Notes
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[1]
Les jeux vidéo ont été longtemps laissés aux inquiétudes légitimes des parents et aux modes journalistiques, avant que les investigations de psychologues et d’analystes des médias (Gaon, 2007 ; Mauco, 2008 ; Leroux, 2010) ne viennent éclairer cet espace de discours. Pourfendre les mythes et analyser les évolutions légales ne suffit toutefois pas à faire avancer notre connaissance de la diversité des pratiques de jeu vidéo et de leur répartition.
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[2]
L’analyse de ce moment de la genèse du style nous semble permettre de rendre compte de la part d’autonomie (fût-elle partielle) des pratiques populaires. Cela évite ainsi tout à fait le risque d’une interprétation de ces pratiques depuis la légitimité ou l’hégémonie.
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[3]
Une guilde est un groupe de joueurs. Elle a un nom, et ce nom apparaît généralement au-dessus de la tête de l’avatar en dessous du nom du personnage. Aujourd’hui, la sociologie des jeux vidéo est dans une large mesure une sociologie des guildes.
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[4]
La particularité du « raid » est d’être une épreuve collective, puisqu’il nécessite de réunir entre douze et quarante personnes selon les cas. Cette épreuve consiste à se frayer un chemin difficile jusqu’à un champion puissant, pour tenter de le vaincre en quête de trésors exceptionnels.
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[5]
Le niveau du personnage détermine ses capacités, donc les épreuves auxquelles il peut se mesurer. Réussir des épreuves permet de gagner des points « d’expérience », et le niveau du personnage est fonction de la quantité de points gagnés.
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[6]
Le « pwnage » est le goût de vaincre aisément des ennemis en grand nombre. « Pwnage » dérive de « ownage », dominer, avec une faute de frappe – et peut-être aussi de « pawn », pion.
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[7]
Certaines répétitions s’apparentent bien plutôt au labeur (Yee, 2006). Cela ne signifie pas que la répétition ludique soit « un travail », car on ne peut réduire le travail au labeur (Hatzfeld, 2004 ; Bidet, 2011a).
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[8]
« Power gamer » désigne ici des joueurs dont l’activité est orientée exclusivement vers le gain de points et l’accès aux contenus dits « haut niveau » – désignés aussi comme le « end game ».
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[9]
Notons qu’au-delà de cette tolérance dont l’ethnographe fait profession, la question de la tolérance – ou de l’intolérance – des joueurs les uns vis-à-vis des autres mérite examen.
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[10]
Ce sentiment d’une absence d’obligation, ressentie comme sans équivalent, explique peut-être, comme le note L. Trémel, que la demande sociale d’explications soit adressée d’abord à la psychologie (Trémel, 2003).
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[11]
Cette durée est comptabilisée automatiquement par le programme et taper la commande « /play » l’affiche en jours, heures et minutes.
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[12]
Il s’agit du projet éponyme de La Distinction de P. Bourdieu (1979), auquel les Cultural Studies s’opposent seulement sur un point crucial. Il s’agit de démontrer qu’il existe des styles populaires conscients d’eux-mêmes, contrairement aux suggestions de Bourdieu lorsqu’il écrit par exemple : « À mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, le style de vie [fait] une part de plus en plus importante à ce que Weber appelle la “stylisation de la vie” » (p. 194). En matière de « stylisation de la vie », les Punks et Skin Heads décrits par Hebdige n’ont rien à envier aux Rallyes.
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[13]
Une partie à plusieurs augmente les chances de « drop » mais déplace sensiblement le lieu de l’épreuve, qui ne consiste plus alors à vaincre l’ennemi, mais à repérer et ramasser avant les autres les objets de plus grande valeur.
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[14]
Battlenet est une plate-forme Internet, créée en janvier 1997, permettant aux joueurs de s’affronter en temps réel sur les jeux vidéo de la société Blizzard Entertainment.
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[15]
Ce jeu est aussi évoqué, selon d’autres approches et d’autres problématiques, dans Boutet, 2003, 2006, 2008, 2010, 2011.
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[16]
S. Craipeau (2011) fait une erreur manifeste lorsqu’elle écrit : « Il existe toutefois certains types de jeux en réseaux gratuits, tels les jeux d‘écritures sur Internet, comme Mountyhall. Dans ce cas, il n‘y a aucun pilotage centralisé du jeu, aucune instance de gestion, de régulation et de surveillance des flux, contrairement aux jeux multi-joueurs en lignes (MMOG) commerciaux (en gras) » (p. 58). Contre de telles affirmations, soulignons que le commerce et l’entreprise capitaliste ne sont pas les seuls modes de gouvernance légitimes des mondes numériques. Internet n’a pas aboli le secteur associatif.
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[17]
Les noms ont été anonymisés.
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[18]
Privé désigne une contrepartie à l’espace public, tandis que les mondes numériques sont bien souvent plutôt des marges – plus comparables en ce sens aux usages du garage qu’à ceux du salon.
1Jouer aux jeux vidéo avec style : nous proposons, dans cet article, une observation rapprochée des pratiques de jeu. L’hypothèse est que « jouer » ne se réduit pas aux règles ni au dispositif. Il existe en effet des pratiques de jeu, parfois créatives, et toujours inscrites dans des milieux, matériels et sociaux, qui les nourrissent et qu’elles enrichissent à leur tour. Dans d’autres champs d’étude, autour d’autres objets culturels, ce travail s’inscrirait dans un important corpus de travaux. Ce n’est pas le cas des jeux vidéo. Le courant dit des Game Studies doit initialement beaucoup moins aux Cultural Studies dont il emprunte le nom, qu’à la rencontre d’un objet relativement bien identifié – le jeu vidéo – défini d’abord comme un dispositif mêlant d’une façon originale fiction et règle (Juul, 2001). L’essentiel de l’effort, de l’attention et des débats ayant ainsi porté sur le dispositif de jeu comme système formel et comme texte, on comprend que les travaux sur ses dimensions techniques ou sociales soient restés marginaux.
2En particulier, peu d’intérêt a été encore porté au caractère situé de l’activité de jeu et à son sens pour ses acteurs, en tant qu’il ne se résume pas à un discours idéologique véhiculé par l’œuvre, mais peut constituer une part intelligente et réflexive de leurs vies et de leurs identités. Ce simple résultat suffirait à contredire une partie de la littérature existante sur ces pratiques, tout comme la place qui leur est donnée dans les faits divers [1]. On sait peu de choses, en particulier en France, sur leurs formes et leurs publics : la répartition dans la population des différentes pratiques des jeux vidéo est largement inconnue (Rufat, Ter Minassian, 2010). Et il est malaisé de formuler des propositions solides à partir d’une littérature focalisée sur des cas particuliers, tels le jeu pathologique des adolescents. Les conséquences du succès populaire des jeux vidéo, et du fait que les joueurs adultes continuent à les pratiquer (Donnat, 2009), restent très largement à tirer, sans tomber pour autant dans l’« adultisme » qui gomme l’importance du jeu de l’enfance (Lukacs, 2011). Du moins, l’image courante du joueur adolescent ne suffit plus ; et la question de la moyenne d’âge est dépassée (Boutet, 2003 ; Taylor, 2006 ; Pearce, 2010).
3L’analyse de l’activité de jeu, outre son intérêt documentaire, présente aussi un enjeu théorique, et les voies qu’ouvre son étude peuvent intéresser les sciences sociales au-delà de l’étude de cette seule pratique. Les jeux vidéo sont en effet à la croisée de bien des dimensions qui sont encore peu intégrées par la sociologie française : ils accordent une place importante à la fois au corps (Berthelot, 1992), aux images (Péquignot, 2008), et à la culture enfantine (Brougère, 2005 ; Delalande, 2003). Il s’agit, en outre, d’une pratique populaire dont l’étude a été longtemps contrariée en France (Grignon, Passeron, 1989 ; Céfaï, Pasquier, 2003 ; Coavoux, 2010). Cela amène, comme le remarque V. Berry à la suite de G. Brougère, à étudier le jeu des adultes et non celui des enfants, nonobstant sa place centrale dans la socialisation et la formation des dispositions et des habitus (Berry, 2009). Enfin, il faut ajouter la technicité de cette pratique culturelle (Boutet, 2006 ; Zabban, 2011). Emblématique de l’ère numérique, elle se trouve encore peu mobilisée comme analyseur de la façon dont les nouvelles techniques pénètrent notre quotidien et participent à l’invention de nouveaux modes de vie.
4Les joueurs passent pourtant des heures, pendant des semaines et parfois des années, à tenter de tirer de ces techniques quelque chose qui en vaille la peine. Il semble important d’en prendre acte, en suivant M. Triclot (2011), qui note que « les régimes d’expérience varient dans l’usage des plaisirs, dans les jouissances qu’ils parviennent à extraire de l’objectivité essentielle de la machine. Pour que des expériences du jeu prennent corps, il leur faut chaque fois un milieu favorable : des lieux particuliers, des formes et des genres, des gammes de machines, des publics… » (p. 97). Suivant cette proposition, nous allons étudier l’organisation de l’expérience des joueurs, au sens goffmanien. Leur activité s’élabore à partir des nouvelles expériences ouvertes par les interfaces, mais elle en déborde aussi, en intégrant des éléments des milieux – matériels et sociaux – de la pratique. Le jeu vidéo n’est donc pas une arène symbolique close – un « cercle magique » selon l’expression de l’historien Johan Huizinga (Huizinga, 1988). Il donne lieu, lorsque sa pratique est partagée, même à distance, à la construction d’identités collectives, fussent-elles éphémères : les jeux vidéo, bien qu’ils correspondent à un engagement de circonstance, engagent leurs participants dans une « sociabilité distanciée et restreinte » (Auray, 2003), à l’image d’une conversation. Observer ces pratiques peut ainsi montrer comment une certaine façon de jouer est progressivement établie, répétée et partagée.
5L’investigation porte ici sur les jeux en ligne, et plus particulièrement ceux où l’on joue un personnage. Je m’appuie sur des travaux de terrain menés ces dix dernières années, aussi bien sur des jeux associatifs qu’industriels. Dans ce texte, il sera question de : Everquest et Everquest 2 (Sony, 1999, 2004), Diablo II (Blizzard, 2000), et Mountyhall la terre des trõlls (Yves Savonet, 2001). Les matériaux ont été recueillis, dans chaque cas, au fil de plusieurs années d’enquête (Boutet, 2006). Je ne rendrai pas compte, dans le cadre de cet article, de l’ensemble du matériau – constitué d’entretiens, de notes de terrain, de photographies, de vidéos, d’échanges de mails, de conversations en ligne enregistrées, de captures d’écrans, de sauvegardes de sites web, d’interfaces, de code informatique –, ni de l’ensemble des méthodes employées – ethnographie en ligne, observation in situ, cartographie d’Internet, analyse de corpus, expérimentation personnelle. Mais je préciserai l’intérêt de réunir des matériaux aussi divers, car cette hétérogénéité est celle précisément des appuis de l’expérience de jeu (le dispositif technique n’est qu’un appui parmi d’autres). J’introduirai la notion de « style » pour rendre compte du fait que la recherche d’une continuité de l’expérience dans l’activité de jeu amène ainsi les joueurs à mobiliser des éléments hétérogènes.
6Le « style » a été exploré en ce sens en anthropologie, en particulier par G. Bateson et A. Leroi-Gourhan. Ils retravaillent une notion de style constituée notamment dans l’étude des collections. Pour pouvoir l’utiliser, nous la redéfinirons en nous appuyant sur des travaux récents (Kidder, 2005 ; Macé, 2010, 2011a ; Jenny, 2011), qui ont en commun d’explorer la genèse du style – les dynamiques de stylisation et non les seules figures de style, et de repérer l’amorce de cette genèse en amont même de la confrontation entre groupes sociaux (laquelle a focalisé l’attention des travaux antérieurs, comme ceux de P. Bourdieu (1979) ou de D. Hebdige (2008)). Il ne s’agit pas de minorer l’importance des formes de reconnaissance et d’affirmation des différences sociales, mais de montrer ce que la part expressive du style doit, non pas seulement à une communication intentionnelle, mais à une mise en actes de ce à quoi l’on tient – suivant un agir qui mêle alors sens éthique et attachements personnels, goûts et réflexion [2].
7Selon cette perspective, des styles de jeu se forment dans la recherche d’une situation qui vaut d’être répétée – autrement dit, ils émergent de l’exploration pratique de tout ce qui fait un bon moment, de tout ce qui le prolonge ou le nourrit. Ensuite seulement, ce qu’un style porte d’ancrages locaux et d’ajustements créatifs peut le rendre saillant en public, c’est-à-dire en dehors du milieu où il s’est formé, comme manifestation d’une autre forme d’existence possible. C’est souvent à ce moment-là aussi qu’il devient repérable pour le sociologue.
8Dans une première partie, nous verrons que l’activité de jeu vidéo est une activité répétée, fréquemment et même avec soin, et que cela développe chez les joueurs un souci de la situation et de sa rythmicité ; celui-ci n’est pas spécifique au jeu, mais il lui est tout particulièrement attaché. Seules les approches attentives aux circonstances de jeu décrivent cette répétition ordinaire. La notion de style permet d’étudier cette propriété des jeux vidéo. Les notions complémentaires d’expérience, de répétition, de milieu et d’écosystème seront définies et articulées au fil de trois descriptions de stylisation, qui occupent les parties suivantes. La première description porte sur une expérimentation personnelle. Elle montre la façon dont l’activité de jeu trouve dans l’environnement des prises qui forment son milieu ; une fois stabilisé, celui-ci permet la répétition indéfinie d’une situation satisfaisante. Mais nous verrons que la situation ici s’épuise et échoue à former un style. La deuxième description est celle du partage d’une façon de jouer dans une salle de jeu en réseau. Une extension d’interface s’y avère au cœur de la stabilisation d’un style de jeu collectif. La troisième description explore plus avant la question du partage des styles, en montrant comment une identité collective peut s’y forger. Elle souligne l’intérêt de ne pas s’en tenir à des postes fixes d’observation, en ligne ou hors ligne. C’est aussi parce qu’ils sont transversaux aux mondes sociaux qu’ils traversent que les styles de jeu sont souvent pris dans des polémiques qui peuvent les balayer.
De la répétition ordinaire au souci des situations
9Les recherches, françaises comme anglo-saxonnes, commencent généralement par définir le jeu par ses règles, pour ensuite remarquer leur incomplétude. Les travaux de J. Henriot (1969) et de G. Brougère (2001) questionnent ainsi la possibilité même de définir le « jeu ». De façon similaire, les débats inauguraux des Game Studies, au début des années 2000, discutent la place respective de la fiction et de la règle dans le jeu vidéo, en soulignant l’incomplétude de cette dernière (Juul, 2006). Tout n’est donc pas dit avec la règle, avant même l’arrivée des joueurs. Non seulement le passé de ceux-ci, et le présent de leur pratique, méritent d’être examinés, mais la clé des sociabilités ludiques ne réside pas dans leurs règles. Nous allons voir que les manières de jouer s’appuient moins sur « les règles » que sur une interprétation de certaines d’entre elles. « Interprétation » est toutefois une métaphore trop intellectualiste : il s’agit autant d’idées que de gestes et de regards, et autant d’engagements corporels et émotionnels que d’arrangements des lieux et des temps. Les travaux contemporains introduisent en ce sens les notions d’« attitude » (Genvo, 2009, p. 113) ou d’« expérience » ludique : « jouer n’est jamais autre chose que profiter de ces dispositifs pour engendrer de l’expérience, pour se mettre dans un certain état » (Triclot, 2011, p. 14). Cette mise en avant de l’expérience et du fun rejoint le lien établi par Brougère entre jeu et « second degré » et, au-delà, comme le souligne V. Berry (2009), l’héritage goffmanien (p. 76). Erving Goffman (1991) décrit en effet le jeu comme une réinterprétation systématique de ce qui est en train de se passer : « Jouer, qu’il s’agisse de se battre ou de jouer aux dames, c’est, pour les participants, toujours jouer, surtout s’ils accomplissent ces activités avec passion » (p. 54). Cette attention à l’engagement individuel du joueur – au fun – amène alors le sociologue à « regarder ce que regarde le joueur » (Zabban, 2011, p. 338), à l’opposé de la tentation psychologisante à laquelle cèdent parfois les Game Studies lorsqu’elles prétendent passer sans médiation de l’analyse du média ludique à celle de la subjectivité du joueur.
10L’accent mis sur l’expérience ou le fun – qui va nous conduire à la notion de style – ne remplace pourtant pas l’une des fonctions de la notion de « règle » : indiquer ce dont il est question avec le « jeu ». Mais la répétition peut remplir ce rôle. Si le jeu est bien une activité répétée, aucune approche n’explique vraiment cette propriété. Lorsqu’elle est abordée, c’est comme un excès ou un défaut, voire une pathologie, psychique, avec le manque qui résulte de la dépendance au jeu (Gaon, 2007, p. 117), ou sociale, avec l’ennui que provoque le jeu lorsqu’il devient répétitif « comme un travail » (Yee, 2006). Les deux voies laissent dans l’ombre le caractère très ordinaire de la répétition : il n’y a pas d’activité de jeu sans répétition, et même, sans que celle-ci soit recherchée. Or cette répétition ordinaire paraît bien un angle aveugle des approches qui considèrent les jeux comme des règles, des dispositifs, des systèmes formels, des œuvres, etc. Elles tendent à expliquer l’ordinaire de la pratique par tout ce qui précède l’arrivée des joueurs, et à ne leur attribuer que les détournements un peu extraordinaires (Raessens, 2005). Faute d’étudier les situations de jeu, elles ne voient donc pas la répétition : l’important serait plutôt que le joueur comprenne l’histoire, progresse dans le jeu, gagne des points, atteigne un rang dans le classement, etc. On retrouve cette tendance à ignorer les circonstances de jeu, et ses effets, du côté des perspectives soucieuses de déterminer les motivations des joueurs, qui voient dans la répétition le signe que les joueurs n’ont pas trouvé dans le jeu ce qu’ils y cherchaient.
11Seules les approches cliniques et les recherches ethnographiques, attentives aux circonstances de l’activité, décrivent la répétition ordinaire. Des cliniciens qualifient la pratique des jeux vidéo, même la plus ordinaire, de « travail sur l’inconscient » ou d’« entraînement symbolique », soit une activité qui porte moins sur la résolution des problèmes existentiels que sur leur formulation (Stora, 2005 ; Levy-Warren, 2008). Ils rejoignent ainsi la célèbre étude sur les contes de fées du psychanalyste B. Bettelheim (1976), qui considère que les contes permettent à l’enfant de « se familiariser avec son inconscient, en brodant des rêves éveillés, en élaborant et en ruminant des fantasmes » (p. 22). Est ainsi mise en évidence une forme de réflexivité propre aux formes populaires marquées par la répétition – contes de fées, jeux vidéo, chansons populaires aux refrains fredonnés, photographies de famille glissées dans le portefeuille ou en fond d’écran. On pourrait aussi y inclure la lecture de la presse du matin, avec ses faits divers si répétitifs (Katz, 1997), voire même aujourd’hui certains usages de la vidéo.
12L’ethnographie, quant à elle, décrit bien naturellement les aspects les plus répétés de l’activité, qu’elle rencontre en enquêtant sur la place de l’activité de jeu vidéo dans les modes de vie des personnes étudiées, comme le montrent de récents travaux anglo-saxons (Taylor, 2006 ; Nardi, 2010 ; Pearce, 2010) et français (Boutet, 2006 ; Berry, 2009 ; Zabban, 2011). Dans ces travaux, les notions de style et d’esthétique sont mobilisées, sans être toujours bien définies, pour qualifier les répétitions propres au jeu, qui ne s’expliquent ni par les règles du jeu, ni par le dispositif technique, ni par les normes sociales. Pour expliquer qu’un même jeu puisse soutenir plusieurs manières de jouer, B. Nardi (2010) emprunte ainsi à John Dewey la notion d’« expérience esthétique active » (p. 41). Elle rencontre en particulier deux façons de jouer bien contrastées : « Scarlet Raven et Terror Nova étaient des guildes [3] de raid [4], où les joueurs prenaient le jeu sérieusement et exploraient les contenus de haut niveau [5]. Ils utilisaient des outils de mesure des performances du joueur et entretenaient une atmosphère compétitive. Par contraste, les raids étaient rares avec The Derilict. J’y ai joué quelques mois pour saisir les dynamiques d’une petite guilde. En décembre 2008, ma propre famille forma une petite guilde, the Hoodoos, pour botter des fesses [pwnage [6]] et passer du temps en famille [family bonding] » (p. 31). Le contraste est encore plus frappant avec C. Pearce (2010), qui étudie un groupe jouant comme nul autre pareil : « À la fois en parlant avec eux et en observant leur comportement dans There.com, il était clair que ce groupe avait un style de jeu particulier » (p. 144). La description s’ouvre sur des poèmes, dont le premier, « À tous ceux qui partagent notre perte », commence ainsi : « Les larmes les larmes pourquoi ne puis-je arrêter mes larmes » (p. 91). Outre la nostalgie pour un monde perdu, ce style se caractérise par le goût des énigmes, et un talent à accompagner leur résolution sans en livrer la solution (p. 107 et p. 144).
13Les approches ethnographiques ont ainsi en commun avec les approches cliniques de décrire les circonstances de l’activité, et d’y rechercher le sens du jeu : les notions d’esthétique et de style, comme celles de travail sur l’inconscient et d’entraînement symbolique, signalent que le chemin parcouru peut être, pour le joueur, tout aussi important que le but atteint. La répétition n’est alors plus comprise comme un défaut ou une pathologie, mais comme partie prenante de l’activité ordinaire. Pour aller plus loin dans cette direction, on peut s’appuyer sur une « sociologie des formes », suivant l’expression de Georg Simmel, et partir du constat que le trait caractéristique des pratiques de jeu étudiées est la recherche de la répétition. Les joueurs ne cherchent pas à répéter la victoire, mais le chemin qui y mène. En lui-même, le contentement détruit en effet l’attitude ludique, qui tient dans une tension, dans un équilibre entre ennui et sidération (Csíkszentmihályi, 1990). La défaite peut y valoir comme une remise en question et un apprentissage (Juul, 2009). Et si le gain a sa place dans chacune des pratiques de jeu étudiées, il n’est pas toujours central : des choses bien différentes peuvent être désirées, de même que les gains recherchés dans le jeu peuvent l’être aussi dans d’autres types d’occupations. Aussi, le « souci des situations » semble mieux décrire la pratique des jeux vidéo que la « recherche du gain ».
14Dans peu d’activités, le souci d’une expérience satisfaisante paraît aussi central que dans le jeu ; et comme la recherche d’une dynamique plus que d’un état. Car la force ou l’élan à répéter ce qui est satisfaisant travaille aussi à en préciser la forme. Au fil des répétitions et des modulations, l’expérience de jeu stabilise un milieu pertinent, en adoptant et en aménageant des règles, des équipements, des dispositifs, des normes et des conventions. L’arrêt des tâtonnements n’épuise d’ailleurs pas le désir de répétition. Car les joueurs cherchent non seulement des moments réussis, mais aussi leur formule, afin de les retrouver à nouveau. Cette répétition permet de repérer et d’analyser l’organisation de l’expérience caractéristique des jeux vidéo. En particulier, on se propose ici de montrer qu’il s’agit chaque fois d’une forme sociale – et cela dès le jeu solitaire –, que l’on peut appeler un style de façon de jouer ou, plus simplement, un style de jeu. L’expérience satisfaisante qui le caractérise, ainsi que la formule pour la réitérer, peuvent être partagées, circuler, et devenir pour certains le ciment de leur activité commune. Ainsi, la répétition ludique est-elle dans chaque cas « un fait d’individuation proposé à une généralisation » (Macé, 2011b, p. 155).
15Toute la pratique des jeux vidéo ne relève pas du style, ni toutes les répétitions [7]. Ni les tâtonnements ni l’ennui ne relèvent du style. Celui-ci réside plutôt dans cette part du jeu qui, pour un joueur, vaut d’être revécue, et qui réapparaît lorsqu’il s’en donne les moyens. Précisons avec M. Macé (2011b) que les styles ne sont pas forcément originaux, ni distingués, ils ne doivent s’opposer « ni à la banalité, ni au commun, mais simplement à l’indifférence » (p. 153, l’auteur souligne). L’effort dont ils procèdent est tendu vers une félicité, une expérience satisfaisante, elle-même objet d’expérimentations et de stabilisations locales, relatives notamment à ce qui sera jugé satisfaisant – et cela peut suggérer « d’y voir la mise en œuvre non nécessairement d’une violence (de distinction) mais aussi d’une capacité (d’invention, de perception) » (p. 154).
16Cette capacité que le style porte en propre est celle de répondre à la recherche d’une « continuité de l’expérience » qui est au principe de l’engagement dans l’activité pour la philosophie et la sociologie pragmatistes (Bidet, 2011a). Cette idée d’une recherche de continuité est présente chez Bettelheim lorsqu’il souligne que l’enfant ne peut pas comprendre d’un seul coup les dilemmes qu’il traverse : cela demande un travail, long et progressif, que permet la lecture répétée du conte. De même, quoiqu’ils travaillent sur des objets assez différents – la peinture pour G. Bateson (1977), la manipulation d’outils pour A. Leroi-Gourhan (1965) – tous deux caractérisent le phénomène stylistique comme un ensemble de rapprochements de sens hors du langage obtenus par la répétition. Ainsi, Bateson compare la communication du peintre aux mouvements du visage, involontaires et révélateurs. Et Leroi-Gourhan met l’accent sur l’ordre et la succession des gestes. Dans les deux cas, ils caractérisent le style par une répétition inscrite dans le déroulement de l’activité : la redondance chez Bateson, et la rythmicité chez Leroi-Gourhan (2004, p. 275). L’originalité de ces approches est de situer le sens de l’activité non pas dans quelque logique préalable, mais dans l’expérience des participants : la continuité – si elle émerge – émerge au cours de l’activité (Bidet, 2011b, p. 24). Cette convergence entre les analyses anthropologiques du style graphique et du style rythmique a une autre conséquence, de plus large portée : ces « rapprochements de sens » s’inscrivent sur un horizon partagé, qui est aussi un horizon éthique. Bateson insiste sur la « sagesse » qui y est à l’œuvre (p. 194), et Leroi-Gourhan l’associe à l’« équilibre du groupe humain ».
17Ce caractère réflexif et éthique du style est particulièrement sensible pour les participants des mondes en ligne : en l’absence des signes ostensibles de l’interaction, qui font l’ordinaire des relations hors ligne (le visage, la voix, les habits, le corps, etc.), c’est par le style qu’ils sont confrontés à l’altérité. Si un style de jeu est ce qui vaut d’être revécu, il est aussi ce qui se perçoit comme pertinent – y compris lorsque l’on n’y adhère pas. Lorsque le mot style apparaît dans la littérature des Game Studies, sous la plume de T. L. Taylor (2006), c’est ainsi d’abord pour caractériser des joueurs qui ne jouent manifestement pas comme elle : « Au lieu de dire que [les power gamers [8]] sont trop investis, jouent de la mauvaise manière, ou ruinent l’expérience des autres en étant trop concentrés sur ce qu’ils font, j’examine à travers leur style nos conceptions implicites de ce qui constitue le jeu » (p. 10).
18Cet exemple montre que s’il est utile à l’ethnographe d’« avoir joué », ce n’est pas parce qu’il pourrait devenir lui-même un modèle de l’expérience ludique, mais bien au contraire pour reconnaître l’altérité d’un autre style – une autre félicité, qui correspond à la formation d’autres valeurs. T. L. Taylor (2006) relate en introduction un épisode différent, où elle a rencontré une autre façon de jouer, reconnue comme telle et tolérée. Il s’agit d’une Convention, lors de laquelle un homme distribue des roses à toutes les joueuses de son serveur et dit être connu pour offrir des fleurs aux personnages féminins dans le jeu. Tout en trouvant ce geste sexiste, la chercheuse garde la fleur, plie la tige et la plante dans son sac à dos « à la fois par respect pour le geste et pour ne pas faire de vagues » (p. 5). Quoique les enquêtés soient, de façon très classique, sa principale ressource, on voit qu’il ne s’agit plus seulement pour l’ethnographe de partager ce qui les réunit, mais également de percevoir ce qui les sépare [9]. Apparaît ici le caractère intrinsèquement comparatif de la notion de style (Martinelli, 2005).
Le milieu de la pratique : gagner de l’expérience en dormant
19La première description que nous proposons est celle d’une dynamique de stylisation personnelle. Cette description relève de l’« ethnographie de l’intime », qui permet selon S. Turkle (2008) de suivre la façon dont les objets participent à la stabilisation des mondes vécus – une stabilisation essentielle au partage des manières de vivre, comme nous le verrons dans la partie suivante. Ici, la pratique de jeu mêle en un équilibre original les aspects matériels et les aspects symboliques de l’activité ou, pour le dire plus simplement, le sens et les sens. Le cas a priori très simple d’un style personnel peut alors rendre compte de la complexité interne de l’expérience de jeu.
20Lorsque Roger Callois écrit que le jeu n’a pas de conséquences, il situe encore mal le problème : le jeu a toutes sortes de conséquences, mais aucune n’est (en principe) exigible du joueur [10]. Or cette absence d’obligation ne fait pas de l’expérience de jeu une expérience isolée, même pour un jeu individuel. Elle est équipée et préparée, individuelle, mais sociale de part en part. En particulier, une multitude de sites Internet accompagnent aujourd’hui cette expérience privée, jusque dans chaque chambre. Le vocabulaire du jeu notamment est connu même du joueur en apparence le plus solitaire ; on pourrait même considérer comme un trait des cultures contemporaines d’associer richesse de langage et isolement. Ainsi, l’ethnographie met en évidence l’importance du vocabulaire propre à chaque jeu, et notamment des mots qui désignent des gestes répétés des milliers de fois. Cette spécialisation du vocabulaire peut être vue comme une stratégie commerciale, ou comme une dynamique communautaire de distinction et d’exclusion. Mais ces lectures sont réductrices. Elles ignorent que, non seulement le joueur a ces mots en tête, mais chacun d’eux constitue un lien intellectuel avec la communauté de pratique que constitue parfois le public du jeu. Les traduire est toujours possible, mais c’est masquer la précision du mot et l’enquête qu’il permet. Par exemple, dans le récit qui suit, « prendre l’aggro du monstre » peut être remplacé par « attirer l’attention hostile du monstre ». Mais cette dernière formulation est une métaphore imprécise, car un « monstre » est un adversaire programmé, or un automate peut-il avoir une « attention » ? Surtout, l’expression « prendre l’aggro » fait référence aux mécanismes de jeu. Les automates appelés « monstres » attaquent, selon leur algorithme, le premier personnage de leur « liste d’aggro ». En fonction de ses actions, le joueur peut « gérer l’aggro », c’est-à-dire faire monter ou descendre le rang de son personnage sur cette liste, afin d’être ou de ne pas être attaqué.
21Au début de mes recherches sur les jeux en ligne, une information m’avait surpris. Sur les forums du jeu Everquest, certains revendiquaient 273 jours de temps de jeu cumulé [11]. Même en supposant des jeunes gens consacrant intégralement leurs loisirs et leurs vacances au jeu, il restait à expliquer plus de douze heures de jeu par jour en période scolaire. Aujourd’hui, le terme « nolife » (sans vie) détourne l’attention de cette énigme. À l’époque, ne disposant pas de ce vocabulaire, j’avais fait l’hypothèse qu’il s’agissait d’exagérations, à ceci près que les participants des forums ne formulaient aucun soupçon, eux pourtant si prompts à dénoncer le « fake » (simulateur). Une partie du mystère a été levée par une expérimentation personnelle.
22Le jeu Everquest était alors à la fois un terrain exploratoire, un rôle de terrain dans la salle de jeu en réseau que j’observais (et auquel est consacrée la partie suivante), et une occasion de discussions avec mon frère, qui habitait à neuf cents kilomètres de distance. L’expérimentation en question prend place au début de ma thèse, une nuit, au cours de vacances en famille, alors que je joue un personnage qui se prénomme Joliefee. Invocatrice, son arme principale est un « familier », en l’occurrence un gros caillou volant doté de bras, qui la suit, se bat pour elle, et auquel elle donne des ordres simples : suis-moi, protège-moi, attaque celui-là, reste en arrière, reste ici. Quoiqu’elle ait quelques sorts d’attaque, sa constitution frêle lui rend le familier indispensable pour faire face aux ennemis. En visitant l’un des nombreux forums où les joueurs d’Everquest discutent entre eux sur internet, je trouve ce jour-là l’indication d’un « spot » (i.e. un lieu) où « xp solo » (i.e. gagner des points pour faire progresser le personnage, et cela sans faire équipe). Dans un coin retiré, un monstre du niveau de Joliefee apparaît seul et, après avoir été vaincu, est censé réapparaître assez vite, rendant l’enchaînement des combats productif.
23Ce soir-là, j’amène donc Joliefee aux coordonnées précises indiquées sur le forum, elle envoie son familier et quelques sorts. Le monstre est vaincu et Joliefee gagne les points correspondants – suffisamment pour voir à l’œil nu se remplir une fraction infime de la barre indiquant la progression du personnage. J’attends, le monstre réapparaît. Il s’avère que la mention sur le forum « réapparaît après peu de temps » désignait tout de même une période de cinq à dix minutes d’attente. Les combats se suivent, un peu chaotiques au départ car Joliefee « prend l’aggro » (i.e. l’adversaire l’attaque elle, et non pas son familier). L’ajustement est trouvé : envoyer le familier, puis un seul sort aux dégâts répartis dans le temps – un « dot » (damage over time).
24La soirée avance et vient l’assoupissement. Le bruit caractéristique, qui accompagne la ré-apparition de l’ennemi, me tire alors d’un demi-sommeil. Je frappe trois touches successives – cibler plus proche, lancer familier, lancer sort – puis le sommeil me rattrape dans les éclats sonores du combat en cours. Un son, trois touches, et le sommeil en toile de fond. Ainsi se trouve levée une partie du mystère des 273 jours de « play » sur un an : gagner de l’expérience en dormant.
25N’entrent en compte qu’un petit nombre d’éléments dénombrables : un lieu, un personnage, un monstre, un familier, un sort, trois touches, quelques sons, la barre d’expérience. Du point de vue de cette répétition qui s’installe, la plupart des complications du jeu, toutes les possibilités du programme, les personnages, l’immensité du monde simulé, etc., sont indifférentes. En revanche, cette stylisation s’appuie fortement sur les quelques éléments du jeu effectivement mobilisés. Elle trouve aussi des soutiens dans l’écologie du lieu : une chaise confortable où s’assoupir, un casque pour jouer sans réveiller personne, des canaux de diffusion sur internet (un forum où trouver conseil, mais sans certitude qu’il y soit bien question de style), et des motivations puisées dans la vie du joueur (une énigme, une thèse, un frère).
26La stylisation tisse ainsi une écologie intime d’attachements et de désirs, en un ordonnancement temporaire, mais mémorable. Dans le cas présenté, le souvenir de cette nuit mêle indissociablement le souvenir d’une transe et celui d’une avancée dans ma compréhension de ces mondes. Je ne peux dire si l’élan vital y tenait plus aux relations avec mon frère, à mes recherches, au fait d’avoir trouvé une astuce qui marchait, à l’avancement de mon personnage, à l’exotisme de ce monde virtuel, ou aux sons et aux sensations de cette nuit grisée : « posé par Leroi-Gourhan depuis la motricité la plus élémentaire, le problème de “l’insertion dans l’existence” est celui de l’établissement d’une harmonie entre des rythmes qui s’accordent » (Bidet, 2007). Mais je peux préciser par contre pourquoi cette stylisation échoue : du point de vue de la thèse que je mène, comme de la relation avec mon frère, le jeu solitaire ne peut pas être une situation satisfaisante. Il manque le sentiment que cela doit se passer ainsi, c’est-à-dire l’horizon éthique qui est la marque du style.
27Cette première description d’une stylisation nous a néanmoins introduits au potentiel du jeu. Il ne consiste pas à réduire l’activité à une seule échelle, mais à permettre qu’une même activité puise à de multiples engagements, et ce, d’une façon si équilibrée qu’il n’est, pour un moment, plus tout à fait pertinent de les hiérarchiser. Comme l’écrit Kidder (2005), « l’analyse du style doit aller au-delà d’un catalogue des significations et tenter de situer ces significations au sein d’une compréhension de la pratique » (p. 345).
28S’intéresser exclusivement à la signification sociale du style, c’est focaliser l’étude sur le seul moment de la confrontation entre groupes sociaux [12]. En conséquence, comme le note Kidder, « les sociologues expliquent rarement pourquoi un monde social adopte les symboles qui lui sont propres » (p. 345). Ainsi, dans son travail sur les styles, Hebdige (2008) décrit la façon dont un objet propre à choquer les gendarmes en vient à symboliser pour un homosexuel sa révolte. Mais échappe alors à l’analyse sémiotique tout ce qui n’est pas arbitraire dans le fait que cet objet-là devienne un symbole ; non pas exactement sa fonctionnalité, mais les expériences qu’il équipe et qu’il contribue à rendre satisfaisantes.
29Étudier la genèse du style, c’est ainsi faire droit au moment où l’activité a une forme, mais sans être déjà une « sous-culture » ou une « pratique ». Elle n’a pas forcément encore une dénomination, mais elle a déjà une raison d’être, bien reconnaissable pour ses pratiquants, quoiqu’elle ait encore à être confrontée au regard public hors de son milieu de formation.
Un style partagé : un rythme endiablé au Sanctuaire
30Le style de jeu sur lequel porte cette deuxième description est une mise en commun d’une pratique de jeu dans une salle de jeu en réseau. L’analyse détaillée de la façon dont ce style s’ancre dans la salle va permettre d’approfondir l’exploration des cultures vidéo ludiques et leur rapport aux techniques qui les portent. Le jeu et son interface ont bien sûr une place particulière, en tant qu’éléments publics, donc aisément partageables. Mais le choix particulier d’éléments pertinents, qui caractérise un style, constitue aussi une prise de distance vis-à-vis de l’œuvre telle qu’elle est donnée à l’ouverture de la boîte de jeu. Et l’épreuve vécue de l’activité de jeu, capable d’équilibrer désirs et engagements pluriels, se construit aussi sur cette prise de distance.
31En 2001, j’ai observé à Paris, à proximité des Grands Boulevards, une salle de jeux en réseau, aujourd’hui disparue, nommée Le Sanctuaire. Je m’y suis rendu au moins une fois par semaine, souvent plus, en variant les jours et les heures. Au bout de quelques mois, je faisais fréquemment la fermeture, et j’allais manger dans un restaurant japonais tout proche avec les responsables de la salle, et un ou deux autres joueurs. Si une salle de jeux en réseau est un ordre local, avec ses personnages, ses façons de faire, ses habitudes, la description se limitera ici à l’aménagement, autour de l’épreuve sensible proposée par le jeu Diablo II de Blizzard, d’un montage de sociabilités et d’interfaces soutenant un style de jeu collectif repérable à ses répétitions réussies.
32Avant d’entrer dans cette salle de jeu en réseau nommée Le Sanctuaire, je connaissais bien le jeu Diablo II pour sa pratique dans le cadre domestique. C’est un jeu par parties, aux images sombres, aux musiques envoûtantes, où les moments de vide et de solitude peuvent être soudain rompus par le déferlement agressif d’une multitude d’adversaires, et où, la peur et la surprise passées, le joueur se trouve plongé dans une action intense et riche en adrénaline. À ceci, il faut ajouter un trait qui singularise le dispositif de jeu : cliquer, c’est frapper. Pour ceux dont la souris est un outil de travail, chaque partie se trouve ainsi teintée d’une étonnante nuance cathartique : la souris et la main sont libérées de leur discipline ordinaire et entraînées dans un long flux rythmique. Cette succession de clics mise à part, peu des traits de l’œuvre sont conservés dans la salle de jeu Le Sanctuaire.
33Dans cette salle, les joueurs jouent en ligne, sur le serveur dédié mis en place par l’éditeur. Ils peuvent y créer des parties et y jouer ensemble, ou avec d’autres joueurs rencontrés en ligne. Ils y conservent d’une partie à l’autre leurs personnages, leurs niveaux et leurs possessions. Le style de jeu qui se développe dans la salle est tout entier construit autour de l’acquisition de possessions rares. Elles peuvent être obtenues tout au long du jeu, chaque fois qu’un ennemi est battu, mais la probabilité de les obtenir est considérablement plus élevée lors de la défaite d’ennemis particuliers : les « boss » situés à la fin de chaque niveau. Une partie créée spécialement pour défaire l’un de ces démons est appelée un « run » (une course) parce qu’elle consiste à aller le plus vite possible à l’épreuve recherchée, en évitant autant que possible en chemin les détours et les confrontations.
34L’intérêt de ces runs est la maximisation du rapport entre le temps de partie et les chances d’obtention (drop) d’un artefact ayant quelque valeur [13]. Cette valeur est mesurée en « soj » au sein de l’économie propre aux serveurs du jeu : l’unité de mesure est un objet, la « pierre de Jordanie » (Stone of Jordan), qui est à la fois rare et utile à toutes les classes de personnages, et particulièrement les sorcières. Les runs amènent ainsi à développer le commerce et l’intendance. Le commerce est un troc réalisé sur des parties créées à cette fin en ligne : il consiste à acquérir des objets désirés, mais aussi à apprendre les valeurs, les convertibilités, et les méthodes d’arnaques, pour les éviter et les reproduire. L’intendance consiste à transférer la profusion d’objets obtenus au cours des runs, qui remplissent rapidement l’inventaire et la banque du personnage, vers d’autres personnages et d’autres comptes.
35À l’époque, Méphisto est le démon (« boss ») qui est à la fois accessible, rapide à défaire, et dont les probabilités de récompense valent le déplacement. À condition toutefois de le vaincre au niveau de difficulté le plus élevé, ce qui demande un personnage de haut niveau. Et encore faut-il, pour que cela en vaille la peine, arriver rapidement à l’affrontement, en traversant les couloirs d’un labyrinthe aléatoire dont le tracé change d’une partie à l’autre. Le personnage idéal pour cela est la sorcière, car elle dispose d’une capacité de « téléportation », qui lui permet de se déplacer d’un couloir à l’autre, sans se soucier des murs et des portes. Cela aboutit au Sanctuaire à cet énoncé incroyable : « Avec ma sorcière je fais 100 Méphisto run en une heure. Hier, j’ai récupéré 20 soj. » À titre de comparaison, je mettais dix minutes pour arriver jusqu’à Méphisto. La téléportation n’explique pas tout. La clé d’un tel rendement est un jeu reconfiguré pour les besoins de ce style de jeu : les lumières sombres de fond de souterrain ont été remplacées par un soleil de plein jour ; la carte labyrinthique se trouve d’emblée connue et affichée sous les yeux du joueur ; la position des monstres et leurs pouvoirs parfois mortels sont indiqués sur cette carte. Sont ainsi gommés des éléments qui font, du point de vue de la pratique domestique, la qualité de l’œuvre : les surprises d’une ambiance gothique perdent leur charme lorsqu’il s’agit de faire plus d’un run par minute. Mauvaise lumière et imprévisibilité deviennent alors des défauts de l’interface, et sont corrigés comme tels : dans cette salle, un logiciel additionnel, le MapHack, est installé par défaut sur tous les ordinateurs. Il permet de reconfigurer l’interface et d’afficher la carte du labyrinthe et l’emplacement des monstres.
36Cela permet la profusion de récompenses. Et tout ce qui n’est que rebuts pour un commerce en ligne élitiste devient alors une manne, une générosité structurelle, permettant de prêter aux nouveaux arrivants de quoi équiper leurs personnages et passer rapidement les premiers niveaux. Quelques joueurs et l’un des responsables de la salle mettent en place ce style, autour duquel se constitue tout un écosystème d’activités (runs, mais aussi commerce, échanges, dons) qui inclut l’initiation de nouveaux candidats à la stylisation, en restant toujours dans le ton : attitudes hautaines, mépris affiché pour la faiblesse, impatience vis-à-vis des premiers pas, etc.
37Le MapHack permet aussi aux responsables de la salle de convertir leur compétence technique et l’aménagement préalable des ordinateurs en un soutien plus direct apporté à l’activité de jeu de leurs clients. Ils installent le programme additionnel, et ils expliquent aux joueurs comment le « lancer » et l’« activer ». Ainsi, c’est leur légitimité et leur autorité qu’ils mettent en balance, y compris contre les affirmations de l’éditeur, jamais suivies d’effet, selon lesquelles le MapHack serait interdit. Il est remarquable que ce soit ici en poursuivant jusqu’au bout la construction d’un style de jeu reposant tout entier sur l’évaluation proposée par le système de règles – le hasard de l’obtention d’objets rares et leur capitalisation – que les joueurs en viennent à transformer en profondeur l’interface de jeu, jusqu’à la reconfigurer et en faire une œuvre différente. Sans le troc de trésors virtuels sur les parties du serveur Diablo II de Battlenet [14] d’un côté, et sans l’installation du MapHack de l’autre, la phrase que nous relevions plus haut, comme caractéristique de ce style, n’aurait pas de sens.
38Enfin, les propriétés publiques du style ne peuvent pas être comprises sans prendre en compte son ancrage pratique. Le style est partagé, et ce partage ne va pas sans discussions, notamment parce qu’il existe toujours d’autres interprétations du jeu, et qu’elles peuvent entrer en concurrence, ou en contradiction. Ici, comme nous l’avons noté, l’usage du MapHack s’oppose trait pour trait au jeu de Diablo II dans le cadre domestique. Aussi, les joueurs qui ne connaissent pas le cadre pratique où se développe son usage trouvent cet usage tout à fait incongru. Cette incompréhension entretient une polémique : dans les discussions publiques sur internet, le MapHack est désigné comme un programme de « triche ». L’éditeur affiche d’ailleurs publiquement que ce programme est interdit. Pour autant, il ne prend pas de mesures techniques à son encontre, alors qu’il agit par ailleurs énergiquement contre d’autres « programmes tiers ». Peut-être est-ce de sa part une recherche de compromis entre styles – et donc entre publics. Car nous avons montré ici que ce qui se joue localement dans l’usage du MapHack n’est pas nécessairement perçu ou vécu comme une « tricherie ».
Polémique autour d’un style : une maison des jeunes tyrannise la terre des trõlls
39Une troisième description va permettre d’explorer à présent les enjeux du vivre ensemble dans les jeux : des polémiques y naissent, et peuvent venir balayer certains styles. On peut ainsi examiner les dynamiques des cultures ludiques, ici au sein du jeu Mountyhall, la terre des trolls [15]. Ce jeu est au nombre des jeux gratuits et d’accès libre, largement ignorés par les Game Studies. Fondé en 2001, il est géré par des bénévoles, entretenu par les dons des joueurs, et son cadre institutionnel est une association belge – l’ASBL « WebJeux », fondée à cette fin [16]. Il accueille quotidiennement onze mille participants – dont plus de 60 % font partie d’une « guilde ».
40La plus célèbre des guildes de Mountyhall est aujourd’hui disparue. Au cours des deux premières années du jeu, les JSCV [17] inventèrent un style, que tous, dans la guilde comme au dehors, décrivaient comme une interprétation littérale du troll – réputé laid et brutal :
Nous voulions être méchants et c’est tout. (…) Je te rassure, dans la vie on est des gens normaux mais là on s’était créé un style de jeu très particulier, avec un seul mot d’ordre : nettoyer la zone. (…) Une façon différente de jouer et d’être le héros d’une partie, et pas spécialement en jouant les bons petits gars, être méchants a pour but d’être craints et de dire : “fais attention, la tribu est là quelque part”. On en devenait des anecdotes et pour certains de vraies légendes.
42Au moment précis où la population du jeu cesse d’être si petite que tout le monde s’y connaît, où l’interconnaissance se délite, les JSCV ont trouvé comment être connus de tous : tuer les autres sans provocation – ce sont des « Trolls Killers » ou « TK ». La renommée de la guilde est aussi incontestable que sa réputation est déplorable : les JSCV sont les croque-mitaines du Hall. Leurs écrits sont rares, ils sont connus par les récits de leurs victimes. Ils sont critiqués unanimement, aussi bien par ceux qui tissent des amitiés, que par ceux qui brodent des histoires. L’équilibre de leur style de jeu repose sur une dissymétrie entre la maison des jeunes, qui héberge ces joueurs, et l’espace social en ligne. Hors ligne, cette dissymétrie est de bonne morale, puisqu’elle rappelle que « ce n’est qu’un jeu ». En ligne, elle est amorale puisque les adversaires sont réduits à un score. Cela creuse progressivement un déséquilibre, mais ces joueurs jouent bien selon les règles et agissent « en trolls ».
43Ils se décrivent et sont décrits uniquement à partir de ce qui se passe sur le terrain de jeu en ligne. Or un voyage sur leurs lieux de vie m’a révélé les coulisses de ce style, sans lesquelles il ne peut être réellement compris. Le nom de la guilde est l’acronyme d’une maison des jeunes ; et les images que les joueurs choisissent pour leurs personnages sont des photographies de leurs déguisements lors de sorties de jeu de rôle grandeur nature. Surtout, l’ambiance de la guilde et la solidarité de ses membres ne peuvent être comprises sans prendre en compte les conditions dans lesquelles ils jouent et le rythme de jeu qu’ils partagent :
Q : Dans votre maison de jeunes, vous avez des connexions internet ?
Oui… enfin une seule malheureusement. Tu imagines donc qu’il faut parfois prendre sa place dans la file pour jouer son troll. Parfois le matin, en stage de vacances, c’est presque 20 jeunes et animateurs qui piétinent en hurlant qu’ils vont rater leur tour. Cela a néanmoins l’avantage de coordonner facilement nos actions. On a rarement joué en même temps mais on se succède le plus vite possible.
45Dans cette maison des jeunes, la place d’internet et des jeux vidéo est volontairement minorée. Ce rassemblement permet néanmoins, chaque matin, un moment d’impatience partagée et des discussions intenses, dans la tension de l’anticipation. Autour de Mountyhall, toute une maison des jeunes atteint ainsi quotidiennement l’effervescence autour d’un seul ordinateur connecté. La magie d’un style de jeu, quand il se déploie, est de donner l’impression que les particularités du jeu sont faites pour lui – même s’il existe en réalité une multitude d’autres styles bien différents. Dans le cas de cette guilde, le jeu permet de concentrer l’action en un seul moment très court et intense. Et dans ce monde « persistant », les conséquences sont prolongées en une actualité commune, comme en témoigne le joueur de « Ballatom », animateur de la maison des jeunes et chef de la guilde :
MH n’a bien sûr pas occulté le plaisir des autres jeux mais l’originalité de ce jeu tour par tour nous a séduits. Le nombre de joueurs était aussi un facteur de plaisir. Même si j’ai l’expérience de certaines tables de jeu de rôle à plus de 10 joueurs, notre participation à MH a rassemblé parfois plus de 60 trolls, jeunes, animateurs et amis.
47Pour un court moment quotidien, le style harmonise gestes et émotions, personnalité et amitiés, environnement physique et monde informationnel ; il fait vibrer, et l’impression est telle que tout semble avoir été conçu à cet effet : « c’est ça jouer à Mountyhall ». Pourtant, par-delà cette impression, la grandeur des styles de jeu est bien au contraire d’avancer en terrain miné et de tisser ensemble des éléments qui, avant eux, n’avaient aucun rapport. Que l’on en juge ici : une maison des jeunes et son atmosphère d’émulation, un unique ordinateur connecté, un terrain de jeu en ligne dont l’histoire est encore à écrire, le thème du « trõll », l’un des classements proposés par le jeu.
48Si le dispositif de jeu permet que l’effervescence collective naisse du dénuement, la force des JSCV est d’avoir su faire de nécessité vertu. Par la vertu du style, leurs contraintes passent pour des choix. Il leur est reproché de préférer les combats gagnés d’avance ; eux disent que cela les rend d’autant plus « méchants » ; mais, en pratique, n’ayant pour la plupart qu’un seul ordinateur à un seul moment de la journée, ils ont si peu de réactivité qu’ils ne peuvent pas gagner autrement qu’en décidant du début du combat et en évitant toute fuite ou riposte de l’adversaire. Et jouer à plusieurs dizaines, en un temps très restreint, sur un seul ordinateur, exclut l’échange de messages électroniques, la lecture des forums, et avec eux la négociation et la coopération.
49Les membres de cette guilde ont fini par quitter le jeu, d’une façon qui dénote bien la fragilité d’un style de jeu : un changement de règles apparemment mineur a détruit l’équilibre qu’ils avaient trouvé. Il a été en effet décidé, pour protéger les débutants, que les tuer ne rapporterait plus de points. Avant, tuer beaucoup c’était toujours progresser, même lentement. Désormais, il est possible de tuer beaucoup sans progresser : puissance et tableau de chasse deviennent des objectifs disjoints. Cela brise l’unité de leur style partagé, l’ancrage local perd de sa pertinence, et ceux qui joueront encore le feront désormais dans d’autres guildes.
50Comme dans le cas du Sanctuaire décrit précédemment, le style des JSCV a acquis une cohérence interne pour ses pratiquants en s’ancrant dans un milieu, tout en déjouant ainsi les attentes des autres joueurs jouant ailleurs, auxquels il semble incongru. Très localement, le style peut s’appuyer sur les normes du groupe, mais lorsqu’il devient public, il provoque la surprise, et non un sentiment d’obligation. Cette saillance publique du style est à la fois une force – qui en fait ici une ressource pour développer la réputation de la guilde, et une faiblesse – qui mène ici à sa disparition. Le style n’est donc pas composé de formules, comme la politesse, ni d’emprunts, comme le snobisme, mais il n’en constitue pas moins une forme collective, aux accents non conformistes.
Conclusion
Se demander ce que nous devons reprendre inlassablement, quelles sont les prières de notre quotidien.
52L’activité de jeu ne se laisse pas aisément contenir dans le terrain de jeu. Des notions permettent de saisir de tels débordements : « méta-jeu », « jeu extrinsèque », « hors jeu » (Zabban, 2009). Mais s’agit-il bien de débordements ? Les pratiques de jeux vidéo s’associent les motivations et les motifs les plus divers et s’étendent à l’écologie matérielle des lieux où elles prennent place. À travers toute cette écologie intime d’attachements et de désirs, qui se trouve tissée en un ordonnancement mémorable quoique temporaire, les espaces ludiques se révèlent esthétiques, affectifs et politiques. La créativité des joueurs s’y déploie en styles de jeu surprenants. Les gestes y sont importants : ils sont efficaces, mais ils sont aussi sensibles ; en agissant le joueur est aussi touché. Il est concerné, toujours par des détails, ceux sur lesquels il s’appuie ; on comprend ainsi les fréquents déchaînements de passions autour des règles. L’approche proposée ici permet également de contester l’argument selon lequel l’activité de jouer ne serait pas créative : il repose au fond sur le fait que leur créativité n’est pas décrite, ni les styles développés, ni les jeux créés.
53Dans cet article, nous avons décrit, d’une part, une tentative échouée de stylisation et, d’autre part, deux styles partagés ; ces trois styles sont socialisés par leur vocabulaire, les informations récoltées, l’importance donnée aux évaluations du jeu, les espaces en ligne où ils affrontent des épreuves et mènent des trocs et des discussions, etc. Ils sont également situés, et même plus exactement ancrés, au point que leur logique propre tient largement au milieu où ils se déploient. De ce fait, hors de ce milieu, en public, ils paraissent un incongrus ; et ce non-conformisme, qui peut être profitable lorsqu’il distingue ceux qui le pratiquent, peut être aussi coûteux lorsqu’il suscite des contestations, voire même des polémiques. Aux visions qui réduisent le style à un genre de snobisme, poussé par une recherche de distinction, ou à un genre de politesse, fait de formes empruntées, on peut donc opposer une formule inverse : au lieu de confondre le style avec ses apparitions publiques, on est amené à considérer qu’il s’agit de choses faites publiquement pour des raisons privées. Mais l’adjectif « privé » convient mal [18]. Et s’en tenir là serait un peu caricatural, car le caractère inattendu du style lorsqu’il apparaît en public tient à son caractère exemplaire : il est l’expression d’une autre existence possible, et comme telle, « réappropriable, performable dans sa propre tâche de subjectivation » (Macé, 2011b, p. 151). Peut-être est-ce plus vrai encore du style d’un groupe, qui propose une façon d’être ensemble. Comme le notent bien Bateson et Leroi-Gourhan, le style d’un groupe est une recherche, non seulement de continuité d’expérience, mais encore d’« équilibre » et de « sagesse ». Aussi, quoiqu’inventé par un groupe particulier et ancré dans un milieu particulier, il ne s’agit pas moins d’une recherche éthique – et par là « en puissance de généralisation et de relance » (Macé, 2011b, p. 151). C’est aussi cela qui se joue dans son apparition publique, et les sympathies ou les hostilités qu’il y suscite.
54Enfin, la notion de « style de jeu » peut permettre d’introduire la pratique des jeux vidéo à une plus juste place parmi les objets des sciences sociales contemporaines. Caractérisés par l’égalité des chances, les jeux vidéo ont cette pureté particulière aux sociabilités selon Simmel (1981) : « le refus d’une part de ce qui est tout à fait personnel, d’autre part de ce qui est tout à fait objectif » (p. 128). Ils sont également une forme sociale nouvelle adaptée aux conditions de vie contemporaines, et en particulier à leur entremêlement de jeux de techniques et de jeux de langage – sur tout un spectre allant de la relation personnelle à la « sociabilité avec les objets » (Knorr Cetina, 1997). Ces sociabilités s’éloignent des joies de la conversation associées aux classes moyennes, mais aussi du rapport à la matière qui fut un temps associé à la classe ouvrière (Halbwachs, 2011). Or si la conversation et la place dans les rapports de production sont aujourd’hui au cœur des programmes politiques, cela sera-t-il un jour le cas des sociabilités numériques ? Les styles de jeu pourraient alors préfigurer la forme que prendraient de nouvelles solidarités. En ce sens, il faut souligner la place centrale qu’y tient la répétition, et cela, en continuité avec de nombreuses formes culturelles populaires – des contes de fées à YouTube, en passant par les faits divers et les chansons populaires. Cela conduit à donner une importance nouvelle aux temporalités et aux rythmes dans le tissage relationnel et la formation des groupes.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Les jeux vidéo ont été longtemps laissés aux inquiétudes légitimes des parents et aux modes journalistiques, avant que les investigations de psychologues et d’analystes des médias (Gaon, 2007 ; Mauco, 2008 ; Leroux, 2010) ne viennent éclairer cet espace de discours. Pourfendre les mythes et analyser les évolutions légales ne suffit toutefois pas à faire avancer notre connaissance de la diversité des pratiques de jeu vidéo et de leur répartition.
-
[2]
L’analyse de ce moment de la genèse du style nous semble permettre de rendre compte de la part d’autonomie (fût-elle partielle) des pratiques populaires. Cela évite ainsi tout à fait le risque d’une interprétation de ces pratiques depuis la légitimité ou l’hégémonie.
-
[3]
Une guilde est un groupe de joueurs. Elle a un nom, et ce nom apparaît généralement au-dessus de la tête de l’avatar en dessous du nom du personnage. Aujourd’hui, la sociologie des jeux vidéo est dans une large mesure une sociologie des guildes.
-
[4]
La particularité du « raid » est d’être une épreuve collective, puisqu’il nécessite de réunir entre douze et quarante personnes selon les cas. Cette épreuve consiste à se frayer un chemin difficile jusqu’à un champion puissant, pour tenter de le vaincre en quête de trésors exceptionnels.
-
[5]
Le niveau du personnage détermine ses capacités, donc les épreuves auxquelles il peut se mesurer. Réussir des épreuves permet de gagner des points « d’expérience », et le niveau du personnage est fonction de la quantité de points gagnés.
-
[6]
Le « pwnage » est le goût de vaincre aisément des ennemis en grand nombre. « Pwnage » dérive de « ownage », dominer, avec une faute de frappe – et peut-être aussi de « pawn », pion.
-
[7]
Certaines répétitions s’apparentent bien plutôt au labeur (Yee, 2006). Cela ne signifie pas que la répétition ludique soit « un travail », car on ne peut réduire le travail au labeur (Hatzfeld, 2004 ; Bidet, 2011a).
-
[8]
« Power gamer » désigne ici des joueurs dont l’activité est orientée exclusivement vers le gain de points et l’accès aux contenus dits « haut niveau » – désignés aussi comme le « end game ».
-
[9]
Notons qu’au-delà de cette tolérance dont l’ethnographe fait profession, la question de la tolérance – ou de l’intolérance – des joueurs les uns vis-à-vis des autres mérite examen.
-
[10]
Ce sentiment d’une absence d’obligation, ressentie comme sans équivalent, explique peut-être, comme le note L. Trémel, que la demande sociale d’explications soit adressée d’abord à la psychologie (Trémel, 2003).
-
[11]
Cette durée est comptabilisée automatiquement par le programme et taper la commande « /play » l’affiche en jours, heures et minutes.
-
[12]
Il s’agit du projet éponyme de La Distinction de P. Bourdieu (1979), auquel les Cultural Studies s’opposent seulement sur un point crucial. Il s’agit de démontrer qu’il existe des styles populaires conscients d’eux-mêmes, contrairement aux suggestions de Bourdieu lorsqu’il écrit par exemple : « À mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, le style de vie [fait] une part de plus en plus importante à ce que Weber appelle la “stylisation de la vie” » (p. 194). En matière de « stylisation de la vie », les Punks et Skin Heads décrits par Hebdige n’ont rien à envier aux Rallyes.
-
[13]
Une partie à plusieurs augmente les chances de « drop » mais déplace sensiblement le lieu de l’épreuve, qui ne consiste plus alors à vaincre l’ennemi, mais à repérer et ramasser avant les autres les objets de plus grande valeur.
-
[14]
Battlenet est une plate-forme Internet, créée en janvier 1997, permettant aux joueurs de s’affronter en temps réel sur les jeux vidéo de la société Blizzard Entertainment.
-
[15]
Ce jeu est aussi évoqué, selon d’autres approches et d’autres problématiques, dans Boutet, 2003, 2006, 2008, 2010, 2011.
-
[16]
S. Craipeau (2011) fait une erreur manifeste lorsqu’elle écrit : « Il existe toutefois certains types de jeux en réseaux gratuits, tels les jeux d‘écritures sur Internet, comme Mountyhall. Dans ce cas, il n‘y a aucun pilotage centralisé du jeu, aucune instance de gestion, de régulation et de surveillance des flux, contrairement aux jeux multi-joueurs en lignes (MMOG) commerciaux (en gras) » (p. 58). Contre de telles affirmations, soulignons que le commerce et l’entreprise capitaliste ne sont pas les seuls modes de gouvernance légitimes des mondes numériques. Internet n’a pas aboli le secteur associatif.
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[17]
Les noms ont été anonymisés.
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[18]
Privé désigne une contrepartie à l’espace public, tandis que les mondes numériques sont bien souvent plutôt des marges – plus comparables en ce sens aux usages du garage qu’à ceux du salon.