Notes
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[1]
Dans La culture des sentiments, Dominique Pasquier souligne le fait que les téléspectatrices opèrent une distinction entre le personnage, le comédien et la personne privée. Pour mon propos, cette distinction ne serait pas pertinente, car le comédien et la personne sont la même entité, désignée dans un cas par référence à son métier et dans l’autre dans toutes les dimensions de sa personnalité, y compris celles qui concernent son intimité.
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[2]
Au moment où j’ai mis en place le premier dispositif d’enquête, il s’agissait de comprendre comment les téléspectateurs percevaient la série et comment ils s’en servaient comme ressource pour analyser et interpréter leur expérience ordinaire de l’hôpital, de la médecine et de la maladie. J’avais choisi cette émission parce qu’elle avait une dimension quasiment expérimentale. Je cherchais en effet à trouver une émission qui puisse être réimportée dans une biographie d’une manière facile à identifier par le spectateur lui-même de façon à pouvoir analyser les procédures qui accompagnaient ce transfert et sortir de la question trop vague des effets de la télévision. De ce point de vue, la série Urgences paraissait bien appropriée. Une série médicale, à la différence d’une série sentimentale (qui renvoie à des expériences partagées par tous mais disséminées au cours de l’existence) et d’une série policière (on peut passer sa vie sans entrer dans un commissariat et sans être mêlé à une enquête criminelle), présente un univers qui peut faire irruption de manière brutale dans la vie d’un spectateur quand un accident de la vie fait de lui ou de l’un de ses proches, un patient des urgences. Il était donc possible pour les téléspectateurs de se rappeler de manière assez précise si le moment où ils avaient été mis en contact avec un service des urgences intervenait avant ou après le moment où ils avaient suivi la série, cette expérience étant suffisamment rare et marquante pour être clairement identifiée dans les mémoires. Je souhaitais également, pour saisir ce qui fait la spécificité d’une série télévisée, analyser la manière très particulière, insinuante et longue dont elle s’insère dans l’expérience de la vie. C’est pourquoi j’avais décidé de faire durer l’enquête, saisonnière, le plus longtemps possible, en continuant chaque année quelques entretiens. La plupart des lettres contenaient le nom et l’adresse de la personne qui l’avait envoyée. Or, depuis le début de mon travail sur les séries, je cherchais à comprendre la place que tiennent ces fictions dans la construction d’une biographie individuelle ou d’une expérience collective, sur une longue durée. Les études longitudinales sont toujours, en pratique, très difficiles à réaliser. Ce matériau spontané constituait donc une trouvaille inespérée. Nous avons donc écrit à chacune des personnes qui avaient envoyé, quatorze ans plus tôt, une lettre à la chaîne. Les réponses commencent à nous parvenir.
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[3]
Léo Rosten et Margaret Thorp notaient déjà, à propos du courrier envoyé avant guerre aux stars d’Hollywood, que 75 à 90 % des fans avaient moins de 21 ans et 80 % étaient de sexe féminin quel que soit le sexe de la star, cité par Morin (1957, p. 112).
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[4]
Les lettres sont charmantes quand elles sont écrites par de très jeunes filles ; elles suscitent un sentiment de malaise lorsque l’auteur est plus âgé et que ses demandes paraissent excessives. Sans doute parce que l’adresse au comédien ne correspond plus à une ouverture des possibles mais renvoie davantage à un échec biographique.
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[5]
Je remercie Mathilde Guinard pour m’avoir aidé à dépouiller et coder le matériau, Clément Bossy, Clémence Bourillon et Sixte Bordenave, pour m’avoir aidé dans le reclassement, et Martin Guinard Terrin pour avoir vérifié les comptages et pour avoir imaginé une présentation visuelle du matériau particulièrement suggestive.
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[6]
Note de l’auteure. J’ai retranscrit les passages des lettres sans corriger les fautes d’orthographe, considérant que celles-ci font partie intégrantes de ces pièces originales.
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[7]
Pour des raisons bizarres, les lettres adressées à Noah Wyle, le comédien qui interprète le personnage de John Carter sont très souvent au féminin ; sans doute parce que ses caractéristiques de jeunesse, de douceur, d’incertitude et ses perplexités le rapprochent davantage de la meilleure amie.
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[8]
La journée d’étude organisée par le Centre Norbert Elias de l’EHESS : « Lire et relire la conférence de Mauss sur la notion de personne » (1938) à l’initiative de Vincent Descombes (Centre Raymond Aron) et d’Irène Théry (Centre Norbert Elias), directeurs d’études à l’EHESS, le 20 mai 2010 a été l’occasion d’approfondir collectivement cette relation entre personne et personnage.
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[9]
Dès l’invention de l’imprimerie, l’ombre de Don Quichotte et de ses usages abusifs des romans de chevalerie s’est portée sur ces questions, auquel, soit dit en passant, il a fait beaucoup de mal, contribuant à faire d’un cas-limite de déni pathologique de la réalité, le prototype même du problème à régler. Avec l’émergence du feuilleton de presse et de la littérature de masse, ces débats se sont radicalisés. Lise Dumasy propose ainsi une anthologie des réactions hostiles au roman feuilleton qui permet de mesurer à quel point les logiques argumentaires se sont stabilisées tôt : les critiques inventoriées au milieu du XIXe siècle ressurgiront à l’identique avec l’émergence du cinéma, des comics, de la télévision et maintenant des jeux vidéos, indépendamment de la dimension technique du média lui-même. Tout au long de cette période, et jusqu’à aujourd’hui, les arguments se sont échangés avec d’autant plus de passion que les publics étaient considérés comme mineurs et sans défense, qu’il s’agisse des femmes, grandes consommatrices de roman ou des enfants proie facile et fragile des industries culturelles. Les échos affaiblis de cette controverse ont influencé les prises de position en sociologie des médias et conduit à développer un certain nombre de recherches qui insistaient sur les capacités réflexives et critiques des publics de fiction.
1Le héros de série télévisée est-il exactement de la même nature que le héros d’un film, d’un roman, ou d’une pièce de théâtre ? Ce sont tous des personnages de fiction et ils ont beaucoup de points communs mais c’est sans doute une erreur de sous-estimer ce qui les différencie. Le héros de série télévisée relève peut-être d’une catégorie spéciale, liée à son mode de présence et à la façon plus insistante et plus stable dont s’articulent son corps et son caractère. On pourrait même dire qu’il appartient à une « espèce » particulière, dans le grand ensemble des êtres de fiction.
2Il est possible en effet que les séries télévisées conduisent à formuler la relation aux personnages selon des modalités différentes de celles qui semblaient appropriées pour les héros des scènes du théâtre antique, de la littérature ou bien du cinéma. Les personnages de séries ne sont pas « ces êtres de lettres » dont parle Valéry, « ces vivants sans entrailles » dont il contestait qu’ils pussent avoir une existence et une psychologie (Valéry, 1960). Ils ne sont pas non plus les incarnations furtives d’un comédien connu dans un rôle éphémère d’un film de cinéma. À cause de leur mode de présence, de sa durée, de son insistance, de son caractère répétitif, de son intégration dans des périodes biographiques longues, les personnages de série ont une manière spécifique, différente et nouvelle, de s’immiscer dans la vie des spectateurs qui les fréquentent. Si l’on souhaite réfléchir à la manière dont l’expérience fictionnelle s’articule à l’expérience de la vie, cela suppose de commencer par redéfinir la nature même de cet être partenaire du lien qu’est le personnage de série, dans son étrange particularité.
3C’est autour de cette idée d’une spécificité des héros de série télévisée que je voudrais développer quelques éléments de réflexion, en partant d’une analyse de la série américaine Urgences et de certains de ses héros. La série américaine Urgences a duré pendant quinze ans. Elle a été diffusée en France, du 27 juin 1996 au 23 août 2009. Elle racontait la vie d’une équipe médicale dans un hôpital de Chicago. Or elle a connu durant toutes ces années un renouvellement complet du casting de ses héros réguliers. Les comédiens principaux des premières saisons ont tous quitté la série. Ils sont réapparus fugitivement dans la dernière saison pour faire à l’écran un retour et un adieu. On peut imaginer que, s’ils ont estimé préférable de prendre des distances avec une série qui connaissait alors un grand succès, ce n’était pas par lassitude à l’égard de leur rôle, ni parce qu’ils n’étaient pas parvenus à renégocier leurs contrats au niveau qu’ils souhaitaient, mais parce qu’ils craignaient de se laisser contaminer par leur personnage, révélant ainsi la lutte sans merci que peuvent se livrer, dans une série télévisée, personnages et comédiens.
4L’hypothèse que je voudrais proposer est que le héros de série télévisée procède d’une fusion d’un type particulier entre le personnage et le comédien. Il tient du comédien son physique, sa prestance, sa gestuelle, sa manière de se déplacer, ses expressions, son sourire et un certain nombre d’éléments de son apparence. Et il a du personnage, le caractère, les habitudes, les manies, les intentions, les goûts, les relations, les soucis, les idéaux, etc. Il n’est pas l’un ou l’autre. Il est les deux à la fois. C’est un être hybride qui a un pied dans le monde et un pied hors du monde, un être composite qui a un seul corps et deux âmes, une face plate dans le film, une face bombée dans la vie. Et dans cette composition, le personnage incarné l’emporte sur la personne du comédien qui l’incarne (Pasquier, 1999)? [1].
La redécouverte du corpus
5Pour documenter ce point de vue, je voudrais m’appuyer sur un corpus de 467 lettres adressées par des téléspectateurs à France Télévision en 1996 et 1997 à propos de la série Urgences? [2]. Ces lettres m’avaient été remises par la chaîne au moment où je travaillais sur la réception de la série, mais je les avais classées sans suite, après les avoir brièvement feuilletées. C’est en retournant cet hiver dans mes archives, pour préparer la dernière étape de l’enquête, que j’ai retrouvé ce dossier et que je me suis aperçu du montage inattendu qu’il pouvait suggérer. Les lettres permettaient en effet de mieux comprendre ce qui fait la particularité des héros de série : à la stratégie des comédiens, qui consistait à fuir le personnage qui les poursuivait, correspondait l’attitude des spectatrices qui opéraient une fusion du personnage et du comédien. Les uns cherchaient à se décoller d’une image, les autres cherchaient à les faire adhérer l’une à l’autre. C’était bien le même processus qui se produisait de part et d’autre, traduisant cette situation d’osmose particulière, par laquelle se produit l’identification du comédien au personnage et qui est la caractéristique essentielle des héros de série.
6Les lettres de fans à des personnalités consacrées par la culture de masse ont été souvent étudiées comme un accès privilégié à la réception, que ce soit dans le domaine du cinéma, de la chanson de variété, du rock, de la radio, du soap opéra. Le courrier a constitué une ressource pour comprendre le fonctionnement du star-system (Morin, 1957). Il a pu être interprété pour montrer la place qu’occupaient les vedettes dans une sorte d’hagiographie moderne (Schmitt, 1983), pour comprendre les mécanismes de l’attachement et du plaisir ressenti lors de la fréquentation d’un feuilleton (Ang, 1985) ; il a été utilisé pour comprendre la contribution de la fiction sérialisée à la construction d’une identité féminine (Iuso, 1994) ou à la formation d’une culture relationnelle adolescente (Pasquier 1999) ; il pouvait aussi être compris comme une ressource pour comprendre les transformations de la conjugalité contemporaine (Cardon 1995).
7La perspective que je souhaite développer ici est un peu différente. Le projecteur n’est pas tourné vers les auteurs des lettres, il est orienté vers celui dont elles parlent ou auquel elles s’adressent. L’idée est d’essayer d’avancer sur la compréhension du destinataire. Les personnes qui écrivent à la chaîne ou au comédien permettent d’apercevoir une « forme » particulière, spécifique au héros de série télévisé. Et l’enquête se donne pour objectif de dégager cette forme. Parce que les lettres sont nombreuses, cohérentes et redondantes, elles permettent d’avancer de manière décisive dans l’attribution de qualifications spécifiques aux héros de série télévisée.
8Ce travail prend place dans un dispositif de recherche plus vaste qui cherche à comprendre le rôle de la fiction télévisée dans le changement social et culturel, ce qui suppose de réfléchir non pas à la dimension esthétique des œuvres, mais à la façon dont elles se connectent à l’expérience de la vie. Or la compréhension des processus de mobilisation des images télévisées suppose de préciser la nature même des êtres qui y interviennent.
Les auteurs des lettres
9Entrons dans le détail du matériau. Le corpus comprend 467 lettres. 150 d’entre elles ne comportent pas d’adresse, sans doute parce que l’adresse était sur le dos de l’enveloppe ou bien sur l’enveloppe jointe préparée pour la réponse. Les lettres sont écrites essentiellement par des filles : il y a, dans l’ensemble du matériau, 420 filles et 47 garçons? [3]. Les garçons sont si peu nombreux qu’au prix d’une transgression grammaticale j’ai décidé d’utiliser le féminin pluriel pour parler collectivement des auteurs des lettres, de manière à être plus fidèle au matériau.
10Les auteurs habitent plus souvent en province qu’à Paris, plus souvent dans des petites villes ou des communes rurales que dans des grandes villes. Tous les auteurs ne précisent pas leur âge, mais pour ceux qui ont donné les informations, les âges s’échelonnent en général entre 11 et 16 ans. Quelques lettres sont écrites par des auteurs manifestement plus âgées : l’écriture est plus ferme, l’adresse à la chaîne est moins familière et le ton a davantage d’autorité. Dans cet ensemble, une vingtaine procure un sentiment de malaise? [4].
L’aspect des lettres
11Les lettres analysées présentent un certain nombre de caractéristiques qui ont déjà été identifiées dans les analyses portant sur les courriers de fans ; elles sont, à première vue, relativement standardisées, ce qui simplifie les conditions de leur exploitation et de leur restitution? [5]. C’est en les fréquentant de façon plus attentive qu’on devient sensible à des différences subtiles qui se chargent alors de significations, comme chaque fois qu’on tente de faire parler des données pauvres.
12Les lettres sont généralement manuscrites. Elles sont écrites avec une grosse écriture, souvent ronde et appliquée, parfois malhabile. Elles sont agrémentées de fleurs, de soleils, de baisers, de mouettes, de poissons, d’hirondelles. Elles sont décorées avec des articles de journaux, des petits personnages de dessins animés découpés et collés avec soin. Et elles sont surtout parsemées de cœurs. Des cœurs, il y en a des myriades, de toutes tailles. Quelquefois, deux, enchevêtrés l’un dans l’autre, avec des initiales. Celle du prénom de l’acteur préféré (Georges), entortillée dans celle de son nom de famille (Clooney) ; mais aussi, celle de l’acteur et de l’auteur de la lettre. Le record en quantité étant atteint par une petite Ingrid, qui écrit sur deux feuilles, et place 72 cœurs sur la première et 57 sur la seconde. Parfois, une flèche les transperce. Une autre les embroche, à la file.
13La mise en page de la lettre est audacieuse et expressive : les phrases montent et descendent, s’enroulent en volutes, se déroulent en spirale. Les majuscules appliquées sont agrémentées de boucles et d’ornements. Les encres sont colorées. L’orthographe est fantaisiste? [6]. Parfois créative. Les fautes, récurrentes, semblent obéir à des logiques partagées : accords par contamination et par contiguïté. Les doublements de consonnes créent manifestement de grosses difficultés ; si la diffusion est souvent orthographiée avec un seul f, l’adresse a fréquemment deux d. Les c sont très généreusement flanqués de cédille (merçi !) Les mots des expressions habituelles sont attachés ensemble (silvouplait). Les i sont chapeautés de points ronds comme des petits pois. Les accents circonflexes sont généreusement attribués. Les terminaisons cumulent les solutions alternatives, pour parer prudemment à toute éventualité : « J’y joingts un timbre poste. » On ne peut pas s’empêcher de pointer dans les difficultés d’accords une certaine difficulté à se coordonner, ni de remarquer la fréquence des féminins par contagion autocentrée qui accorde participes et adjectifs avec l’auteur même de la lettre. La fréquence des majuscules nous renvoie à un monde encore enfantin, fortement hiérarchisé, où certains mots, dominants, sur la pointe des pieds, l’emportent fièrement sur tous les autres. On se prend à rêver d’une sociologie de la dysorthographie. Les chiffres sont écrits en chiffres arabes et jamais en toutes lettres, pour aller plus vite, éviter les fautes et limiter l’effort. Il y a des termes qui sont très appréciés (alias). Elles utilisent beaucoup les points d’exclamation, énormément les superlatifs. Elles adorent le post-scriptum, et éventuellement le post-scriptum du post-scriptum et les nota bene, ainsi que les astérisques qui renvoient en bas de page et permettent d’apporter une nuance dans un propos, de changer l’ordre des phrases sans être obligées de tout réécrire. Le ton est volontiers solennel : « Je vous écris de ma plus belle plume » ; « J’adore cette série et, bien sûr, ces talentueux acteurs qu’on appelle les cows boys de la médecine. » Les auteurs diversifient les registres de langage : « J’espère que tous mes vœux pourront être exocés. » ; utilisent des mots compliqués, en soulignant leur importance : « C’était mon feuilleton Hebdomadaire ! » Éventuellement « hebdromadaire ». On imagine une caravane de chameaux, cheminant dans le désert d’une programmation sans le soleil du feuilleton. Un grand nombre d’entre elles s’excusent d’avance des fautes qu’elles savent nombreuses et sollicitent l’indulgence de leurs lecteurs. Ce qui ne les empêche pas de demander, souvent, un « othographe », voire même parfois, quand elles écrivent un peu vite « un orthographe », sur un poster en guise de dédicace.
14Des notations présentes dans certaines lettres, on peut déduire que le courrier avait été suscité sinon directement par la chaîne, du moins par des journaux de programme. Télé Poche et Télé Z, notamment, sont souvent cités. La presse aurait d’ailleurs donné les coordonnées du service des téléspectateurs de la chaîne. Il a été répondu à chaque lettre avec une attention scrupuleuse et la réponse est agrafée à la lettre.
15Pour la plupart, les lettres sont écrites en français. Mais la situation embarrasse les petites fans qui savent bien que leurs héros sont de nationalité américaine. Elles peuvent se confier à la chaîne dans l’espoir que celle-ci s’occupera de la traduction : « J’espère que par votre intermédiaire ma carte sera lue car je ne suis pas très bonne en anglais. » Elles peuvent aussi s’adresser directement à l’un des comédiens, pour lui faire part de leur inquiétude : « Tu ne parles peut-être pas encore français, mais dans ce cas, tu auras certainement un traducteur. » À cet égard, le fait que les magazines aient annoncé que Georges Clooney avait une petite amie française paraît une information de bon augure. « J’ai lu que tu vas apprendre le français. », « Tu pourras demander à ta petite amie Céline de traduire. » Certaines se décident à écrire en anglais, elles s’excusent de leur niveau de langue, en rappelant leur handicap initial : « Excuse me for the orthograph, but I’m French. » Finalement, le plus souvent, la solution adoptée est une solution mixte, mêlant au français des formules anglaises avec des improvisations tout à fait aventureuses (Please my Mother veut a photo dedicated.) Ou se limitant aux formules d’entrée et de sortie dans la lettre (Hello ! Bye bye ! Love !) et aux commentaires qui la décorent : « You are Great, Beautiful », ou au post-scriptum : « PS : désolée, je ne peu pas m’en empêcher: George, I LOVE YOU ! »
16Une trentaine de lettres sont des lettres collectives, écrites et signées par plusieurs personnes. Mais il y a aussi beaucoup de lettres écrites pour autrui. Amélie qui a 10 ans écrit pour sa petite sœur Mélodie qui a 6 ans et demi et qui adore Marc et Carole : « PS, Pensez à m’a petite sœur Mélody. » Une autre Amélie fait la même demande pour sa grande sœur Fanny de 19 ans et demi. Nicolas écrit pour demander « à l’approche de Noël, de (lui) donner la possibilité de faire un cadeau original à sa sœur ». Virginie, qui a 14 ans, aimerait offrir à sa meilleure amie Karine « qui va avoir 16 ans le 5 juin 1997 plein de photos de son acteur préféré ». Une autre Karine écrit : « Coucou, moi, c’est Karine, je viens vous demander une grande faveur : offrir l’homme de sa vie à ma meilleure amie, raide dingue de Noah Wyle alias John Carter. » Pierre demande un poster qui devrait lui permettre de se réconcilier avec sa sœur et sa meilleure amie. Une mère écrit pour sa fille autiste. Une sœur pour sa sœur handicapée. Un garçon « qui n’a que 11 ans mais qui adore Urgences », écrit tout seul mais, d’après le changement d’écriture, c’est un adulte qui a noté son adresse. Les lettres font en outre constamment référence à un espace extérieur de discussion sur la série. Les interactions à son propos sont nombreuses. Les personnages sont l’objet de jugements, de débats, de critiques, de prises de position, dont les lettres se font l’écho : « Contrairement à certaines personnes, je pense qu’il n’y a pas beaucoup de scènes choquantes. Il est normal, que la série montre du sang, des cris, des pleurs. », « Moi, je préfère Suzy, mais ma meilleure amie préfère Carole. » En fait, il y a, à tous les niveaux, beaucoup de monde dans ces interactions.
17Enfin, on ne peut pas quitter cette présentation générale sans insister sur le fait que la tonalité générale des lettres est légère. Les correspondantes délivrent beaucoup d’indices qui laissent à penser qu’elles ne se prennent pas complètement au sérieux. Le caractère stéréotypé des lettres porte d’ailleurs le signe d’une certaine économie dans l’effort, dans la recherche d’effets comme dans les moyens mobilisés. Les petites fans se manifestent, mais en même temps, elles n’ont pas envie d’en faire trop. C’est ainsi que Camille annonce qu’elle a « huit raisons d’écrire » mais comme, au bout de deux pages, elle n’en a développé que deux, elle juge plus raisonnable d’en rester là. Quant à Élodée, elle s’exclame : « Bon, maintenant je m’arrête parce que j’ai tellement de choses à dire que sinon, je ne finirai pas ! » Elle n’avait pourtant écrit que six lignes. Et Céline, qui se ménage, s’explique : « Je ne sais pas si tu parles français, c’est pour cela que ma lettre sera courte. » Les auteurs sont plus souvent prêtes à se donner du mal pour la décoration que pour des objectifs plus rigoureux et cherchent à rester dans le registre du plaisir. Et le rire n’est jamais très loin. « Tu me plais beaucoup, et je voulais te dire que je t’aime (je rigole) », « Toutes les nuits, je rêve de toi, je te trouve super sexy et super mignon même si tu n’as que 74 ans (blague). »
18C’est pour cette raison que les analyses qui rapprochent l’expérience fan de l’expérience religieuse ou mystique et utilisent les métaphores de l’une pour expliquer l’autre ne sont pas satisfaisantes : elles sont aussi réductrices pour l’expérience religieuse que déplacées pour l’expérience fans qu’elles alourdissent d’une gravité qu’elle n’a pas. De même que la littérature sur les stars de cinéma, scintillantes et inaccessibles au milieu des étoiles, ne rend pas du tout compte du rapport très peu hiérarchisé que, dans ces courriers télévisuels, les petites fans entretiennent avec la personne à laquelle elles écrivent.
À qui s’adressent les lettres ?
19La première question qui se pose quand on dépouille une correspondance est la question du destinataire. Ici, deux cas de figures se présentent : le cas de l’adresse directe et le cas de l’adresse indirecte. Dans le premier cas, les auteurs écrivent directement aux comédiens de la série. Soit à un comédien particulier (et dans ce cas, c’est généralement Georges Clooney), soit à l’équipe tout entière. Dans le second cas, les auteurs écrivent à la chaîne de télévision, France 2, ou au fan club d’Urgences, qui constituent alors des intermédiaires. Dans tous les cas, ce qui est visé est la consolidation du lien autorisé par la série. Mais du lien avec qui ? Toute la problématique de l’enquête se rapporte à cette question. Tout l’apport de ce matériau est dans la solution inattendue qu’il suggère pour y répondre.
20Si on abordait le corpus avec une vieille dichotomie dualiste, l’alternative semblerait assez simple : soit les jeunes filles s’adressaient au comédien et elles manquaient de réalisme sociologique (le fait de rencontrer, d’épouser, de recevoir la visite ou même une lettre de Georges Clooney ou de Noah Wyle étant certes possible mais tout de même assez peu probable), soit elles s’adressaient au personnage de la série et elles étaient alors des midinettes hallucinées. Dans un cas comme dans l’autre, elles s’en sortaient assez mal : qu’on les taxât d’immaturité ou de confusion, leur attitude était disqualifiée.
21Pourtant, en fréquentant le matériau, on voyait bien que cette manière de poser le problème était peu satisfaisante. Elle laissait visiblement échapper quelque chose qui était au cœur de ce matériau et qui en faisait la valeur, le mouvement qui était à l’origine de l’impulsion, de l’enclenchement de la décision d’écrire. C’était comme une intuition, mais une intuition collective, dont ce corpus était la matérialisation. On pourrait la résumer ainsi : il existe quelque part un être que je connais de manière très personnelle et qui est à la fois le personnage et le comédien. Les cinq cents lettres qui sortent de leur chrysalide comme un envol de papillons, à un moment biographique très particulier, situé à peu près entre 11 et 15 ans, étaient la matérialisation sociologique de cette intuition. Les personnes qui écrivaient ne manquaient pas quelque chose mais, au contraire, elles le révélaient. Elles saisissaient une forme qui s’imposait à la perception, par la répétition des formules et dont l’élucidation supposait qu’on accepte de ne pas reconduire l’opposition entre personnage et comédien. En effet, si les petites fans ne confondent pas la réalité et la fiction, l’instance à laquelle elles s’adressent est, toutefois, une instance composite. Elles s’adressent indiscutablement au comédien. Mais elles s’adressent au comédien en tant qu’il est personnage.
22Elles trouvent d’ailleurs des procédés d’énonciation qui permettent de traduire concrètement cette double adresse. C’est ainsi, par exemple, qu’elles accolent les prénoms Cher Georges-Doug ou les patronymes : Cher Georges Clooney (docteur Ross), fusionnant dans une même adresse le nom et le rôle. Le tiret, horizontal ou vertical, la parenthèse, sont des signes majeurs de ce processus d’association, de même que le petit mot qu’elles affectionnent tout particulièrement (alias), décisif dans leur montage combinatoire. Cher George alias Douglas dit Doug. Ensuite, elles peuvent se référer alternativement au personnage et au comédien, l’identité basculant d’un côté : « J’aimerais plus tard devenir médecin comme vous », ou de l’autre : « Je te trouve très, très beau, mais celui que j’adore, c’est ton personnage. » Ou conservant parfois la double épaisseur ontologique, soucieuse de ne pas accorder de privilège à l’une plutôt qu’à l’autre, comme s’il pouvait y avoir une rivalité sourde entre les deux dimensions de la personne à laquelle elles s’adressent qu’elles sont soucieuses de ne pas alimenter : « Le docteur Ross est un super médecin. Mais toi, l’interprète, tu es tout aussi bien. », « J’ai complètement craqué pour le docteur Ross et celui qui incarnait son rôle, (donc toi). » Lorsqu’elles réclament des documents photographiques, elles conjoignent les deux identités : « J’aimerais recevoir des photos des acteurs, en particulier, le docteur Ross, le docteur Green et le docteur Carter. » Manifestant, éventuellement un peu plus d’affectueuse tendresse pour le personnage : « Je voudrais un poster de Noah Wyle (mon petit Carter !) » Quand elles s’imaginent au cœur d’une interaction, elles se voient alternativement occuper les deux positions possibles : « Là, j’aimerais être la malade ou la petite amie de Georges Clooney car je le trouve vraiment mignon. » Quand elles analysent les contextes, elles les entremêlent : « Aussi, je voudrais vous dire que je regardais cette série tous les dimanches soirs car c’était vraiment exceptionnel de voir des acteurs aussi bien jouer leur rôle, car c’est vraiment dur dans les hôpitaux. » Quand elles imaginent un avenir commun, elles le déclinent dans les deux sphères d’activité : « J’aimerais bien être malade rien que pour me retrouver dans ses urgences. Si je réussi à devenir comédienne comme je le désire, mon vœu le plus cher serait de faire un film avec lui. »
23Cette situation de conjonction est encore plus forte lorsque les auteurs écrivent à l’équipe d’Urgences tout entière. Elles s’adressent alors plutôt à l’équipe médicale qu’à la troupe de comédiens : « Vous êtes une équipe formidable, superbe pour des médecins. », « Chers Urgentistes. », « Salut l’équipe d’Urgence, j’espère que vous allez bien. Moi ça va ! », « Bonjour les membres d’Urgences ! », « Chère bonne équipe d’Urgence », « Salut, Docteur Ross, Dr Benton, Dr Carter, Dr Lewis, et Carol Hattaway. » Comme si une convention tacite faisait exister sans risque le collectif fictionnel en tant que tel et que l’inclusion dans le groupe autorisait la prévalence de la dimension fictionnelle.
La fiction méthodologique d’un être hybride
24Si les téléspectatrices qui écrivent ne souhaitent pas éloigner le personnage (quand elles parlent au comédien) ou admettre la lointaine altérité du comédien (quand elles imaginent le personnage), pourquoi nous croirions-nous obligés de le faire à leur place ? Pourquoi s’imposer une dissociation qu’elles ne font pas, ou du moins pas de façon si radicale ? Pourquoi les obliger à reprendre les termes d’une alternative dont elles ne ressentent pas, à ce moment-là de leur vie, la nécessité ?
25L’idée que je voudrais suggérer est qu’il paraît plus judicieux d’imaginer une fiction méthodologique, au plus près de leur intuition, qui permette de rendre compte de la combinaison qu’elles proposent. C’est pourquoi je propose de postuler l’existence de cet « être hybride », ou « être composite », l’être dont elles parlent ou auquel elles s’adressent, et de se donner comme objectif de cerner par l’enquête ses caractéristiques. Car les téléspectatrices opèrent une association du personnage et du comédien, suivant des modalités qu’il faut décrire parce qu’elles sont décisives quant à la compréhension de la manière dont s’opère ensuite l’articulation entre l’expérience fictionnelle et l’expérience de la vie.
26L’intérêt de cette construction vient de ce qu’elle permet de renouveler la question lancinante des travaux sur la fiction : il ne s’agit plus, dès lors, de savoir si les petites fans confondent la réalité et la fiction et de distribuer des bons points en fonction de leur degré de lucidité, il s’agit de savoir qui est l’entité à laquelle elles s’adressent, qui suscite leurs attentes ou leurs déceptions et produit, sur elles, des effets.
27Cette figure permet aussi de rendre compte de l’énergie particulière qu’induit la fusion opérée par les petites spectatrices et qui vient précisément de la greffe sur un être réel de ses attributs fictionnels. Or cette énergie se dissout instantanément si on opère une dissection rationnelle des deux dimensions. En revanche, si l’on pose l’existence de cette espèce de personne unifiée et vivante, mi-homme, mi-personnage, dans sa double nature, sa nature jumelle, siamoise, comportant des identités doubles dans une même enveloppe corporelle, on se donne les moyens d’engager un travail de description plus précis et plus aventureux. C’est le héros de série télévisé (en tant qu’il est un être composite et que, dans cette composition, le personnage incarné l’emporte sur le comédien qui l’incarne) que, pour aller plus vite, je désignerai dans la suite de cet exposé, par le sigle de HST.
L’être des lettres
28Puisque nous savons très peu de choses de lui, à part qu’il n’est pas (seulement) le personnage et qu’il n’est pas (seulement) la personne qui l’incarne, nous allons essayer de dégager sa véritable nature. Les petites fans ont constitué cet être, il s’agit maintenant de le reconstituer. Nous allons donc suivre le déroulement des lettres en considérant chacun de leurs paragraphes comme une source d’information sur un aspect particulier de la relation que les petites fans entretiennent avec le héros de série, en gardant à l’esprit que notre objectif est d’établir son portrait.
29Or il se trouve que ces lettres nous permettent d’avancer de manière décisive dans son élaboration. Chacun des paragraphes, en effet, apporte un élément sur une disposition relationnelle particulière du HST et peut donc être lue comme une source d’information nouvelle sur l’objet de notre enquête. C’est pourquoi nous allons travailler à partir de ce matériau comme d’une empreinte sur l’argile : des compliments qui lui sont adressés, nous déduirons les traits qu’il a en surabondance ; des demandes qui lui sont adressées, nous déduirons les dimensions qui lui manquent. Analytiquement, le raisonnement se décompose en trois étapes : repérer des régularités dans toutes les lettres, passer des régularités à la qualification de relations, passer de la qualification de ces relations à la description de l’être qui se trouve défini par cette sorte de liens.
30Les lettres sont toutes construites suivant le même modèle. Elles commencent par une interpellation, plus ou moins courtoise (Bonjour, Salut !). Puis, les auteurs se présentent, en mettant en avant des caractéristiques personnelles susceptibles d’intéresser leur interlocuteur. Elles adressent des compliments (à la chaîne pour avoir diffusé la série, aux comédiens pour ce qu’ils font et ce qu’ils sont), elles formulent ensuite une demande plus précise (une photo dédicacée, un poster, un renseignement), donnent les raisons de cette demande en évoquant la place que la série tient dans leur vie ou dans celle de leur entourage, expliquent qu’elles attendent une réponse et manifestent aussitôt un sentiment d’extrême urgence, remercient (beaucoup et d’avance), prennent congé (Gros bisous), signent et terminent souvent par un audacieux post-scriptum, qui étend leur demande, parfois au-delà du raisonnable.
31Or, à travers cette organisation, identique d’une lettre à l’autre, se dégage une forme précise. La première partie de la lettre (où les petites écrivaines manifestent ce qui les comble) sert à introduire la seconde partie (où elles expriment ce qui leur manque). Et l’une et l’autre s’articulent entre elles. Ce n’est pas seulement la régularité conventionnelle d’un courrier standardisé mais une véritable structure organique qui émerge de l’ensemble. À travers les attentes relationnelles des petites fans, ses traits constitutifs se précisent. Il se redresse, s’extrait de la matière. Revêtu de tous ses attributs, le HST surgit du corpus. Nous pouvons, dès lors, partir à sa découverte, en suivant le déroulement des lettres.
Formule d’adresse
32Si chacun des paragraphes des lettres permet d’avancer sur la qualification de la relation qu’entretiennent les petites correspondantes avec le comédien-personnage, des différences s’imposent suivant que la lettre est adressée à la chaîne de télévision (ou bien au fan-club) ou directement au comédien.
33Les premiers sont des intermédiaires. Aussi, la lettre est-elle plus expéditive et moins personnelle que si elle s’adresse directement au destinataire souhaité. Elle ne comporte pas toujours d’adresse directe. Dans 70 cas, la lettre démarre directement. 76 lettres utilisent le style de la salutation orale, Bonjour ! Une cinquantaine s’ouvre à la romaine, par un Salut, suivi d’un point d’exclamation ou d’une virgule ; éventuellement Salut à tous, ou Salut à tout le monde. Puis viennent les formules plus convenues : Monsieur (13), Madame (1), Messieurs (7), Madame (1), Madame, Monsieur (19), Monsieur, Madame (4). Puis, dans trente cas, l’adresse se fait plus précise : Cher France 2, Chère équipe de France 2.
34La situation s’inverse lorsque la lettre s’adresse à un comédien particulier, ou à l’équipe tout entière. Les lettres sont alors toutes personnalisées, de façon légèrement désinvolte (Salut George !), ou fortement affectueuse (Mon cher George, mon chère Noah? [7]). Ce qui frappe surtout est le fait que les petites fans s’adressent alors à une personne qu’elles connaissent extrêmement bien. Cette intimité, conquise par la fréquentation de la fiction explique la fréquence du tutoiement. Le tutoiement est d’autant plus fréquent que l’auteur est plus jeune. Il est systématique dans les lettres collectives. Il y a deux fois plus de tutoiement que de vouvoiement dans les lettres adressées à George Clooney et écrites en français.
Présentation de soi
35Les correspondantes s’adressent à quelqu’un qui leur est familier mais qui, de son côté, ne les connaît pas. Pour combler cet écart, elles se lancent alors dans une présentation détaillée de ce qu’elles sont. Elles commencent par indiquer leur prénom, leur âge et l’endroit où elles habitent : « Bonjour, je m’appelle Aurélie, j’ai douze ans et j’habite dans les Ardennes. » Il faut noter qu’elles portent les prénoms caractéristiques de leur génération et même de leur classe d’âge. Lorsqu’elles habitent dans une grande ville, elles donnent son nom (Lille, Nantes, Strasbourg). Mais lorsqu’elles habitent un petit village, elles indiquent le nom de leur région ou de son emplacement : « J’habite en France, dans le Sud Ouest. » Sandrine ajoute en fin de lettres un drapeau de sa région, la Bretagne et fait précéder sa signature de « Kenavo ! (Au revoir ! - en breton). », « J’habite à la Réunion, une île magnifique dans l’Océan Indien. J’espère que tu auras l’occasion d’y séjourner pendant tes vacances. », « Je suis une petite Saint-Vallierienne de Saône-et-Loire en Bourgogne, mon prénom est Gaëlle et j’ai 16 ans, je suis en secrétariat dans un lycée professionnel. », « J’habite l’île de beauté. » Quand elles n’ont pas respecté l’ordre logique de déroulement de la présentation, elles rectifient et complètent : « Au fait, je m’appelle Nathalie. »
36Lorsqu’elles écrivent à un comédien, la description qu’elles donnent d’elles-mêmes se fait plus précise : elles fournissent des détails sur leur aspect physique, en indiquant la couleur de leurs yeux, la longueur de leurs cheveux, quelquefois leur taille en centimètres. Elles indiquent leur âge, avec éventuellement leur date de naissance exacte parce qu’il n’est jamais absurde d’indiquer à autrui le jour de son anniversaire : « Je suis née le 15 mars 1986. » Elles ajoutent quelques détails physiques : « J’ai des yeux bleus et je m’appelle Anne Laure. » Avec une certaine précision : « Je suis brune, au cheveu mi-longs (plus longs que courts). », « Je suis en troisième. » Elles indiquent leur place dans la famille : « J’ai un frère et deux sœurs. » Leurs goûts : « J’aime la natation, l’équitation, les dauphins, Spice girls et puis Vous. » En version française ou anglaise : “My hobbies are: horses, (I love horses), foot, reading and… watching TÉLÉVISION.” “The colour that I prefer is green. I like Nature, I like you.”
37Les goûts et les activités extrascolaires comptent plus que le cursus scolaire qui n’est que rarement évoqué. Elles insistent sur les points communs avec celui auquel elles s’adressent : « Je suis du signe du taureau comme toi. » Ou ayant appris le prénom de la petite amie présumée de leur héros : « Figure toi que je m’appelle comme elle, Céline. » Elles se définissent souvent par leurs projets d’avenir, ayant soin de mettre en avant ce qui pourrait constituer un terrain d’entente : « Je veux être acteur comme toi. », « Je veux être médecin comme toi. », « Je veux être actrice pour jouer avec toi. »
38Lorsqu’elles écrivent à la chaîne, pour attester de l’intensité de leur attachement, elles insistent sur leurs qualités de téléspectatrice exemplaire de la série : « Je regarde depuis le début. », « Je n’ai manqué (raté, ou loupé) aucun épisode. », « Si j’en loupe un, je le renregistre. » Comme Perrine, 11 ans : « Je suis une spectatrice de la série Urgence, que je regarde sans en perdre une miette, c’est super, non ! », sans qu’on sache très bien si c’est elle qui félicite la chaîne de la série, ou si c’est la chaîne qui doit la féliciter, elle, de son assiduité. Elles regardent mais aussi elles re-regardent, soit en visionnant des K7, soit en se félicitant des rediffusions : « J’ai enregistré tous les épisodes déjà passés à la télé. »
39Il semblerait que cette garantie donnée dès le début de la lettre permette de justifier les sollicitations qui viendront ultérieurement. La série suscite non seulement leur assiduité mais aussi leur enthousiasme. Elles se présentent comme fan (fane, fanatique, fana, fann, fanne, fun, et même femme, pour une petite fille dont la plume a fourché). « Vous êtes fane de moi », écrit Émeline qui a dix ans et qui s’emmêle un peu. Elles peuvent aussi dire : « Je suis fane de toi », l’adjectif alors s’accorde avec le pronom, se met au féminin, au pluriel : « Nous sommes tes fans les plus absolues. » Pour exprimer l’intensité du lien, l’adverbe très ne suffirait pas. Il faut le doubler, le tripler : « Nous sommes très, très, très fans. » Voire même : « Je suis trop fan », sans qu’on puisse savoir si l’adverbe désigne un amour excessif ou s’il ne sert déjà, au milieu des années 1990, qu’à indiquer l’intensité du sentiment perçu. Il y a aussi les super-fans, les méga-fans, les accrocs (variante : à crocs) et celles qui sont « vraiment mordues ». Le tout peut être souligné une fois, ou bien deux.
Les compliments
40Vient ensuite le temps des compliments. Une nouvelle caractéristique de la relation se précise, sa dimension heureuse et positive. Les lettres sont remplies de gratitude, dans une ambiance superlative. Sur l’ensemble du corpus, il n’y a pas une seule lettre à la tonalité critique. On est si habitué, lorsqu’il s’agit de production culturelle à entendre développer des jugements négatifs, mesurés ou ambivalents, qu’on ne peut s’empêcher d’être surpris de voir à quel point ce lexique est absent des commentaires. Une autre hiérarchie des priorités se manifeste que celle qui prévaut dans les jugements esthétiques, plus attachés aux aspects formels des œuvres, plus soucieux de les comparer entre elles et d’établir des classements fondés sur des critères internes.
41Outre les compliments généraux adressés à la chaîne de télévision, pour avoir programmé une série, les compliments se divisent en deux catégories. Ceux qui s’adressent aux comédiens et ceux qui portent sur la série et ses personnages.
42Les compliments au comédien sont nombreux mais peu variés. Quel que soit le comédien auquel elles s’adressent, les qualités reconnues sont les mêmes, et les termes employés sont identiques, c’est-à-dire que le vocabulaire de l’admiration est peu spécifique. Et là, deux remarques s’imposent, qui ne sont pas anodines. La première est que les compliments s’adressent essentiellement au physique de la personne à laquelle elles écrivent, c’est-à-dire au comédien/personnage en tant qu’il a un corps. Cette corporéité est comme le verra un élément essentiel de sa spécification, puisque c’est l’élément le plus sûrement partagé entre le personnage et le comédien. Ce sont ses yeux, son sourire, son allure qui suscitent tous les suffrages. « Tu es beau, trop beau. », « Super beau (mais tu le sais déjà). », « Vive le plus bel homme de la terre ! » La seconde remarque porte sur les formules d’éloge les plus fréquemment utilisées. On ne peut pas s’empêcher de noter que les adjectifs qualificatifs ramènent les comédiens en deçà des frontières du monde des adultes. Ils sont qualifiés avec des prédicats habituellement utilisés pour décrire des enfants. Le plus utilisé étant l’adjectif mignon, agrémenté de tous les superlatifs possibles. « Je le trouve si mignon dans son ensemble vert. », « super, super, super mimi. » Comme s’il s’agissait moins de manifester son admiration pour le personnage dans le rôle qu’il occupe – qui en l’occurrence est assez sérieux – que de le rapatrier dans un univers familier et inoffensif, où il permet de tester l’expression de sentiments nouveaux sans avoir à affronter l’anxiété que pourrait susciter une relation réelle, une virilité affirmée, une réciprocité incertaine (Pasquier, 1999). Parce qu’elle est unilatérale et par conséquent non exposée au risque d’une déception éventuelle, la relation amoureuse se trouve ainsi apprivoisée. Le fait que Doug Ross soit pédiatre et exerce une profession dont on a l’expérience concrète dans l’enfance favorise sans doute l’adoption de ce registre. Les petites fans sont d’autant plus à l’aise pour procéder à l’inversion des hiérarchies existantes qu’elles ont une connaissance bien établie des relations professionnelles et sociales auxquelles la fiction se réfère. L’autre qualificatif de louange généreusement distribué dans les lettres est le participe présent craquant, utilisé comme adjectif. Le terme reste porteur d’une ambivalence puisque craquer évoque à la fois l’extrême énervement et le sentiment amoureux. Au participe présent, la qualification de la personne complimentée repose sur l’effet qu’elle produit. En nouant de manière très serrée les attributs du comédien à l’état du spectateur et en se polarisant sur les sentiments de ce dernier, elles entérinent le caractère unilatéral de la relation induite par le média.
43Il faut souligner une petite difficulté dans laquelle se trouvent les personnes qui écrivent pour exprimer la force de leur attachement, liée au télescopage des comparatifs et des superlatifs. En effet, la manière la plus convaincante de manifester son attachement consiste à manifester ses préférences, mais c’est difficile quand on adore tous les personnages. Il faudrait parvenir à indiquer une préférence, sans valider une hiérarchie : « Il n’y a pas que lui que j’adore, mais je l’adore surtout lui. » Elles peuvent se déterminer avec fermeté : « Mes préférés sont et resteront John Carter (Noah Wyle) et surtout le très beau Docteur Ross. » Ou au contraire, se raviser, avec un double post-scriptum : « PS : j’adore votre série ; PS’ : je préfère quand même Georges Clooney. » Ou être condamné à des assertions de ce type : « J’adore trop tous les personnages, mais lui je le préfère encore beaucoup plus que tous les autres. » À moins de trancher par l’apostrophe directe : « Sans rire, t’es vraiment mon acteur préféré. »
44La seconde catégorie de compliments porte davantage sur les personnages et souvent sur les personnages en tant qu’ils sont médecins. Ainsi, les spectateurs glissent de l’admiration du travail des comédiens à l’admiration des médecins qu’ils incarnent : « Au fur et à mesure des épisodes, je les admire de plus en plus pour leur courage. » Ils insistent sur la tension qui existe pour les héros d’Urgences entre la vie professionnelle et leur vie personnelle : « Toutes les personnes de cette séries sont genials pour tout ce qu’ils font car il faut être très dévoués malgré les problèmes qu’il peut y avoir, même en tant que vie de couple. » Une lettre adressée à Carter le félicite d’avoir réussi ses examens : « J’ai regardé l’épisode la semaine dernière quand vous devenez médecin. Bravo ! » De nombreuses lettres passent ensuite de la vie professionnelle des personnages à leur vie privée, une jeune fille compatit ainsi de voir le pédiatre Doug Ross abandonné : « Je suis désolée, pour Carole. Moi, à sa place, je vous aurais choisi sans hésiter. »
45Beaucoup insistent aussi sur la valeur référentielle de la série : « Elle nous dévoile l’atmosphère des couloirs des hôpitaux et la vie des médecins. Vie qui n’est pas toujours facile. », « Grâce à ces acteurs, j’ai pu voir ce que sont vraiment les Urgences. Maintenant, je me renseigne car je veux devenir pédiatre. », « Grâce à vous, j’ai acquis un vocabulaire médical. », « Mon père a été un certain moment avant d’être généraliste, placé dans les urgences de Paris ; il ne parlait jamais de ses journées. Maintenant, je sais à quoi il devait faire face jour après jour. » Elles profitent de ces compétences supposées pour tenter d’orienter une vocation éventuelle : « Je voudrais savoir si c’est dur d’être médecin, car je voudrais y être depuis que je suis toute petite. » Le comble de la confiance étant dans le transfert de compétence qu’autorise la parfaite maîtrise du métier de comédien : « Vous êtes un acteur suspair, je voudrais, si vous était un vrai médecin, n’être examiner que par vous. »
46On voit bien comment s’opèrent les transferts entre les mondes réels et fictionnels, même s’ils se font au conditionnel. Le fait de s’adresser au comédien pour lui dire ce qu’on pense du personnage qu’il joue et qu’il est, en se référant tantôt aux qualités du personnage (son professionnalisme comme médecin, son courage, etc.) tantôt à celles du comédien (principalement son physique et son pouvoir de séduction) donne de la chair à cette figure composite. Le désir est un opérateur de connexion.
47Dans ces lettres, les compliments ne s’opposent pas à des critiques. Ils servent à introduire des demandes. Or c’est important pour la suite du raisonnement. On peut, en effet faire l’hypothèse que si les compliments ne s’opposent pas à des critiques, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’un jugement de goût. Nous ne sommes pas dans un registre esthétique. C’est donc ce qui autorise à passer dans un registre ontologique et justifie l’opération d’élaboration de l’entité à laquelle ces lettres s’adressent, telle qu’elle est tentée par cet article.
Les demandes
48On aborde alors la seconde partie de la lettre, celle où les auteurs expliquent ce qu’elles désirent. On est alors au cœur de la lettre. Les petites fans cherchent à consolider leur lien aux personnages car il présente un certain nombre de d’insuffisances structurelles qui justifient leurs sollicitations. Nous passons du versant heureux du lien à un aspect plus problématique. À travers les demandes qui sont adressées, nous pouvons identifier un certain nombre de tensions et de contradictions, qui permettent, elles aussi, de mieux caractériser la relation au héros de série.
49Il y a quatre grandes catégories de choses qui sont demandées aux comédiens, à la chaîne, au fan-club, qu’on peut classer en fonction du degré de difficulté de leur obtention. Ce sont des renseignements sur les acteurs, des informations sur la diffusion, des objets et des rencontres. Chacune de ces demandes nous renseigne sur une lacune du HST et sur les apories constitutives de la relation que les spectatrices voudraient entretenir avec lui. Chacune nous permet, ainsi, de préciser ses caractéristiques particulières et, par conséquent, la place qu’il occupe dans le panthéon général des êtres de fiction.
50La première catégorie de demandes concerne des informations sur la programmation. Les petites fans veulent savoir le jour et l’horaire de la prochaine diffusion. Elles veulent distinguer les épisodes originaux des rediffusions mais elles veulent surtout avoir des garanties : être certaines que la série ne s’arrêtera pas. Cette forme de réclamations renseigne sur un aspect du héros de série qui est son caractère intermittent : sa présence est à la fois régulière et discontinue. Pendant les quinze années qu’a duré la diffusion de la série, elle a changé plusieurs fois de jour de diffusion. Un problème se posait lorsqu’elle était diffusée le dimanche soir, car comme l’exprime Nathalie : « Le dimanche n’est pas un jour très pratique car le lundi, il y a l’école. » Laurent, âgé de 15 ans, va plus loin car il voudrait bien qu’on change pour lui l’heure de diffusion : « Si cette série est intéressante, une chose me déplait en elle: ayant appris par une amie que les inédits seraient diffusés en septembre, je pense ne pas pouvoir la regarder car je vais rentrer en classe de seconde et si la série est diffusée le dimanche soir, je ne pourrais ni la regarder, ni l’enregistrer. Alors, s’il vous plaît, je vous supplie de bien vouloir programmer cette série autrement que le soir à 20h45 mais plutôt le mercredi après midi, le samedi ou le dimanche après midi. Si vous changez la programmation de cette série pour un fan en désespoir, je vous serai éternellement reconnaissant. » Le fait que les deux épisodes soient programmés à la suite rend particulièrement douloureuse l’heure du coucher : « Pourquoi, est-ce qu’il y a 2 épisodes à la suite ? » Mais surtout, les spectateurs qui écrivent manifestent leur inquiétude face à l’interruption de la série. Dès le mois de novembre, certains s’inquiètent : « Au secours ! J’apprends par le Journal du Dimanche qu’il est question de nous retirer la série “Urgences” à partir de janvier 1997. Comment pouvez vous faire une chose pareille ? » Ils essaient de comprendre les raisons de ce qui leur apparaît comme une décision regrettable : « Pourquoi ce film ne passe plus ? » Ils s’inquiètent d’un avenir possible : « Est-ce qu’Urgence va revenir sur France 2 ? », « Est-ce que vous allez diffuser la suite ? » On s’aperçoit ainsi qu’en 1996, les téléspectateurs français ne sont pas encore familiarisés avec le type de périodicité des séries américaines : la notion de saison est encore étrangère à beaucoup d’entre eux. Les réclamations concernant la programmation sont la manifestation d’une contradiction entre le sentiment éprouvé par les spectatrices d’une relation intime et directe avec les personnages de la série et l’expérience d’une extrême dépendance à l’égard de la chaîne, d’autant plus grande que la diversification des supports de diffusion n’a pas encore eu lieu.
51Le second type de demande concerne le comédien. Cette catégorie est la manifestation d’une deuxième contradiction, la tension qui existe entre l’intime connaissance de la facette du HST donnée par la fiction et la méconnaissance des dimensions les plus triviales de son existence civile. Le lien avec les comédiens ne s’est pas déployé dans l’ordre habituel du cheminement d’une rencontre. La fiction a généré des courts-circuits d’intimité. Elles veulent compenser ce décalage et demandent alors des renseignements sur leur âge, leur statut matrimonial. Elles veulent aussi des détails sur leur vie privée : « J’aimerai en savoir plus sur lui, son enfance, ce qu’il a fait avant le film, ses passions, ses envies, tout. » Elles veulent connaître leur date de naissance et même leur lieu de naissance. Elles voudraient vérifier les informations dont elles disposent : « Une amie m’a dit que Georges Clooney possédait une adresse à Saint-Tropez, est-ce vrai ? » Elles souhaitent confirmer certaines données concernant leurs projets professionnels : « Est-il vrai qu’il va quitter la série ? » ou leurs choix de vie : « A-t-il une petite amie ? », « Est ce qu’il est encore célibataire ? », « Est-il vrai qu’il va se marier ? », « Est ce vrai que tu as un petit cochon qui s’appelle Max ? », « Aimes-tu la France ? » Elles demandent à connaître leur numéro de téléphone ou une adresse, pour leur écrire. Puisqu’elles ont constitué une entité combinant personnage et comédien, la question du Paradoxe sur le comédien prend une tournure un peu nouvelle : il ne s’agit pas seulement de savoir si le comédien, au moment où il joue, ressent les sentiments qu’il exprime ou s’il fait simplement appel à sa mémoire, question saillante au XVIIIe au moment de l’émergence d’un idéal moral d’authenticité. Il s’agit de savoir si la partie émergente de leur personnalité (celle du film) est bien conforme à la partie moins accessible (celle qui vit dans le monde). Car elles connaissent ses expressions, elles s’amusent de ses habitudes, elles jugent ses comportements, mais sans savoir jusqu’où va la correspondance entre les différentes facettes de cet être composé. « Je trouve que ton rôle dans Urgences te va à ravir même si je n’aime pas trop son côté “homme à femmes” qui est un peu surfait. Pourquoi le docteur Ross ne peut-il pas avoir une vie sentimentale normale, sans courir à gauche et à droite ? » Le souci est de savoir si le héros est bien tel qu’il apparaît. La question est préoccupante puisque de cette compatibilité dépend la solidité de leur construction d’hybride.
52La troisième catégorie de demandes concerne des objets : des photos, des posters, des pin’s, tous ces dispositifs permettent de complémenter sa nature et de lui assurer, dans la vie quotidienne, sur les murs de sa chambre, sur ses vêtements ou sur son corps, une permanence qu’il n’a pas. Les photos, les posters, les affiches, les cartes postales, les tee-shirts, les pin’s sont des dispositifs continuistes. Elle permet d’identifier une troisième contradiction, qui est liée à la tension entre le caractère mimétique du désir et l’aspiration à la singularisation. Les petites fans aiment d’autant plus leur héros qu’il est aimé de toutes les autres. Mais simultanément, elles désirent par-dessus tout une singularisation de la relation. D’où la demande de dédicace. Elles veulent une signature de la main du comédien, c’est-à-dire une marque qui, comme le montre Béatrice Fraenkel (1992), est le résultat d’un long processus de maturation gestuelle, de singularisation, de maîtrise et d’expressivité. L’autographe sera la trace d’une distinction : « Même si je sais qu’il n’y a pas une chance sur un million… », « Cela me rendrait tellement heureuse. », ou plus trivialement : « Pour faire rager les copines. »
53La quatrième catégorie de demande est une demande de rencontre : « J’aimerai bien te voir pour de vrai. » Elle peut être exprimée sur un mode dégagé (Si tu passes par Paris), ou sur un mode plus impliqué (Mon rêve serait de te rencontrer). Cette rencontre peut avoir des objectifs personnels (Comme pour Estelle, âgée de dix ans, qui signe de son prénom et ajoute, comme nom de famille, peut-être Clooney). Ou des objectifs plus professionnels, comme pour les jumelles, Élise et Élodie qui écrivent pour demander un petit rôle :
54« Nous sommes prêtes à jouer n’importe quel rôle. Nous espérons que vous ne nous trouvez pas trop exubérantes. Nous avons même réfléchi au rôle que nous pourrions avoir. Nous apprenons bien. Nous sommes grandes, minces. Nous avons 13 ans. Nous vivons en France. Nous pratiquons l’équitation et nous avons fait de la danse. Nous attendons votre réponse avec impatience. »
55Plus on avance dans les demandes, plus elles sont difficiles à réaliser. Plus précisément, plus elles avancent du côté de la partie existante de l’être auquel elles s’adressent et moins il est vraisemblable qu’elles soient satisfaites.
Urgences et incertitudes
56On arrive maintenant à la dernière partie de la lettre, qui précède les salutations. Et là se manifeste de manière unanime un sentiment d’extrême urgence, d’autant plus fortement exprimé que la réponse est plus incertaine : « Répondez moi vite, avant une semaine, parce que, sinon, je croirai que vous me répondrez pas. » Même les filles qui ont mis des mois avant de se décider à écrire « parce que ce n’est pas leur genre d’écrire ce genre de lettres à ce genre d’association » ont hâte d’en récupérer les fruits. Toute une gamme d’attitude leur est ouverte. Elles se font précises, en indiquant une date particulière parce qu’elle correspond à un événement spécial, Noël, leur anniversaire. Il faut que la réponse arrive au bon endroit avant la fin des vacances, ou les atteigne avant un déménagement. Le 6 février 1997, Régine, Caroline, Carole et Véronique écrivent à l’équipe d’Urgences dans un anglais impeccable pour demander une documentation spéciale pour faire un exposé : « We must in our englishlesson, do a work about what we find interesting, so we choose “Emergency Room” as the funniest and the most interesting subject. We need informations, photos, and other things interesting about the actors and the shooting in order to give a very relevant talk on you ! ANSWER US FAST because our talk is on March the 3 !!! » Elles peuvent aussi donner un délai : « D’ici trois semaines. » Elles peuvent se faire impérieuses : « Envoyez les moi ! » Capricieuses, en ajoutant des demandes complémentaires, des articles concernant d’autres séries, d’autres programmes, d’autres comédiens : « Vous devez me trouver bien exigeante… » Prévoyantes : « Je te donne mon adresse au cas où ; je joins un timbre pour être sûr. » Suppliantes : « J ’aimerai avoir une réponse d’ici 2 semaines parce que sinon, je croirais que vous ne me répondrez pas. » Lucides : « Je sais bien que vous recevez beaucoup de lettres et qu’il n’y a pas une chance sur un milliard que ma lettre soit lu. » Anxieuses : « Je vous en supplie, ne jetez pas ma lettre à la poubelle. » Prudentes : « Je vous ai laissé mon adresse, en espérant que vous allait me répondre et j’y est joins un timbre pour être sûr. » Honnêtes : « Je ne sais pas si ce que je demande, je dois le payer, mais si oui dites moi combien et je vous enverrais la somme demandée. » Économes : « Je suis prête a vous remboursez les frais de ports si vous m’envoyez des posters, documents, photos, etc. Bisous, Virginie. N.B : Je vous garantis à vous remboursez si ils ne sont pas supérieurs à 60 francs. » Résignées : « Tous les acteurs à qui j’ai écrit ne m’ont jamais répondu. » Menaçantes : « Si vous ne me répondez pas, je continuerai à vous écrire ! » Optimistes : « Bonnes vacances, voici mon téléphone ! »
57En fait, elles n’ont aucun moyen de pression pour obtenir ce qu’elles réclament. Tout au plus peuvent-elles mettre en scène toute une gamme de sentiments d’espoir, de gratitude, de déception : « SVP, cela me ferait énormément plaisir d’avoir ces dédicaces. », « J’espère que vous pouvez faire ça pour moi. », « Si vous m’envoyez ça, je serai la fille la plus heureuse du monde. », « Je guetterai tous les jours ma boîte à lettres. », « Sinon, je serai vraiment déçue. » En réalité, rien ne peut conjurer le silence structurel du héros de série. Ce qui met en lumière l’une des composantes majeures de cette relation qui est son asymétrie radicale. Le héros de série télévisée souffre d’une pathologie de l’interaction.
Comparaison avec les autres types de héros
58Nous pouvons maintenant récapituler ce que nous avons compris grâce au dépouillement de ce matériau et qui nous permet de préciser le portrait du héros de série télévisée. Nous avons appris des choses particulières sur chacun des protagonistes, mais nous avons aussi appris des choses plus générales sur le héros de série. De la gratitude manifestée par les lettres, nous avons pu déduire ses traits positifs : la qualité de sa présence, dont l’intérêt est démultiplié par son insertion dans des réseaux collectifs. Des réclamations adressées par les lettres, nous avons pu déduire ses insuffisances : déficits en terme de continuité, d’intimité, de singularité, de réciprocité. Ainsi s’esquisse le portrait de celui qui se trouve au lieu géométrique de ces attentes, le HST : tellement familier et tellement inaccessible, saisonnier et discontinu, peu sélectif dans ses relations, peu réactif aux sollicitations. Le héros de série plonge les petites fans dans des contradictions : elles font des expériences émotionnelles incompatibles dans la vie ordinaire. En même temps, ce n’est pas très grave, car la relation sans réciprocité présente aussi des avantages. C’est un lien sans risque et sans responsabilité. Le plaisir de l’insertion dans des réseaux collectifs compense le mutisme du héros, qui lui-même autorise l’expérimentation de liens atypiques, dont l’invention procure des satisfactions indiscutables. « We love you », écrivent Laure et Julie. C’est une formule concise qui relève d’un petit bonheur d’expression. La relation amoureuse, d’ordinaire, ne se partage pas si volontiers. Il est donc bien d’une espèce particulière, celui qu’on peut aimer à plusieurs, avec une telle jubilation.
59Il faut maintenant passer à l’étape suivante : situer le héros de série télévisée par rapport aux autres types de personnages. Sans déployer la totalité du modèle, ce qui dépasse les limites de cet article, on peut néanmoins souligner hâtivement quelques éléments. Comme l’idée défendue dans cet article est que la spécificité du héros de série télévisée viendrait de la manière originale dont s’établit le lien entre un personnage de la série et la personne vivante du comédien qui l’incarne, nous allons adopter comme critère de différenciation les modalités d’association entre un personnage et une personne? [8].
60À cet égard, les différences avec les héros de la littérature sont manifestes, puisque la plupart du temps – sauf dans des cas particuliers, comme celui par exemple des romans à clé – les personnages imaginés n’ont pas de correspondants directs, en vie, dans le monde (Pavel, 1988). Pour reprendre les catégories de Iser (Iser, 1976), on peut dire que les personnages de roman relèvent de la représentation et non de la perception. Analysant le processus de l’acte de lecture, Iser note : « Nous devons distinguer la perception de la représentation. En effet, il s’agit là de deux modes d’accès différents au monde : la perception implique la préexistence d’un objet donné tandis que, étant donné sa constitution de départ, la représentation se rapporte toujours à un élément qui n’est pas donné, ou qui est absent et qui apparaît grâce à elle » Iser, 1997). Dans cette optique, bien évidemment, la notion de représentation ne renvoie pas à un stock d’images préexistantes, mais à une activité. En analysant la manière dont s’opère le travail de l’imagination dans le cas de la lecture, Iser montre qu’il relève d’un processus additif par lequel s’opère ce qu’il appelle une synthèse passive, parce qu’elle est en dessous du seuil de la conscience, d’aspects qui ne cessent de se corriger lorsque des éléments supplémentaires viennent s’ajouter à la description. Chaque nouvelle facette vient compléter une image qui s’élabore de manière dynamique, dans une reconfiguration permanente. Pour le héros de série, à l’inverse, l’accès à son image est direct. Celle-ci est plus riche, optiquement, elle est plus précise, elle est plus stable, elle est davantage susceptible d’être partagée. Aucun lecteur n’a la même image mentale de Mathilde de La Mole. Tous les spectateurs ont la même image de Marc Greene. La différence la plus manifeste entre le héros de roman et le héros de série vient donc ce que ce dernier a un corps, unique – qui correspond à ce que Paul Valéry appelle, le deuxième corps, « celui que nous voient les autres et qui nous est plus ou moins offert par le miroir et les portraits (…) qui ignore la douleur dont il ne fait qu’une grimace » (Valéry, 1960). Mais il vient aussi du fait que ce corps n’est pas transparent et ne donne pas d’accès direct à la subjectivité. Le personnage de roman livre la sienne, car, comme le rappelle Ricœur, le romancier se donne « le privilège exorbitant de connaître les âmes ». Il ouvre la connaissance de l’intériorité de ses personnages, dévoile leurs intentions et leurs raisons d’agir alors que nous ne savons des héros de série que ce qu’ils manifestent, dans leurs propos, dans leurs expressions, dans leurs cours d’action. Comme le remarque Étienne Souriau à propos des héros de cinéma : « Curieuse psychologie, certes, et malgré tout bien attachante : n’avoir de sentiments ou d’idées que ceux qui peuvent se manifester (implicitement ou explicitement) par des gestes, des jeux de physionomie, des mouvements ; ou des paroles toujours assez brèves, assez rudimentaires, calculées toujours de façon à rester hiérarchiquement subordonnées à l’apparence visible, mobile, essentiellement prérogative dans la psyché filmique » (Souriau, 1953). Les spectateurs en sont réduits à n’interpréter que ce qui leur est donné à voir. Autrement dit, dans le cas de la littérature, il n’y a généralement pas de relation directe entre un personnage raconté et un être concret.
61Dans le cas du théâtre, à l’inverse, la correspondance existe, mais suivant des modalités différentes de celle d’une série : le rôle tel qu’il est écrit préexiste à son investissement par l’acteur. La pièce jouée est conçue pour être rejouée. Dans l’association des deux partenaires, le personnage et le comédien, le personnage d’une pièce de théâtre a donc une solidité, une résistance, une longévité plus grande que la personne de l’acteur qui, dans un endroit donné, à un moment précis et pour une période limitée, viendra l’interpréter. L’acteur sur scène vient occuper son rôle mais, après lui, viendra un autre acteur. Son personnage est comme une hydre à mille têtes, le nombre de ses interprètes étant potentiellement infini. Alors que, pour l’instant du moins, les séries télévisées ne sont jamais rejouées.
62Mais c’est la comparaison avec le héros de cinéma qui est la plus prometteuse, parce que c’est à lui que le héros de série ressemble le plus et dont il est, par conséquent, particulièrement nécessaire de le distinguer. Or le rapport entre personnage et comédien s’oriente de manière légèrement différente, car un bon acteur incarne un grand nombre de rôles. Comme le soulignait Edgar Morin : « La star n’est pas seulement une actrice. Ses personnages ne sont pas seulement des personnages. Les personnages de film contaminent les stars. Réciproquement, la star elle-même contamine ses personnages (…) La star détermine les multiples personnages des films ; elle s’incarne en eux et les transcende. Mais ceux-ci la transcendent à leur tour et leurs qualités exceptionnelles rejaillissent sur la star » (Morin, 1957). Dans l’alchimie transformatrice qui produit la star, la multiplicité des rôles occupés est un élément central. Même si l’acteur est suffisamment connu pour pouvoir choisir et imposer les personnages qu’il incarne, même si on lui propose souvent des personnages qui lui ressemblent, à l’intérieur d’un même genre, la combinaison des tempéraments qui l’habitent reste plus riche que dans le cas du héros de série. Par conséquent, dans la lutte que se livrent personnage et comédien, on peut dire que c’est le comédien qui l’emporte, car il ne s’épuise dans un seul personnage. Il s’enrichit au contraire de l’alchimie des rôles.
63Le fait que le personnage (unique) et le comédien (unique) forment une association plus stable chez le HST que chez les autres types de personnages est lié à la forme sérielle. La durée de la série sur plusieurs années, la répétition des schémas narratifs, l’existence d’une bible qui contribue à réifier les caractères, la succession de scénaristes qui se passent des consignes qui se durcissent au fil de leur transmission, la manière enfin dont le comédien lui-même vient nourrir son rôle et contribuer à le raffermir en inspirant les auteurs qui se mettent à écrire en pour lui de manière à prolonger l’efficacité de sa composition, tous ces éléments interviennent pour contribuer à raffermir l’association du comédien au personnage. Or, une fois que cette combinaison est stabilisée, elle produit à son tour un certain type de conséquences.
64D’abord, chez le comédien lui-même. Il va devoir trouver une solution pour rompre cette alliance trop stable entre son corps et un caractère qui n’est ni le sien, ni celui d’aucun autre des personnages qu’il pourrait souhaiter investir à l’avenir. Il n’est pas impossible qu’il soit aidé dans cette stratégie par tous les documents de communication contrôlée, des journaux de programmes aux fanzines. En fait, de la même façon qu’au moment où nous étudiions les animateurs de télévision (Chalvon-Demersay & Pasquier, 1991), nous avions perçu le rôle essentiel de la presse télévisuelle dans la définition de leur rôle et par suite de leur carrière, par l’attribution d’une image de bonhommie, de familiarité, de proximité, de la même façon, mais sur un mode exactement opposé (en mettant en scène le talent, la distance, l’argent, l’incommensurabilité, la désinvolture, etc.), la presse people joue un rôle d’appoint dans le remodelage du comédien de série. Il n’est pas impossible qu’on puisse comprendre le virage déplaisant qu’elle a pris à l’égard de ces personnalités, comme une façon de briser le lien trop fort qui lie le personnage au comédien. Contrairement à ce qu’on pense, elle ne jouerait pas alors sur le rêve, ni sur l’envie, mais plutôt sur le dépit, en rappelant à ses lecteurs cette découverte à l’amertume inépuisable : ces êtres que vous pensiez si bien connaître, ont une vie ailleurs, loin de vous, entre eux, une relation dont vous n’êtes pas, dont vous ne serez jamais, dont l’existence est la condition même du lien que vous aimez et dont vous avez tant besoin. En répétant jusqu’au ressassement cette information malveillante sur l’autonomie du comédien, ils cherchent à briser la symbiose qu’ils pressentent et à laquelle est consacré cet article. Il est possible que certains comédiens y parviennent mais le simple fait que le problème se pose à eux constitue, en soi, une indication éclairante.
65La stabilité de la composition entre le personnage et le comédien joue aussi un rôle sur le public des séries, au moins à deux niveaux. D’une part, parce que l’existence d’un référent vivant extérieur à la fiction a une puissance d’attestation. Jamais l’enthousiasme exprimé par les petites fans n’aurait été aussi vif si la personne à laquelle elles écrivent n’existait pas « pour de vrai », comme elles disent, quelque part sur la terre. Leur affection s’est structurée sur le personnage mais s’est exprimée sur le comédien parce qu’il existait comme entité concrète. Il a galvanisé leur élan. Le personnage de série en est renforcé dans son existence. Ensuite, parce que l’association stable du personnage et du comédien, telle qu’elle est produite par la série, est partagée collectivement par un grand nombre de personnes, ce qui entraîne des effets d’échos. Le fait que tous, dans tous les coins du monde, puissent se référer en même temps au même être, unique et singulier, contribue à solidifier ses modalités d’existence. Le partage de sociabilités est un élément central dans l’efficacité de la série.
66Si le fait de la spécificité du héros de série a des conséquences sur les modalités concrètes de l’imprégnation fictionnelle, la notion de HST en elle-même a aussi un certain nombre de conséquences de nature, cette fois, plus épistémologiques.
67Tout d’abord, elle attire l’attention sur le caractère problématique des analyses dualistes qui opposent radicalement la réalité à la fiction, et en insistant sur cette dimension, elle ouvre, de fait, tout un programme de recherche empirique, qui porterait en matière de fiction télévisée, sur les opérations concrètes d’articulation entre l’expérience fictionnelle et l’expérience réelle. Comme l’explique Jean-Marie Schaeffer, du fait du préjugé antimimétique qui traverse la pensée occidentale depuis ses origines, les débats sur la fiction se sont polarisés sur la question de savoir si les consommateurs de fiction confondaient ou non la réalité et la fiction. Chaque nouvelle invention d’un média a, au moment de son émergence, ranimé ces inquiétudes, qui ont été formulées dans des termes toujours similaires, opposant ceux qui accusaient les œuvres de fiction de mentir et détourner du monde et ceux qui défendaient les capacités de discernement des publics? [9]. Or, en posant les questions à ce niveau de généralité, on s’empêchait de penser les usages concrets de la fiction. On se contentait de reconduire des oppositions bien établies entre monde réel et monde imaginé. On obligeait à choisir son camp. Il fallait être soit du côté des partisans, soit du côté des détracteurs de la fiction. Mais on laissait en friche des champs entiers d’investigation qui sont ceux des modalités concrètes par lesquelles s’opère dans la vie ordinaire, la connexion entre les ressources fictionnelles et la vie quotidienne.
68La notion de héros de série télévisée (HST) permet aussi de prendre des distances avec la notion psychologique d’identification. Selon les analyses habituelles, le plaisir de la fiction serait lié à l’identification à un personnage et au plaisir de vivre, par procuration, à travers lui, littéralement, en se prenant pour lui, un certain nombre d’événements qui peuvent affecter sans l’atteindre le spectateur et éventuellement permettre de dépasser, déplacer ou régler un certain nombre de ses difficultés personnelles, suivant les théories de la catharsis. Or il semble bien que cette notion ne rende pas compte de la diversité et de la richesse des liens possibles qui s’instaurent avec le héros de série. Le fait que l’approche soit genrée, c’est-à-dire que ce soit des petites filles (spectatrices) qui écrivent à un homme (comédien) fait apparaître de manière plus lisible l’inadéquation de la catégorie mobilisée pour décrire la relation à ce type de personnage de fiction. Les petites fans ne se prennent pas pour autrui, elles parlent à quelqu’un. La notion d’identification est trop restrictive. Elle mobilise l’attention sur une forme spécifique et particulière d’attachement, qui existe, certes, mais au sein d’une gamme possible beaucoup plus étendue. Elle n’est qu’un cas particulier des modalités de lien. Ou pour dire les choses autrement, le principe d’identification ne couvre qu’une petite surface du champ des relations possibles. Les sentiments éprouvés pour un héros de série ne sont pas moins variés que ceux qu’on éprouve pour d’autres êtres humains. C’est une quasi-relation, pour une quasi-personne. La notion de HST, comme être composite, parce qu’elle tire le héros du côté de l’altérité, nous permet d’élargir le spectre des relations envisageables avec ces êtres de fiction.
69Enfin, et c’est le troisième point, la définition du héros de série télévisée comme « être composite » le tire du côté de l’existence empirique. Elle lui rend pleinement sa dimension humaine. Elle favorise, peut-être par contamination, l’idée qu’il serait possible de faire rentrer les héros de série de plein droit et au même titre que d’autres êtres sociaux dans une approche sociologique. Howard Becker attire l’attention sur le fait qu’il est nécessaire pour comprendre le fonctionnement des mondes de l’art de prendre en compte dans une création artistique toutes les personnes qui y contribuent, quel que soit le niveau hiérarchique auquel ils sont impliqués, à partir du moment où ils apportent une contribution réelle au résultat final. En élargissant le propos, on pourrait considérer qu’il serait légitime, pour comprendre le fonctionnement du monde social, de prendre en compte l’ensemble des personnes qui participent à son instauration, quelle que soit « l’espèce » à laquelle ils appartiennent. Ce qui nous conduirait à y intégrer les héros de série en tant qu’ils contribuent à façonner le paysage de possibilités des personnes qui les fréquentent. Ils pourraient alors être resitués dans un triple cycle d’interactions : des interactions entre personnages au sein du monde imaginé, des interactions entre les humains qui échangent à leur propos et des interactions entre eux-mêmes et les personnes avec lesquelles ils interagissent. On utiliserait pour comprendre l’ensemble de ces liens les outils analytiques et méthodologiques des sciences sociales. Il y a fort à parier, que dans cette démarche les ressources de la sociologie permettraient d’éclairer vivement le monde de la série. Mais il est non moins probable que le monde de la série permettrait de reconfigurer profondément les outils de la sociologie.
Conclusion
70Le héros de série est donc une personnalité étrange. La reconstituer suppose de faire un exercice de pensée, en se forçant à ne tenir compte que des éléments réellement disponibles, en les réarticulant rigoureusement. Il a un corps, mais un corps qui, dans sa dimension perceptible par les spectatrices, n’est pas en volume. Il n’a, pour elles, ni odeur, ni épaisseur, ni matière, il échappe au toucher, à la force et à l’étreinte. Il ne mobilise que deux sens sur cinq, qui se trouvent ainsi hypertrophiés. Et encore, sa voix n’est pas stable, car le héros de série, souvent américain, et par conséquent doublé, est doté de deux voix, l’une en français et l’autre en anglais. Quand on sait le rôle de la voix dans la constitution d’une identité, on perçoit à quel point ses pérégrinations multinationales le déstabilisent. Il est bien adapté à ceux qui privilégient la vue et l’ouïe. À la différence des tableaux et des statues qui restent fixés à l’âge qu’ils avaient au moment de leur reproduction, le HST est soumis à un vieillissement différentiel, sa partie présente dans le monde et accessible de nouveau par des images, vieillit ; l’autre est fixé sur un âge immobile. Et pour finir, et pour anticiper sur les résultats de la suite de l’enquête, on peut dire que sa durée de vie, son insistance dans les mémoires, ne dépasse pas de beaucoup le cycle de la série, soit en moyenne entre sept et dix ans. Le HST ne vit pas beaucoup plus longtemps qu’un chien.
71Les petites fans nous ont instruite. Elles perçoivent et rendent perceptible une forme qui n’émerge furtivement qu’à un moment très particulier de la biographie, situé quelque part entre dix et quinze ans, sans doute parce que c’est à ce moment-là, au seuil de l’adolescence, que tous les possibles sont ouverts et que les limitations structurelles de leur héros de fiction leur paraissent intolérables. Toutefois, ce qu’elles nous ont donné à voir dépasse leur simple condition. Elles ont permis d’apercevoir que le héros de série procède d’un accrochage plus stable entre un personnage fictif et une personne humaine. Parce que leurs lettres s’adressaient à un être composite, qui procédait de la fusion du personnage et du comédien, elles nous ont suggéré d’abandonner les problématiques dualistes qui opposent réalité et fiction, et de mener, par une enquête minutieuse, au plus près de leur intuition, la reconstitution des caractéristiques spécifiques de cet être particulier. Elles ont saisi quelque chose qui passera plus tard, quand les années auront passé et qu’elles se seront résignées à laisser filer le comédien et à ne plus éprouver de relation intense qu’avec le personnage. Mais durant cette période, ce court instant où elles ont eu l’audace d’écrire, elles nous auront permis de saisir quelque chose d’essentiel, de décisif de ce qui fait la spécificité du héros de série télévisée. Ainsi, dans le mouvement général de repeuplement des sciences sociales, le héros de série peut venir occuper, au milieu d’une gamme élargie d’acteurs sociaux, entre humains et non humains, la place particulière qui est la sienne.
Références
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- BECKER, H. (2010), Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.
- CARDON Dominique (1995), « “Chère Ménie…”, Émotions et engagements de l’auditeur de Ménie Grégoire », Réseaux, n° 70, mars-avril, pp. 41-78.
- CHALVON-DEMERSAY Sabine & PASQUIER Dominique (1991), Drôle de stars, la télévision des animateurs, Paris, Aubier.
- DUMASY Lise (1999), La querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique, un débat précurseur, Grenoble, Ellug.
- ECO Umberto (2010), « Quelques commentaires sur les personnages de fiction », traduction SociologieS [En ligne], Dossiers, Émotions et sentiments, réalité et fiction, mis en ligne le 1er juin 2010, traduction de Francis Farrugia, Université de Franche-Comté et France (traduit de l’anglais).
- FRAENKEL Béatrice (1992), La signature, genèse d’un signe, Paris, Gallimard.
- ISER Wolfgang (1997), L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Mardaga.
- JOUVE, Vincent (2008), L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF.
- MAUSS, Marcel (1938), Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « moi », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, Quadrige, pp. 331-362.
- MORIN, Edgar (1957), Les Stars, Paris, Seuil, 1957 (réédition illustrée : Galilée, 1984).
- PASQUIER, Dominique (1999), La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
- PAVEL Thomas (1988), L’univers de la fiction, Paris, Seuil.
- ROSTEN Léo (1941), Hollywood, the Movie Colony, The Movie Makers, New York, Harcourt, Brace & Co.
- SCHAEFFER Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction, Paris, Seuil.
- SCHMITT Jean-Claude (dir.) (1983), Les saints et les stars : le texte hagiographique dans la culture populaire, Études présentées à la société d’ethnologie française, Paris, Beauschesne.
- SOURIAU Étienne (Éd.) (1953), L’univers filmique, Paris, Flammarion.
- VALÉRY, Paul, (1960), Tel Quel, Autres rhumbs, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1960.
Notes
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[1]
Dans La culture des sentiments, Dominique Pasquier souligne le fait que les téléspectatrices opèrent une distinction entre le personnage, le comédien et la personne privée. Pour mon propos, cette distinction ne serait pas pertinente, car le comédien et la personne sont la même entité, désignée dans un cas par référence à son métier et dans l’autre dans toutes les dimensions de sa personnalité, y compris celles qui concernent son intimité.
-
[2]
Au moment où j’ai mis en place le premier dispositif d’enquête, il s’agissait de comprendre comment les téléspectateurs percevaient la série et comment ils s’en servaient comme ressource pour analyser et interpréter leur expérience ordinaire de l’hôpital, de la médecine et de la maladie. J’avais choisi cette émission parce qu’elle avait une dimension quasiment expérimentale. Je cherchais en effet à trouver une émission qui puisse être réimportée dans une biographie d’une manière facile à identifier par le spectateur lui-même de façon à pouvoir analyser les procédures qui accompagnaient ce transfert et sortir de la question trop vague des effets de la télévision. De ce point de vue, la série Urgences paraissait bien appropriée. Une série médicale, à la différence d’une série sentimentale (qui renvoie à des expériences partagées par tous mais disséminées au cours de l’existence) et d’une série policière (on peut passer sa vie sans entrer dans un commissariat et sans être mêlé à une enquête criminelle), présente un univers qui peut faire irruption de manière brutale dans la vie d’un spectateur quand un accident de la vie fait de lui ou de l’un de ses proches, un patient des urgences. Il était donc possible pour les téléspectateurs de se rappeler de manière assez précise si le moment où ils avaient été mis en contact avec un service des urgences intervenait avant ou après le moment où ils avaient suivi la série, cette expérience étant suffisamment rare et marquante pour être clairement identifiée dans les mémoires. Je souhaitais également, pour saisir ce qui fait la spécificité d’une série télévisée, analyser la manière très particulière, insinuante et longue dont elle s’insère dans l’expérience de la vie. C’est pourquoi j’avais décidé de faire durer l’enquête, saisonnière, le plus longtemps possible, en continuant chaque année quelques entretiens. La plupart des lettres contenaient le nom et l’adresse de la personne qui l’avait envoyée. Or, depuis le début de mon travail sur les séries, je cherchais à comprendre la place que tiennent ces fictions dans la construction d’une biographie individuelle ou d’une expérience collective, sur une longue durée. Les études longitudinales sont toujours, en pratique, très difficiles à réaliser. Ce matériau spontané constituait donc une trouvaille inespérée. Nous avons donc écrit à chacune des personnes qui avaient envoyé, quatorze ans plus tôt, une lettre à la chaîne. Les réponses commencent à nous parvenir.
-
[3]
Léo Rosten et Margaret Thorp notaient déjà, à propos du courrier envoyé avant guerre aux stars d’Hollywood, que 75 à 90 % des fans avaient moins de 21 ans et 80 % étaient de sexe féminin quel que soit le sexe de la star, cité par Morin (1957, p. 112).
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[4]
Les lettres sont charmantes quand elles sont écrites par de très jeunes filles ; elles suscitent un sentiment de malaise lorsque l’auteur est plus âgé et que ses demandes paraissent excessives. Sans doute parce que l’adresse au comédien ne correspond plus à une ouverture des possibles mais renvoie davantage à un échec biographique.
-
[5]
Je remercie Mathilde Guinard pour m’avoir aidé à dépouiller et coder le matériau, Clément Bossy, Clémence Bourillon et Sixte Bordenave, pour m’avoir aidé dans le reclassement, et Martin Guinard Terrin pour avoir vérifié les comptages et pour avoir imaginé une présentation visuelle du matériau particulièrement suggestive.
-
[6]
Note de l’auteure. J’ai retranscrit les passages des lettres sans corriger les fautes d’orthographe, considérant que celles-ci font partie intégrantes de ces pièces originales.
-
[7]
Pour des raisons bizarres, les lettres adressées à Noah Wyle, le comédien qui interprète le personnage de John Carter sont très souvent au féminin ; sans doute parce que ses caractéristiques de jeunesse, de douceur, d’incertitude et ses perplexités le rapprochent davantage de la meilleure amie.
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[8]
La journée d’étude organisée par le Centre Norbert Elias de l’EHESS : « Lire et relire la conférence de Mauss sur la notion de personne » (1938) à l’initiative de Vincent Descombes (Centre Raymond Aron) et d’Irène Théry (Centre Norbert Elias), directeurs d’études à l’EHESS, le 20 mai 2010 a été l’occasion d’approfondir collectivement cette relation entre personne et personnage.
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[9]
Dès l’invention de l’imprimerie, l’ombre de Don Quichotte et de ses usages abusifs des romans de chevalerie s’est portée sur ces questions, auquel, soit dit en passant, il a fait beaucoup de mal, contribuant à faire d’un cas-limite de déni pathologique de la réalité, le prototype même du problème à régler. Avec l’émergence du feuilleton de presse et de la littérature de masse, ces débats se sont radicalisés. Lise Dumasy propose ainsi une anthologie des réactions hostiles au roman feuilleton qui permet de mesurer à quel point les logiques argumentaires se sont stabilisées tôt : les critiques inventoriées au milieu du XIXe siècle ressurgiront à l’identique avec l’émergence du cinéma, des comics, de la télévision et maintenant des jeux vidéos, indépendamment de la dimension technique du média lui-même. Tout au long de cette période, et jusqu’à aujourd’hui, les arguments se sont échangés avec d’autant plus de passion que les publics étaient considérés comme mineurs et sans défense, qu’il s’agisse des femmes, grandes consommatrices de roman ou des enfants proie facile et fragile des industries culturelles. Les échos affaiblis de cette controverse ont influencé les prises de position en sociologie des médias et conduit à développer un certain nombre de recherches qui insistaient sur les capacités réflexives et critiques des publics de fiction.