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Les étudiants, dans les différents cours, présentent à la fois de travaux écrits et performatifs. Durant la seconde année, ils choisissent de valider leur master soit avec un projet théorique, qui prend la forme d’un mémoire, soit avec un projet pratique, qui prend la forme d’un objet artistique. Les modules de la première année comprennent : histoire de la danse, théorie de la danse ; esthétiques contemporaines et performance ; chorégraphie/pratique artistique ; pratique de danse, formation du corps, recherche en mouvement ; art et musique ; management et organisation ; développement de projet.
1Bojana Kunst a fondé un master « Chorégraphie et performance » au sein de l’université de Giessen (Allemagne).
2« J’ai toujours pensé la dynamique théorie-pratique à partir de la fonction de l’amitié ; une amitié pourtant assez étrange, fondée sur une proximité telle qu’elle en devient paradoxale, comme deux amis si proches qu’ils peinent à se distinguer, à se reconnaître – alors qu’ils sont bien singuliers. Une proximité intense, donc, mais pas une fusion totale, pour rester dans une dynamique productive. L’amitié implique une fonction bien pratique : c’est quelque chose qui se performe, il faut rencontrer l’autre. Je pense que l’enjeu de la relation théorie-pratique est principalement de mettre en place cette proximité paradoxale – plus que de poser la question des positions respectives de la théorie et de la pratique, de se demander si elles ont le même pouvoir, la même validité …
3Cette conception du lien théorie-pratique est liée à mon expérience, étant à la fois dramaturge et philosophe, et à la résistance que j’ai toujours eue face à la représentation de la théorie comme agissant de l’extérieur, observant les choses à distance, ou, pire encore, comme un ensemble de concepts destinés à être mis en application dans la pratique. Les questions de théorie sont toujours basées sur la pratique : il est impossible d’articuler des questions sans les organiser de façon pratique ; elles émergent d’un besoin pratique. D’un autre côté, j’ai aussi travaillé avec des gens qui n’approchaient pas la théorie comme un ensemble d’éléments mobilisables pour leur pratique, mais plutôt comme un champ, un paysage à visiter …
4D’une façon ou d’une autre, l’articulation théorique est conduite par des questions pratiques. C’est-à-dire que les questions théoriques ne sont pas abstraites, mais bien matérielles – et je crois que là, il y a aussi une dimension politique : non parce que toute théorie serait politique, mais parce qu’une question pratique est presque toujours immédiatement politique, en ce sens qu’elle demande à être articulée et partagée : le fait de la rendre visible la rend active. Et en termes d’activité, la pratique artistique, comme la théorie, est un processus de pensée, investissant peut-être moins le langage (l’outil principal de la théorie), mais qui soulève des questions et implique vis-à-vis de ces questions une activité spéculative. La théorie et la pratique se rejoignent donc aussi en ce qu’elles sont toutes deux des procédures de spéculation, de projection.
La théorie institutionnalisée : une position de pouvoir à défaire
5S’il y a une crainte vis-à-vis de la théorie comme ensemble d’éléments censés être « appliqués » dans la pratique, elle vient de la théorie institutionnalisée : quand la théorie est quelque chose qui provient d’une position de savoir hiérarchique, qui se présente comme un regard extérieur et surplombant. La théorie vient alors se plaquer sur la pratique, comme un instrument de pouvoir venu d’un cadre distant et différent. Et là, c’est bien la question du cadre qui se pose, et la nécessité de penser d’autres modes de proximité. Il faudrait protéger plus encore cette proximité théorie/pratique ; elle est d’autant plus menacée que l’exigence de rentabilité, aujourd’hui, nous pousse à produire des savoirs efficaces, applicables rapidement … Et que les modes de travail artistique s’institutionnalisent eux aussi : on voit déjà circuler des concepts – sur la façon d’adopter une démarche conceptuelle dans la production artistique, par exemple – qui, au lieu de simplifier la relation théorie-pratique, la rendent encore plus épineuse.
6On entend souvent les artistes dire que leur processus de travail « est encore trop fragile » pour que la théorie intervienne. J’ai toujours été frappée par ce point qui sous-entend que la théorie, elle, est déjà solide et aboutie – c’est ce qu’affiche une certaine théorie institutionnalisée, qui se présente comme un « processus complet ». Or je crois que la théorie et la pratique sont également fragiles. Développer des concepts, des pensées serait impossible si la théorie n’était pas suffisamment fragile et liée au concret de la pratique. La théorie est donc en danger, constamment. Quand on travaille en tant que théoricien au sein d’un processus de création artistique, le savoir ne fournit pas d’alibis : on ne peut s’appuyer que sur la proximité avec la pratique pour trouver l’articulation des éléments entre pratique et théorie, pour trouver un langage opérant, de façon très matérielle.
Questionner l’espace-temps du travail : pour des idées situées
7Le master « Chorégraphie et performance » de l’université de Giessen s’adresse à des étudiants dont certains ont surtout un parcours artistique, et d’autres surtout un parcours universitaire, mais qui font tous preuve à la fois d’un intérêt pour la recherche académique et d’une réelle pratique corporelle et artistique [1]. Je souhaite qu’il travaille précisément cette proximité théorie-pratique : qu’il ouvre d’autres voies pour penser la façon dont on « fait de la théorie », dont on peut étendre son champ d’action, en la pensant comme un mode de création et non comme un savoir existant destiné à être appliqué, ou simplement confirmé dans la pratique. Nous travaillons dans un contexte favorable à cette idée : l’Institut d’études théâtrales appliquées de Giessen a été, au début des années 1990, l’un des premiers programmes artistiques universitaires d’Allemagne à introduire la question théorie-pratique sur le mode d’un rapprochement. S’il y a de la tension dans la dynamique théorie/pratique, elle vient généralement d’un usage spécifique de la théorie (situé au niveau du cadre institutionnel : le cadre peut devenir très puissant, il peut bloquer le potentiel des relations) quand la théorie devient la répétition d’un canon, qu’elle s’imagine comme un ensemble de concepts susceptibles d’être un support pour la pratique … Mais elle est rarement pensée en termes d’articulation. L’enjeu, au contraire, est de comprendre comment chacun peut, dans un cadre spatial et temporel singulier, articuler ses intérêts matériels et théoriques à partir de ses questions propres.
8Plus concrètement, nous travaillons sur la façon dont les éléments peuvent circuler. La plupart des séminaires opère dans l’interstice entre théorie et pratique ; des questions émergeant de la pratique sont convoquées dans la théorie, et la partie théorique ne se construit pas sur un mode prédéfini, mais explore concrètement des modes de travail. L’objectif est de s’ouvrir aux concepts théoriques et simultanément d’étendre, de reconfigurer le champ de la théorie : qu’est-ce qu’une question issue de la pratique fait à la théorie ; comment permet-elle d’aller plus loin dans la réflexion, et même de construire des concepts à partir de la pratique ?
9Or activer dans la théorie une question issue de la pratique conduit à requestionner l’espace-temps dans lequel on travaille. Il n’y a, en effet, pas de position « pure », de point de départ innocent : il est toujours situé et singulier. Et cette mise en situation est en outre travaillée par les modes de travail collaboratifs induits par le rapprochement entre pratique et théorie : observer la situation, la configuration de départ, la discuter, ce qui ouvre vers d’autres questions théoriques … La situation devient le terrain matériel à partir duquel les questions se posent : il s’agit d’un processus, on pense à partir d’une situation, plus qu’à partir d’une idée.
10Et ce dernier point, partir d’une idée, conduit peut-être encore plus loin la tension entre théorie et pratique : si je pars d’une idée, je dois l’appliquer – mais avec quels critères … ? Il importe, dans un processus d’étude, de s’attaquer à la question de que c’est qu’avoir une idée – et de l’aborder non comme une abstraction, mais bien en tant que question matérielle et précisément située. Quand on part d’une idée, la pratique devient l’outil pour la développer, et l’idée est l’outil pour conceptualiser la pratique (il y a toujours le danger de réduire les disciplines à un outil). Or un outil, presque toujours, ne fait qu’appliquer une chose à quelque chose d’autre : on est loin de la dynamique qui permet à quelque chose d’advenir, de s’inventer … Si une idée n’est pas ancrée, située, elle se présente comme universelle ; il est alors très difficile de développer la pratique, car on est toujours ramené à cette idée qui engloberait tout. On peut au contraire partir d’une situation, observer ce qu’elle produit, quelles coïncidences apparaissent … Il s’agit d’inventer des modalités de travail au sein même de la pratique, de la théorie, et dans l’entre-deux. »
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Les étudiants, dans les différents cours, présentent à la fois de travaux écrits et performatifs. Durant la seconde année, ils choisissent de valider leur master soit avec un projet théorique, qui prend la forme d’un mémoire, soit avec un projet pratique, qui prend la forme d’un objet artistique. Les modules de la première année comprennent : histoire de la danse, théorie de la danse ; esthétiques contemporaines et performance ; chorégraphie/pratique artistique ; pratique de danse, formation du corps, recherche en mouvement ; art et musique ; management et organisation ; développement de projet.