Réseaux 2009/1 n° 153

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Article de revue

Réflexivités. L'activité de l'amateur

Pages 55 à 78

Notes

  • [1]
    Une première version de ce texte a paru en anglais (HENNION, 2007). D’autres éléments viennent d’une contribution à l’ouvrage sur la « sensibilité » édité par M. PERONI et J. ROUX, 2006.
  • [2]
    HENNION, MAISONNEUVE et GOMART, 2000.
  • [3]
    SUCHMAN, 1987.
  • [4]
    Cf. la belle description des doigts sur les cordes de la guitare par Michel SERRES, 1985.
  • [5]
    La corde est là pour le rappeler joliment, qui évite qu’en cas de chute, on s’écrase platement en bas ; mais « les autres » font surtout partie intégrante de l’activité à travers tout son dessein : le tracé des voies, leurs cotes, les objectifs, les modèles, etc.
  • [6]
    C’est l’avantage de mots tels que l’« affordance » des théories de l’action située, ou les « prises » et les plis de la pragmatique réflexive et critique de C. BESSY et F. CHATEAURAYNAUD, 1995.
  • [7]
    TEIL et HENNION, 2004.
  • [8]
    On pense à la façon dont L. THEVENOT, 1990, a reformulé ces questions.
  • [9]
    Voir les analyses irremplaçables de C. MERLEAU-PONTY, en particulier, 1964.
  • [10]
    Le caractère réflexif d’une activité (en cause ici à son degré zéro du simple fait d’entrer dans une disposition identifiée) ne suppose pas qu’il y ait nécessairement réflexion des acteurs (ce qui implique un degré de calcul et de conscience de ce qu’on fait beaucoup plus élevé, et un passage d’une simple variation dans nos modes de présence aux situations, au registre de l’action délibérée).
  • [11]
    Cf. BENVENISTE, 1966, p. 168-175, et HENNION, MAISONNEUVE et GOMART, 2000, p. 166.
  • [12]
    À la fois sans cesse interrogée de façon réflexive, mais visée de façon exclusive, c’est la modalité des goûts analysée par BOURDIEU, 1979, à partir d’un questionnaire en outre très réducteur dans le cas de la musique.
  • [13]
    Voir un exposé systématique de cette problématique dans HENNION, 2004.
  • [14]
    14. Cf. CERTEAU, 1981.
  • [15]
    C’est l’ethnométhodologie qui, en sociologie, a opéré le basculement décisif (GARFINKEL, 1967). Pour une critique symétrique du naturalisme et du constructivisme, v. LATOUR, 1991.
  • [16]
    C’est l’intérêt des enquêtes lancées par le DEP sur les amateurs, v. DONNAT, 1996, que de rompre avec ce modèle pour s’intéresser à des pratiques effectives, comme les historiens l’avaient fait pour la collection, POMIAN, 1987, ou la lecture, CHARTIER, 1987, 1992.
  • [17]
    Sur la notion d’attachement, v. GOMART et HENNION, 1999, LATOUR, 1996, 2000.
  • [18]
    Sur la “self-description”, cf. STRATHERN, 1999.
  • [19]
    Sur le cas de l’écoute par rapport à la musique, v. SZENDY, 2001, et sur le vin TEIL, 2004. On trouvera un compte rendu des expériences faites sur ce mode dans le séminaire « Aimer la musique », in HENNION, 2002.
  • [20]
    W. WEBER, 1997, se demandait tout simplement, à propos du concert, si on écoutait la musique au XVIIIe siècle. Comme le montre fort bien Szendy (op. cit.), les oreilles ont une histoire.
  • [21]
    Au point qu’on peut se demander, en poussant peut-être le raisonnement à sa limite, si aujourd’hui, sur les scènes de la techno, la surpuissance des équipements sonores n’est pas d’abord un moyen d’empêcher l’écoute, du moins cette écoute, ciblée, pour refaire passer la musique du côté des techniques sociales du transport et de la fusion collective en l’arrachant à l’attention sélective inventée par les dispositifs classiques.
  • [22]
    Sélection aléatoire ou programmée, écoute flottante ou sur-ciblée, modulation du volume, répétition à volonté, retours arrière, classements et regroupements, insertion dans les activités les plus inattendues : Dora me donnera aussi un véritable mode d’emploi de l’écoute « HiFi »-isée comme démultiplication des dispositions de corps et d’esprit les plus favorables aux effets d’œuvres enfin « sous la main » ? élément clé de la « discomorphose » de la musique, cf. HENNION, 1981. De l’aérobic aux parties-souvenirs, v. aussi les exemples donnés par DeNORA, 2000, qui mettent tous en valeur l’inventivité de ces amateurs-usagers, et font penser aux lecteurs, aux cuisiniers du dimanche ou aux promeneurs de CERTEAU, GIARD et MAYOL, 1980.
  • [23]
    V. JAMES, 1996, 1912.
  • [24]
    La sociologie du goût doit ici beaucoup aux travaux conduits sur les sciences et les techniques au CSI, et à ce qu’on a appelé l’Actor-Network Theory (ANT), e.g. CALLON, 1986 ; LATOUR, 1991 ; LAW et HASSARD, 1999.
  • [25]
    Je concluais ainsi un parcours critique de la sociologie de l’art et de la culture, in HENNION, 2007, 1993.

1La sociologie de la culture nous a habitués à une lecture critique du goût. À l’amateur supposé ressentir un rapport naturel aux objets de sa passion, le sociologue vient montrer le caractère en réalité socialement construit de cette relation : institutions et cadres de l’appréciation, autorité des prescripteurs et imitation des proches, jeu social de l’identité et de la différenciation. Cette approche transforme le goût en signe. Le contact avec les choses, l’incertitude des sensations, les opérations et les techniques utilisées pour se rendre sensible aux objets recherchés et pour se sentir sentir, tous ces moments et gestes du goût sont assimilés à des rites dont la principale fonction est moins de faire sentir que de faire croire, de produire la croyance collective des amateurs que le goût est dans les choses alors que, le sociologue le sait bien depuis Durkheim et Bourdieu, il n’est « que » la production collective de cette croyance même  [1].

2Une conception réflexive de l’activité des amateurs ouvre à un point de vue plus respectueux à la fois de leur conception du goût et de leurs pratiques pour se le révéler à eux-mêmes. Les amateurs ne « croient » pas au goût des choses. Au contraire, ils doivent se les faire sentir. Ils ne cessent d’élaborer des procédures pour mettre leur goût à l’épreuve et déterminer ce à quoi il répond, en s’appuyant aussi bien sur les propriétés d’objets qui, loin d’être données, doivent être déployées pour être perçues, que sur les compétences et les sensibilités à former pour les percevoir ; sur les déterminismes individuels et collectifs des attachements, aussi bien que sur les techniques et dispositifs nécessaires, en situation, pour ressentir quelque chose. Analyser le goût comme travail sur l’attachement, technique collective pour se rendre sensible aux choses, à son corps, à soi-même, aux situations et aux moments, tout en contrôlant le caractère partagé ou discutable de ces effets avec les autres, c’est mettre la réflexivité du côté des amateurs – et non pas seulement des sociologues soucieux de ne pas biaiser leurs analyses.

3Mais le goût est peut-être un mot trop chargé. Commençons par échapper un instant aux apories qu’il accumule sous nos pas, en allant faire un tour au pied d’une voie d’escalade.

Première scène : Prises et surprises

4Au pied d’une falaise, une voie d’escalade. Quoi de plus simple ? En bas, des grimpeurs qui veulent monter là-haut ; en face d’eux, le roc, dur, inerte, tranquillement installé dans la longue durée de la géologie. Entre les deux, l’outillage nécessaire est là, les topos qui indiquent l’itinéraire approximatif, les clous et la corde pour s’assurer, les chaussons à gomme très adhérente. En somme, de quoi faire de la bonne théorie de l’action : des sujets humains dotés d’intentions claires, de compétences codifiées, de moyens techniques, essaient d’atteindre un objectif en mettant en œuvre des plans, qu’ils savent corriger au fur et à mesure des péripéties de la voie.

5Et pourtant… est-ce là rendre compte de façon pertinente de ce qui se passe ? De quelle action s’agit-il, portée par quel sujet, avec quels résultats ? Son but n’est assurément pas d’arriver en haut. À peine le grimpeur a-t-il réussi sa voie qu’il redescend. Le sommet, un objectif auquel les « conquérants de l’impossible » de l’alpinisme de Bon Papa accordaient encore une forte valeur, au moins mythique, a disparu : le haut de la voie n’est plus qu’un point d’assurance – quand elle ne débouche pas sur un parking ! Suit-on un plan ? Rien ne se passe comme on voudrait, le mouvement se définit avec le geste qui le réalise. On pourrait dire que l’objet de l’escalade est la réussite même de la voie. Mais même cela… les efforts qu’on fait échouent, et tout le plaisir est là. Une voie faite est une voie déjà oubliée, au profit de la suivante, plus dure, différente, qu’un autre grimpeur vient d’essayer en vain. Drôle d’action, en effet, dont l’échec intéresse plus que le succès.

6Si l’objet de l’escalade se confond avec le fait même de grimper, si ce qui compte est entièrement dans ce qui se passe, du côté du sujet, cet effacement de la distinction entre le but et la réalisation renvoie à une réduction analogue. Au pied de la voie, le grimpeur s’est empressé de gommer tous les attributs personnels qui font son identité ordinaire. Pour pratiquer ce genre de choses ensemble, on commence par déposer à l’entrée de l’activité ce qui ne la concerne pas. Un peu comme à l’armée, ne restent que le plaisir de faire ce qu’on fait, les caractères stéréotypés de chacun, les blagues, et bien sûr les interminables discussions sur tel ou tel passage, les prises, le mouvement à faire, la façon de se placer, les points de repos : devant leur falaise, des humains ensemble dont, pour un moment, seule importe la pratique commune. Comme tous les amateurs, les modélistes qui viennent comparer leurs avions de balsa le dimanche à Bagatelle ou les joueurs de boules sur les mails du Midi, c’est leur goût qui les définit, le temps d’une partie ou d’une sortie, non l’inverse.

7Il faut donc aller plus loin : on dirait qu’il y a inversion méthodique, entre une description adéquate de ces curieuses pratiques d’amateurs [2], et le modèle de l’action. Le moyen devient l’objet, l’objet le moyen. Ce n’est pas là un simple biais, une sophistication secondaire, ne réclamant qu’un correctif méthodologique pour aménager une conception trop instrumentale de l’action et mieux tenir compte de son caractère situé, improvisé, de son adaptation continue en cours de réalisation [3]. Tout ce que la théorie de l’action met en avant, le sujet, le but, le plan, n’a aucune importance. Tout ce qui compte au contraire, c’est précisément ce qu’un modèle de l’action place en position instrumentale : les gestes, les prises, les mouvements, les passages – tous mots de l’entre-deux, qui attachent l’un à l’autre le grimpeur et le rocher, qui disent leur contact incertain, et n’ont aucun sens si on les attribue soit à l’un, soit à l’autre. Ils se situent juste au point où le contact entre la main qui s’accroche et le pli du rocher définit le fait de grimper [4]. Un mouvement, c’est un composé indistinct des minuscules aspérités du rocher qui en dessinent la possibilité et des capacités instantanées du corps du grimpeur. La voie belle ou réussie, la satisfaction et le niveau du grimpeur, tout cela relève des conséquences de leur définition mutuelle au cours de l’escalade elle-même – et non des points de départ d’une action qui se déroulerait ensuite, avec succès ou non.

8Si le mot d’action ne convient pas, c’est qu’il ne permet pas de penser le caractère nécessaire, premier, de ce double effacement du grimpeur et du rocher dans le passage qui les définit l’un par l’autre. Cet effacement de soi n’a rien de fortuit, il organise toute l’activité, et en fait tout l’attrait pour l’amateur : comment vais-je passer, que va-t-il se passer, que vais-je ressentir, comment mon corps va-t-il réagir ? Il n’a rien de passif, non plus, et il ne signifie nullement une réduction à l’hic et nunc de la situation, à une interaction sans passé ni liens, bien au contraire : il en faut, de la préparation, de l’obstination, de l’entraînement, pour se mettre ainsi en condition de laisser son corps deviner un mouvement, s’y glisser, surmonter souplement ce qui semblait un effort brutal. Intense plaisir de cet effacement de soi au profit d’un geste juste, c’est la concentration, mot clé des sportifs – ou des pianistes, ou des chanteurs… –, qu’on lit trop vite comme s’il s’agissait de psychologie, alors qu’il désigne cette réduction double, intensifiant la présence : de tout un corps à un geste précis, et d’une paroi à deux ou trois minuscules saillies du rocher. Loin d’être un moment isolé, que l’analyse opposerait à ses déterminations, cette concentration ne peut se détacher que d’un flux serré d’attachements, tant à soi-même dans la durée de son corps et de ses entraînements, qu’aux autres [5], et à une histoire collective, avec ses modes, ses techniques, ses objets changeants et ses controverses, qui peu à peu font surgir dans toutes leurs variétés les formes de la pratique commune.

Le déploiement des objets

9Ce que montre l’escalade, ce n’est pas que la roche géologique est un construit social, comme diraient les sociologues, c’est qu’elle est un réservoir de différences qu’il faut faire advenir. L’escalade fait le rocher comme le rocher fait l’escalade. Il y a co-formation, avènement croisé : les différences surgissent, se multiplient, se font saillies. Elles sont bien dans le rocher, et non dans le « regard » porté sur eux. Mais elles n’agissent que dans l’activité même de l’escalade, qui les fait arriver à la présence. L’« objet » n’est pas la masse immobile à laquelle nos visées viennent se heurter : il est lui-même déploiement, réponse, réservoir infini de différences que la saisie de l’objet fait surgir. Autrement dit, plus il est social, plus il est naturel, et non pas moins.

10Nous y voilà : qu’est d’autre le goût ? Le goût n’est pas un attribut ou une propriété (des choses ou des personnes). Ni les goûts ni leurs objets ne sont ainsi donnés ou déterminés, il faut les faire apparaître ensemble, par des expériences répétées, progressivement ajustées. Le goût aussi est une affaire d’amateurs, dont l’activité minutieuse est une machinerie à faire surgir dans le contact et se multiplier à l’infini les différences, indissociablement « dans » les objets goûtés et « dans » la sensibilité du goûteur. Les choses se rendent intéressantes à ceux qui s’intéressent à elles – et c’est aussi pourquoi les façons de faire, les procédures, les circonstances, le fait de prendre du temps, l’appui incertain sur l’avis des autres, sur des mesures et sur des impressions, tout cela compte tant pour les amateurs.

11Comme la prise ou le mouvement [6], le mot goût est un mot de l’entre-deux, parfaitement symétrique : les choses ont un goût, les gens ont un goût. Sans doute faudrait-il plutôt dire que c’est le goût qui nous « a ». Les théories ont du mal avec ce qui n’est pas donné, avec ce qu’il faut faire arriver, et non réduire à des causes établies : les choses « ont »-elles des effets (naturalisme, esthétisme), ou n’en ont-elles pas (sociologisme – ne sont-elles que signes sans corps) ? La question du goût nous met au cœur de la pragmatique : oui, les choses ont un effet – si on le leur donne. Comme le geste du joueur de tennis, d’autant plus « naturel » qu’il a plus longtemps été travaillé, comme la voix du chanteur qui semble indéfiniment non pas tant acquérir une technique nouvelle, que se débarrasser d’une infinité de blocages pour « retrouver » une voix naturelle, comme la voie du grimpeur, cette suite de mouvements et de prises qu’il n’y aurait aucun sens à vouloir soit faire appartenir au rocher « lui-même », soit réduire à n’être « que » la trace du regard de l’homme sur lui, il y a non pas substitution mais addition, entre le naturel et la construction sociale. Le goût, moins celui qu’on aurait, donc, que celui qu’on fait advenir, le goût comme dégustation, épreuve ouverte pour sentir et se faire sentir les choses, réclame un nouveau mode de description des attachements, tel que celui que l’escalade aide à cerner : non pas à partir de plans, de visées, de résultats, mais comme un travail minutieux de mise à disposition de soi et des choses, appuyé sur des entraînements, des techniques, des collectifs, pour que puisse arriver quelque chose [7].

Deuxième scène : un verre en passant

12Le dîner avance, chacun est plus gai, on parle, on se coupe. Un convive sert du vin à son voisin, qui prend son verre, boit et le repose, tout en continuant sa conversation. Il mange, il se retourne, parle à un autre voisin.

13Coupez, deuxième scène bis. C’est la même : mêmes convives, même ambiance, mêmes gestes. L’homme prend son verre, commence à boire. À ce point, il s’arrête un instant, renifle deux petits coups, boit à nouveau, fait un mouvement des lèvres en reposant son verre, avant d’enchaîner et de reprendre où il en était le fil décousu de la conversation.

14Bien peu de chose différencie les deux scènes. Une seconde d’attention « prêtée », comme on dit, à ce qu’on boit. Il n’est pas besoin que le convive fasse un commentaire ou félicite son hôte. Il n’est pas plus besoin que le buveur ait clairement conscience d’un changement d’état, qu’il passe intentionnellement d’un type de présence au dîner (à travers l’échange et la conversation) à un autre (celle de son palais au vin qu’il boit et de lui-même à sa dégustation), avant de retourner au premier. Voilà qui serait un appareillage descriptif bien lourd, chargeant l’instant de trop de poids, le buveur d’une volonté trop précise, le cours de l’action d’une rupture que personne ne ressent. Ce qui se passe est plus léger, lisse, naturel. C’est un décalage ordinaire, comme on ne cesse d’en opérer en toutes situations sans s’en rendre compte. Nul besoin d’isoler deux cours d’action contrastés, comme si en réalité nous n’étions en permanence pris dans tout un tissu d’états, de modes de présence à nous-mêmes, à la situation, aux autres et aux objets, qui s’entrelacent, se superposent, s’emboîtent comme des parenthèses. On balaie une miette de la table, on se racle la gorge, on rit d’un lapsus, on s’excuse d’un geste trop brusque, on s’interrompt un moment pour suivre d’une oreille ce qui se dit plus loin… On ne cesse de faire des petits contrôles – que fait Untel, mais de quoi rient-ils là-bas, il est tard, je reprendrais bien de ce plat qui s’en va… L’état ordinaire est dans cette gestion irréfléchie de relations plurielles à son corps, aux autres, aux choses, aux événements, non dans l’installation univoque de soi-même dans le rapport à un objet précis : cette dernière disposition, qu’on a tendance à poser comme allant de soi dès qu’il s’agit de goût, c’est au contraire elle qui est exceptionnelle, qui demande un effort explicite, la visée d’un objet précis, suppose de l’intention et de la volonté, un cadre matériel et temporel, de l’entraînement, du temps, des conditions favorables. Le goût plus attentif – aussi peu qu’il le soit – du second buveur par rapport au premier n’a pas besoin de tout cet arrangement, il se contente d’ouvrir l’une de ces multiples parenthèses emboîtées, sans déranger plus que cela le cours des choses [8].

15Pourtant, même réduit ainsi à une nuance – un temps d’arrêt marqué d’un mouvement des lèvres –, ce petit geste introduit une différence importante. À peine esquissé, il signale une disposition de soi autre, un degré franchi dans la dégustation. Moins une intention, qu’une attention qui se focalise, et une présence plus forte de l’objet goûté – chacune renforçant l’autre, sans cause première. Il n’a pas simplement bu, il a bu un vin. Il n’y a pas de goût sans cette mise en ordre minimale de l’expérience qui se fait apparaître à elle-même, ce léger décalage de soi avec soi, qui ouvre une parenthèse dans le cours de ce qui arrive, l’infléchit, l’oriente, le fait rentrer dans un cadre – même si tous ces éléments ne sont qu’esquissés, sans effort ni calcul. Je bois et « je bois », je sens des effets et je m’arrête un instant sur ce que « ça » me fait. Il n’y a pas non plus de goût, dans l’autre sens, sans cette intensification de l’objet, qui répond ou provoque : lui aussi se décale, il avance d’un cran pour se déployer, livrer ses richesses. Un contact plus marqué et une montée en présence. Avant toute mise en mots, et sans qu’on ait encore besoin d’en savoir plus sur le vin ou le buveur, c’est sur ce moment d’attention que je voudrais focaliser l’attention. Comme le fait le buveur, je veux remettre au centre de l’analyse du goût cet instant ouvert, interrogatif, qui se marque lui-même, par le surgissement d’un contact plus intense, provoquant un décalage de soi vers l’objet et un décalage de l’objet vers soi – ce que le mot minimal d’« attention » dit bien, exprimant de façon légère, d’un seul mouvement comme le geste du goûteur, ces deux déplacements qui font le contact, faire attention, capter l’attention [9].

16Mais ce minimum implique déjà beaucoup : de la réflexivité, du côté du goûteur [10] (« Tiens ! ce vin n’est pas mauvais… » : à qui d’autre qu’à soi-même comme sujet encore indéterminé de l’expérience s’adresse cette curieuse interjection, ce « tiens » par lequel on s’invite à prêter l’attention requise ?). Et, du côté des objets, une capacité à interrompre, à surprendre ou à répondre : ce droit à s’avancer, c’est leur réflexivité à eux, leur pouvoir de se faire plus présents. Les objets ne sont pas déjà là, inertes et disponibles, à notre service. Ils se livrent, se dérobent, s’imposent à nous – la langue est heureusement moins regardante que les philosophies du sujet et de l’intention, elle leur autorise sans scrupule cet usage du réflexif (comme lorsqu’on dit qu’il faut laisser un vin « s’exprimer »), que les amateurs connaissent bien : les belles choses ne se donnent qu’à ceux qui se donnent à elles.

17Ce lien que la philologie vient opportunément nous rappeler entre forme réflexive et capacité des choses à advenir n’a rien de fortuit. C’est ce qu’exprimait le mode « moyen » des Grecs (mal nommé, d’un mot qui admet la préexistence de l’actif et du passif entre lesquels il viendrait se placer, alors qu’il en est au contraire l’origine et la fondation) [11]. Non pas un mode second, donc, qui ne serait ni actif ni passif, mais au contraire un mode premier, fondateur, celui de l’avènement des êtres et des événements, précédant ces régimes beaucoup trop volontaires, dont il est la matrice : « ça » arrive, ça « se » passe… Qui naît, lorsqu’il naît ? Devenir, savoir, arriver, exister, désirer… la plupart de ces verbes que le grec mettait au moyen désignent quelque chose qui surgit, dont on serait bien en peine de savoir si c’est de l’actif ou du passif – ces états stables étant au mieux un résultat de cet avènement. Le relais de ce mode moyen, antérieur à la division sujet/objet qui l’a chassé hors de la plupart des langues modernes, c’est le réflexif qui l’a pris en charge, avec une grande inventivité, en particulier en français : « cela se passe », « cela ne s’invente pas », « l’affaire se présente mal », « on s’aperçoit que… », ou encore, « il s’agit de… », extraordinaire formule, si simple mais dans laquelle le grammairien aurait du mal à retrouver ses petits : que ce sujet soit « impersonnel » ne l’empêche ni de (se) réfléchir, ni de parler d’action sans la moindre trace d’acteur.

Le goût comme activité réflexive

18A l’opposé du thème ultra-moderniste qu’est aussi devenue la réflexivité, notamment chez les Anglo-Saxons, cet heureux usage de la langue française met l’accent sur un autre sens de ce caractère, à la fois plus secret et plus décisif, lorsqu’il fonctionne non pas à sujets et objets donnés, comme une sophistication supplémentaire des facultés du sujet à connaître le monde, mais au contraire à sujets-objets indéterminés, non encore advenus, lorsque les choses se passent, s’éprouvent (toujours le réflexif), et que cette épreuve est justement en train de nous déterminer. Usage particulièrement bien venu dans le cas du goût – en effet, une musique, cela s’écoute, un vin, cela se boit… Mettre l’accent sur l’écoute, c’est réintroduire dans le goût la dégustation : l’hétérogénéité irréductible d’un réel-événement ; non pas une œuvre et un auditeur, ou un vin et un buveur – mais des corps, des dispositifs et des dispositions, de la durée, un objet insaisissable, un instant qui passe, des états qui surgissent. Après tout, hors des laboratoires et des écoles, qu’est d’autre la musique ?

19En face d’un objet inconnu, on est bien loin de retrouver la belle cohérence entre soi-même et ses propres sensations qu’on affiche en temps normal – ou devant le sociologue. Ce n’est pas ce goût tout fait qui constitue la cible de nos analyses [12] : c’est l’acte de goûter, les gestes qui le permettent, les savoir-faire qui l’accompagnent, les soutiens recherchés auprès des autres ou dans des guides et des notices, les petits ajustements en continu qui, à partir des retours que les objets renvoient à ceux qui s’intéressent à eux, l’aménagent et favorisent sa félicité et sa reproduction – comme le fera l’effort même pour l’exprimer devant moi. Le compte rendu du sociologue, lui aussi, change de statut, dans l’affaire. Autre façon de présenter ce propos, donc : il vise à produire une mise en mots du goût en acte, en situation, avec ses trucs et ses bricolages, loin de tout espace de justification publique, mais attentif à son propre succès. Le goût gagne à être mis en relation avec l’idée de réflexivité, non seulement au sens moderne et politique de celle-ci, mais aussi et surtout – c’était le but des deux scènes qui ont servi d’entrée en matière – en un sens premier, originaire, insistant sur le moment indéterminé de l’avènement. Il s’agit bien de plaider pour une autre conception du goût, comme modalité problématique d’attachement au monde [13]. Ou encore, dit autrement, comme activité pragmatique d’amateurs critiques tournés vers leur objet sur un mode perplexe, guettant ce qu’il leur fait, attentifs aux traces de ce qu’il fait aux autres, partagés entre les sensations directes à éprouver (ou essayer d’éprouver), et les relais indirects qui permettent de différer un peu son jugement et de s’en remettre en partie à l’avis des autres [14].

20Les implications les plus dérangeantes de la réflexivité, même si elles sont plus compliquées et difficiles à saisir, me semblent être celles qui concernent son lien avec l’activité elle-même. Activité qui ne peut être définie hors des appuis, des supports, des cadres par lesquels, faisant émerger dans le même geste ses participants et ses objets, elle « se » définit, comme on dit de façon sympathiquement ambiguë, sans trancher si c’est pour elle-même, pour ses acteurs ou pour l’observateur : selon une formule difficile à traduire – la réflexivité n’est pas pour rien si étroitement liée à la langue – “activities provide their own accountability” [15], leur propre aptitude à se présenter, à donner prise à compte rendu.

21Dans cette perspective, on comprend combien la question du goût est décisive : ainsi défini, le caractère réflexif du goût, c’en est presque une définition, son geste fondateur : une attention, une suspension, un arrêt sur ce qui se passe – et, symétriquement, une présence plus forte de l’objet goûté : lui aussi s’avance, prend son temps, se déploie. Si l’on prend un verre en passant, en pensant à autre chose, on n’est pas amateur. Mais si on s’arrête même une fraction de seconde, qu’on se regarde goûter, le geste est installé. D’un événement fortuit, isolé, qui vous arrive, on passe à la continuité d’un intérêt, et l’instant devient une occasion parmi d’autres dans un parcours qui s’appuie sur les occasions passées. C’est la différence entre aimer et « aimer », être amateur, même à un degré minimal. On voit que cette attention différenciée et différenciatrice renvoie à une double historicité, personnelle et collective, et plus généralement à un espace propre, dans lequel l’activité a pu se donner les lieux, les moments, les moyens de se constituer comme telle : le goût est aussi réflexif au sens « fort », c’est une activité cadrée. On n’aime pas le vin ou la musique comme on rentrerait dans un mur. On aime le vin ET on « aime le vin » (ou tel vin) : on se décale légèrement de soi-même pour « rentrer » dans cette activité, qui a un passé et un espace, jalonnés par ses objets, ses autres participants, ses façons de faire, ses lieux et ses moments, ses institutions. C’est à la fois ce qui contraint et ce qui produit, obligeant à des attentions, des entraînements, des gestes qui font peu à peu devenir amateur, et de façon indissociable faisant que le vin a un goût auquel on devient sensible… Réflexivité de part en part. Il en va de même pour la musique, il faut se faire musicien pour l’être, et la musique n’est rien sans l’attention (personnelle, collective, historique, etc.) qui la rend telle. Tout cela passe bien sûr souvent par la verbalisation, mais ne se réduit pas à elle.

Redonner sa place à l’amateur

22Nous avons été conduits, pour parler des amateurs, à adopter une définition large incluant l’ensemble des pratiques de la musique : comme les enquêtes auxquelles nous nous référions l’ont montré, il n’y a pas à avaliser l’idée que certaines seraient de la consommation passive (assistance au concert, écoute de disque, etc.) et, pour cette raison, seraient indignes de figurer dans une enquête sur les amateurs : il existe une écoute très active de la musique, au sens du développement passionné d’une compétence (acception non moins traditionnelle du mot amateur, mais plus courante dans le cas des cigares, du vin ou du café). Il est sans doute aussi prudent d’abandonner l’usage d’un mot unique, comme celui de goût par exemple, trop connoté et centré sur la consommation d’un objet précieux : amour, passion, goût, pratiques, habitudes, manies, une pluralité de vocabulaire renvoie mieux à la variété des configurations envisageables.

23Comment faire pour comprendre ainsi l’œuvre ou l’objet aimé comme surgissement, accomplissement, événement, et non comme objet clos contenant ses propriétés ? C’était l’un des bienfaits de la méthode comparative que nous avons utilisée. Le cas du vin est ainsi très utile, ici, pour bien saisir ce caractère nécessairement émergeant du goût, en tirant l’analyse vers l’instant du contact aux choses, comme rapport local à des objets dégustés, définissant une sorte d’infra-esthétique, et non le principe abstrait d’une esthétique avec un grand E comme régime autonome, propre à l’art ; mais cela nous entraîne bien loin des techniques ordinaires du sociologue, qui visent toutes à contrôler au mieux la bonne conformité de son enquête à l’exigence inverse : opérer une active neutralisation des effets de la musique ou du vin sur l’observateur « objectif » – c’est-à-dire coupé de l’objet étudié. En ce sens, les premiers sociologues du goût sont les amateurs eux-mêmes. Il n’est pas possible de l’observer de l’extérieur, le sociologue regardant le goût à la façon dont lui-même croit que l’amateur regarde l’œuvre d’art : comme un objet qu’on peut contempler, et non comme un effet qui peut ou non surgir. Le goût, le plaisir, l’effet ne sont pas des variables exogènes, ou des attributs automatiques des objets [16]. Ils sont le résultat d’une pratique corporelle, collective et instrumentée, réglée par des méthodes elles-mêmes sans arrêt rediscutées, orientées autour de la saisie appropriée d’effets incertains : c’est pour cela que nous préférons parler d’attachements [17]. Ce très beau mot casse l’opposition entre une série de causes qui viendraient de l’extérieur, et l’hic et nunc de la situation et de l’interaction. Du côté des amateurs, il insiste moins sur les étiquettes et plus sur les états, moins sur les autoproclamations et plus sur l’activité des personnes ; du côté des œuvres et des objets goûtés, il laisse ouvert leur droit de réponse, leur capacité à co-produire « ce qui se passe », ce qui émerge du contact.

24La réflexivité décrite surtout ici à son niveau le plus local et instantané, s’impose donc tout autant au niveau le plus global d’un domaine du goût ou d’une forme d’amateurisme, comme la musique ou l’amour du vin. À mesure que le domaine gagne en généralité, on le voit tenu et tendu par des critiques, des guides, des récits, des prescriptions, des normes, des débats sur ce qui doit être fait ou non, des discours d’autodescription de types variés [18] ; le goût se fait en se disant et se dit en se faisant. Au fur et à mesure que l’activité s’élabore historiquement, cette réflexivité tend donc à prendre la forme plus classique du discours et de l’écrit et, de façon très caractéristique, chaque domaine donne naissance à un vocabulaire spécifique, plus ou moins développé, qui vient se loger entre la description physiologique ou technique des objets et le rendu littéraire des émois de l’amateur. À travers ces expressions, par exemple sur le goût du vin (les fruits rouges, les racines, les champignons, la truffe, le boisé, etc.), ni purement techniques, ni seulement imagées, le goût se repère, s’instrumente et peut se partager avec d’autres. Une part du travail de la critique est de tisser ce langage intermédiaire, qui souvent agace autant le professionnel que l’amateur, mais qui en même temps donne des prises que ni le commentaire subjectif ni l’analyse technique ne parviennent à fournir, pour exprimer « ce qui se passe » (offrant aussi par là prise au sociologue pour un compte rendu [19]), et non dire ce qu’est le produit, d’un côté, ou dépeindre librement les univers vers lesquels il entraîne les sens et l’imagination, de l’autre.

25Je vais tenter de passer en revue ces divers niveaux où se joue la réflexivité du goût, à partir d’analyses tirées de nos enquêtes et expériences avec des amateurs.

« Tu aimes trop ce que tu as été… »

26Paradoxe : aujourd’hui, c’est au sociologue de « dé-sociologiser » l’amateur s’il veut qu’il parle non de ses déterminismes, mais de ses façons de faire, moins de ce qu’il aime (et moins encore de ses excuses, des avertissements sur le fait qu’il n’est pas dupe de ce que ces choix ont de déterminé) que de ses façons d’écouter, de boire, de jouer, de choisir, d’accompagner ses vins ; et de ce qui se passe : son plaisir, ce qui le tient, les formes que prennent ses pratiques, les techniques étonnantes qu’il développe pour réunir les conditions de sa félicité, sans garantie de succès. Loin d’être l’agent manipulé de forces qu’il ignore, l’amateur est en effet un virtuose de l’expérimentation esthétique, sociale, technique, corporelle et mentale. Il n’est guère de débat qu’il ne prenne en charge lui-même, pour aussitôt en mettre les termes à l’épreuve – du déterminisme des goûts et de la mesure circonstanciée de l’effet des morceaux et des produits, aux techniques du corps et de l’esprit à mettre en œuvre, au vocabulaire inventé pour intensifier des sensations toujours volatiles et échanger sur elles, aux dispositifs matériels et au contexte collectif de la dégustation, voire au débat même sur le caractère mimétique des goûts, qui n’est pas une chasse gardée du sociologue. Ce dernier n’est pas le seul à discuter des effets de croyance et de prise de distance, des types de savoir sur les goûts que peuvent ou non engendrer des postures objectivantes ou participatives, etc. ; l’amateur lui aussi se demande si une trop grande proximité à son objet ne l’aveugle pas. Autrement dit, il n’est pas de débat si interne à la sociologie qu’il échappe à l’activité réflexive des amateurs.

27La sociologisation des acteurs eux-mêmes fonctionne aussi dans l’autre sens, comme une ressource pragmatique pour travailler les goûts. Un exemple m’est venu par hasard, indépendamment des enquêtes. Dans une discussion entre rockers (qui n’avait pas été déclenchée par moi, le sociologue), j’ai entendu un soir l’un dire à l’autre : « toi, tu n’aimes que ce que tu as été ». Je n’y avais pas fait attention, mais apparemment la remarque m’avait frappé. Elle m’est revenue beaucoup plus tard, lors de discussions sur ce thème de la sociologisation des amateurs. Quoi de plus réflexif en effet que cette… réflexion ? D’un côté, elle mobilise bien une sociologie des déterminismes sociaux – tes goûts sont ton passé sédimenté (familial, scolaire, social…), ils font ton identité. Une fois qu’on s’est débarrassé de la tentation de dire que le social est une dimension cachée qui détermine tout, le fait que derrière n’importe quelle micro-affirmation des gens sur le goût, il y ait immédiatement des identifications sociales fait partie du common knowledge très riche des acteurs. Mais précisément, cette mobilisation en change complètement le statut : elle peut être nommée, d’abord ; et surtout, cette détermination première ne termine pas l’affaire, elle peut elle-même être travaillée (ou non), prise comme appui ou juste comme signe, renforcée ou dépassée. Bref, elle fait partie du goût lui-même, ainsi que sa disponibilité pour entrer dans un débat avec des proches : si le rocker en question fait la réflexion à son copain, c’est qu’il pense aussi que les goûts se négocient dans l’échange avec les autres. Cela fait beaucoup, pour des acteurs censés juste « croire » à l’objet de leur goût et être aveugles à ses déterminations sociales. Les amateurs ne se battent pas contre les déterminismes : parmi tous les déterminismes possibles, ils en sélectionnent un, ici l’histoire du goût comme définition de soi-même, repérée par les autres comme une sorte de répétition trop figée, le reproche d’un retour perpétuel de leur copain au rock des années 1970, constat qu’ils rendent actif en le lui retournant, dans l’espoir incertain que cela peut peut-être le faire bouger…

28En somme, nous voilà contraints d’opérer une bien curieuse réparation, lorsque nous rentrons en contact avec un nouvel interviewé. Elle consiste dans un sens à rendre à l’amateur ses compétences de sociologue, et dans l’autre au sociologue son droit et son devoir d’être aussi amateur. Mais le jeu en vaut la chandelle, car c’est, par le même geste, rouvrir des portes que plus personne n’osait ouvrir, et pouvoir se lancer sur les premières traces d’une piste empirique extraordinaire pour un sociologue : le même interlocuteur qui se fermait, se méfiait, se « positionnait » lorsqu’on parlait de ses goûts, devient incroyablement inventif pour décrire ce qu’il fait, moins ce qu’il aime que comment il aime, avec qui, comment il fait, ce qui le « prend » plus ou moins selon les moments ou dans telles circonstances – même si cela pose d’innombrables problèmes nouveaux, notamment de vocabulaire, parce qu’on décrit là des pratiques intimes et des situations peu verbalisées.

Philippe : la discothèque comme harem imaginaire

29L’un des tout premiers amateurs que j’aie interrogés, au début de l’enquête, m’avait alors livré une caricature du bon entretien pour étudiant en DEA de socio : ses origines familiales, sa sœur qui faisait du violon, l’oncle qui l’emmenait petit au concert, la première fois qu’il est allé à l’opéra (une expérience inoubliable), son métier actuel (médecin), et ses goûts – le grand opéra et la musique de chambre.

30Par chance, comme il était en fait un ami d’amis communs, j’ai eu l’occasion rare non pas de refaire l’entretien, ce qui le plus souvent ne marche pas (« mais je vous ai déjà dit tout ça… »), mais d’installer un autre type d’entretien avec lui, deux ans plus tard, après un repas pris avec des amis chez lui. Il m’a emmené, à ma demande, et à la suite de nos conversations à table, dans le salon de musique qu’il s’est aménagé, interdit à l’épouse, aux enfants et au chien. Et là, en situation, devant les objets et dans les lieux de sa passion, c’est un autre homme qui s’est livré, à un autre amateur. Non plus pour prouver à un sociologue qu’un interviewé n’est pas plus bête que lui, et qu’en bon interactionniste, il peut en peu de temps lui donner ce qu’il attend et, en rajoutant sur sa sociologie, décliner complaisamment la série des déterminismes de son propre goût. Pas non plus pour commencer à réciter la liste plate de ses classiques favoris, tout en guettant mes réponses, selon un autre rituel, plus pauvre, celui par lequel les amateurs prennent souvent un premier contact. Mais pour montrer ce qu’il faisait, ses gestes, ses manies, ses « trucs », son installation. Et la gestion de ses moments de plaisir, le choix de ses disques, innombrables, les façons dont il s’approvisionnait, jusqu’à ses petites listes de critiques cochées (mais jamais suivies dans le magasin), ou sa façon de caractériser ses humeurs et de traduire son état de fatigue en termes de répertoire possible.

31Et il m’a montré les deux murs couverts de rayonnage de sa discothèque, remplis de disques, de CD et de cassettes. C’est alors qu’en riant, il m’a expliqué son classement : « comme tout le monde », il avait commencé par la combinaison de chronologie et d’alphabet qui fait ressembler les rayons des particuliers à ceux d’une mini-FNAC à domicile. Il est médecin, il est débordé, et il achète beaucoup. Il avait donc laissé des rayons vides, en bas à droite de son meuble, où empiler les achats récents, « à classer ». Mais aussi à écouter en priorité, comme nouveautés. Et c’est là qu’il a eu l’idée de transformer en principe de rangement ce non-classement. Désormais, il met en bas à droite les enregistrements qu’il vient d’écouter, et il laisse peu à peu remonter ses disques à l’intérieur de sa bibliothèque, en fonction des faveurs plus ou moins récentes qu’ils ont reçues. D’abord instauré pour les coffrets d’opéra, son genre favori, ce système lui a tellement plu qu’il l’a généralisé, malgré les transferts périodiques d’étagères qu’il nécessite : en revanche, au moment où il veut écouter de la musique, précisément lorsqu’une perte de temps serait désagréable, le rangement est instantané. Et, surtout, sa discothèque se transforme peu à peu en une photographie sédimentée de ses goûts. L’espace physique de sa bibliothèque est devenu la trace de l’histoire personnelle de l’amateur.

32Il l’utilise comme telle, sachant qu’il va aller plutôt à droite pour écouter des choses nouvelles ou familières, mais qu’il veut répéter, plutôt en haut à gauche pour réécouter des choses plus rares, ou oubliées depuis longtemps. Il me fait lui-même remarquer qu’il a trouvé le classement qui soit absolument personnel : qui d’autre que lui (et encore…) peut désormais savoir, dans l’autre sens, où est un disque précis ? Mais le principal, c’est que l’amateur a triomphé du musicologue. Son goût préside au classement, non l’histoire de la musique. Entre l’entretien d’une mémoire amusée de ce qu’il s’est passé, la satisfaction de se tromper et de mesurer ses fausses impressions sur la dernière fois qu’il a écouté un disque, le plaisir de se forcer à sortir de ses propres routines grâce à son dispositif, quand il doit se rabattre sur le disque à côté, il est facile de lire à sa jubilation qu’il n’a rien perdu à l’affaire.

33L’écoute n’est pas qu’instant, elle est aussi histoire. Sa réflexivité, c’est aussi sa capacité à se construire elle-même comme le cadre de sa propre activité. Non plus, cette fois, dans le présent d’un contact à des sons qui passent, mais dans la durée improbable d’une lente invention, celle d’un art et d’une technique de l’écoute pour l’écoute. Production d’espaces et de durées propres, de scènes et de dispositifs « dédiés », comme on dit en informatique, constitution progressive et évolutive d’un répertoire, entraînement des corps et des esprits, formation d’un milieu de professionnels, d’un métier de critique et d’un cercle d’amateurs, c’est l’autre versant de sa réflexivité : la musique comme délégation du pouvoir de nous émouvoir à un ensemble d’œuvres, devenu cible d’une écoute privilégiée.

34Cet aspect historique de l’écoute musicale est très dérangeant, par sa fausse évidence : le fait même d’écouter la musique est une position étrange, dont on a du mal à percevoir le caractère paradoxal une fois qu’on l’occupe et qu’elle nous est devenue si naturelle [20]. Se placer devant un objet identifié, qui « doit » être écouté, dont on a, pour cet objectif, équipé la perception de techniques, de mots, de toutes les prothèses nécessaires, et qui est capable de répondre à cette attente, c’est à la fois, comme le souligne Peter Szendy, ce qui est le plus fondamental, le geste qui fait la musique telle que nous l’entendons, et ce qui est la part la moins visible de nos opérations musicales. Du moins lorsqu’on tourne autour des musiques savantes : il suffit de s’éloigner de ses cercles étroits, et de dériver soit vers les musiques dites actuelles, soit vers les musiques ethniques et populaires, pour retrouver la multiplicité hétérogène de relations mêlées, d’« événements », au sens des producteurs de spectacle, dans lesquels on serait bien en peine de faire le départ entre le plaisir d’un collectif, les sensations des corps, les formats d’un moment organisé, et les éléments musicaux d’une performance [21].

Dora : le divan de l’écoute

35Les entretiens ratés sont souvent les meilleurs que nous faisons – sans le savoir. Malgré tous ses préalables théoriques (à cause d’eux ?), au moment où il pose ses questions, en situation devant quelqu’un, le sociologue n’est guère mieux armé qu’un autre, il rame comme il peut avec des relances, des questions un peu bébêtes, surtout destinées à déclencher les associations propres de l’interviewé. J’interrogeais une dame d’un certain âge, très grande amatrice de musique, elle en achetait et en écoutait énormément – une dame avec laquelle pourtant j’avais du mal à trouver une « prise », comme on dit en escalade.

36

« Tu aimes la musique baroque ?
- Oui, oui, enfin, ça dépend…
- La musique classique ?
- Oui, oui, la musique classique…
- Et les autres musiques ?
- Oui, oui, les autres musiques, enfin, ça dépend.
- Et la musique baroque, tu aimes plutôt les nouveaux courants, les nouvelles interprétations ?
- Oui, oui, enfin, ça dépend. »

37Ça dépend, ça dépend… Il y a des jours comme ça… J’ai finalement mis dans un coin cet entretien qui au fond, pour moi, n’avait pas « rendu ». Notre enquête a avancé entre-temps. Beaucoup plus tard, nous cherchions avec mon équipe, nous relevions tous ces appuis du goût, le corps, le goût personnel, le collectif, les objets, l’histoire… Il restait ce problème de la dépendance du goût aux situations, que nous avions du mal à formuler. Et soudain j’ai repensé à elle : « Mais c’est cela qu’elle n’a pas arrêté de me dire ! » En relisant cet entretien oublié, considéré comme peu concluant, nous avons enfin compris (et pu lire dans ses réponses) l’originalité d’un format du goût, installé dans l’art de la situation, dans la quête minutieuse du moment qui convient – avec ce « ça dépend » répétitif, justement, description tout à fait adaptée de sa recherche (quelle musique me faut-il, là, telle que je suis ?), elle me disait que mes catégories n’étaient pas les bonnes, alors que je n’y avais vu qu’une esquive, pauvre, un « je ne sais pas » ne disant rien de précis – nous aussi, il a fallu que nous nous rendions sensibles à sa posture, simplement pour être en mesure de la lire !

38D’un coup, une fois cette « entrée » comprise, loin d’être vide ou raté, l’entretien se révélait plein de réponses. Dora ne cessait de me parler, et très bien, tout à fait positivement, de ce qu’elle fait quand elle écoute de la musique. Elle rentre chez elle, fatiguée, elle a acheté un appareil, elle s’est donc équipée en fonction de ce goût : non pour écouter des musiques, mais pour savoir ce qui peut lui plaire à un moment donné. Elle a instrumenté ce goût. Elle a des boîtiers où on peut mettre six CD. Elle en choisit un peu au hasard dans sa discothèque – en effet, pour elle la question des genres n’était pas pertinente, cela ne dépend pas des genres. À partir de ce premier choix, lui-même vite fait, elle s’installe dans son sofa, elle a une superbe chaîne hi-fi (elle me fera aussi un discours très précis sur le son et la musique), elle les passe, et si ce n’est pas ça elle zappe, jusqu’à ce qu’elle arrive au bon truc, à ce qui marche ce soir-là…

39Qu’était-elle en train de me dire ? Que, pour elle, le goût n’est ni un répertoire d’œuvres supérieures, ni non plus « son » goût propre, qu’elle chercherait à découvrir, mais la quête du bon morceau au bon moment, de ce qui plaît dans cette situation, là, présente [22]. Mais c’est une constante du goût, cela ! Il « dépend » tout court, en effet. À l’opposé du dualisme qui fait tout dépendre soit des œuvres « elles-mêmes », soit d’un goût qu’on « aurait » (personnel ou déterminé, c’est la même chose, dans les deux cas, il est considéré comme une propriété du sujet), Dora nous rappelait que le goût, c’est d’abord un opportunisme du moment et des situations. S’introduire dans un répertoire d’objets, qu’on « choisit » au fur et à mesure, d’abord parce qu’ils se présentent à soi. Qui n’est pas plus proche d’elle, quand il écoute de la musique, que de la position mythique de l’amateur orthodoxe ?

Dépendances

40Le goût dépend, en effet, de tout – une autre déclinaison du mot attachement. Les causes les plus fermes ne produisent pas les effets attendus, ou ne sont pas reconnues. Et inversement, à partir de retours, partiels, indirects, venant de soi, des autres, des choses et des circonstances, les choix les plus fermes sont bientôt remis en cause. Cela ne conduit pas au relativisme, mais à de nouvelles expériences, à tous ces retours en arrière, conversions et découvertes qui jalonnent les carrières d’amateurs.

41Au point où nous en sommes, je réalise que le contraste entre les deux variantes de ma deuxième scène, sur le buveur à table, pouvait rester ambigu, indiquer que nous sortions simplement d’une conception objectiviste du goût, n’en faisant que la conséquence des propriétés physiques des objets goûtés, pour la remplacer par une analyse sociale, rituelle et interactionniste, dans laquelle la croyance en l’objet vient remplir le rôle de cause première auparavant rempli par l’objet lui-même. Je voulais suggérer exactement le contraire : la présence problématique de l’objet dans le goût. C’est bien en définitive la place accordée ou non aux retours de la musique, à la répondance des objets, qui fait la différence. Pour être « socialement construit », l’objet n’en existe pas moins : il en est au contraire plus présent. On ne peut continuer à osciller indéfiniment entre les interprétations linéaires, naturelles (le goût vient des choses elles-mêmes), et les interprétations circulaires, culturelles (les objets sont ce que nous en faisons). Il faut abandonner ce jeu à somme nulle entre les objets et le social, pour montrer comment le goût vient aux choses grâce à leurs amateurs. En cela, nous rejoignons pleinement la posture pragmatiste [23] : c’est elle qui fait quitter un monde dual, avec d’un côté des choses autonomes mais inertes, et de l’autre de purs signes sociaux, pour entrer dans un monde de médiations et d’effets, dans lequel sont produits ensemble et l’un par l’autre le corps qui goûte et le goût de l’objet, le collectif qui aime et le répertoire des objets aimés [24]. Les attachements, c’est tout cela, les corps et les collectifs, les choses et les dispositifs, tous sont des médiateurs, ils sont à la fois déterminants et déterminés, ils portent des contraintes et font rebondir le cours des choses.

42Cette co-production, la co-formation d’un objet et de ceux qui le font advenir, appelle à une sociologie du goût plus équilibrée, où les amateurs ont autant à en apprendre à la sociologie que l’inverse [25]. Tout compte, dans le goût, non pas comme des variables indépendantes à cumuler pour garantir un résultat, mais comme des médiations incertaines, s’appuyant les unes sur les autres pour faire surgir des états, faire répondre des objets, transformer des êtres, faire « cohérer » des moments qui prennent. On peut rêver : et si la sociologie du goût cessait de se battre indéfiniment avec l’empire imaginaire que les objets auraient sur nous ? Si au contraire, écoutant les amateurs, elle reconnaissait enfin cet empire, pour mieux dire l’art d’un rapport plus intense et réflexif qu’à travers le goût, les humains ont su installer peu à peu, aux objets, aux autres, à leur corps et à eux-mêmes ?

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Notes

  • [1]
    Une première version de ce texte a paru en anglais (HENNION, 2007). D’autres éléments viennent d’une contribution à l’ouvrage sur la « sensibilité » édité par M. PERONI et J. ROUX, 2006.
  • [2]
    HENNION, MAISONNEUVE et GOMART, 2000.
  • [3]
    SUCHMAN, 1987.
  • [4]
    Cf. la belle description des doigts sur les cordes de la guitare par Michel SERRES, 1985.
  • [5]
    La corde est là pour le rappeler joliment, qui évite qu’en cas de chute, on s’écrase platement en bas ; mais « les autres » font surtout partie intégrante de l’activité à travers tout son dessein : le tracé des voies, leurs cotes, les objectifs, les modèles, etc.
  • [6]
    C’est l’avantage de mots tels que l’« affordance » des théories de l’action située, ou les « prises » et les plis de la pragmatique réflexive et critique de C. BESSY et F. CHATEAURAYNAUD, 1995.
  • [7]
    TEIL et HENNION, 2004.
  • [8]
    On pense à la façon dont L. THEVENOT, 1990, a reformulé ces questions.
  • [9]
    Voir les analyses irremplaçables de C. MERLEAU-PONTY, en particulier, 1964.
  • [10]
    Le caractère réflexif d’une activité (en cause ici à son degré zéro du simple fait d’entrer dans une disposition identifiée) ne suppose pas qu’il y ait nécessairement réflexion des acteurs (ce qui implique un degré de calcul et de conscience de ce qu’on fait beaucoup plus élevé, et un passage d’une simple variation dans nos modes de présence aux situations, au registre de l’action délibérée).
  • [11]
    Cf. BENVENISTE, 1966, p. 168-175, et HENNION, MAISONNEUVE et GOMART, 2000, p. 166.
  • [12]
    À la fois sans cesse interrogée de façon réflexive, mais visée de façon exclusive, c’est la modalité des goûts analysée par BOURDIEU, 1979, à partir d’un questionnaire en outre très réducteur dans le cas de la musique.
  • [13]
    Voir un exposé systématique de cette problématique dans HENNION, 2004.
  • [14]
    14. Cf. CERTEAU, 1981.
  • [15]
    C’est l’ethnométhodologie qui, en sociologie, a opéré le basculement décisif (GARFINKEL, 1967). Pour une critique symétrique du naturalisme et du constructivisme, v. LATOUR, 1991.
  • [16]
    C’est l’intérêt des enquêtes lancées par le DEP sur les amateurs, v. DONNAT, 1996, que de rompre avec ce modèle pour s’intéresser à des pratiques effectives, comme les historiens l’avaient fait pour la collection, POMIAN, 1987, ou la lecture, CHARTIER, 1987, 1992.
  • [17]
    Sur la notion d’attachement, v. GOMART et HENNION, 1999, LATOUR, 1996, 2000.
  • [18]
    Sur la “self-description”, cf. STRATHERN, 1999.
  • [19]
    Sur le cas de l’écoute par rapport à la musique, v. SZENDY, 2001, et sur le vin TEIL, 2004. On trouvera un compte rendu des expériences faites sur ce mode dans le séminaire « Aimer la musique », in HENNION, 2002.
  • [20]
    W. WEBER, 1997, se demandait tout simplement, à propos du concert, si on écoutait la musique au XVIIIe siècle. Comme le montre fort bien Szendy (op. cit.), les oreilles ont une histoire.
  • [21]
    Au point qu’on peut se demander, en poussant peut-être le raisonnement à sa limite, si aujourd’hui, sur les scènes de la techno, la surpuissance des équipements sonores n’est pas d’abord un moyen d’empêcher l’écoute, du moins cette écoute, ciblée, pour refaire passer la musique du côté des techniques sociales du transport et de la fusion collective en l’arrachant à l’attention sélective inventée par les dispositifs classiques.
  • [22]
    Sélection aléatoire ou programmée, écoute flottante ou sur-ciblée, modulation du volume, répétition à volonté, retours arrière, classements et regroupements, insertion dans les activités les plus inattendues : Dora me donnera aussi un véritable mode d’emploi de l’écoute « HiFi »-isée comme démultiplication des dispositions de corps et d’esprit les plus favorables aux effets d’œuvres enfin « sous la main » ? élément clé de la « discomorphose » de la musique, cf. HENNION, 1981. De l’aérobic aux parties-souvenirs, v. aussi les exemples donnés par DeNORA, 2000, qui mettent tous en valeur l’inventivité de ces amateurs-usagers, et font penser aux lecteurs, aux cuisiniers du dimanche ou aux promeneurs de CERTEAU, GIARD et MAYOL, 1980.
  • [23]
    V. JAMES, 1996, 1912.
  • [24]
    La sociologie du goût doit ici beaucoup aux travaux conduits sur les sciences et les techniques au CSI, et à ce qu’on a appelé l’Actor-Network Theory (ANT), e.g. CALLON, 1986 ; LATOUR, 1991 ; LAW et HASSARD, 1999.
  • [25]
    Je concluais ainsi un parcours critique de la sociologie de l’art et de la culture, in HENNION, 2007, 1993.
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