Notes
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[1]
Communiqué officiel des organisateurs, chiffres disponibles sur : www. animanga. fr/ news-807-japan-expo-8-le-carton-plein. html, page consultée le 15 juillet 2007.
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[2]
Ce terme regroupe les diverses productions de culture populaire contemporaine nippone : musique, mode, jeux vidéo, produits dérivés, etc.
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[3]
La progression a été constante depuis 1991. En 2007, 1152 mangas, 130 manwhas et 97 œuvres originaires d’autres pays d’Asie ont paru en France. Source : Bilan 2007 de l’Association des Critiques de Bande Dessinée, consultable sur la page : www. acbd. fr/ bilan-2007. html#4, page consultée le 21 janvier 2008.
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[4]
Dans un article daté de 1996, E. Maigret donne ainsi à voir les prémisses de la constitution d’une communauté autour du manga et de l’animation (les deux vecteurs majeurs et premiers de la diffusion de la pop culture japonaise en France) en présentant la possible « aristocratisation du rapport au manga », en germe dans les activités et le mode de rassemblement des fans les plus âgés, adolescents ou jeunes adultes (MAIGRET, 1999, p. 241-260).
-
[5]
Lors de cette première rencontre, j’ai brièvement expliqué au patron du magasin le but de cette démarche : effectuer un travail de recherche dans le cadre de mes études universitaires d’ethnologie ; à cette période, sans être moi-même « fan de manga », je partageais certaines connaissances liées au visionnage de dessins animés japonais sur les grandes chaînes hertziennes dans les années 1980-1990 et un intérêt personnel pour le Japon m’a permis de me déclarer « sympathisante » de cette forme de divertissement.
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[6]
Depuis 2002, date de cette enquête, plusieurs autres boutiques spécialisées se sont implantées à Lille. Il en existe actuellement quatre vendant le même type d’articles.
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[7]
Le déménagement aura lieu quelques mois plus tard.
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[8]
Déclaration faite par le patron lors du premier contact.
-
[9]
Figurine d’un personnage issu de la série Saint Seiya - Les Chevaliers du Zodiaque.
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[10]
Déclaration relevée sur Internet, sur la page : www. saintseiyaforum. com/ viewtopic. php? p= 43738&sid= 4a31baa88eb96bc025ce7ab7aeee1486, page consultée le 25 juin 2007.
-
[11]
Selon ses propres termes.
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[12]
Terme qu’il utilise pour qualifier les clients qui s’attardent, parfois longuement, sans acheter ou très peu, et qui cherchent à discuter avec les vendeurs ou les autres clients.
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[13]
« Ils sont gamins dans leur tête. »
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[14]
HUGHES, 1996.
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[15]
Grégory, son petit ami, est assimilé de loin à ce groupe car il est fan et salarié, même si c’est dans une autre boutique.
-
[16]
Copie vantée par Titi, dans la logique de correspondance aux critères que lui-même met en avant dans l’espace qu’il dirige.
-
[17]
Jeunes stars japonaises de variétés.
-
[18]
Cet exemple sera par ailleurs renforcé par la manière dont le DVD sera livré à la cliente : lors d’une visite postérieure, Maya et Titi lui cachent l’avoir reçu et le brandissent au dernier moment, faisant ainsi de cet achat une plaisanterie sur le mode de la connivence.
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[19]
De « costume and play » : il s’agit de se déguiser en un personnage de série, afin de participer à des concours lors des conventions qui rassemblent les fans.
-
[20]
PASQUIER, 1999, p. 193.
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[21]
Il existe également un système de vente par correspondance.
-
[22]
PASQUIER, 1999, p. 213.
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[23]
Le manga et l’animation japonaise ont été très critiqués en France dans les années 1980 et 1990. Un débat public a eu lieu, qui dénonçait « la violence », « la bêtise » et « la médiocrité » de ce type de programmes, alors considérés comme nocifs pour les enfants. Voir LURÇAT, 1981 ; ROYAL, 1989 ; GAUMER, RODOLPHE, 1997 ; LARDELLIER, 1997 ; SCHMIDT, 2004.
-
[24]
PASQUIER, 1999.
-
[25]
BROMBERGER, 2002, p. 25.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
JENKINS, 1991 ; LE BART, 2000.
-
[28]
CANU, MALLARD, 2006, p. 184.
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[29]
COCHOY, 2002.
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[30]
Les propos cités ici sont des exemples représentatifs ; pour être retenus, ces déclarations devaient citer explicitement le nom du magasin (enlevé des citations dans un souci d’anonymat). L’orthographe a été corrigée mais la ponctuation laissée en l’état.
-
[31]
Suite à l’un des trois changements de locaux du magasin.
-
[32]
Déclarations relevées sur Internet, sur la page : www. declic-images. com/ declic/ forum_declic/ lire_post. php? &id_post= 20184&start_post= 60, messages datés du 24 janvier 2006 au 24 avril 2006.
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[33]
www. saintseiyaforum. com/ viewtopic. php? p= 43738&sid= 4a31baa88eb96bc025ce7ab7aeee1486, message daté du 22 février 2005.
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[34]
HUGHES, 1996, p. 99.
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[35]
http:// forum. animeland. com/ index. php? post= 35035, propos échangés du 23 au 24 octobre 2003.
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[36]
PASQUIER, 1999.
-
[37]
COCHOY, 2002, p. 207.
1Lors de la huitième édition de la Japan Expo, qui a eu lieu du 6 au 8 juillet 2007, 83 000 visiteurs ont été accueillis [1]. Cette convention, la plus importante en France autour du manga, de l’animation et de la « pop culture japonaise » [2], connaît un succès croissant depuis sa création en 2000 (3200 visiteurs à l’époque), symbolisant ainsi l’implantation de cet univers médiaculturel en France. De plus, les quelques chiffres disponibles autour du manga montrent à quel point ce type de loisir est en pleine expansion en France : les tirages sont passés de six séries traduites en 1991 à plus de mille depuis 2005, avec une part de marché de plus de 40 % [3] dans le domaine de la bande dessinée. Par ailleurs, l’existence de chaînes de télévision thématiques telles que Mangas ou No Life permettent de constater l’émergence d’un public spécifique, dont une observation attentive a montré qu’il se compose pour partie de passionnés, de fans qui ont un rapport fort avec cette forme d’expression [4].
2C’est dans le cadre de ces constatations que j’ai effectué une série d’observations dans une boutique spécialisée dans le manga d’octobre 2001 à mars 2002, recueillant ainsi de nombreux renseignements sur le mode de fonctionnement du lieu et les interactions qui s’y déroulent. S’intéresser à ce type d’espace a alors impliqué de prendre en compte l’aspect marchand de la passion : le manga et les produits dérivés qui s’y rapportent sont des objets commerciaux, issus des industries culturelles ; une boutique est donc un espace spécifique, où s’effectue l’acte d’achat qui permet aux fans de s’approprier les supports de leur passion.
3Le magasin observé, où s’exerce le commerce de ces objets, s’est en fait révélé être le théâtre d’un conflit latent, où logique marchande et logique passionnelle tentaient de se manipuler l’une l’autre. En effet, l’étude et l’analyse des rapports sociaux entre clients et personnel du magasin a mis en relief un système de catégorisations internes revendiquées par les vendeurs et traduisant les enjeux autour du lieu et de sa fonction.
4C’est par l’ethnographie de cette boutique qu’ont pu être dégagées les formes prises par l’opposition entre l’univers professionnel des vendeurs et celui de la communauté des fans, dont l’interaction s’est avérée problématique dans ce cas précis, aboutissant à des dissensions et des jugements négatifs par les deux parties en présence. L’exemple étudié ici a ainsi permis de mesurer les conséquences d’une évaluation négative : l’enseigne a connu un parcours chaotique (trois déménagements, deux changements de nom, jusqu’à une fermeture définitive en 2007) et nous verrons que les critiques publiées dans des espaces de discussion tels que les forums Internet ont sans doute participé à cette chute. C’est à travers une présentation du magasin et de ses occupants, qui donnera le contexte et les termes de l’affrontement, que nous verrons que celui-ci s’est exprimé par un problème de définition de la fonction du lieu, entre espace commercial où s’exercent les compétences propres au métier de vendeur et cadre d’échanges entre fans.
Ethnographie d’un magasin spécialisé
5C’est donc dans une boutique lilloise, spécialisée dans la vente de mangas et autres produits dérivés que l’enquête de terrain a été effectuée, sous la forme de séances d’observation participante, sur une durée de plusieurs mois. Faire accepter ma présence n’a pas été une démarche problématique, hormis lors de la première approche : le patron, à qui je me suis directement adressée (sans le connaître, il était en fait présent tous les jours) s’est d’abord montré suspicieux, il m’a laissé formuler ma demande puis m’a demandé de sortir pour continuer la conversation « en privé », sur le trottoir en face du magasin? [5]. Il s’agissait en fait pour lui de vérifier que je « n’étais pas envoyée par la concurrence » (c’est-à-dire par l’autre boutique spécialisée existant à Lille à ce moment-là? [6]) et que mon objectif était détaché de toute prospective commerciale (il me le confiera quelque temps plus tard, lorsqu’il aura de lui-même abandonné ses soupçons). Ce premier contact a ainsi immédiatement montré quelle était la préoccupation majeure du patron : le succès et la rentabilité de son commerce.
6Au moment de l’enquête, la boutique est proche du centre ville, sans pour autant être intégrée aux rues commerçantes (situation due au coût des locaux, j’eus par la suite l’occasion de voir le patron négocier la location d’un local « mieux situé », face à sa concurrente directe et renoncer par manque de moyens? [7]). Elle est discrète, la vitrine est petite et donc peu visible. Elle accroche cependant l’œil pour qui s’intéresse à l’univers manga par un effet d’accumulation voulu par le patron ; le magasin rassemble une marchandise hétéroclite (mangas papiers, DVD et VHS, posters, figurines, CD, tee-shirt, etc.) mais « exclusivement en rapport avec les mangas »? [8]. La signification de cette accumulation est claire : ici existe un espace exclusivement dédié à la pop culture japonaise. Les prix des articles ne sont pas affichés, ce qui ne manquera pas d’ailleurs d’être relevé par des clients mécontents : « [Ce magasin] (qui pratiquait systématiquement, moins maintenant, la politique de l’absence de prix) a vendu devant mes yeux une Myth d’Andromède? [9] à un client 69 € et à un autre la même, exactement la même, 79 € cinq minutes plus tard? [10]. »
7Au cours des séances d’observation, j’ai pu constater que les activités et événements se déroulant dans le magasin étaient redondants, ce qui m’a permis d’envisager l’ethnographie comme un récit thématique et non inscrit dans une dynamique temporelle. Dans cette optique, j’ai donc choisi de me baser sur une division formelle a priori, celle liée au travail, pour rendre compte des différents groupes d’individus occupant les lieux, considérant que l’on peut présupposer l’existence de deux groupes : les vendeurs salariés, qui sont présents dans le cadre de leur emploi, et les clients, qui viennent pendant leur temps de loisir et dans la perspective de la passion. Cette division s’est révélée tout à fait pertinente car, si le groupe du personnel n’est pas le seul à avoir une légitimité à occuper l’espace de la boutique, ce sont bien ses membres dominants qui imposent les critères d’acceptation ou de rejet des autres individus. La division vendeurs/clients a ainsi permis de mettre en exergue les différences liées au rapport marchand, tout en regardant comment celles-ci se superposaient à la logique propre à la communauté des fans.
8Les faits relevés serviront donc de matériaux à la description et à la compréhension des personnalités qui peuplent la boutique, ainsi que des interactions qui s’y déroulent. Ce sont les détails de ces relations entre vendeurs et clients (mais également entre les vendeurs eux-mêmes) qui ont permis de définir les critères d’appartenance au groupe-leader : l’analyse a en effet montré que la valorisation ou le rejet des individus par le patron et le personnel se faisaient selon un même ensemble de considérations, qui constituaient les critères de valeurs.
9C’est cette première démarche analytique qui nous amènera ensuite à comprendre les termes du conflit qui s’est installé, entre enjeu autour de l’occupation du lieu et opposition des compétences (professionnelles et passionnelles). La catégorisation systématique des clients par le personnel n’est pas restée sans écho : les clients eux-mêmes, en tant que membres de la communauté des fans, ont établi leur propre critique de la boutique. C’est donc la confrontation de ces deux types de jugements qui a révélé la manière dont chacun des groupes concevait les fonctions du magasin, fonction avant tout commerciale pour le personnel, les fans fréquentant la boutique ayant quant à eux mis l’accent sur l’échange et la circulation d’informations.
10Nous allons ainsi commencer par nous intéresser au personnel de la boutique. C’est avec lui que j’ai passé le plus de temps pendant cette enquête et il me semble important de commencer par rendre compte de la place de chacun des employés au travers de ce que j’ai pu saisir de leur personnalité et des interactions révélatrices de la structure du groupe.
L’équipe des vendeurs : influence d’un patron leader
11Lors de mon enquête, le personnel était constitué de 5 membres permanents : le patron (Titi) ainsi que 4 vendeurs (Maya, Pierre, Benoît et Sam), cette équipe s’augmentant selon moi de deux autres personnes (Séverine et Grégory) dont nous allons voir la place précise.
12Respectons la hiérarchie et commençons par nous intéresser à Titi, le patron et propriétaire du magasin. Il m’est apparu comme le chef de groupe, non seulement parce qu’il l’est effectivement d’un point de vue statutaire mais également dans ses rapports avec les autres. Présent la plupart du temps, il officie volontiers en tant que vendeur et ses rapports avec les autres membres du personnel sont, pour la plupart, de type amical. C’est d’ailleurs souvent lui qui leur propose des activités pour le week-end, dans un cadre de loisirs donc, comme les « parties de flingues »? [11] où les personnes conviées (notamment Maya, Grégory, Benoît et Sam, mais aussi certains clients) simulent une guérilla à l’aide d’armes à billes, répliques coûteuses des vraies.
13Titi ne se considère pas comme un fan de manga (à la différence des quatre autres), il me le répétera souvent et l’idée est confirmée par les autres lorsque je leur pose des questions sur leur goût pour le manga ; alors que je m’apprête à m’adresser à Titi, Sam me coupe la parole : « Lui, c’est pas un vrai fan, il ne rentrera pas dans tes critères ! » Nous reviendrons sur ce point, manifestement en décalage avec la réalité des faits. S’il n’est pas fan, Titi justifie son choix de commerce par sa famille et ses origines (vietnamiens, ses parents tiennent une boutique de cadeaux à Roubaix et « font un peu dans le manga », ce qui lui a permis de prendre conscience de la rentabilité du phénomène). Il se pose donc en commercial avant tout, ayant flairé le potentiel d’un marché, et non en fan vivant de sa passion. Il me fera d’ailleurs au cours de l’enquête de nombreuses confidences sur ses projets d’extension et sur les techniques de vente qu’il utilise : par exemple, il décide de changer la disposition du magasin après avoir constaté que les clients se massent devant le rayonnage des bandes dessinées : il place alors celui-ci à l’entrée (et non plus au fond du local) afin d’obtenir un effet de masse : « Le maximum de monde devant pour donner l’impression que la boutique est pleine, obliger les gens à circuler et s’arrêter devant les vitrines ! » Il essaie également de faire connaître le magasin par différents moyens : création d’un site Internet de vente par correspondance, distribution de tracts publicitaires (il me demande d’ailleurs mon avis sur la légalité de cette pratique, ce qui me donne l’occasion de constater que les tracts ne comportent pas les mentions légales réglementaires ; je l’explique alors à Titi qui me répond qu’il a fait ça rapidement, dès qu’il en a eu l’idée, « on verra bien si y’a un problème » et tant pis pour les mentions légales…).
14Titi donne donc l’image d’un patron ambitieux, fonctionnant selon la logique qu’il estime la plus commerciale et performante possible (il prend des cours d’anglais – seuls moments où il quitte le magasin – afin d’augmenter ses compétences et, comme j’ai pu le constater lors de notre première rencontre, il est obsédé par le magasin concurrent). Mais, bien que patron avant tout, il entretient des rapports amicaux et en apparence égalitaires avec la plupart des vendeurs (sauf Pierre, unanimement détesté et dont nous parlerons plus en détail), avec qui il passe ses loisirs et qu’il introduit donc dans sa vie privée ; ainsi, ceux-ci connaissent sa petite amie qui, bien qu’elle téléphone régulièrement, ne semble pas faire partie des visiteurs assidus du magasin : je ne la verrai jamais. Les discussions collectives sont donc fréquentes, tournant autour de la vie de la boutique, des mangas et des œuvres culturelles qu’ils apprécient ; il partage avec Sam une forte attirance pour la série télévisée Ally McBeal et plus particulièrement pour le personnage de Richard Fish, avocat cynique et ouvertement machiste. Cette anecdote est importante, car elle illustre un côté de sa personnalité que Titi ne manque jamais de mettre en valeur à travers ses réflexions sur les femmes et les représentations qu’il en a. D’ailleurs, le lecteur DVD du magasin diffuse en permanence des vidéos d’Idols, ces jeunes chanteuses japonaises qu’il apprécie pour leur plastique : « elles sont mignonnes, on s’en fout de ce qu’elles chantent ! »
15Titi est donc plutôt bavard sur sa vie au magasin et vient fréquemment me confier ses impressions, ce qui me permet d’en déduire ses propres catégorisations quant à la population qui fréquente les lieux. Il dit s’ennuyer (il le répète sans cesse et soupire fréquemment) et me brosse le portrait de ce qu’est un « fan-type » à travers la critique des clients qui selon lui appartiennent à cette catégorie rédhibitoire : lorsque l’un de ceux qu’il y classe est présent, il vient me voir et me glisse des réflexions telles que : « Eux, je les aime pas, c’est le genre de types débiles, je t’expliquerai après », « Tu peux parler des squatters? [12] parce qu’ici y’en a ! », et lorsqu’il développe, c’est pour m’expliquer que ce type d’individus est exaspérant, qu’ils sont puérils? [13], ne parlent que du manga, s’attachent à d’infimes détails et en débattent indéfiniment, ont une boulimie de possession ; pour sa part, il « préfère les gens qui ont plus de distance, moi quand je lis un bouquin, après quand j’ai fini je parle d’autre chose ! » En termes de désignation, « fan » semble donc être pour Titi un qualificatif péjoratif, appliqué à une catégorie d’individus au comportement rédhibitoire, ceci étant renforcé par le fait que lui-même refuse cette étiquette. Cependant, ce jeu des désignations est un peu plus subtil car, s’il le refuse pour lui-même, le terme est aussi utilisé par les vendeurs, dans une optique positive ou négative selon les individus auxquels il s’applique. Les vendeurs, eux, se revendiquent au contraire comme des passionnés, tout en approuvant totalement le rejet par Titi de certains clients. Ils formulent les mêmes critiques à leur égard, tout en se considérant eux-mêmes comme fans et connaisseurs, chacun ayant sa spécialité.
16Ainsi, Maya m’expliquera qu’elle a commencé avec les mangas (« j’aimais bien le dessin-animé Sailor Moon, je voulais voir ce que c’était un manga papier »), mais qu’elle est à présent « spécialisée J-pop et J-rock », c’est-à-dire qu’elle s’intéresse à la musique japonaise moderne et que c’est son domaine de compétence au magasin. Maya a à mes yeux un statut spécial car, outre les informations qu’elle me délivre et qui me permettront ensuite de reconstituer la trajectoire-type des vendeurs du magasin, elle est à l’origine de l’occupation du lieu par deux personnes qui, sans appartenir au personnel proprement dit, sont assez investies dans l’espace de la boutique pour être présentées comme des membres permanents : il s’agit de Grégory et de Séverine. Le premier est employé dans la boutique toute proche dédiée aux Comics américains et dirigée par le frère de Titi. Il a donc un statut assez proche de celui des autres, statut renforcé par le fait qu’il soit le petit ami de Maya, ce qui explique ses fréquentes apparitions. Il travaille dans les Comics, mais il se définit comme « fan de manga », il me confie d’ailleurs dès notre première rencontre qu’il apprend le japonais. Il se montre plutôt sympathique et je considère que c’est par le biais du couple Maya/Grégory que je parviens à engager une conversation générale avec les vendeurs sur le thème de leur rapport aux mangas.
17Séverine, quant à elle, occupe une place bien différente, totalement construite sur sa personnalité et qui s’exprime chez les autres par un mélange de familiarité et de rejet. Elle n’est pas vendeuse, mais passe ses journées au magasin, disponible à l’occasion pour des corvées (aller faire des courses, aller à la Poste, etc.) et il m’a fallu quelque temps pour comprendre les liens qui l’unissent à la boutique. En fait, à l’époque de l’enquête, elle vivait chez Maya en attendant de trouver du travail ; à la suite de quels événements ? Je l’ignore, n’ayant pas osé poser frontalement la question, sentant que c’était un sujet sensible. Elle est donc une amie proche de Maya, même si celle-ci semble parfois prendre ses distances en approuvant les critiques des autres.
18Le plus marquant à son propos est la manière dont les autres la traitent, les réflexions continuelles auxquelles ils la soumettent et l’attitude qu’elle adopte en retour. En effet, on peut considérer que Séverine est le bouc-émissaire du groupe en raison de toutes les critiques dévalorisantes qui lui sont quotidiennement adressées, tant sur son physique (« moche, grosse ») que sur son attitude (« molle »). J’assiste ainsi à une scène plutôt spectaculaire où Titi la prend à parti, tout d’abord en raison de sa présence continuelle et « inutile » qui visiblement le dérange et qu’il tolère par amitié pour Maya (j’aurai d’ailleurs l’occasion d’assister ultérieurement à des discussions où il demande à Maya de lui parler et où celle-ci se dédouane en affirmant qu’elle-même est dépassée par la situation). Mais, ce jour-là, ce qui attise véritablement la colère de Titi, c’est que face à ces attaques Séverine reste sans voix. Il se met alors à lui reprocher son « attitude générale », lui expliquant qu’elle « ne peut pas compter sur son physique » et qu’il faut donc qu’elle « arrête de faire la gueule » et qu’elle ait « plus de répartie » si elle veut « s’en sortir dans la vie » et accessoirement être plus acceptée par le groupe ; en réaction, Séverine se met à pleurer et Titi continue de plus belle, essayant d’obtenir une réponse qui ne viendra jamais. Au paroxysme de sa fureur, il lui interdira alors de « remettre les pieds ici », interdiction qu’elle respectera pendant quelques jours. On le voit à travers cet exemple, Séverine n’est guère appréciée, l’opinion exprimée par Titi valant également pour les autres membres du personnel qui ne se gênent pas pour lui faire des réflexions du même genre, tout en tolérant un minimum sa présence. Cependant, elle n’est pas, à mon sens, la plus exclue dans la mesure où elle parvient malgré tout à rester, à continuer à être présente sans qu’un contrat ne l’y engage ; nous verrons en étudiant le cas de Pierre que celui-ci, bien qu’il soit vendeur, est unanimement détesté, tandis que Séverine est plutôt méprisée (c’est-à-dire critiquée et dévalorisée, mais avec une certaine familiarité, on sent qu’elle fait partie du paysage quotidien).
19Benoît, le plus ancien membre du personnel, se considère lui comme un Otaku, c’est-à-dire « un fan extrême » dont la quasi-totalité des revenus est investie dans sa passion (« sauf les économies pour aller au Japon »). Il connaît Titi depuis longtemps et travaille pour lui depuis l’ouverture du magasin. Son attitude discrète ne le pousse pas à la familiarité avec moi et je sens que mon travail l’amuse, sans particulièrement l’intéresser ; j’obtiendrai donc des informations sur lui en l’observant plutôt qu’en le questionnant.
20Sam, lui, travaille à temps partiel : encore lycéen, il n’est présent que le mercredi après-midi et le samedi. Cette particularité ne lui pose pas de problèmes d’intégration, il est à l’aise et très proche de Titi dont il partage l’humour et le culte du machisme ainsi que le sens de la répartie cinglante, qu’il utilise volontiers envers Séverine ou Pierre. Chargé de l’informatique et de l’établissement du site Internet du magasin, il passe son temps au comptoir, derrière l’ordinateur. Cependant, s’il se considère comme un fan, ma présence et mon activité provoquent clairement sa méfiance. Il refuse souvent de répondre à mes questions, biaise ou me prend à parti au sujet de ce qu’il suppose que je pense de lui : ainsi, il tient à préciser qu’il « ne lit pas que du japonais », brandissant à titre d’exemple des bandes dessinées européennes, après m’avoir une première fois dit qu’il « lit de tout car il ne faut pas être extrémiste », bref il refuse d’être enfermé dans une catégorie qu’il pense que je présuppose, probablement celle des « fans-types » décrits par Titi et qu’il dénigre tout autant. Voilà donc pour le noyau de permanents du magasin qui entretiennent des rapports de proximité et qui les prolongent dans leur vie privée.
21Car il reste à décrire le cinquième permanent, Pierre, présent une semaine sur deux car embauché pour un contrat de qualification. Je le présente à part car effectivement, dans les faits, il l’est. Lors du premier contact, alors que les autres restaient plutôt sur la réserve, il est immédiatement venu me questionner à propos de mon travail et me livrer quelques-unes de ses réflexions quant aux œuvres qui le passionnent (attitude en contradiction totale avec celle des autres, qui mettront un moment à me parler de leur passion, après une période de mise en confiance et jamais spontanément). De plus, j’ai ensuite pu constater que Pierre occupait réellement une place à part dans le groupe, totalement différente de celle imaginée sur une première impression. En effet, il joue le rôle de l’exclu, marginal et solitaire.
22Employé dans le cadre d’une formation en alternance, Pierre ne travaille pas tous les jours et cette particularité semble lui donner un statut particulier (alors qu’elle n’est pas unique, Sam travaillant les mercredis, samedis après-midi et pendant les vacances scolaires, donc moins encore).
23En fait, comme dans le cas de Séverine, c’est sa personnalité perçue par les autres qui le définit à leurs yeux. Ceux-ci se rassemblent autour de l’idée que Pierre représente tout ce qu’il ne faut pas être en tant que personne, vendeur et fan de manga, idée perceptible lors de conversations (en son absence ou non) qui tournent à de véritables séances de critiques où personne ne le défend et où tout le monde s’accorde à le trouver « asociable », les qualificatifs les plus fréquents étant « mou, renfrogné, bizarre ».
24De plus, Pierre, à l’inverse de Séverine, ne semble pas très affecté par la situation et, sans être hostile, conserve une attitude distante, ce qui n’a pas pour effet de le rendre plus sympathique aux yeux des autres, au contraire. Par exemple, lorsque le magasin est vide et que le personnel discute, Pierre reste à l’écart et se plonge dans la lecture des mangas du magasin (comme lors d’une discussion générale, où il ne se joindra à la conversation qu’en voyant que je questionne les autres à propos de leur passion). En tant que vendeur, il est régulièrement la cible des reproches de Titi qui « regrette de l’avoir pris » et le juge « mou, sans esprit d’initiative, anti-commercial à toujours garder les mains dans les poches », reproches probablement renforcés par le fait que Pierre lit gratuitement.
25Ainsi, ces différents exemples illustrent la place occupée par chacun au sein du groupe du personnel, légitimement occupant dominant des lieux et qui, de par les interactions qui s’y déroulent, génère ses propres caractéristiques. Car, malgré leur diversité, les différents vendeurs se rejoignent dans un certain nombre de pratiques et d’attitudes : nous sommes ici en présence d’individus qui, hormis le patron, se déclarent fans de pop culture japonaise, c’est-à-dire passionnés et connaisseurs de cet objet culturel précis et des œuvres qui le composent. Cette appellation, ici dans un sens positif, recouvre donc un ensemble de connaissances et d’attitudes considérées comme typiques et qui permettent de voir à l’œuvre les caractéristiques partagées par les membres d’un même collectif de passionnés. Dans les faits, cela se traduit par des similitudes dans les parcours et les pratiques des vendeurs. Ainsi, ceux-ci sont tous d’anciens clients qui ont connu la boutique à ses débuts et qui, peu à peu, au fil de son agrandissement, se sont vus proposer des emplois par Titi, ce qui, selon leurs discours, est le meilleur moyen de vivre leur passion : ils disposent du meilleur accès aux produits disponibles en France, sont sûrs de pouvoir se les procurer (ils incluent leurs commandes personnelles à celles du magasin), passent leurs journées dans un lieu dédié aux productions liées au manga…
26Cette opération permet ainsi à Titi d’avoir des vendeurs qualifiés, motivés et dont une grande partie du salaire retourne à la boutique. Cet aspect de dépendance économique (ou rentabilité si l’on se place du point de vue du patron) semble un des critères qui pousse Titi à refuser de s’appliquer le terme « fan », même si par ailleurs il s’inclut dans le groupe par d’autres pratiques : les membres du personnel possèdent une série de références communes issues de leurs divertissements japonais qui leur permettent de se lancer dans des parodies où chaque personne présente est identifiée à un personnage d’une série manga choisie sur le moment (généralement par Sam ou Titi) selon des critères récurrents : pour Sam et Titi les leaders, les héros bons ou menaçants ; pour Benoît, Maya, Grégory, des rôles amusants, plus ou moins appréciés, parfois choisis sur des critères physiques ; quant à Séverine et Pierre, ils sont systématiquement assimilés aux monstres, aux personnages ridicules, laids et faibles. Le groupe des vendeurs utilise donc ses références liées au manga pour traduire, à travers ces variations idiosyncrasiques de leur mémoire du manga, sa structure relationnelle. De plus, cette idée d’un répertoire commun est confirmée par les fréquentes discussions autour de leur passion, ainsi que par des réflexions comme celle faite par Séverine le premier jour de l’enquête qui, s’étonnant que je ne reconnaisse pas un morceau de la bande originale de Saint Seiya me dit : « Ben, c’est passé à la télé, tu regardais pas Dorothée ? », sans s’apercevoir qu’avoir regardé une série dans son enfance n’implique pas d’en avoir connu et retenu les moindres détails. Le groupe de vendeurs réutilise ici des références propres au monde du manga, afin de signifier la place de chacun au sein de leur communauté restreinte.
27A travers ces exemples, on peut voir que les membres du personnel se rassemblent selon certaines modalités propres aux fans d’un même objet, tout en se différenciant, soit par une prise de position déclarée (Titi), soit par une inimitié réciproque (Pierre). Tous imprégnés du même savoir issu de la passion, c’est par le rapport au travail de vendeur que se mettent en place les différences, selon le degré de correspondance aux critères locaux du « bon vendeur ».
« Être un bon vendeur »
28À travers les directives données par le patron et revendiquées par la majorité des employés se dessine une norme du comportement requis pour « être un bon vendeur » : aborder les clients dès leur arrivée, leur fournir le maximum de renseignements (et ne jamais paraître pris de court : inventer si on ne sait pas répondre) et pourvoir à leur demande tout en leur suggérant d’autres achats. Titi ne se prive pas de faire l’éloge des traits de caractère qui accompagnent selon lui ce genre d’attitude : dynamisme, humour féroce, cynisme parfois, le tout agrémenté d’un penchant certain pour le sexisme : avec un personnage tel que le Richard Fish d’Ally MacBeal pour emblème, les assertions les plus provocatrices sont de rigueur. Ces commandements constituent des critères de jugement de valeur des uns envers les autres, et viennent justifier les affinités et le rejet de certains. Nous rejoignons ici E. Hughes lorsqu’il constate l’existence d’un ensemble de « règles érigées pour guider les comportements dans le travail » qui ont pour fonction, outre l’efficacité professionnelle, de fournir un support pour l’évaluation et le classement de chacun? [14]. C’est donc le paradigme professionnel qui domine, sociabilité et hiérarchie du groupe reflétant l’assimilation de règles locales, dont l’existence installe le personnel dans son statut de travailleur salarié, exerçant le métier de vendeur spécialisé dans le commerce de productions liées au manga.
29En termes d’amitié et de reconnaissance, c’est la norme propre au magasin qui prévaut : le rapport entre Pierre et le reste du groupe nous le montre. Bien que validé en tant que fan, il se comporte souvent de manière divergente dans son travail : il lit les livres en vente (donc sans les acheter), reste à l’écart lors des discussions communes, et se voit régulièrement reprocher par le patron son manque de motivation : mains dans les poches, manque d’empressement auprès des clients, air renfrogné, bref, tout ce qui forme la base des critiques émises à son encontre par les autres vendeurs. Ainsi, selon le cadre d’analyse proposé, on peut penser que le rejet de Pierre par les autres est motivé par son comportement négatif selon les critères locaux du « bon vendeur », tout en nous laissant penser que cette anti-attitude exprime la réciprocité de ce rejet (contrairement à Séverine, Pierre ne cherche pas à appartenir au groupe, mon impression est qu’il n’apprécie guère leur mode de comportement et de sociabilité, puisqu’il est tout à fait capable de contacts par ailleurs, notamment avec certains clients).
30Cette perspective nous permet également d’envisager le statut « inférieur » de Séverine au sein du groupe en lien avec ses activités au sein du magasin : elle est justement inactive et totalement passive dans le domaine de la vente (maintenue dans cette situation par Titi qui refuse absolument de l’employer…), mais tout son comportement montre qu’elle désire ardemment être intégrée au groupe dominant : elle accepte des tâches que les autres refusent, reprend avec virulence les critiques envers Pierre, et surtout se montre excessivement touchée par les moqueries des autres (d’où ses fréquentes crises de larmes), ce qui à mon sens prouve à quel point ces remarques la renvoient au décalage existant entre son désir et son statut réel au sein du groupe.
31Par déduction, on obtient donc un groupe de travailleurs dominant au sein du magasin et composé de Sam, Benoît, Maya? [15] et Titi, celui-ci faisant office de leader. En ce qui concerne la position spécifique du patron de la boutique, elle se donne à voir au travers de plusieurs éléments : Titi est indiscutablement le chef, propriétaire du commerce et de ce fait hiérarchiquement supérieur aux autres, ce qui lui donne toute latitude pour affirmer la norme de comportement en vigueur. Cette hiérarchie pourrait être contredite par son attitude, sa connivence avec certains, mais là, c’est sa déclaration de n’être pas réellement un fan qui le met en retrait : il n’invoque ses compétences de passionné que dans certaines situations, afin de garder un recul et de mieux affirmer l’importance de la logique commerciale qu’il professe. Autour de lui s’articulent des satellites plus ou moins bien perçus, mais chacun avec un rôle fixe, défini par rapport à la norme de comportement régnant dans la boutique.
Les clients : figures du sérieux au repoussoir
32Le code de comportement favorisé au sein du personnel a donc pour fonction de régir les attitudes professionnelles et la sociabilité du groupe des vendeurs. Nous allons à présent voir qu’elle s’étend aux rapports avec la clientèle des lieux, beaucoup plus personnalisés que lors d’un échange commercial éphémère et ponctuel. Les clients sont évalués et catégorisés en fonction de critères qui répondent à la norme du « bon vendeur » et qui permettent un jugement qui va conditionner l’attitude du personnel à leur encontre.
33Il a été impossible d’établir un profil-type général du client en lui-même car, lors des observations, j’ai eu l’occasion de voir entrer toutes sortes de gens, du fan habitué qui connaît chaque recoin de la boutique aux grands-parents un peu perdus qui offrent un cadeau à leurs petits-enfants ; cependant, deux premiers sous-groupes sont apparus d’emblée : les habitués et les clients de passage, les premiers s’opposant aux seconds par le fait qu’ils connaissent le magasin et y reviennent régulièrement, adoptant une attitude reconnaissable, tandis que les autres sont des anonymes de passage pour qui la boutique remplit une fonction ponctuelle. Bien sûr, un anonyme peut rapidement devenir un habitué (j’ai par exemple vu une jeune fille venir pour la première fois et commencer ensuite à fréquenter le magasin régulièrement) et on peut ainsi en déduire au premier abord que restent de passage les clients qui n’ont trouvé qu’un intérêt justement passager à la boutique, qui n’éprouvent le besoin de s’y rendre que de manière ponctuelle et sans entrer véritablement en contact avec les occupants du lieu.
34Il existe donc des clients inscrits plus durablement dans la vie du magasin, et cela de plusieurs manières, selon leur attitude (et la volonté qui sous-tend celle-ci). Ici aussi les faits m’ont conduite à les séparer en deux nouveaux sous-groupes, basés sur une série de critères qui se recoupent : les acheteurs et les visiteurs. C’est en revenant régulièrement qu’un client est identifié et évalué par les vendeurs, qui ajustent alors leurs comportements.
35À travers les différents clients habitués observés, j’ai pu m’apercevoir qu’il existait certaines similitudes significatives, comme le fait que le temps passé dans la boutique soit en général plutôt long (par comparaison avec l’acheteur ponctuel), notamment en raison des discussions qui s’engagent avec le personnel ou les autres clients présents. Cependant, d’autres attitudes divergent complètement les unes des autres, et leur opposition dans les faits comme dans le discours du personnel me permet d’arriver à la division entre les clients acheteurs et les clients visiteurs.
36Dans le premier cas, il s’agit des personnes qui fréquentent la boutique avant tout dans un but d’achat, mais qui nouent des liens avec l’équipe, dont le jugement envers eux est positif. Trois personnes rencontrées dans ce cadre me paraissent fournir tous les éléments nécessaires pour donner un aperçu concret de ce mode de relation. Ainsi, cette jeune professeur qui vient régulièrement passer des commandes ou vérifier leur arrivée : elle est visiblement connue de tous les vendeurs et Titi entame de nombreuses discussions avec elle au sujet de l’histoire chinoise, une passion qui leur est commune ; elle est également sollicitée par Titi et Sam le jour ou celui-ci n’accepte pas une note obtenue en français, note dérisoire justifiée par un nombre incalculable de commentaires machistes et fantaisistes au sein de la copie? [16]. Elle rit et confirme les remarques du professeur de Sam. Des propos amicaux sont donc échangés, au-delà des informations liées aux produits vendus.
37On peut également s’intéresser au cas de cet informaticien de trente-quatre ans que je rencontre au début de l’enquête : il se présente à la caisse avec trente-quatre volumes de mangas papier (pour une facture de deux cents euros environ) ; il semble bien connaître le personnel, en partant il fait la bise à Maya et serre la main aux garçons, signe de l’existence d’un lien relationnel. De plus, après son départ, lorsque je les questionne, les vendeurs me décrivent le personnage comme un « extra-fan » qui dépense tout son argent dans le manga, un passionné dont le travail (surveillant informatique de nuit) et la situation (célibataire vivant chez ses parents) lui permettent de s’investir totalement. Les vendeurs ne sont pas particulièrement critiques envers lui, ils lui reconnaissent simplement une boulimie d’achat et un mode de vie un peu solitaire (Benoît : « Dans sa chambre, t’as que des BD et des ordis »), sans pour autant émettre un jugement négatif et le déconsidérer, en tant que client et en tant que fan, alors qu’une même attitude a pu être jugée hautement critiquable chez d’autres clients.
38Un autre exemple est également très significatif de ce type de relation client/personnel : nous sommes samedi après-midi et le magasin est en pleine effervescence, les visiteurs sont nombreux et l’informatique en panne. Tout le monde est donc très occupé et les discussions se limitent aux demandes d’information des clients. Cependant, l’entrée bruyante d’un groupe de personnes va me permettre de remarquer une cliente dont les rapports avec la boutique ont l’air bien affirmés : cette jeune femme est fan des Idols? [17] et remarque le nouveau DVD que Titi passe en boucle depuis quelques jours. La cliente s’extasie et en commande un immédiatement, tout en racontant à Titi et Maya qu’elle organise des projections sur grand écran pendant lesquelles elle oblige ses amis à reproduire chants et chorégraphies. L’hilarité est générale et les amis en question semblent un peu gênés. J’en entends deux discuter :
- Ça se passe toujours comme ça ici ?
- Oui, des fois c’est même pire !
- Pourtant chez moi, même si y’a des magasins où je m’entends bien, c’est jamais comme ici !
40Cette conversation nous montre donc le caractère particulier de ce type de rapports entre vendeurs et clients? [18], où l’on franchit facilement la frontière de la vie privée. D’autant plus que, dans le même temps, Titi essaye de négocier avec la jeune femme qu’elle lui ramène des figurines mangas d’un prochain voyage en Asie. À sa réponse (« Non, j’ai pas envie d’être coincée à la douane ! »), j’évalue le type de la demande : un passage frauduleux de marchandise, il est clair que la frontière du rapport commercial traditionnel est franchie depuis longtemps.
41Ces trois exemples me permettent donc d’esquisser les grands traits du premier type de client habitué dégagé de mes observations : ce sont des fans investis dans leur passion, ils ont des demandes précises et achètent beaucoup, y dépensant de fortes sommes d’argent. Ils entretiennent donc des liens amicaux avec l’ensemble du personnel et sont appréciés par les individus dominants : aucune remarque négative n’est formulée à leur encontre. On peut alors voir à l’œuvre les catégories mentales élaborées et véhiculées par le groupe « professionnel » : les clients désignés ici comme acheteurs ont de bonnes relations avec le personnel car ce sont des clients importants qui achètent beaucoup et régulièrement ; c’est par ce biais qu’ils nouent des relations avec les vendeurs, une fois cette étape franchie. En effet, dans ce magasin spécialisé, ces clients sont appréciés pour leur « sérieux », c’est-à-dire leur correspondance au comportement prescrit par la nature du lieu, un magasin ; leur but est l’achat, ils s’adressent aux vendeurs dans ce cadre essentiellement commercial, tout en s’inscrivant dans la communauté des fans ; les membres du personnel sont donc validés comme professionnels, avec des compétences propres à leur métier (être un vendeur) et à leur statut d’expert (être un fan).
42Ces attitudes caractéristiques deviennent tout à fait significatives si on les met en rapport avec celles attribuées aux individus du groupe que j’ai nommé celui des visiteurs : ceux-ci, beaucoup plus nombreux, composent la majorité des personnes de passage à la boutique.
« Amis » et « squatters » : des clients sans achat
43Si leurs achats restent ponctuels (ce sont en général des étudiants ou lycéens à petit budget), le temps qu’ils passent au magasin n’en diminue pas pour autant ; ce sont souvent eux qui restent le plus longtemps, déambulant devant les vitrines et surtout discutant avec le personnel ou entre eux. Si le premier type de client que j’ai présenté est unanimement apprécié, les relations sociales entre vendeurs et visiteurs sont beaucoup plus aléatoires et s’évaluent en observant leurs discussions et leurs interlocuteurs.
44D’un côté, il existe un groupe de gens visiblement amis avec le personnel, comme Mary, une amie de Maya que je rencontre dès le premier jour et qui passe régulièrement quelques heures à la boutique, où elle est à l’aise, connue de tous et régulièrement invitée lors des sorties hors travail. Il s’agit de fans amenés au magasin par des liens amicaux partagés avec les vendeurs. Il y a également ces clients invités aux « parties de flingues » du dimanche (à condition d’acheter le matériel vendu par Titi : « Moi, je vous prends pas sans les masques, c’est une question de sécurité ! »), ceux qui sont acceptés en stage pour quelques jours, etc. Ce type de client ne s’inscrit pas dans la démarche de ceux qui, par leurs achats importants, valident immédiatement la vocation commerciale du lieu ; ils sont cependant jugés positivement par le personnel. Cependant, d’autres habitués du magasin sont eux l’objet d’un dénigrement virulent.
45Car à côté de ces relations plus ou moins amicales mais toujours courtoises, il existe aussi de fortes inimitiés, un rejet total de ceux que Titi désigne comme « les squatters », seule catégorie qu’il me propose spontanément et visiblement très importante pour lui. Qu’est-ce qu’un « squatter » ? En tant qu’observateur, la seule vraie différence que j’ai pu constater avec les autres visiteurs est qu’il n’est pas apprécié par les vendeurs et le patron, mis à part Pierre. La différence est donc dans le jugement du groupe : ce sont les critères valorisés au sein de l’équipe du personnel (dynamisme, répartie, humour mordant, etc.) qui sont mobilisés pour les évaluer, les « squatters » étant considérés comme en étant totalement dépourvus. La stigmatisation se fait selon les termes proposés par Titi pour décrire un « fan-type », caractéristiques ambiguës puisque les vendeurs eux aussi se revendiquent du fait d’être fan, et qui donc ne prennent sens que par rapport à un jugement formulé selon les critères propres au lieu. Ils forment ainsi l’antithèse du mode de comportement plébiscité par le groupe dominant. Ces clients se tournent en général vers Pierre et sont alors dénigrés selon les mêmes termes. J’assiste par exemple à une mise en scène destinée à en faire partir deux : Maya interrompt leur conversation avec Pierre pour envoyer celui-ci à la Poste ; les deux clients continuent de discuter dans leur coin et les remarques fusent à mi-voix, le stratagème était destiné à les faire partir…
46J’ai également remarqué un jeune homme qui vient régulièrement et qui peut passer un après-midi entier à discuter avec Pierre ou d’autres clients : il est à l’aise, salue tout le monde à chaque fois et semble faire partie des connaissances du personnel ; jusqu’à ce qu’il se présente un jour où Pierre est absent et le magasin désert. Les autres vendeurs l’ignorent et il s’en va, visiblement désemparé et déçu.
47Un autre incident va me permettre de comprendre l’enjeu latent exprimé par la catégorisation et le rejet des individus désignés comme « squatters » : quelque temps après le début de mes observations, Titi reçoit une nouvelle stagiaire : Julie. C’est une lycéenne qui doit effectuer un stage professionnel de quatre jours et qui a choisi la boutique, car elle est passionnée de manga et de dessin (elle passe d’ailleurs ses premières heures au magasin à montrer ses croquis aux autres) et souhaite en faire son métier. Julie semble beaucoup s’investir dans l’univers du manga, elle porte des vêtements à l’effigie de personnages de séries, fréquente les conventions de fans et participe à des cosplay? [19]. Elle ne se montre pas très assidue au travail et dessine, lit ou discute sans que Titi ne lui fasse de remarque.
48Le lendemain, elle dessine au comptoir quand arrive un groupe de trois filles, ses amies. Elle leur montre ses achats (effectués la veille), puis elles se mettent à parler de mangas, se racontant les épisodes manqués de leurs séries favorites. Elles semblent connaître Titi et plaisantent avec lui en se proposant comme prochaines stagiaires. Les filles sont plutôt énervées et bruyantes, et je note qu’elles « prennent possession du magasin » tout en constatant que, pour le moment, Titi reste calme et se contente de les rappeler à l’ordre lorsque le volume sonore s’élève trop.
49Mais au bout d’un moment il s’approche de moi pour me dire, d’un ton excédé : « Y faut le noter ça, les gamines qui squattent ! » Puis, ayant subrepticement jeté un œil sur mon cahier : « C’est tout à fait ça, prennent possession du magasin ! » C’est donc là que se situe le problème, autour de l’occupation du lieu.
L’espace du magasin : un territoire pour les fans ?
50La boutique est avant tout un lieu commerçant dont la vocation est de fournir en mangas et produits dérivés les personnes intéressées. Mais la spécificité des objets vendus fait qu’une grande majorité des individus qui fréquentent les lieux sont des fans, membres de la même communauté de goût. Ils s’y rendent donc pour y effectuer des achats, mais les visites assidues de certains laissent à penser que ceux-ci cherchent également à se regrouper de manière concrète, à être inscrits dans un espace physique qui leur permette de se sociabiliser en tant que fans et d’entretenir des relations d’amitiés et de proximité. C’est en partageant sa passion qu’on la fait vivre, car « on ne devient pas fan tout[e] seul[e] devant son poste »? [20], il est nécessaire d’être reconnu par ses pairs pour que la désignation prenne un sens. En plus d’être un espace d’approvisionnement, le magasin est donc aussi l’occasion pour chacun de pénétrer l’univers des mangas, d’être au centre du réseau informel qui se tisse entre passionnés. On peut donc penser que chaque client, s’il choisit de se déplacer, le fait aussi par goût et désir du contact avec le lieu et les individus qui l’habitent? [21]. Ceux qui ne font que cela, venir sans acheter, sont les plus demandeurs ; d’où leurs visites fréquentes, leurs déambulations devant les vitrines (qui s’apparentent à un va-et-vient rituel où en arpentant l’espace on se l’approprie) et surtout les nombreuses discussions. Cependant, l’espace n’est pas neutre, il est avant tout investi par les membres du personnel, groupe dominant et occupant légitime, de par l’exercice du métier de vendeur.
51C’est la désignation de certains clients comme « squatters » qui nous indique cette problématique spatiale : le terme au sens propre se rapporte au fait d’occuper un lieu sans y avoir été autorisé et, puisque tous ceux qui viennent sans acheter ne sont pas stigmatisés, il en résulte que les « squatters » le sont parce qu’ils n’y ont pas été conviés, ou tout au moins que leur présence n’est pas considérée comme légitime par les vendeurs. De plus, cette étiquette négative se double d’une utilisation péjorative du terme fan.
52Le personnel stigmatise des fans jugés caricaturaux (d’où les propos de Titi qui d’emblée attire mon attention sur ces personnages, pour mieux affirmer qu’il n’en est pas un). Mais tous ceux qui ont des attitudes similaires ne sont pas rejetés dans cette catégorie et les vendeurs se comportent souvent de la même manière, bien qu’ils reprochent aux « squatters » une hystérie qu’eux-mêmes sont parvenus à maîtriser (Maya me racontera son émerveillement les premières fois où elle s’est rendue dans un magasin de mangas, le temps passé dans la boutique avant d’y devenir vendeuse).
53Dans ce contexte, on voit que le terme « fan » a un statut paradoxal : c’est une désignation positive lorsqu’elle s’applique aux personnes considérées comme légitimes au sein de l’espace du magasin, qui rend compte du lien communautaire et implique le partage du même répertoire de références. Par ailleurs, « fan » est une désignation négative et péjorative lorsqu’elle s’applique aux individus mis à l’écart, en vertu d’un jugement qui considère que leur attitude exacerbée et « hystérique » nuit à l’image que souhaitent donner les vendeurs et le patron. On retrouve ici le phénomène décrit par D. Pasquier à propos de la série Hélène et les garçons : différentes communautés de goût se positionnent en fonction d’une image caricaturale véhiculée par le sens commun (« le fan, c’est toujours l’autre »? [22]) En effet, certains propos de Titi le montrent très soucieux de l’image extérieure du manga et de ses amateurs, tout en étant très averti des critiques qui ont pu être formulées. A plusieurs reprises, il me mettra en garde : « Tu sais, le manga c’est pas que sexe et violence », phrase qu’il reprend dans une interview parue dans un journal régional. Ces paroles montrent qu’il a totalement intégré à la fois le discours et les arguments du débat anti-manga? [23] et également la caricature du fan véhiculée par le sens commun. Il cherche donc absolument à s’en distinguer, à éviter la caricature négative. De plus, je l’entendrai murmurer à Benoît avec ironie à propos de deux clients qu’il trouve « puérils et fatigants » (et qu’il désigne logiquement comme des « squatters ») : « On dit toujours que les mangas c’est sexe et violence mais quand tu les vois… ». Ses propos sont apparemment ambigus, mais ils prennent sens si on garde à l’esprit que cette dépréciation et cette ironie ne s’appliquent pas de manière indifférenciée : les clients que j’ai regroupés sous l’étiquette acheteurs échappent à ces critiques. Celles-ci ne sont appliquées qu’à ceux qui viennent en visite et ne sont pas déjà liés avec des membres du personnel, profitant de leur passage pour discuter (avec Pierre, mis à l’écart au sein du personnel) et échanger plus que pour dépenser leur argent. C’est donc la manière d’investir l’espace du magasin qui pose problème et qui se traduit par l’étiquetage en tant que « squatters » : ceux qui viennent sans acheter « nient » la fonction première du lieu, ils sont perçus comme s’arrogeant un droit à occuper les lieux en tant que membres d’une communauté large, où le magasin représente un espace privilégié, où il est possible de s’immerger dans l’univers du manga et ainsi de faire vivre sa passion. Mais pour le personnel, ce même espace est avant tout un lieu de travail, voué au commerce et dont le but premier est de faire du bénéfice (même si la position leader du patron laisse à penser que cette fonction est avant tout voulue par Titi et imposée à l’aide des règles de comportements en vigueur pour être accepté au sein du groupe). Norme de comportement et catégorisation des clients recouvrent ainsi la volonté de marquer la fonction commerciale du lieu et d’établir le statut spécifique des employés.
Logique commerciale et logique passionnelle : une articulation problématique
54Le récit de cette expérience ethnographique est donc celui d’un affrontement, en partie dû à la spécificité des produits vendus. En effet, être fan ne consiste pas uniquement en une désignation, ce terme recouvre un mode de comportement qui met en jeu un parcours individuel et collectif, l’acquisition et la circulation d’un savoir spécialisé, partagé par la « communauté imaginée »? [24] formée par les passionnés d’un même objet. Dans l’introduction de l’ouvrage collectif Passions ordinaires, C. Bromberger définit la passion ordinaire comme un hobby, un loisir qui se caractérise par « une orientation affective stable vers des objets singuliers »? [25], vécue par les individus comme la « manifestation d’un choix constructif, donnant sens à une existence authentique », tout en inscrivant ce phénomène dans des dynamiques de groupe, des collectifs au sein desquels les passionnés échangent et mettent en commun ce loisir considéré comme un moyen personnel d’expression identitaire? [26]. Les travaux sur les fans ont ainsi permis de comprendre que ces collectifs fonctionnaient par et pour la construction d’un répertoire de références communes, dont la possession permet d’être identifié comme fan, membre d’une communauté? [27] (celle-ci est « imaginée » dans le sens où ces membres ne se connaissent pas forcément, ils sont reliés entre eux par le partage d’un même rapport à l’objet de leur passion). En d’autres termes, il s’agit d’une acquisition de connaissances, impliquant que chaque fan aime et maîtrise les objets ainsi valorisés selon des normes et valeurs propres à chaque collectif.
55Le savoir qui fait la compétence des vendeurs est donc aussi celui des passionnés, ce qui réduit une possible « asymétrie d’information »? [28] entre vendeurs et clients et rend plus floue la définition du savoir professionnel, permettant aux clients-fans de s’arroger un droit de regard sur la qualité du service fourni. Celui-ci est en effet considéré en fonction du répertoire de références mis en place au sein de la communauté des passionnés qui se veut être un « équipement du choix »? [29], une instance de prescription en matière de consommation des produits liés au manga au même titre que ceux qui en font un métier. Ainsi, la réputation du magasin et la validation du statut professionnel des vendeurs par la clientèle dépendent pour partie de la correspondance aux attentes véhiculées par la communauté des fans. Or l’animosité marquée de la part du personnel envers certains clients ne leur a pas échappé et certains se sont plaints via les forums spécialisés sur Internet? [30], média utilisé activement par la communauté des fans de mangas :
- J’apprécie la marchandise mais pas forcément les gens qui sont dedans.
- […] Bah, déjà avant, ils se la racontaient grave […].
- […] Ils ont une façon de se foutre de la gueule du client qui est pitoyable.
- […] Je ne me fais pas trop d’illusion, ce n’est pas parce qu’ils changent d’endroit? [31] qu’ils changeront de mentalité et ça c’est franchement triste? [32].
- [Dans ce magasin] divisé en deux parties, il n’y a que la section manga-livre qui est valable (avec un bon vendeur, un grand costaud), tandis que sa partie figurine me fait gerber (et ses vendeurs aussi, car soit ils n’y connaissent rien et appliquent la leçon du patron, soit ils s’y connaissent, surtout un grand maigre plein de boutons, et se foutent royalement de notre gueule, c’est pas au choix, il y a les deux cas dans ce magasin). […] Bref pas que du bon, et il y a surtout un vendeur qui me dégoûte dans ce magasin, [ ] qui s’y connaît mais se fout royalement de ma gueule à chaque fois (voui, j’avoue, je fais l’ignorant naïf en Saint Seiya) !? [33]
57Les clients dénigrés ont pris conscience de cette mise à l’écart et, en se plaignant du magasin, ont avancé des arguments liés à l’attitude, aux compétences et à l’honnêteté du personnel, en les jugeant par le biais des normes circulant au sein de la communauté des fans : ceci traduit l’existence de deux perspectives antagonistes (celle des commerçants professionnels et celle des fans), qui revendiquent chacune une légitimité en tant qu’« équipement du choix ». Les vendeurs possèdent et manipulent les références du monde du manga qui font d’eux des experts, mais ces références proviennent de la communauté des fans et sont accessibles aux passionnés sans que ceux-ci les utilisent à des fins professionnelles. Être reconnu en tant que vendeur nécessite donc de dépasser le statut de fan (tout en en étant toujours investi), afin que la spécificité commerciale soit acceptée et reconnue. On peut ici invoquer les notions de « licence » et « mandat », telles que les a définies E. Hughes? [34] : un groupe de professionnels, pour exister en tant que tel, doit s’être « fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services », tout en « [revendiquant] un mandat pour définir les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche à leur travail ». Le conflit provient donc d’un décalage de conception de l’activité du personnel : l’équipe des vendeurs, emmenée par Titi, a tenté d’établir une limite très marquée avec les clients et par là avec la communauté des fans. Selon cette perspective, l’espace du magasin repose sur cette communauté, mais il est avant tout dédié au commerce, les valeurs positives sont celles liées à la vente car on est dans un espace professionnel où les vendeurs exercent leur métier. « Squatter » la boutique n’est donc pas acceptable car c’est un comportement qui n’entre pas dans le mandat revendiqué par les vendeurs. Pour ces fans « squatters », au contraire, cette revendication est abusive : ils considèrent que la différence statutaire des vendeurs n’est pas prioritaire sur leur statut de fans, et qu’à ce titre, en tant que membres de la même communauté de goût, ils sont en droit d’occuper un lieu dédié à leur passion.
Conclusion
58Au regard des éléments présentés ici, il apparaît que le conflit que j’ai pu percevoir lors de mes observations s’est amplifié : en 2002, au moment de cette enquête, le magasin était en pleine ascension, et il a ensuite déménagé pour un local situé dans la même rue que la boutique concurrente ; c’est ensuite qu’il a commencé à péricliter et qu’ont eu lieu les changements de noms et le dernier déménagement (dans un autre quartier, moins commerçant). On peut donc penser que le mécontentement des fans mal accueillis y a contribué en partie en bâtissant peu à peu une réputation négative, par le biais d’Internet et du bouche-à-oreille, et en les amenant à se tourner vers d’autres boutiques :
Le conflit régnant dans la boutique a sans aucun doute nui à son image, et l’animosité non déguisée envers certains a été comprise comme une attitude anti-commerciale et en rupture avec la communauté des fans à laquelle s’adresse ce type de commerce. Le patron a ainsi fait ce qu’on pourrait appeler une erreur d’estimation : il a mis ses compétences au service des clients dits « sérieux », c’est-à-dire ceux qui lui rapportaient un bénéfice immédiat en dépensant de fortes sommes d’argent et a rejeté sans appel les « squatters » inutiles car ne lui apportant pas une rentabilité immédiate, en les dénigrant en tant que fans, sans penser au mode de fonctionnement et de sociabilité des fans. Ceux-ci, en tant que « communauté imaginée »? [36], échangent activement, par le biais de médias tels qu’Internet et les critiques mises en ligne ont donné une image peu engageante de la boutique, décrivant un personnel qui ne respectait pas leurs valeurs. Ainsi, on retrouve dans bon nombre de déclarations lues sur Internet des plaintes à propos du fait que les clients ne soient pas pris au sérieux, qu’il n’y ait pas de discussions possibles (échanger autour de l’objet est une activité importante des passionnés) car on se « fout de la gueule des clients », on « raconte n’importe quoi ». Il en ressort que certains fans ont eu l’impression qu’on cherchait uniquement à leur vendre au prix fort des produits qu’eux intègrent dans un rapport passionné, qui sont, au-delà de simples objets de consommation, des supports de la passion. La licence et le mandat revendiqués par les vendeurs ne correspondaient pas à l’idée que se font certains fans (ceux qui ont été rejetés) du métier de vendeur, qui devient particulier dans le cadre d’objets liés à la passion : il faut savoir accueillir ces fans en reconnaissant une similitude (l’appartenance à une même communauté). Ici un jeu social avait cours, le personnel s’arrogeait le droit de choisir ceux qui avaient légitimité à occuper l’espace de la boutique, et de plus critiquait les autres en les attaquant sur ce qu’ils pensaient partager avec ces vendeurs : le fait d’être fan. L’échec du magasin semble donc en partie dû à cette non-correspondance entre les attentes des fans et la revendication des vendeurs. On peut ici faire appel à la notion de « qualcul » développé par F. Cochoy : au-delà du calcul purement mathématique (lié au coût d’un produit), les consommateurs mettent en place un dispositif d’« appréciation qualitative rationnelle des alternatives »? [37], c’est-à-dire qu’ils font appel à des ressources qui vont orienter choix et opinion. Ici, c’est la communauté des fans qui fait fonction d’« équipement du choix » : le personnel a été considéré comme irrespectueux vis-à-vis des passionnés, et les jugements négatifs ont incité les fans à se tourner vers d’autres lieux. Il est d’ailleurs intéressant de voir que chaque nouvelle ouverture d’un magasin spécialisé est relevée et commentée sur des forums de discussion, les critiques (plus ou moins formalisées) faisant une grande place à l’accueil reçu ; un magasin spécialisé dans ce type de produits, destinés à un public de passionnés, est inévitablement conçu comme un espace à investir par ces fans. Le patron de la boutique observée a sans doute compris cette problématique, mais sa manière de la résoudre, ouvertement conflictuelle, n’a sans doute pas été la plus efficace.- [C’est] la seule boutique que je connaisse à Lille […], mais je n’ai pas envie de donner leur adresse sur le site […] pour ne pas leur faire de pub.
- Etant moi-même du coin, je ne connais pas d’autres adresses dans Lille. Et comme toi je n’aime pas beaucoup [ce magasin]? [35].
Bibliographie
Références
- ANIMELAND (2003), « Le petit monde de la japanim’ et des mangas », Hors-série n°5, Paris, juin.
- BROMBERGER C. éd. (2002), Passions ordinaires, Paris, Hachette Pluriel, Références.
- CANU R., MALLARD A. (2006), « Que fait-on dans la boutique d’un opérateur de télécommunications? », Réseaux, n°135-136, p. 161-191.
- COCHOY F. (2002), Une sociologie du packaging ou l’âne de Buridan face au marché, Paris, Presses Universitaires de France.
- GAUMER P., RODOLPHE (1997), Faut-il brûler les mangas ?, Blois, BD Boum.
- HUGHES E. (1996), Le regard sociologique, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales.
- JENKINS H. (1992), Textual Poachers, New York, Routledge.
- LARDELLIER, P. (1996), « Ce que nous disent les mangas », Le Monde Diplomatique, décembre 1996, p. 29.
- LE BART C. (2000), Les fans des Beatles. Sociologie d’une passion, Presses Universitaires de Rennes.
- LURÇAT L. (1981), À cinq ans seul avec Goldorak. Le jeune enfant et la télévision, Paris, Syros.
- MAIGRET E. (1999), « Culture BD et esprit manga », in Réseaux, n° 99, p. 241-260.
- SCHMIDT J. (2004), Génération manga, Paris, Flammarion.
- PASQUIER D. (1999), La culture des sentiments, Paris, Maison des Sciences de l’Homme.
- ROYAL S. (1989), Le ras-le-bol des bébés zappeurs, Paris, Laffont.
- TILLON F. (2006), Culture Manga, Paris, Nouveau Monde Éditions.
Notes
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[1]
Communiqué officiel des organisateurs, chiffres disponibles sur : www. animanga. fr/ news-807-japan-expo-8-le-carton-plein. html, page consultée le 15 juillet 2007.
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[2]
Ce terme regroupe les diverses productions de culture populaire contemporaine nippone : musique, mode, jeux vidéo, produits dérivés, etc.
-
[3]
La progression a été constante depuis 1991. En 2007, 1152 mangas, 130 manwhas et 97 œuvres originaires d’autres pays d’Asie ont paru en France. Source : Bilan 2007 de l’Association des Critiques de Bande Dessinée, consultable sur la page : www. acbd. fr/ bilan-2007. html#4, page consultée le 21 janvier 2008.
-
[4]
Dans un article daté de 1996, E. Maigret donne ainsi à voir les prémisses de la constitution d’une communauté autour du manga et de l’animation (les deux vecteurs majeurs et premiers de la diffusion de la pop culture japonaise en France) en présentant la possible « aristocratisation du rapport au manga », en germe dans les activités et le mode de rassemblement des fans les plus âgés, adolescents ou jeunes adultes (MAIGRET, 1999, p. 241-260).
-
[5]
Lors de cette première rencontre, j’ai brièvement expliqué au patron du magasin le but de cette démarche : effectuer un travail de recherche dans le cadre de mes études universitaires d’ethnologie ; à cette période, sans être moi-même « fan de manga », je partageais certaines connaissances liées au visionnage de dessins animés japonais sur les grandes chaînes hertziennes dans les années 1980-1990 et un intérêt personnel pour le Japon m’a permis de me déclarer « sympathisante » de cette forme de divertissement.
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[6]
Depuis 2002, date de cette enquête, plusieurs autres boutiques spécialisées se sont implantées à Lille. Il en existe actuellement quatre vendant le même type d’articles.
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[7]
Le déménagement aura lieu quelques mois plus tard.
-
[8]
Déclaration faite par le patron lors du premier contact.
-
[9]
Figurine d’un personnage issu de la série Saint Seiya - Les Chevaliers du Zodiaque.
-
[10]
Déclaration relevée sur Internet, sur la page : www. saintseiyaforum. com/ viewtopic. php? p= 43738&sid= 4a31baa88eb96bc025ce7ab7aeee1486, page consultée le 25 juin 2007.
-
[11]
Selon ses propres termes.
-
[12]
Terme qu’il utilise pour qualifier les clients qui s’attardent, parfois longuement, sans acheter ou très peu, et qui cherchent à discuter avec les vendeurs ou les autres clients.
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[13]
« Ils sont gamins dans leur tête. »
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[14]
HUGHES, 1996.
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[15]
Grégory, son petit ami, est assimilé de loin à ce groupe car il est fan et salarié, même si c’est dans une autre boutique.
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[16]
Copie vantée par Titi, dans la logique de correspondance aux critères que lui-même met en avant dans l’espace qu’il dirige.
-
[17]
Jeunes stars japonaises de variétés.
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[18]
Cet exemple sera par ailleurs renforcé par la manière dont le DVD sera livré à la cliente : lors d’une visite postérieure, Maya et Titi lui cachent l’avoir reçu et le brandissent au dernier moment, faisant ainsi de cet achat une plaisanterie sur le mode de la connivence.
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[19]
De « costume and play » : il s’agit de se déguiser en un personnage de série, afin de participer à des concours lors des conventions qui rassemblent les fans.
-
[20]
PASQUIER, 1999, p. 193.
-
[21]
Il existe également un système de vente par correspondance.
-
[22]
PASQUIER, 1999, p. 213.
-
[23]
Le manga et l’animation japonaise ont été très critiqués en France dans les années 1980 et 1990. Un débat public a eu lieu, qui dénonçait « la violence », « la bêtise » et « la médiocrité » de ce type de programmes, alors considérés comme nocifs pour les enfants. Voir LURÇAT, 1981 ; ROYAL, 1989 ; GAUMER, RODOLPHE, 1997 ; LARDELLIER, 1997 ; SCHMIDT, 2004.
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[24]
PASQUIER, 1999.
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[25]
BROMBERGER, 2002, p. 25.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
JENKINS, 1991 ; LE BART, 2000.
-
[28]
CANU, MALLARD, 2006, p. 184.
-
[29]
COCHOY, 2002.
-
[30]
Les propos cités ici sont des exemples représentatifs ; pour être retenus, ces déclarations devaient citer explicitement le nom du magasin (enlevé des citations dans un souci d’anonymat). L’orthographe a été corrigée mais la ponctuation laissée en l’état.
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[31]
Suite à l’un des trois changements de locaux du magasin.
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[32]
Déclarations relevées sur Internet, sur la page : www. declic-images. com/ declic/ forum_declic/ lire_post. php? &id_post= 20184&start_post= 60, messages datés du 24 janvier 2006 au 24 avril 2006.
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[33]
www. saintseiyaforum. com/ viewtopic. php? p= 43738&sid= 4a31baa88eb96bc025ce7ab7aeee1486, message daté du 22 février 2005.
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[34]
HUGHES, 1996, p. 99.
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[35]
http:// forum. animeland. com/ index. php? post= 35035, propos échangés du 23 au 24 octobre 2003.
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[36]
PASQUIER, 1999.
-
[37]
COCHOY, 2002, p. 207.