanche (en avril 2006).

27Si l’intense activité médiatique ne saurait évidemment « expliquer », encore moins à elle seule, la carrière politique de J.-F. Copé – puisque le fait d’exercer des positions politiques de premier plan, et tout autant, de porte-parole de parti, de groupe parlementaire induit une médiatisation quasi obligée, au moins dans les émissions politiques –, le fait d’investir en parallèle tout un spectre d’émissions aux dispositifs et caractéristiques différents (débats, émissions culturelles, talk-shows…) contribue à l’émergence d’une visibilité médiatique du professionnel de la politique, principalement destinée aux professionnels de médias, débouchant sur l’acquisition d’un statut de « bon client » [36], gage de promesse d’invitations futures.

28Manuel Valls est, quant à lui, l’auteur d’une abondante production éditoriale [37], dont le contenu plus programmatique, et sans doute conforme à son souhait de prendre place et de prendre date (il est candidat à la primaire socialiste et deviendra ministre de l’Intérieur après l’élection présidentielle de 2012), mais qui décline pourtant à l’occasion des aspects plus personnels (ses origines espagnoles, son travail d’élu local et la connaissance du « terrain » qui en découle), notamment dans l’ouvrage Pouvoirs (Stock, 2010). La « stratégie de production de soi », objet du livre [38], se prolonge tout naturellement sur les plateaux des divertissements et d’autres émissions hybrides et peut tenter d’agir comme contournement des verdicts de l’espace politique et s’avérer utile lors de la phase ascensionnelle visant à constituer une notoriété médiatique éventuellement reconvertible, sous conditions, en capital politique (devenir conseiller d’un leader majeur, construire une « tendance », signer une motion…). Le livre est ainsi appelé à être disséqué par les professionnels des médias dont ils sont souvent le principal (et parfois l’unique) destinataire [39]. Le livre politique se transforme en outil politique dont la médiatisation constitue le principal enjeu dans l’entreprise de construction de l’image politique de son auteur. De ce point de vue, les émissions conversationnelles, si elles ne sont pas les seules à parler des livres (des) politiques, donnent souvent un écho important à ces ouvrages dès lors que leur format se prête aux passages télévisés. La plupart de ces ouvrages participent en effet à leur façon à une logique du mélange des genres assez proche de celle des émissions, en mêlant dévoilement de traits de la personnalité, de l’intimité et l’impact du « vécu », anecdotes sur les coulisses du pouvoir et dissertation sur le poids des responsabilités, en valorisant la figure de l’élu « de terrain » proche de ses concitoyens tout en distillant quelques propositions politiques destinées à être défendues sur les plateaux de télévision.

29Enfin, le cas de Jean-François Copé, comme celui de Manuel Valls pourraient illustrer un phénomène plus général de « retour de l’ordre politique » dans la composition des plateaux télévisés. L’autonomie relative (et forcée) des émissions conversationnelles dans le recrutement des invités politiques semble se réduire tendanciellement, selon que ces derniers sont en mesure de jouer un rôle important dans le jeu politique, ou du moins de relever d’une division du travail de communication politique entre types d’émissions, et que le « jeu » auquel donne lieu la présence sur le plateau est largement anticipé par des participants de plus en plus accoutumés au fonctionnement de ces émissions [40]. De fait, les trois grandes émissions conversationnelles de la seconde moitié de la décennie 2000 (Le Grand Journal de Canal Plus, On n’est pas couché sur France 2, Salut les terriens sur Canal Plus) auront vus défiler la plupart des premiers rôles de la vie politique, se situant au centre du jeu médiatico-politique. La sélection des invités ne traduit finalement qu’une concurrence médiatique instaurée entre les occupants des premiers rôles de la vie politique. Les choix des producteurs ne sont donc autonomes que dans la mesure où les divertissements privilégient, par rapport à l’actualité du moment, tel représentant d’un camp plutôt que son concurrent, la réaction du porte-parole de tel parti, plutôt que tel autre.

30Tout laisse à penser qu’un subtil dosage s’instaure dans le choix des émissions jugées stratégiques par le professionnel de la politique et son entourage, ainsi que l’affirme le conseiller en communication d’un ministre : « Dans un plan média, on va mettre une interview de presse écrite du type Le Figaro, Le Monde, Le Parisien, une exclusivité à un hebdo, le jour de l’événement une émission politique du matin mais si on veut élargir l’audience, on va ajouter une case Ruquier [On n’est pas couché] pour avoir un panel plus large[41]. » C’est ainsi qu’en fonction de leur position occupée, de leur volume de capital politique, mais également de leur exposition médiatique préalable, les invités politiques disposent d’un éventail de choix plus ou moins large. La banalisation croissante acquise par les émissions conversationnelles au sein du champ politique, puisque l’invitation des professionnels de la politique est devenue régulière et s’est imposée comme séquence « forte » de l’émission, invite à appréhender désormais, non pas la « politique » et le « divertissement » comme des choix opposés mais, au contraire, la plupart du temps, complémentaires, passant d’un style d’émission à l’autre, en tentant parfois d’ajuster leurs discours aux dispositifs et aux caractéristiques de leurs interlocuteurs, tout en caressant la promesse de s’adresser à de « nouveaux » publics.

L’invitation politique comme compromis

31L’invitation politique à la télévision gagne à être appréhendée comme le résultat d’un compromis, fruit d’un rapport de force plus ou moins stable – à la manière de ce que Norbert Elias appelle une configuration – établi entre hôtes et invités, professionnels des médias et de la politique.

32Un spectre des profils d’invités politiques à la télévision pourrait ainsi être esquissé de manière idéal-typique à partir de leur degré de « soumission » à l’exposition médiatique. Un continuum pourrait aller des invités politiques dont le faible capital politique accumulé les rend particulièrement tributaires de la constitution d’un capital médiatique, de professionnels de la politique plus établis (parlementaires, responsables de partis politiques) susceptibles de procéder à un « tri sélectif » des invitations entre sphères (« politique », « divertissement »…), voire au sein de chacune d’entre elles et, enfin, des titulaires des positions politiques les plus éminentes (dont le président de la République constitue sous la Ve République le meilleur exemple) en position de choisir les conditions pratiques de leur médiatisation. Un exemple du premier type d’invité peut être illustré par Guillaume Peltier, lors de son émergence dans le champ politique de 2005 à 2007. Alors secrétaire général du Mouvement pour la France dirigé par Philippe de Villiers, G. Peltier totalise [42] durant la saison 2005-2006 douze passages radiophoniques et huit passages télévisés : parmi ceux-ci, il n’accède qu’aux émissions conversationnelles (On a tout essayé ; Tout le monde en parle notamment) à l’exception d’une seule émission (C dans l’air sur France 5). La faiblesse du capital politique du candidat le conduit à accepter toute tribune, même celles qui le tournent volontairement en dérision et ne lui autorisent qu’une prise de parole infime (L’avis de Mouloud sur Canal Plus). Une simple comparaison établie entre les invitations de P. de Villiers et celle de G. Peltier permet de comprendre la division du travail opérée : le candidat à l’élection présidentielle se réserve les émissions politiques établies alors que le responsable émergent assume les émissions « à risques », tournées vers un public plus « jeune ».

33L’exemple de Roselyne Bachelot (Leroux et Teillet, 2006) rend bien compte, inversement, de la sélectivité dont le professionnel de la politique peut faire preuve au fur et à mesure de la progression de la carrière politique : lors de la phase d’émergence médiatique (notamment à partir des débats sur le Pacs en 1999), la présence télévisuelle de R. Bachelot a grandement reposé sur sa présence intense au sein des émissions conversationnelles où elle a pu faire figure de « bon client » (femme politique de droite « moderniste » en matière de mœurs et défendant une position minoritaire dans son camp), avant de refuser systématiquement les invitations du divertissement à partir du moment où elle est devenue ministre en 2002. Ce changement de stratégie de médiatisation rejoint pleinement l’accroissement de son volume de capital politique et l’occupation de positions lui autorisant un accès régulier aux émissions politiques de premier plan. En revanche, son retrait de la politique active, à l’issue de l’élection présidentielle de 2012, a pu s’apparenter à un retour sur la scène du divertissement en réalisant ses débuts en tant qu’animatrice de télévision sur la chaîne D8. L’évolution des positions politiques occupées comme les mutations dans la composition même du capital politique semblent commander un déplacement des formes d’exposition médiatique, ne serait-ce que pour tenter de contrôler partiellement son image publique.

34Enfin, les titulaires des positions les plus établies ont accès à des scènes télévisuelles qu’ils contrôlent en grande partie. Pour preuve, lorsque, très rarement, ils se rendent sur le plateau d’une émission conversationnelle, ils tendent à en infléchir le format, afin que les règles du jeu leur soient plus favorables. Le volume de capital politique détenu et la position institutionnelle occupée commandent non seulement en partie le ton de l’entretien, mais également le dispositif à l’œuvre : Édouard Balladur, fort de son statut d’ancien Premier ministre, a ainsi pu obtenir au sein de l’émission Tout le monde en parle que le sniper de l’émission, Laurent Baffie, ne soit pas présent sur le plateau. Nicolas Sarkozy est, pour sa part, reçu en tant qu’unique invité sur le plateau d’On ne peut pas plaire à tout le monde en 2005 en tant que président de l’UMP pour un entretien d’une durée d’une heure, longueur inhabituelle pour l’émission ; lorsque, président de la République, il participe au Grand Journal de Canal Plus, en décembre 2009, il le fait depuis l’Élysée dans un entretien préenregistré. Il est toutefois permis de remarquer que l’individualisation croissante du capital politique, notamment lié à la revendication du statut de « présidentiable » (Le Bart, 2013), incite les responsables politiques à participer aux émissions conversationnelles, qui représentent un espace idéal pour parler de « soi » : les principaux candidats à l’élection présidentielle de 2012, y compris les deux principaux, se sont rendus sur le plateau du Grand Journal de Canal Plus, l’émission acquérant ainsi progressivement, de fait, le statut de tribune politique légitime.

35Toutefois, pour que la présence des professionnels de la politique de premier rang s’institutionnalise au sein des émissions de divertissement, il a fallu que concomitamment les dispositifs d’émission accordent une importance croissante au contenu proprement politique de l’émission.

36Cette « notabilisation » des émissions conversationnelles n’a été rendue possible qu’à partir du moment où le cadre même de ces émissions s’est lui-même transformé (Leroux et Riutort, 2012, 2013b) en intégrant avec régularité des journalistes politiques à l’entretien, en minorant ou éliminant simplement les snipers chargés de déstabiliser les invités, en isolant la séquence politique des autres moments de l’émission… autrement dit, en recourant à un ensemble de procédés visant à témoigner auprès des invités qu’ils seraient pris « au sérieux » lors de l’entretien [43].

37Ainsi, pour que les émissions conversationnelles réussissent à accueillir régulièrement – désormais avec une moyenne d’au moins un invité politique par émission et parfois de plusieurs – des professionnels de la politique, et non plus irrégulièrement des agents mineurs du champ politique, il a fallu que les dispositifs de ces émissions s’ajustent à certaines attentes du personnel politique. Cette évolution invite à souligner l’hétérogénéité profonde constituée par les émissions conversationnelles, particulièrement lorsqu’on les appréhende dans la durée, ce qui remet en cause l’emploi univoque du label de « divertissement ». Le moment « déstabilisateur » inaugural des années 1995-2005 a laissé place à une nouvelle phase caractérisée par la recherche ostensible de compromis tissés avec les professionnels de la politique. L’ajustement progressif des invités politiques aux codes des émissions conversationnelles rend également en grande partie illusoire la dimension « subversive » ou « authentique » des émissions conversationnelles dans la mesure où ces émissions font l’objet de préparations régulières de la part des invités (sous forme de media training, par exemple), alors que les multi-invitations permettent de se familiariser, généralement avec succès, aux attentes de l’émission.

38La prise en compte des coulisses, aussi bien au sens propre qu’au sens qu’E. Goffman donne à ce terme [44], présente également l’intérêt de tenter de comprendre ce qui se trame et se joue lors d’une invitation politique télévisée. L’intérêt de pratiquer l’observation des émissions de plateaux [45] est de saisir le degré variable de familiarité et d’interconnaissance qui peut relier les producteurs et animateurs des émissions et leurs invités, dont l’aisance à l’antenne dépend également en partie de l’antériorité de leurs relations avec les professionnels des médias et de leur anticipation des contraintes propres aux émissions. La banalisation de la présence des invités politiques dans les émissions conversationnelles accentue paradoxalement la contrainte pesant sur les programmateurs visant à bénéficier du « bon invité au bon moment » [46] et d’éviter ainsi qu’il ne se trouve sur un plateau concurrent. C’est d’ailleurs cette intense concurrence portant sur le « marché » forcément restreint des invités qui les incite à réclamer une « exclusivité » à leurs invités, issus du monde du spectacle, comme de l’univers politique [47].

39Les émissions conversationnelles sont ainsi, au fur et à mesure qu’elles s’acclimatent à leur tour à l’univers politique, amenées à intérioriser des logiques d’action issues de l’univers journalistique (avoir l’invité « dans l’actu » du jour ou de la semaine). De leur côté, les responsables politiques anticipent d’éventuelles retombées que l’émission est susceptible de leur procurer. Ainsi que l’admet volontiers un conseiller en communication d’un ministre [48] :

40

On se dit alors comment toucher le maximum de personnes avec un nombre de supports différents. Quelle va être la cible des personnes qui regardent ? Je choisis de faire Ruquier parce que j’ai un thème à porter, j’ai déjà une idée je ne suis pas dans l’attente, j’ai envie de valoriser quelque chose pour le ministre au-delà des médias traditionnels et classiques, si je peux avoir une intervention bien cadrée, c’est bien [49].

41Les professionnels de la politique – selon évidemment le volume de capital politique possédé – peuvent être disposés à aller assez loin dans le compromis élaboré avec les professionnels du divertissement en espérant en tirer quelque profit en termes de visibilité politique (une invitation peut en laisser escompter bien d’autres). Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la République et député-maire de Yerres, admet ainsi :

42

Je ne peux pas refuser. Il faut y aller parce que les téléspectateurs sont intelligents et ils voient tout. Par exemple, je me fais étriller au Petit Journal à longueur de journée mais je m’en fous, j’y vais à fond. […] Les retombées concrètes existent dans ces émissions. Un passage chez Ruquier, cela a été pour moi des centaines de mails de soutien, des adhésions, on a reçu entre 20 000 et 30 000 euros de dons. Quand vous êtes bon sur une bonne émission, c’est énorme [50].

43Les invitations politiques en plateau gagnent ainsi à être fortement contextualisées – ce qui permet d’observer les variations importantes de médiatisation des professionnels de la politique selon leur capacité à se trouver ou non « dans » l’actualité – et appréhendées à partir d’enjeux pratiques (par exemple, les degrés de disponibilité, de conformation à l’exercice) qui pèsent tant sur les hôtes que les invités. En ce sens, les multi-invitations constituent un moyen de réduire la prise de risque des programmateurs en appréhendant le statut de « bon client » de l’invité – en dépit d’un éventuel risque de lassitude du public – en tant que gage de « réussite » de la séquence politique.

Conclusion

44La présence désormais banale des invités politiques dans les émissions télévisées de plateaux, souvent analysée comme une emprise généralisée du « divertissement » qui aurait cannibalisé la vie politique, mérite un plus ample examen. La sphère du divertissement, au fur et à mesure de son installation, voire de son institutionnalisation, n’a cessé de se transformer à son tour, en accordant une place croissante à la politique et un rôle majeur aux invités politiques dans les dispositifs des émissions. À tel point que l’unité du « divertissement » résiste mal aux évolutions de l’offre de programmes télévisés, accordant un rôle accru aux émissions en plateau particulièrement tournées vers l’hybridation des genres.

45Ces évolutions posent au politiste ou au sociologue des médias de nombreux problèmes lorsqu’il entreprend d’analyser la présence du personnel politique à la télévision. Le classement binaire, originel, opposant la « politique » au « divertissement » ne semble plus en mesure de rendre compte globalement des mutations du rapport médiatique à la politique face à l’évolution des formats et des contenus des émissions. Il est désormais nécessaire de leur adjoindre d’autres catégories, nécessairement évolutives, afin de saisir les mutations des cadres de la parole politique télévisée. Le comptage des invitations politiques télévisées gagne également à prendre davantage en compte les trajectoires et capitaux politiques des invités, afin de saisir leur médiatisation, non pas comme un impératif auquel ils ne sauraient déroger, mais plutôt comme un moment particulier correspondant à l’occupation d’une position spécifique au sein du champ politique et/ou un projet de valorisation d’une « marque » politique. L’analyse de l’évolution de la médiatisation d’un responsable politique particulier au cours du temps permet ainsi de s’interroger sur les dynamiques proprement politiques des invitations. Enfin, l’analyse statistique indispensable des invitations politiques ne devrait pas non plus se dispenser d’une attention aux coulisses des invitations qui permettent de comprendre « ce qui se joue » concrètement dans l’invitation et les attentes réciproques des protagonistes.

Références

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Date de mise en ligne : 25/11/2014

https://doi.org/10.3917/res.187.0051

Notes

  • [1]
    Reproche parfois adressé de manière cocasse par les conseillers en communication eux-mêmes (voir Millot, 2012).
  • [2]
    Dobry (1992, p. 112) insiste ainsi sur les « reconnaissances mutuelles » qui participent de la consolidation des systèmes sociaux.
  • [3]
    Voir notamment Réseaux, 2003 et Le temps des médias, 2008.
  • [4]
    Parmi une abondante littérature, voir Jones (2010).
  • [5]
    Généralement, comme dans nos propres comptages, sont exclus les journaux télévisés, les émissions relevant de l’« expression directe » des formations politiques ainsi que les soirées électorales.
  • [6]
    Sur l’histoire de l’émission politique, voir Nel (1988).
  • [7]
    Au cours des années 1980, les premières apparitions des invités politiques au sein du divertissement se sont produites au sein d’émissions de variétés (Carnaval de Patrick Sébastien, notamment), de jeux (Tournez manèges, L’Académie des Neuf) au sein desquelles les invités politiques sortaient délibérément de leur rôle en acceptant de taire toute forme de parole politique. Ces interventions se sont taries, certainement en raison de la crainte de discrédit et du faible profit à tirer pour les invités de ce type de programmes et du faible nombre d’invités potentiels, puisque ceux-ci doivent préalablement être connus d’un large public. En ce sens, les émissions conversationnelles, même originelles, élaborent déjà un compromis en tolérant que l’invité politique « joue » pleinement son rôle.
  • [8]
    Sur la notion de dispositif, voir les travaux de Foucault (1994) et les propositions de Amey (2009) et Riutort (2014).
  • [9]
    La célèbre question posée par T. Ardisson en pleine affaire Monica Lewinsky à Michel Rocard : « Est-ce que sucer, c’est tromper ? » a pu ainsi résumer à elle seule l’émission, y compris de manière caricaturale.
  • [10]
    Le producteur de l’émission affiche clairement l’objectif recherché en termes de public cible (entretien avec Michel Malausséna, novembre 2011).
  • [11]
    Un outsider ne peut donc qu’exceptionnellement être admis dans ce cénacle (voir Lafon, 2013).
  • [12]
    Il semble toujours aujourd’hui difficile de confondre la présence d’un invité politique en plateau interviewé pendant moins de dix minutes… entrecoupée de diverses séquences (Le Grand Journal) avec un entretien d’une heure entièrement consacré à l’invité (On n’est pas couché). Entreprendre d’additionner les invitations des divertissements revient alors à agréger des prestations médiatiques relevant de registres dissemblables.
  • [13]
    Voir « La politique saisie par le divertissement », et particulièrement l’article de Brants (2003) et la réponse, dans le même numéro, de Neveu.
  • [14]
    Sur ce dernier point, la conquête d’un public « jeune » et « populaire », les (quelques) résultats d’audience des émissions conversationnelles auxquels nous avons eu accès plaident pour une forte relativisation de ces hypothèses (Leroux et Riutort, 2013a).
  • [15]
    L’émission est arrêtée faute d’une audience suffisante à la fin de la saison.
  • [16]
    À titre d’exemple, l’émission du 21 janvier 2011 reçoit Henri Guaino (conseiller du président de la République, Nicolas Sarkozy), Jean-Marie Rouart (écrivain, académicien), Jean-Pierre Chevènement (sénateur), Diane Ducret (journaliste).
  • [17]
    Ainsi, autre illustration, C à vous (France 5, diffusion quotidienne en semaine à partir de 19 heures), présentée par l’animatrice Alessandra Sublet (puis par A.-S. Lapix). Entourée de chroniqueurs (dont le journaliste de France Inter, Patrick Cohen), la présentatrice reçoit ses invités dans un décor de loft, au salon puis autour d’un repas, pour aborder l’actualité sous de multiples formes (chronique, débat, séquence humoristique, extraits d’émissions, etc.) qui n’excluent ni la prétention à traiter avec sérieux certains sujets, ni la possibilité de faire fonctionner en même temps l’impératif distractif sur la plupart des thèmes. Selon A. Sublet, au long des semaines « il faut [inviter] des jeunes, des moins jeunes, des politiques, des acteurs, des chanteurs », et assumer son ignorance : « Si je ne pige pas, il y en a d’autres comme moi devant leur télé » (Paris Match, 24 janvier 2013).
  • [18]
    Il ne s’agit pas tant d’inventer de nouvelles catégories, à remanier au fur et à mesure de l’évolution des dispositifs des émissions, mais plutôt de prendre en compte la transformation des dispositifs télévisuels qui interdisent désormais un classement binaire.
  • [19]
    Karl Zéro intitule ironiquement son émission, Le Vrai Journal.
  • [20]
    L’expression est de Michel Drucker. Le Monde télévision, 16 et 17 décembre 2001.
  • [21]
    Arnaud Montebourg a notamment été l’auteur d’une lettre ouverte adressée à ses collègues parlementaires les incitant à boycotter les émissions de divertissement (Télérama, 26 avril 2006).
  • [22]
    Même si la tonalité des entretiens de T. Ardisson a fortement évolué dans Salut les terriens, le ton irrévérencieux demeure caractérisé à l’égard des invités politiques les moins titrés : à Benjamin Lancar (porte-parole des jeunes UMP, 1er octobre 2011) : « Il paraît que votre élection s’est jouée à rien. C’était celui qui avait des mocassins à glands qui a gagné » ; à Valérie Rosso-Debord (députée UMP, 8 octobre 2011) : « Vous êtes une sorte de Nadine Morano en moins énervante. »
  • [23]
    Salut les terriens, 20 janvier 2012.
  • [24]
    Salut les terriens, 11 septembre 2010.
  • [25]
    Sur l’enjeu d’écriture des ouvrages politiques, voir Le Bart (2012).
  • [26]
    L’enquête a commencé bien avant que Manuel Valls ne soit nommé à Matignon en mars 2014.
  • [27]
    Comme l’analyse finement Le Bart (2013).
  • [28]
    Ce n’est évidemment pas la même chose de donner la parole à un « opposant » à la direction de son parti dans une émission politique et dans une émission de débat consacrée aux « banlieues », de convier un jeune maire narrant son expérience, de l’inviter à la parution de son dernier ouvrage ou comme interlocuteur pour défendre la position de son parti. Nos graphes donnent une idée de la visibilité cumulative d’une personnalité politique, sans pour autant rendre compte dans le détail du lien entre les positions occupées et les « raisons » de l’invitation.
  • [29]
    Les invitations politiques de Manuel Valls en plateau ont été reconstituées à partir des données de l’INA que nous remercions son aide. Les catégories de l’INA sont fondées sur le genre des émissions, genres qui s’avèrent en pratique fortement hybrides. Nous avons donc redistribué les émissions de plateau dans quatre catégories (« Politique », « Divertissement », « Débat », « Culture »), dans la mesure où nous avons pris en compte l’existence d’un nombre croissant d’émissions de plateaux intégrant, à des degrés divers, les pôles « politique » et « divertissement ».
  • [30]
    Ces données sont issues des fichiers de l’INA.
  • [31]
    Tout le monde en parle, 20 h 10 pétantes, Vendredi et Samedi pétantes, On ne peut pas plaire à tout le monde, T’empêches tout le monde de dormir.
  • [32]
    « … Il y a les émissions à gros risques comme celles de Marc-Olivier Fogiel ou de Thierry Ardisson […]. Mais là l’exercice est périlleux. On peut se retrouver entouré de personnalités qui n’ont rien à voir avec la politique […]. Il n’est pas toujours facile d’évoquer sans polémique ni paillettes des sujets ardus. Sans compter que le public est parfois invité à siffler ou à huer l’invité politique, tête de Turc idéale… Rien n’est jamais à exclure, mais la vigilance s’impose » (Promis, j’arrête la langue de bois, op. cit., p. 54).
  • [33]
    Extrait de la quatrième de couverture de l’ouvrage. La troisième partie intitulée « Les sujets qui fâchent » aborde les thèmes du retour au plein-emploi, des impôts, de la réduction de la dépense publique et de la réussite scolaire ; sujets sur lesquels le clivage gauche/droite est un marqueur identitaire médiatiquement fort.
  • [34]
    « Jean-François Copé était un vrai mordu du media training. Dès qu’il était invité à une émission, même pour un passage court, à ses débuts, il en faisait un. C’était systématique », Entretien avec Frank Thiébaux, chargé de communication de Benoist Apparu (secrétaire d’État au Logement), novembre 2011. Bastien Milot (op.cit., p. 49) qui a été le conseiller en communication de J.-F. Copé de 1995 à 2005 déplore que son ancien patron « se laisse encore parfois entraîner sur le chemin de la boulimie télévisuelle ».
  • [35]
    Un phénomène analogue est observable dans le cas de M. Valls, député-maire d’Ivry, très souvent invité au début des années 2000 sur des questions de sécurité publique en banlieue.
  • [36]
    Un « bon client » selon la définition indigène proposée par les professionnels de la télévision est un invité qui accepte de se plier aux dispositifs de l’émission, joue pleinement le jeu et dont les prestations sont jugées, ensuite, médiatiquement réussies. À l’opposé, un invité repoussoir est celui qui s’inscrit avec difficulté dans le format de l’émission soit par manque de savoir-faire (manque d’humour, de répartie ou de distance à soi) soit par désajustement (incapacité à abandonner les formes classiques du discours politique) et qui finit par apparaître comme un risque potentiel de perte d’audience.
  • [37]
    Six livres publiés entre 2005 et 2011.
  • [38]
    Le Bart (2012) remarque la stratégie de publication tous azimuts de M. Valls : « Ainsi observera-t-on la capacité d’un Manuel Valls à se faire consacrer comme leader socialiste d’envergure, alors même qu’il ne dispose d’aucun réseau militant au sein du PS » (p. 108).
  • [39]
    Les chiffres de ventes des ouvrages politiques sont très divers, les succès sont cependant assez rares au regard de la multitude d’ouvrages parus.
  • [40]
    « Il s’y attendait, à tout ça, il est formé pour. C’est la deuxième fois qu’il vient [à l’émission] », déclare l’animateur Laurent Ruquier à l’un de ses invités (On n’est pas couché, 15 janvier 2012).
  • [41]
    Entretien avec Frank Thiébaux, décembre 2011.
  • [42]
    Les informations proviennent d’un recoupage entre les sites internet des médias concernés et le site internet de G. Peltier qui note alors scrupuleusement les invitations médiatiques qui le concernent.
  • [43]
    Lionel Jospin (16 janvier 2010), ancien Premier ministre et auteur d’un livre de mémoires, déclare sur le plateau d’On n’est pas couché avoir pris la décision de s’y rendre après avoir vu l’émission qu’il jugeait respectueuse des invités.
  • [44]
    Goffman (1973, p. 111) définit les coulisses comme un lieu où « l’acteur peut se détendre, […] abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle, et dépouiller son personnage ».
  • [45]
    Pour un exemple, voir Villeneuve (2010).
  • [46]
    Selon les propos de Michel Malausséna, producteur du Vrai Journal de Karl Zéro (entretien, novembre 2011), qui relève que cette concurrence avec les émissions politiques pour s’assurer la présence d’invités politiques a rendu indispensable la constitution de liens personnels avec l’univers politique, soit par l’intermédiaire de « recruteurs » disposant d’un carnet d’adresses étendu, soit progressivement grâce à l’animateur lui-même dont la socialisation à l’univers politique se réalise grâce à l’instauration de relations régulières, hors du cadre strictement professionnel, avec certains de ses invités.
  • [47]
    Cette exclusivité consiste à promettre de ne pas se rendre la même semaine ou le même jour sur le plateau d’une émission considérée comme immédiatement concurrente.
  • [48]
    Un conseiller en communication a pu nous déclarer que jamais « son » ministre n’avait serré autant de mains sur les marchés le dimanche qu’après être passé la veille à On n’est pas couché.
  • [49]
    Entretien avec Frank Thiébaux, novembre 2011.
  • [50]
    Entretien avec Nicolas Dupont-Aignan, février 2012.

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