Notes
-
[1]
On appelle marchés bifaces les marchés dont les transactions sont organisées par une plate-forme reliant deux groupes distincts d’utilisateurs A et B entre lesquels existent des effets de réseau croisés (c’est le cas lorsque le nombre d’utilisateurs A accroît l’utilité des utilisateurs B ou vice versa). La seconde caractéristique d’un marché biface est que la tarification de l’accès et de l’usage de la plate-forme n’est pas neutre sur le volume de transactions entre les deux groupes d’utilisateurs. Lorsque la plate-forme met en relation plus de deux groupes (par exemple des éditeurs de services, des annonceurs et des utilisateurs), on parle alors de plate-forme multiface.
-
[2]
Selon Levin (2013), « Moving from problems of too little data… to environments with enormous amounts of data, and many possibilities for experiments to learn about causal effects is going to require a real shift in mind-set, new thinking and new approaches. »
-
[3]
Selon Boyd et Crawford (2012), « The current ecosystem around Big Data creates a new kind of digital divide : the Big Data rich and the Big Data poor ».
-
[4]
À titre d’illustration, trois numéros de Réseaux en 2012 y sont consacrés (n° 172) sur « Musique et technologies numériques », (n° 173-174) sur « Marchés et pratiques du jeu vidéo », (n° 175) sur « Les nouveaux instruments de la notoriété dans les industries culturelles »).
1Depuis sa création, l’attention de la revue Réseaux aux questions économiques s’est principalement portée sur deux objets : d’une part les entreprises (notamment l’impact des technologies de l’information sur l’organisation et les performances des entreprises) et d’autre part les industries et activités économiques reposant sur des infrastructures de réseau. Cet article se focalisera sur cette seconde thématique, la première étant traitée par Alexandre Mallard dans ce numéro.
2Lors de ses vingt premières années d’existence, la revue a principalement abordé les questions économiques touchant aux industries par le prisme de l’économie des télécommunications et d’approches sectorielles. Pour les télécommunications, l’enjeu était celui de la libéralisation dont la mise en œuvre en Europe a démarré en 1990, mais qui fut plus précoce aux États-Unis. Les numéros de Réseaux consacrés à la déréglementation et à la nouvelle organisation des télécoms qui en découle sont concentrés sur la période 1987-1996 (n° 23), (n° 35), (n° 56), (n° 66), (n° 72-73), (n° 78). Pour les approches sectorielles, il s’agissait de comprendre les spécificités de l’économie des médias et des industries culturelles en relation à des questions sensibles comme celles de la concentration et du pluralisme de l’offre (n° 14), (n° 67), (n° 131), (n° 139). Dans les années 2000, le paysage économique a radicalement changé avec le développement marchand d’Internet, puis la mise sur le marché des outils mobiles de communication et l’intrusion pervasive de l’informatique dans les objets. Changement radical, car il a déplacé le focus des infrastructures vers les services d’une part et d’une organisation sectorielle des activités vers des écosystèmes chevauchant les secteurs et structurés autour de plates-formes, d’autre part. Le thème de la convergence, fort en vogue au tournant du siècle, a été une manière transitoire de désigner cette évolution. Par convergence, on entendait l’entrelacement de plus en plus étroit de trois secteurs (informatique, télécoms, audiovisuel) sous l’effet de la numérisation (Greenan, L’Honty, 100), (Rallet, 100) et (n° 139).
3Nous sommes désormais au-delà de cette problématique de la convergence. C’est bien d’une « révolution numérique » au sens de révolution industrielle qu’il s’agit. Car la numérisation touche tous les secteurs (notamment le commerce, la santé, l’enseignement, le tourisme…) et modifie en profondeur les manières de produire, de distribuer et de consommer des services. Les interactions sociales sont devenues le cœur de ces nouveaux modes, les technologies mobiles le moyen d’accès privilégié aux services et les capacités décuplées de traitement de l’information l’instrument d’une approche comportementale plus fine et plus dynamique des marchés. La conception et la diffusion des services numériques impliquent des mutations profondes dans l’organisation des marchés et des entreprises et dans les relations sociales qu’il convient aujourd’hui d’analyser. Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner les approches par les infrastructures ou par les secteurs, mais la compréhension des changements dans ces domaines est subordonnée à celle qui gouverne l’économie des services numériques en réseau (Malin, Pénard, 2010). Ces services se caractérisent généralement par d’importants effets de réseaux (côté demande) et des rendements croissants (côté production et diffusion), et s’appuient sur des réseaux (technologiques, économiques, sociaux…) et des plates-formes pour être conçus, diffusés, consommés. De là d’ailleurs le fondement polysémique de la notion de réseau qui touche tout à la fois des systèmes techniques, des mécanismes économiques spécifiques, des environnements sociaux et des cadres institutionnels. Les services numériques en réseau sont le produit de l’articulation de ces différentes dimensions. L’intrication de ces dimensions est aussi ce qui fonde la nécessité de combiner des disciplines – le droit et l’économie, l’économie et la sociologie, les sciences sociales et l’informatique – pour en rendre compte.
4Les problèmes de politiques publiques qui en résultent sont aussi plus complexes, car plus diversifiés et globalisés que dans la période précédente. Auparavant, on était surtout confronté à des problèmes de politique industrielle ou de politique de la concurrence. Ces questions demeurent, mais doivent être articulées à d’autres aspects qui tiennent à l’échelle mondiale des réseaux (gouvernance de l’Internet, fiscalité, libertés publiques…), à la puissante logique du winner-take-all des marchés numériques et à de nouveaux éléments devenus la plaque sensible du numérique comme les big data ou la protection des données personnelles. Les interdépendances et les tensions entre les différents objectifs des politiques publiques comme la multiplicité des modes d’intervention publique (soft et hard law) sont à l’image d’une réalité plus complexe dont les contours émergents et globalisés exigent une connaissance renouvelée.
5L’article soulignera dans une première section le changement de paradigme dans l’analyse économique des réseaux. Il s’intéressera aux questions soulevées par ce déplacement, notamment la question centrale des modèles d’affaire dont dépend la viabilité économique des services, mais aussi la place des usages individuels et collectifs dans la création de valeur. La deuxième section portera sur des aspects plus méthodologiques, en particulier les questions nouvelles introduites par le numérique dans la recherche elle-même. Nous sommes en effet passés d’une situation où les données étaient limitées ou du moins représentaient une contrainte, à une situation où les données sont abondantes et variées, mais complexes. Enfin, dans un dernier temps, nous proposerons quelques orientations de recherche autour des modèles d’affaires et écosystèmes numériques, des impacts socio-économiques des services numériques et des politiques publiques.
Un changement de paradigme dans l’analyse des réseaux et des services en réseaux
6Le paradigme pour appréhender les réseaux en économie a fortement évolué ces dix dernières années. Dans les années 1980-1990, l’économie des réseaux a offert un cadre unifié pour analyser toutes les industries de réseaux et filières comme les télécommunications, l’informatique, l’énergie, les transports… (Curien, 2005 ; Economides, 1996). Cette approche met l’accent sur les structures de marché et les infrastructures, dans un contexte de libéralisation de ces industries. Elle propage une vision verticale des réseaux empruntée à leur architecture technique, avec des couches basses et des couches hautes. L’analyse des réseaux repose sur celle des propriétés économiques (notamment l’existence ou non d’économies d’échelle) de chacune des couches pour déduire les aspects réglementaires spécifiques à chacune d’elles (monopole, concurrence limitée, ouverte…). Les réseaux sont ainsi présentés de manière générique comme l’articulation de couches physiques (les infrastructures), de couches intermédiaires (les outils d’administration du réseau ou infostructure) et de services adressés au marché final (Curien, 2005). Cette décomposition fournit une grille de lecture à l’analyse de la transformation de l’organisation des industries de réseau, auparavant intégrées sous l’égide d’un monopole et désormais fragmentées ou fragmentables par l’ouverture à la concurrence entre des opérateurs intervenant à des niveaux différents du système vertical. L’offre de services finale sur un réseau implique alors d’analyser les relations de complémentarité entre les inputs nécessaires à cette offre, situés tout au long de la chaîne verticale de l’industrie et pouvant être offerts par des acteurs différents. Les concepts de biens réseaux ou de biens systèmes permettent de souligner l’importance des complémentarités et compatibilités verticales (Katz, Shapiro, 1994).
7Par ailleurs, cette approche par l’économie des réseaux prend en compte les utilisateurs ou les consommateurs de manière limitée bien que spécifique, à travers la notion d’externalités de réseaux (Leibowitz, Margolis, 1998). Le fait que l’utilité retirée d’un réseau ou d’un service en réseau augmente avec le nombre d’utilisateurs a des implications sur la dynamique de diffusion. Ces marchés se caractérisent par des rendements croissants d’adoption qui tendent à verrouiller les consommateurs (Arthur, 1994). Une fois que la masse critique d’utilisateurs est atteinte, des effets de rétroaction positive assurent la diffusion et le succès du service (Shapiro, Varian, 1998). Par ailleurs, ces spécificités de la demande contraignent les stratégies de prix des offreurs aux diverses phases d’évolution du marché (par exemple, le recours à des subventions pour les premiers adopteurs). Mais, dans toutes ces analyses, les consommateurs restent des agents économiques relativement passifs qui réagissent « en bout de ligne » aux signaux de prix émis par les entreprises. On peut aussi noter une nette différence entre les réseaux de communication où l’incorporation d’un nouveau consommateur au service ajoute une utilité supplémentaire aux autres, et les réseaux de diffusion (énergie, eau) et de transport où l’attention portée au consommateur est essentiellement commandée par la gestion des pics de demande.
8La révolution Internet dans les années 2000 va modifier l’architecture des réseaux, mais aussi les activités économiques et les usages développés sur ces réseaux, et va être à l’origine d’un renouvellement conceptuel dans l’analyse des réseaux. Au plan technique, Internet est un ensemble de réseaux IP (Internet Protocol) interconnectés qui transportent des données sous forme de paquets à la demande des utilisateurs. Internet se caractérise par une neutralité dans le transport de ces paquets et donc par une non-discrimination des fournisseurs de contenus et de services en termes d’accès aux utilisateurs finals. Cette architecture ouverte autour de la technologie IP décloisonne les industries et favorise l’interpénétration des processus de numérisation des industries, dans un champ proche tout d’abord (télécommunications fixes et mobiles, informatique, média, culture…), puis dans des champs qui apparaissent sans limites (automobile, mobilité, domotique, santé, enseignement…).
9La constitution de cette architecture ouverte et la standardisation qu’elle a impliquée ont favorisé une distanciation ou dé-intégration des infrastructures et des services. Ainsi, de nombreux services se sont développés au-dessus des infrastructures de réseau, les détenteurs de ces infrastructures ne faisant plus que donner un accès générique à des contenus et des applications qu’ils ne contrôlent plus. Cette nouvelle organisation industrielle est portée par des acteurs qui ont en commun de développer des activités d’intermédiation (mise en relation, agrégation…) de type plate-forme (de Google à Facebook, en passant par eBay ou Apple). La théorie des multi-sided platforms, appelée aussi théorie des marchés bifaces (Rochet, Tirole, 2006 ; Evans, 2011) offre un cadre d’analyse des stratégies et modèles économiques de ces plates-formes [1]. Ces dernières recourent à la fois à des instruments tarifaires et non tarifaires pour réguler l’accès et l’usage de leurs services et stimuler les externalités de réseau entre utilisateurs. La gestion de la connaissance et des métadonnées (collecte, traitement, et valorisation) est aussi au cœur des modèles d’affaires de ces plates-formes (Brousseau, Pénard, 2007). Plus généralement, ces plates-formes s’inscrivent dans des écosystèmes technologiques et territoriaux et jouent un rôle de catalyseur de l’innovation par leurs fonctions de coordination et d’incitation (Boudreau, Hagiu, 2009). Aujourd’hui, tous les grands acteurs de l’Internet ont développé leur propre écosystème d’innovation (Apple, Facebook, Google, mais aussi Orange) qui se compose à la fois de plates-formes interconnectées et de services intégrés, et de services et contenus fournis par des tiers.
10Enfin, en établissant des relations horizontales entre groupes d’acteurs, en faisant de ces relations le moteur du développement des services (ceux-ci se greffent sur les plates-formes pour y capter des effets réseaux) et en sollicitant dans ce cadre les contributions d’utilisateurs, les plates-formes transforment le rôle des utilisateurs et des consommateurs (Pénard, Suire, 2008). Au lieu d’être le moment final d’une chaîne verticale réagissant aux stimuli développés par les acteurs situés en amont, les utilisateurs deviennent les coproducteurs du service par les contributions qu’ils apportent et les effets réseau directs et indirects qu’ils génèrent via la plate-forme (von Hippel, 2005). Seuls ou organisés en communautés, ils jouent ainsi un rôle actif dans les différentes phases d’élaboration, de tests et de diffusion des services, notamment par les recommandations ou feed-back qu’ils émettent (DangNguyen, Dejean, 2014). Ceci implique de la part des entreprises de repenser leur approche de l’innovation et de s’ouvrir à des idées externes. Ce modèle d’innovation ouverte, comme le qualifie Chesbrough (2006), qui met l’accent sur la coopération et l’hybridation entre ressources externes et internes présente de nombreux avantages, notamment dans des industries où le progrès technique est rapide et les coûts de recherche et développement élevés. Des entreprises comme Google ou Amazon l’ont bien compris et ont fait de l’innovation ouverte la nouvelle norme du secteur, transformant ainsi les logiques de valeur. Dans l’industrie traditionnelle, la valeur apparaît comme la somme des ajouts apportés de manière séquentielle par chaque intervenant le long de la chaîne de valeur (de l’amont vers l’aval). Dans les écosystèmes numériques, la valeur est produite par le réseau lui-même, par un agrégat d’externalités, c’est-à-dire d’interdépendances entre les participants de l’écosystème. La valeur créée est dans ces conditions difficilement référable à un acteur en particulier, car elle apparaît de manière collective comme le résultat d’un ensemble d’effets croisés et de rétroactions (feed-back) qui constituent le réseau de valeur.
11Le tableau suivant synthétise les principales propriétés de l’ancien et du nouveau paradigme pour appréhender les réseaux et services en réseaux.
Un renouvellement de paradigme dans l’analyse des réseaux
Un renouvellement de paradigme dans l’analyse des réseaux
12Ce changement de paradigme technologique et économique s’accompagne d’un renouvellement dans l’approche théorique des réseaux, mais aussi du point de vue empirique. Dans la prochaine section, nous allons discuter des enjeux méthodologiques associés à ce nouveau paradigme.
Enjeux méthodologiques
13Dans cette section, nous souhaitons porter l’attention sur un problème transversal aux thématiques qui seront abordées dans la section suivante. Les chercheurs sont en effet confrontés à de nouveaux problèmes méthodologiques liés à la démultiplication sans précédent des possibilités de collecte, d’échanges et de traitement des données. La révolution numérique se caractérise par une production massive de données (Web Data, données de géolocalisation…) et l’existence de capteurs multiples dans les réseaux ou les objets (carte SIM, RFID…) qui permettent de collecter et relier ces données. Les technologies numériques contribuent aussi à modifier les supports et les pratiques de recherche dans les sciences sociales. La plupart des documents et des archives sont aujourd’hui numérisés, ce qui en simplifie l’accès aux chercheurs. Ces derniers disposent aussi de meilleurs outils pour traiter et visualiser leurs données.
14L’expérimentation a aussi connu un fort développement aussi bien dans les laboratoires de recherche (économie et psychologie expérimentale, living labs…) que dans les entreprises (expérimentations chez Google, Yahoo, eBay) ou par le biais de plates-formes collaboratives comme Amazon Mechanical Turk (Ipereitos, 2010). De nombreuses entreprises ou institutions publiques se déclarent également ouvertes à l’exploitation de leurs données (open data) et à l’expérimentation, ce qui ouvre là encore de nouvelles opportunités en matière de recherche.
15Ces corpus de données variées et massives permettent de revisiter des questions classiques (impacts de la publicité et du bouche-à-oreille…), mais aussi d’étudier de nouvelles questions spécifiques aux réseaux numériques (longue traîne, piratage, identité numérique…). Ainsi, les nouveaux outils de captation, de traitement et de visualation des données ouvrent de nouvelles opportunités pour la recherche. McAfee et Brynjolfsson (2012) les comparent à l’invention du microscope au XVIIe siècle, invention disruptive dans les instruments de mesure qui provoqua une vague de progrès très importants dans la médecine. Ils permettent de revisiter des questions anciennes de manière plus fine, d’identifier des phénomènes inaperçus car mal mesurés ou de saisir des phénomènes émergents plus précocement. Pour cela, Levin (2013) souligne la nécessité d’ajuster nos façons de penser aux nouvelles conditions de l’instrumentalisation de la recherche [2].
16Les problèmes soulevés sont toutefois nombreux. Ils sont d’abord techniques. Il faut être capable de faire une sélection dans les données disponibles, dans les capteurs ou sources de données, puis de trouver les bonnes métriques et de recourir à des techniques statistiques appropriées, ce qui n’est pas toujours facile, compte tenu de la taille des bases de données, de l’hétérogénéité des sources et des problèmes éventuels de bruit ou de fiabilité des données. Cela nécessite un travail interdisciplinaire (économie, statistique, informatique, psychologie, géographie, sociologie…).
17Les chercheurs sont et seront de plus en plus confrontés à des problèmes de surcharge informationnelle qu’il leur faut dominer. Ils risquent, comme les autres acteurs, d’être ensevelis sous des montagnes de données, peinant à accoucher de petites souris de la connaissance. Le spectre d’un inductivisme illimité, c’est-à-dire d’une instrumentation sans pensée, rôde de manière évidente derrière cette révolution des données. Cela n’est pas en soi très gênant pour une entreprise qui vise à prédire des comportements de consommateurs et qui voit dans les algorithmes une nouvelle heuristique de la vente. Cela l’est davantage pour des producteurs de connaissances scientifiques. Le risque est moindre pour les questions relevant de théories existantes que pour les questions émergentes qui, par définition, n’ont pas encore fait l’objet de conceptualisations. Dans le premier cas, l’affinement de la mesure permet de tester des cadres déjà élaborés, de les confirmer, de les infléchir ou de les infirmer et d’en produire de nouveaux. La théorie reste le gendarme de la donnée. Dans le second cas, la tentation est forte d’outrepasser la théorie pour produire des résultats aveugles à eux-mêmes et des causalités improbables. Gageons que d’innombrables travaux empiriques, aux techniques peu maîtrisées, servis par des outils de collecte, de traitement et de visualisation aux accès simplifiés, vont encombrer les revues, posant des problèmes d’évaluation. Mais cela laisse aussi la place à de nouvelles approches, à de nouveaux cadres théoriques.
18La prolifération des données et les nouvelles capacités de traitement posent aussi des problèmes d’organisation de la recherche (Boyd, Crawford, 2012). Car cette nouvelle donne crée de fortes inégalités entre chercheurs (surtout en sciences sociales). Tout d’abord, il existe une inégalité entre ceux qui ont accès à ces données et ceux qui n’y ont pas accès (par exemple, les données Facebook ou eBay…). Ensuite, il existe une inégalité entre ceux qui ont la capacité de traiter ces données et ceux qui ne savent pas lire et exploiter ces données [3]. Dans cette perspective, les inégalités déjà existantes engendrées par les tailles différentes des laboratoires vont s’amplifier. La captation et le traitement des données impliquent une organisation moins artisanale de la recherche en sciences sociales. Ces activités mobilisent en effet d’importantes économies d’échelle qui supposent des laboratoires d’une certaine taille aux compétences diversifiées (notamment une articulation sciences sociales/STIC), à moins de disposer d’une organisation collective en réseau reposant sur un cadre coopératif. Encore faut-il que ce dernier soit élaboré. Les gros centres de recherche donnent en outre une plus forte capacité de négociation avec les producteurs de données.
19Ces inégalités dans l’accès et l’exploitation des données ou dans la conduite des expérimentations pourraient avoir des conséquences sur la hiérarchie des chercheurs (en termes de champs disciplinaires) et la définition des questions de recherche.
20Enfin, les chercheurs seront, à l’instar d’autres acteurs, confrontés à des problèmes éthiques, liés à la collecte et l’exploitation de données personnelles. D’une part, quelles que soient les précautions prises, en matière d’anonymisation notamment, il est possible de reconstituer des identités et des profils individuels à partir de données anonymisées. Ce problème n’est pas spécifique à la recherche, mais elle y est néanmoins confrontée. D’autre part, les promesses entrevues de connaissances inédites et des publications subséquentes risquent de conduire à des exploitations sauvages faisant de facto peu de cas des problèmes de protection des données personnelles. Cela conduira certainement, une fois quelques scandales accomplis, à l’adoption de garanties organisationnelles dont il n’existe que des prémisses (chartes analogues à celles des sites commerciaux ou administratifs, labels divers, centres d’accès sécurisés, de partage de bases de données…). L’existence de ces dispositifs faciliterait le travail des revues qui risquent sinon d’être débordées par l’impossibilité de vérifier elles-mêmes l’éthique variable à laquelle s’est soumis chaque auteur.
Nouvelles orientations de recherche
21Nous proposons ici quelques orientations de recherche qui ne sont pas exhaustives, mais nous paraissent en cohérence avec le nouveau paradigme souligné dans la première section.
Les modèles d’affaires des services en réseaux
22Une première orientation de recherche concerne la caractérisation des nouveaux modèles d’affaires numériques et des nouvelles institutions de marchés qui les supportent : places de marché, plates-formes, marchés d’enchères, systèmes de recommandation…). Quel est l’impact de ces nouveaux designs de marchés sur les prix, la qualité, l’innovation ou les comportements d’achat ? Par ailleurs, les modèles d’affaires numériques combinent le plus souvent plusieurs sources de revenus : vente de contenus (à l’acte, à l’abonnement), vente d’informations sur les consommateurs, publicités. Lambrecht et al. (2014) soulignent les arbitrages auxquelles les entreprises font face dans l’articulation de ces sources de revenus. Le choix entre payant et gratuit peut dépendre entre autres du positionnement du service, de la concurrence, des effets de réseaux et de l’état de la diffusion (Boom, 2010 ; Lambrecht, Misra, 2013). Au-delà de la gratuité, les modèles d’affaires se caractérisent par l’hybridation des logiques de production, de distribution et de valorisation : entre logique marchande et non marchande, entre protection et ouverture (open source, open data, open innovation).
23Les plates-formes jouent par ailleurs un rôle central dans les modèles d’affaires numériques. Des travaux empiriques devraient être menés pour mieux comprendre les interdépendances entre instruments tarifaires et non tarifaires et les relations (concurrentielles et coopératives) inter- et intra-plates-formes (Evans, 2013 ; Jullien, 2011). Des travaux doivent aussi être conduits sur les enjeux des big data (Einav, Levin, 2013). À côté des 3 V (volume, variété, vitesse), il s’agit de questionner un quatrième V : la valeur ou monétisation des big data. Quel est l’impact des big data dans l’organisation des entreprises, en termes de retour sur investissement ? Quels nouveaux services peuvent être développés à partir des big data ? La publicité en ligne est aussi un sujet de recherche à explorer, compte tenu de son rôle central dans le financement des services numériques : liens sponsorisés, display, ad-exchange (real-time bidding) (Athey et al., 2013 ; Lewis, Rao, Reiley, 2013). Ces formats de publicité viennent concurrencer la publicité sur les médias traditionnels (presse écrite, radio, TV) et fragiliser leurs équilibres économiques. Les analyses peuvent porter sur les effets de la contextualisation, de la personnalisation et de l’enrichissement (par réalité augmentée) du contenu publicitaire en lien avec l’économie de l’attention et l’économie des big data (ciblages des internautes…) (Evans, 2013).
24Les nouveaux modèles d’affaires numériques s’accompagnent de nouveaux modes de consommation. Quelles sont les différences entre les comportements de consommation en ligne et hors ligne ? Observe-t-on des distributions différentes dans les consommations de produits superstars et produits de niche ? Les travaux se sont jusqu’à présent concentrés sur la consommation de biens culturels, notamment sur l’analyse critique de la longue traîne, et il apparaît nécessaire de les étendre à d’autres types de biens (Brynjolfsson, Hu, Smith, 2010 ; Brynjolfsson, Hu, Simester, 2011 ; Elberse, 2013 ; Tan et al., 2012 ; Zentner et al., 2014). Il est aussi important d’étudier le rôle des interactions dans l’adoption et la consommation des services numériques (recommandations, marketing viral, bouche-à-oreille…) et de chercher à mieux distinguer les effets d’influence sociale, d’homophilie (sélection sociale) et effets contextuels (Aral, Muchnik, Sundararajan, 2009 ; Aral, Walker, 2011 ; Katona, Zubcsek, Sarvary, 2011).
25L’émergence de nouveaux modèles d’affaires et de nouveaux designs de marchés, le rôle central des plates-formes et le développement de nouveaux modes de consommation affectent de plus en plus d’industries. Ils constituent les points de recomposition du processus de destruction créatrice (Schumpeter, 1951) initié par le numérique. Les industries culturelles dont le contenu est facilement numérisable et parfois déjà numérisé avant Internet ont été parmi les premières touchées (avec un certain ordre de propagation : musique, presse, vidéo, livre…), ce qui explique l’importance des travaux consacrés à l’impact du numérique sur ces industries (conditions de production, modes de diffusion, pratiques culturelles, piratage, viralité, gratuité, nouveaux modes de réception et de prescription…) [4]. Le processus est loin d’être achevé dans ces industries : la destruction est plus clairement identifiée que la création. Les modèles d’affaires sont encore incertains, les modes de diffusion et de réception évoluent constamment avec l’apparition de nouvelles technologies et de pratiques sociales qui leur sont associées. Mais des processus similaires touchent aussi d’autres industries comme celle du tourisme et du commerce avec un accent particulier dans la dernière période sur l’impact des nouveaux modes de recommandation sur l’offre (Beauvisage et al., 183) ; (Orlikowski, Scott, 2014). Plus généralement, le développement d’écosystèmes autour des services numériques en réseau décompose les anciennes industries et recompose de nouveaux modes d’organisation industrielle : l’automobile, les transports, la domotique, la santé, la formation… sont concernés. Il est important d’analyser cette recomposition, ses points saillants, ses invariants.
La géographie économique des services en réseaux et la mobilité
26Les services numériques s’organisent autour d’écosystèmes ancrés territorialement (Silicon Valley, Londres, Paris…) qui associent des institutions de recherche, des grandes entreprises et des start-ups. La question n’est pas nouvelle, car l’abondante littérature sur la géographie économique de l’innovation (Cooke et al., 2011), les relations de proximité (Rallet, Torre, 2005) sans compter les travaux sur les clusters à la Porter ont traité de ces questions. De même, les institutions publiques, locales, nationales et internationales en ont fait un élément central de leurs dispositifs de soutien à l’innovation depuis les années 1980. Le numérique relance toutefois cette question au travers de la territorialisation des écosystèmes générateurs de services en réseau. Dans quelle mesure sont-ils, doivent-ils être territorialisés ?
27La théorie des réseaux fournit des outils pour analyser la formation et l’évolution des réseaux relationnels ou physiques et caractériser leur topologie (densité, connectivité…) (Jackson, Wolinsky, 1996 ; Jackson, Watts, 2002). Appliqués aux écosystèmes numériques, elle permet d’identifier la structure des liens ou des coopérations (par exemple en matière de recherche et développement, de mobilités des salariés, de participations financières…), et de faire ressortir les facteurs de succès ou d’échec. Dans cette lignée, on trouve des travaux sur la capacité d’attractivité, d’innovation et de résilience des clusters (Boshma, Formahl, 2012 ; Suire, Vicente, 2014). Ces travaux insistent sur les tensions existantes au sein des clusters entre cohésion (lock-in) et ouverture (lock-out). La cohésion et la proximité favorisent la coopération et la confiance entre les acteurs, mais l’ouverture et la diversité sont source de créativité. La question se pose de savoir quel est le compromis optimal entre cohésion et diversité, et sur le rôle des politiques publiques pour accompagner l’émergence et le développement de ces clusters.
28Les questions de mobilité sont un autre aspect important de la dimension géographique des services numériques en réseau. Une première question est liée au développement de nouveaux services de mobilité, que ce soit des services d’aide à la mobilité (navigation urbaine, multimodalité, gestion de la congestion automobile, location ou partage de moyens de transport, services d’assurance…) ou en situation de mobilité (accès à des systèmes d’information, services de géolocalisation, réalité augmentée…). On est alors renvoyé à l’analyse d’écosystèmes complexes et de problèmes d’adoption et de diffusion des services. Un des enjeux est de savoir si les outils mobiles de communication sont susceptibles, et à quelles conditions, de relancer une économie du partage dans le domaine de la mobilité urbaine, sachant que le véhicule individuel est encore pour un certain temps le moyen privilégié de déplacement (Ferguson, 1997 ; Morency, 2006 ; Chan, Shaheen, 2012).
29Une deuxième question porte sur l’impact des services de mobilité sur la coordination spatio-temporelle des agents. Modifient-ils la manière dont les agents organisent leurs activités dans l’espace ? Comment s’articulent de ce point de vue l’usage des outils mobiles de communication et les déplacements physiques (Aguilera, Guillot, Rallet, 2012) ? Ces outils changent notre perception de l’espace qui se présente, du point de vue de la coordination et de la co-présence, davantage comme un continuum que sous la forme d’oppositions binaires (ici ou ailleurs, absent ou présent…). Ainsi se développent non seulement de nouvelles possibilités de coordination à distance, mais aussi des formes de « proximité temporaire » (Rallet, Torre, 2009) qui n’impliquent pas une co-localisation permanente et sont associées à des lieux (salons, gares, aéroports, bureaux temporaires… Bathelt, 2012). Le fait de pouvoir travailler en situation de mobilité modifie la perception traditionnelle du transport et ouvre de nouvelles possibilités. Cette réalité est mal appréhendée par les enquêtes transport qui se focalisent sur les déplacements entre les lieux traditionnels de travail (lieu principal, client, domicile…) ou/et les lieux résidentiels et négligent ainsi le « télétravail » en mobilité.
L’impact socio-économique des services numériques
30Une série de questions se pose sur la valeur retirée des usages numériques par les consommateurs. Comment mesurer la valeur de services qui sont le plus souvent gratuits ? Goolsbee et Klenow (2006) ont proposé une méthode qui prend en compte à la fois le temps que les consommateurs allouent aux usages en ligne et le coût d’opportunité du temps. Compte tenu de l’importance croissante d’Internet dans la vie quotidienne, il est indispensable d’améliorer ces méthodologies et de prévoir des collectes de données permettant de connaître précisément le temps et les budgets alloués aux services numériques afin de calculer la part du surplus des consommateurs imputables à ces usages.
31Par ailleurs, on peut se demander si l’usage des technologies numériques a un impact sur le capital social et le bien-être des individus. Quelques travaux ont été consacrés à ces questions et se situent à l’intersection de l’économie, de la sociologie et de la psychologie (Wellman et al., 2001). Plusieurs éléments plaident en faveur d’une incidence positive des usages numériques sur la sociabilité et le bien-être. Tout d’abord, Internet donne accès à une multitude de biens et de services qui procurent de l’utilité et qui pour une large partie sont gratuits (musiques, vidéos, jeux, articles de presse…) et non disponibles offline. Par ailleurs, les services numériques peuvent aussi avoir des effets positifs, via les usages relationnels ou communicationnels (e-mail, réseaux sociaux, messagerie instantanée…). Des services en ligne comme Facebook permettent de développer et d’entretenir son réseau social ou son capital social (c’est-à-dire de créer de nouveaux liens, de renouer avec des liens distants ou d’intensifier les liens avec ses proches). Bien évidemment, le numérique peut avoir des effets négatifs en créant des addictions ou du stress (en réduisant la frontière entre vie privée et vie professionnelle) ou en diminuant le temps disponible pour des rencontres en face-à-face. Pénard, Poussing et Suire (2013) ou Kavetsos et Koutroumpis (2010) concluent à un impact positif de l’usage d’Internet sur le bien-être déclaré. Ces travaux demandent à être complétés pour mesurer plus finement l’impact des différents types d’usages numériques (notamment les usages professionnels et personnels) sur la satisfaction dans l’emploi, sur le capital social et le bonheur. Il faudrait aussi étudier les impacts sociétaux, car le numérique peut accroître les inégalités économiques et sociales (en termes de distribution de revenus) par les effets de « winner-take-all » (Cook, Frank, 1995).
Les politiques publiques et régulations économiques
32Alors que la période antérieure a été surtout traversée par les questions posées par la déréglementation d’un ancien secteur (les télécoms), les politiques publiques doivent aujourd’hui répondre à des problèmes d’organisation des marchés des services numériques. Ces marchés étant très fortement concentrés entre les mains d’acteurs d’envergure mondiale, la régulation de la concurrence est un problème majeur. Grâce à leurs capacités financières et leur position centrale dans les réseaux de valeur, des entreprises comme Google, Facebook ou Apple sont aujourd’hui en mesure de contrôler l’innovation et d’imposer leurs règles, notamment en matière de partage de valeur. La politique de la concurrence est-elle adaptée pour réguler les comportements de ces acteurs dominants ? Faut-il aller plus loin dans la préservation de la neutralité des réseaux et étendre le principe de neutralité à certaines plates-formes applicatives (Curien, Maxwell, 2010) ? Ces questions renvoient plus largement à la gouvernance des réseaux qui sont par nature mondialisés. Comment articuler des régulations nationales et extranationales ?
33La régulation des données personnelles (n° 167), (Acquisti, Taylor, 2014 ; Rochelandet, 2010) est un autre enjeu majeur. Comment concilier modèles d’affaires numériques et protection des données personnelles, compte tenu de la corrélation entre l’intrusivité des firmes web et leur audience (Cecere, Rochelandet, 2013) ? Si on laisse faire, les entreprises auront davantage de liberté dans l’exploitation et la monétisation des données, ce qui peut permettre l’émergence de services innovants et plus personnalisés (Goldfarb, Tucker, 2011). Mais le risque est aussi une monopolisation de ces données par quelques entreprises et une réduction de l’espace de vie privée. L’enjeu est d’autant plus important que l’exploitation commerciale des données personnelles est une source croissante de revenus dans le cadre de modèles d’affaires fondés sur la « gratuité » des services et que les firmes Internet jouent des frontières pour échapper aux réglementations les plus contraignantes (Rochelandet, Tai, 2014). Le projet actuel de règlement européen sur la protection et les échanges des données personnelles qui vise à tenir compte des transformations induites par Internet depuis la directive de 1995 est au cœur de ces questions.
34L’optimisation fiscale pratiquée par certaines entreprises (Amazon, Apple, Google Yahoo…) profitant de la dématérialisation des services soulève aussi le problème de la fiscalité du numérique. Faut-il aller vers une taxation des données qui sont échangées via les réseaux (Colin, Collin, 2013) ?
35L’évaluation des politiques publiques relatives au numérique est aussi centrale. Ces politiques se déplacent de plus en plus à l’échelon local ou régional. Soulignons d’abord le rôle moteur des collectivités locales dans le déploiement des infrastructures sur le territoire, au risque de surinvestissement. La question des infrastructures se repose à chaque nouveau round technologique, mais elle est d’autant plus problématique aujourd’hui qu’il s’agit de nouveaux réseaux physiques (fibre optique, 4G) qui peuvent être très structurants du point de l’attractivité économique, mais aussi engendrer de fortes inégalités territoriales. En France, les collectivités locales sont à l’initiative des projets, le financement national abondant ces projets. Au-delà des investissements, les collectivités locales ont un autre rôle, celui de coordonner les acteurs privés et publics pour veiller non seulement à l’aménagement numérique des territoires (infrastructures de communication, accès aux services numériques…) et éviter l’apparition de déserts numériques, mais aussi pour soutenir l’émergence de services urbains innovants (smart cities) dans le cadre d’expérimentations territorialisées (living labs…) (Attour, Rallet, 2014). Pour des raisons qui tiennent aux défaillances du marché dans des marchés avec externalités, à la nature territorialisée d’un grand nombre de services, au rôle des collectivités locales dans la coordination des acteurs publics et privés et à l’importance des expérimentations locales, la composante territoriale de la politique d’innovation dans le numérique a une importance qu’elle n’avait pas auparavant. Tout le problème est alors de savoir comment passer de l’expérimentation locale à un marché plus vaste et trouver des solutions de financements pérennes et équilibrées.
Conclusion
36Dans ce papier, nous avons tenté de prendre la mesure d’une situation nouvelle pour l’analyse de l’économie numérique, afin de dégager des perspectives de recherche. Dans un monde technologique où les promesses du futur apparaissent très vite comme des sédimentations du passé, il importe de saisir des séquences plus longues de changement.
37Dans les années 1990, le débat a tourné essentiellement autour de l’économie des infrastructures et de la déréglementation des télécoms. Dans les années 2000, l’attention s’est déplacée vers les impacts du numérique et d’Internet sur les contenus et l’émergence de nouveaux services. Depuis quelques années, au-delà du suivi de la transformation des contenus, l’effort porte sur une problématisation ajustée à un nouveau paradigme de production, de diffusion et de consommation des services numériques. Sous couvert d’une numérisation étendue à la plupart des activités, nous assistons à une reconfiguration des industries, auparavant organisées selon des lignes sectorielles verticales, aujourd’hui recomposées par des écosystèmes aux configurations complexes. Complexe du point de vue de l’innovation qui suppose la coordination d’acteurs divers fournissant des biens complémentaires, d’où l’intervention de plates-formes qui constituent l’actif clé de cette nouvelle économie. Complexe aussi du point de vue des modèles économiques, car la destruction des modèles traditionnels des industries verticales peine à faire apparaître de nouveaux modèles économiquement soutenables, sauf pour une toute petite minorité d’acteurs.
38Nous avons également souligné la nécessité pour les chercheurs de se préparer au choc de la « révolution des données », à la maîtrise tant technique que conceptuelle des possibilités qu’elle offre. Il existe des coûts d’entrée qui supposent certainement une organisation moins artisanale de la recherche, mais renforcent considérablement la menace d’un digital divide au sein des chercheurs eux-mêmes. Il importe aussi de ne pas céder à un inductivisme sans pensée, tout en se donnant les moyens de renouveler la connaissance par une observation plus fine des phénomènes et la mise en évidence de relations inaperçues.
39De nouvelles questions surgissent. Nous avons tenté d’en esquisser quelques-unes dans la dernière section. Il en existe sans doute d’autres. Toutes ces questions s’enracinent dans des champs déjà explorés, mais aux contenus renouvelés. Sans céder à la tentation qui consisterait à voir dans chaque annonce numérique un nouveau phénomène inventé par le dernier bruissement technologique, il nous faut être capables de saisir les tendances profondes des transformations économiques actuelles, de formuler les invariants des métamorphoses incessantes.
Bibliographie
Références
- ACQUISTI A., TAYLOR C. (2014), « The Economics of Privacy », Journal of Economic Literature, à paraître.
- AGUILERA A., GUILLOT C., RALLET A. (2012), « Mobile ICTs and physical mobility : Review and research agenda », Transportation Research Part A, vol. 46, pp. 664-672.
- ARAL S., WALKER D. (2011), « Creating Social Contagion through viral product design a Randomized Trial of Peer Influence in Networks », Management Science, vol. 57(9), pp. 1623-1639.
- ARAL S., MUCHNIK L., SUNDARARAJAN A. (2009), « Distinguishing influence-based contagion from homophily-driven diffusion in dynamic networks », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 106(51), pp. 21544-21549.
- ARTHUR B. (1994), Increasing Returns and Path-Dependence in the Economy, Ann Arbor, Mich, University of Michigan Press.
- ATHEY S., CALVANO E., GANS J. (2013), « The Impact of the Internet on Advertising Markets for News Media », NBER Working Paper No. 19419.
- ATTOUR A., RALLET A. (2014), « Le rôle des territoires dans le développement des systèmes trans-sectoriels d’innovation locaux : le cas des smart cities », Innovations, n° 43, pp. 253-279.
- BATHELT H. (2012), « International Trade Fairs and World Cities : Temporary vs. Permanent Clusters », in B. DERUDDER, M. HOYLER, P. TAYLOR, F. WITLOX (Eds.), International Handbook of Globalization and World Cities (pp. 177-188), Cheltenham and Northampton (MA), Edward Elgar.
- BOOM A. (2010), « Download for Free. When Do Providers of Digital Goods Offer Free Samples ? », Discussion Papers 2004/28, Free University Berlin, School of Business & Economics.
- BOSCHMA R., FORNAHL D. (2012), « Cluster evolution and a roadmap for future research », Regional Studies, vol. 45(1), pp. 1295-1298.
- BOUDREAU K. J., HAGIU A. (2009), « Platform Rules : Multi-Sided Platforms As Regulators », in A. GAWER (Ed.), Platforms, Markets and Innovation (pp. 163-191), Cheltenham, et Northampton (MA), Edward Elgar.
- BOYD D., CRAWFORD K. (2012), « Critical Questions for Big Data : Provocations for a Cultural, Technological, and Scholarly Phenomenon », Information, Communication, & Society, vol. 15(5), pp. 662-679.
- BROUSSEAU E., PENARD T. (2007), « The Economics of Digital Business Models : A Framework for Analyzing the Economics of Platforms », Review of Network Economics, vol. 6, pp. 81-114.
- BRYNJOLFSSON E., YU H., SIMESTER D. (2011), « Goodbye Pareto Principle, Hello Long Tail : The Effect of Search Costs on the Concentration of Product Sales », Management Science, vol. 57(8), pp. 1373-1386.
- BRYNJOLFSSON E., YU H., SMITH M. (2010), « Research Commentary. Long Tails vs. Superstars : The Effect of Information Technology on Product Variety and Sales Concentration Patterns », Information Systems Research, vol. 21(4), pp. 736-747.
- CECERE G., ROCHELANDET F. (2013), « Privacy intrusiveness and web audience : Empirical evidences », Telecommunication Policy, vol. 37 (10), pp. 1004-1014.
- CHAN N. D., SHAHEEN S. A. (2012), « Ridesharing in North America : Past, Present, and Future », Transp. Rev., vol. 32, pp. 93-112.
- CHESBROUGH H. (2006), Open innovation : the new imperative for creating and profiting from technology, Boston (MA), Harvard Business School Press.
- COLIN N., COLLIN P. (2013), « Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique », Ministère de l’Économie et des Finances. En ligne : http://www.redressement-productif.gouv.fr/files/rapport-fiscalite-du-numerique_2013.pdf.
- COOK P. J., FRANK R. H. (1995), The Winner-Take-All Society, New York : Martin Kessler Books, Free Press.
- COOKE P., ASHEIM B., BOSCHMA R., MARTIN R., SCHWARTZ D., TÖDTLING F. (2011), Handbook of Regional Innovation and Growth, Edward Elgar.
- CURIEN N., MAXWELL W. (2011), La neutralité du Net, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
- CURIEN N. (2005), Économie des réseaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
- ECONOMIDES N. (1996), « The Economics of Networks », International Journal of Industrial Organization, vol. 14(6), pp. 673-699.
- EINAV L., LEVIN J. D. (2013), « The Data Revolution and Economic Analysis », NBER Working Paper No. 19035.
- ELBERSE A. (2013), Blockbusters Hit-making, Risk-taking, and the Big Business of Entertainment, New York : Henry Holt and Co.
- EVANS D. S. (2011), Platform Economics : Essays on Multi-Sided Businesses, Competition Policy International.
- EVANS D. S. (2013), « Attention Rivalry Among Online Platforms », University of Chicago Institute for Law & Economics Olin Research Paper No. 627. Available at SSRN : http://ssrn.com/abstract=2195340.
- FERGUSON E. (1997), « The rise and fall of the American carpool : 1970-1990 », Transportation, vol. 24, pp. 349-376.
- GOLDFARB A., TUCKER C. (2011), « Privacy regulation and online advertising », Management Science, vol. 57(1), pp. 57-71.
- GOOLSBEE A., KLENOW P.J. (2006), « Valuing Consumer Products by the Time Spent Using Them : An Application to the Internet », American Economic Review, vol. 96(2), pp. 108-113.
- IPEIROTIS P. G. (2010), « Analyzing the Amazon Mechanical Turk Marketplace », ACM XRDS, vol. 17(2).
- JACKSON M., WATTS A. (2002), « The Evolution of Social and Economic Networks », Journal of Economic Theory, vol. 106, pp. 265-295.
- JACKSON M. & WOLINSKY A. (1996), « A Strategic Model of Social and Economic Networks », Journal of Economic Theory, vol. 71, p. 44–74.
- JULLIEN B. (2011), « Competition in Multi-sided Markets : Divide and Conquer », American Economic Journal : Microeconomics, vol. 3(4), pp. 186-220.
- KATONA Z., ZUBCSEK P., SARVARY M. (2011), « Network Effects and Personal Influences : The Diffusion of an Online Social Network », Journal of Marketing Research, vol. 48(3), pp. 425-443.
- KAVETSOS G., KOUTROUMPIS, P. (2011), « Technological Affluence and Subjective Well-Being », Journal of Economic Psychology, vol. 32, pp. 742-753.
- KATZ M., SHAPIRO C. (1994), « Systems Competition and Network Effects », Journal of Economic Perspectives, vol. 8, pp. 93-115.
- LAMBRECHT A., MISRA K. (2013), « Pricing Online Content : Fee or Free ? », Working Paper, http://ssrn.com/abstract=2307961.
- LAMBRECHT A., GOLDFARB A., BONATTI A., GHOSE A., GOLDSTEIN D., LEWIS R., RAO A., SAHNI N., YAO S. (2014), « How do firms make Money Online ? », Rotman School of Management Working Paper No. 2363658.
- LEVIN J. (2013), « The Economics of Internet Market », in D. ACEMOGLU, M. ARELLANO, E. DEKEL (Eds.), Advances in Economics and Econometrics, Cambridge (MA), Cambridge University Press.
- LEWIS R. A., RAO, J. M., REILEY D. H. (2013), « Measuring the Effects of Advertising : The Digital Frontier », NBER Working Paper No. 19520.
- LIEBOWITZ S. J., MARGOLIS S. E. (1998), « Network Externality », in P. NEWMAN (Ed.), The New Palgrave’s Dictionary of Economics and the Law, London, MacMillan.
- MALIN E., PENARD T. (2010), Économie du numérique et de l’Internet, Paris, Vuibert.
- MCAFEE A., BRYNJOLFSSON E. (2012), « Big Data : The Management Revolution », Harvard Business Review.
- MORENCY C. (2006), « The ambivalence of ridesharing », Transportation, vol. 34, pp. 239-253.
- ORLIKOWSKI W. J., SCOTT S. V. (2014), « What Happens When Evaluation Goes Online ? Exploring Apparatuses of Valuation in the Travel Sector », Organization Science, à paraître.
- PENARD T., POUSSING N., SUIRE R. (2013) « Does the Internet make people happier ? », Journal of Socio-Economics, vol. 46, pp. 105-116.
- PENARD T., SUIRE R. (2008), « Économie de l’Internet une économie d’interactions sociales », Revue française d’économie, vol. 22(3), pp. 151-187.
- RALLET A., TORRE A. (2005), « Proximity and Localisation », Regional Studies, vol. 39(1), pp. 37-59.
- RALLET A., TORRE A. (2009), « Temporary geographical proximity for business and work coordination : when, how and where ? », Spaces on Line, University of Toronto, vol. 7, n° 2.
- ROCHELANDET F., TAI S. (2014), « Do Privacy Laws Affect the Location Decisions of Internet Firms ? Evidence for Privacy Havens », European Journal of Law and Economics, à paraître.
- ROCHELANDET F. (2010), Économie des données personnelles et de la vie privée, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
- ROCHET J. C., TIROLE J. (2006), « Two Sided-Markets : a Progress Report », The Rand Journal of Economics, vol. 35, pp. 645-667.
- SCHUMPETER J. (1951), Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot.
- SUIRE R., VICENTE. J. (2014), « Récents enseignements de la théorie des réseaux en faveur de la politique et du management des clusters », Working Paper CREM No. 2014-09.
- TAN T. F., NETESSINE S., HITT L. (2012), « Plenty is no Plague, or is it ? An Empirical Study of the Impact of Product Variety on Demand Concentration », Working Paper http://ssrn.com/abstract=2188354.
- VARIAN H., SHAPIRO C. (1998), Information Rules : A Strategic Guide to the Network Economy, Harvard Business Review Press.
- VON HIPPEL E. (2005), Democratizing Innovation, MIT Press.
- WELLMAN B., QUAN-HAASE A., WITTE J., HAMPTON K. (2001), « Does the Internet increase, decrease or supplement social capital ? Social networks, participation, and community commitment », American Behavioral Scientist, vol. 45, pp. 437-456.
- ZENTNER A., SMITH M., KAYA C. (2014), « How video rental patterns change as consumers move online », Management Science, à paraître.
Notes
-
[1]
On appelle marchés bifaces les marchés dont les transactions sont organisées par une plate-forme reliant deux groupes distincts d’utilisateurs A et B entre lesquels existent des effets de réseau croisés (c’est le cas lorsque le nombre d’utilisateurs A accroît l’utilité des utilisateurs B ou vice versa). La seconde caractéristique d’un marché biface est que la tarification de l’accès et de l’usage de la plate-forme n’est pas neutre sur le volume de transactions entre les deux groupes d’utilisateurs. Lorsque la plate-forme met en relation plus de deux groupes (par exemple des éditeurs de services, des annonceurs et des utilisateurs), on parle alors de plate-forme multiface.
-
[2]
Selon Levin (2013), « Moving from problems of too little data… to environments with enormous amounts of data, and many possibilities for experiments to learn about causal effects is going to require a real shift in mind-set, new thinking and new approaches. »
-
[3]
Selon Boyd et Crawford (2012), « The current ecosystem around Big Data creates a new kind of digital divide : the Big Data rich and the Big Data poor ».
-
[4]
À titre d’illustration, trois numéros de Réseaux en 2012 y sont consacrés (n° 172) sur « Musique et technologies numériques », (n° 173-174) sur « Marchés et pratiques du jeu vidéo », (n° 175) sur « Les nouveaux instruments de la notoriété dans les industries culturelles »).