Notes
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[1]
Une élasticité, en économie, mesure la variation d’une grandeur provoquée par la variation d’une autre grandeur. Une élasticité-prix, par exemple, mesure de combien une grandeur (offre ou demande) répond à un changement dans les prix, tandis qu’une élasticité-revenu désigne la réaction à une variation du revenu.
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[2]
Le multiplicateur keynésien est l’effet selon lequel les dépenses des uns font les revenus des autres : ainsi, si l’État dépense 100 euros et que les individus en moyenne en consomment 80 %, alors le récipiendaire de la dépense publique épargnera 20 et dépensera 80, qui atterriront dans la poche d’une autre personne qui dépensera 64 et épargnera 16, etc. Ainsi, la production n’augmentera pas de 100, mais de 100 / (1-0,8) = 500.
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[3]
M. Pfaff et Ch. Sartorius (2015), dans une des rares études sur la question, rapportent des effets relativement faibles, entre 2,5 et 10,5 % suivant les matériaux, avec une moyenne de 3,8 %, mais leur méthodologie, uniquement fondée sur les complémentarités en interconnectivités entre secteurs, ne permet pas d’explorer l’effet-croissance.
1Alors que le Royaume-Uni victorien se posait en fer de lance d’une révolution industrielle sise sur l’énergie du steam et du coke, certaines inquiétudes pointèrent au tournant des années 1860 le possible épuisement des réserves de charbon du pays. C’est à cette occasion que l’économiste William Stanley Jevons (1835-1882) publie Sur la Question du charbon (1865). Dans cet ouvrage, il observe que le progrès galopant dans l’efficacité énergétique des machines à vapeur n’a pas réduit l’usage de la ressource à l’échelle macroéconomique. Bien plutôt, les moindres besoins en charbon se traduisant par un moindre coût de l’énergie et donc des économies pécuniaires, les industriels réinvestissaient ces gains dans de nouvelles machines, annulant les gains par machine par une augmentation extensive de l’échelle de production. L’amélioration technique a donc, in fine, un effet pervers d’augmentation de la consommation de l’intrant énergétique.
2Ce « paradoxe de Jevons », aujourd’hui appelé « effet-rebond », fait l’objet de discussions qui traversent les débats sur la transition écologique. En effet, on risquerait, en améliorant l’efficacité énergétique des machines, des voitures ou des bâtiments, voire en diminuant le contenu en ressources de la production, de consommer davantage d’énergie et de matériaux, et d’émettre davantage de gaz à effet de serre. Si cela était avéré, alors la transition s’en trouverait encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà, voire impossible.
3Il convient d’analyser les possibles mécanismes régissant l’effet-rebond, pour ensuite tenter d’en produire des estimations empiriques, et d’en tirer toutes les leçons en termes d’enjeux de régulation et de politiques publiques.
Les différents effets-rebond
4Depuis Jevons, les économistes ont cherché à analyser avec précision les canaux de transmission de l’effet-rebond. Ils en distinguent quatre (Gillingham, Rapson et Wagner, 2016). Deux sont d’ordre microéconomique :
5L’effet direct : L’amélioration de l’efficacité énergétique entraîne une plus grande consommation du bien nécessitant l’intrant énergétique. Ainsi, une voiture plus économe en essence coûtera moins cher au kilomètre, d’où une incitation à finalement rouler davantage.
6L’effet indirect : Les gains pécuniaires tirés de la moindre consommation énergétique sont dépensés pour l’achat d’autres biens, dont la production nécessite de l’énergie et dont le processus peut être polluant. Par exemple, l’essence économisée sur plusieurs mois du fait d’une voiture moins polluante permet d’acheter un billet d’avion.
7Ces deux effets dépendent du jeu des élasticités-prix et élasticités-revenu [1] des demandes des individus, qui vont entraîner des ajustements dans leurs paniers de consommation (Sorrell et Dimitropoulos, 2008) et vont varier selon les degrés de substituabilité et complémentarité entre différents types de services énergétiques (Chan et Gillingham, 2015). À ces effets observables à l’échelle de l’agent économique s’ajoutent deux autres, au niveau de l’économie tout entière :
8L’effet de marché : Il s’agit du corollaire de l’effet microéconomique direct à plus grande échelle. La demande totale d’énergie ou de ressource baissant, son prix va diminuer, rendant certaines activités rentables, qui, elles, augmentent la demande. On peut ainsi imaginer un report du fret ferroviaire vers le fret routier si le transport routier devient moins cher car la consommation d’essence au kilomètre diminue.
9L’effet-croissance : Une amélioration de l’efficacité énergétique ou matérielle peut affecter positivement la croissance de plusieurs manières, et mener à une consommation d’énergie plus grande à l’échelle macroéconomique. Un secteur plus efficace peut inciter à l’investissement et donc grandir jusqu’à compenser ou surcompenser les gains initiaux. Si ce secteur est central dans le système de production, ces gains peuvent se transmettre à toutes les autres branches sous la forme d’une productivité accrue, et ainsi stimuler la croissance économique, et donc l’utilisation de ressources et d’énergie. De plus, l’argent économisé par une moindre dépense à l’échelle macroéconomique peut servir à mobiliser des ressources en jachère en situation de sous-emploi, donnant lieu à un effet multiplicateur keynésien [2] (Barker, Dagoumas et Rubin, 2009 ; Rezai, Taylor et Mechler, 2013).
10En règle générale, l’effet-rebond total ne sera pas égal à la somme de ces quatre sous-effets, tous étant entremêlés à des degrés divers en pratique. Néanmoins, cette décomposition nous enseigne que les gains attendus seront vraisemblablement inférieurs aux gains espérés. Elle nous offre également des catégories facilement applicables à des études empiriques. En effet, ces canaux théoriques étant globalement consensuels, le problème de l’effet-rebond devient une question empirique : devons-nous craindre un effet-rebond tel qu’observé par Jevons, où les gains potentiels sont surcompensés ?
Devons-nous avoir peur de l’effet-rebond ?
11Le tableau ci-dessous répertorie quelques études des effets-rebond pour plusieurs pays et services énergétiques, c’est-à-dire les usages différents de l’énergie dont le consommateur peut jouir (chauffage, transport…), la magnitude de l’effet-rebond désignant la proportion de l’effet théorique attendu qui n’est pas observée. Je me limiterai ici aux estimations d’effets-rebond énergétiques, qui représentent la quasi-totalité des études.
12Ce tableau illustre à quel point l’estimation des différents effets-rebond est ardue tant les résultats diffèrent, notamment du fait des méthodes employées et de l’horizon d’analyse (Gillingham, Rapson et Wagner, 2016). Des études plus récentes tendent également à trouver des différences marquées entre services énergétiques (Nadel, 2012) et catégories socio-économiques (Chitnis et al., 2014 ; Ryan, Turner et Cambell, 2020). Néanmoins, les effets-rebond dans les pays développés restent inférieurs à 100 %. Cela signifie que même possiblement substantiels, ils ne font que réduire les gains théoriques. Ils ne les annulent pas ni ne les surcompensent : on n’observe donc pas le paradoxe décrit par Jevons.
Lecture Un effet-rebond de 30 % signifie que 30 % des effets théoriques attendus ne sont pas observés.
Quelques estimations d’effets-rebond | |||
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Effets microéconomiques | Direct | Indirect | Pays/Région |
Dimitropoulos et al. (2018) | 10-12 % à court terme 26-29 % à long-terme | OCDE | |
Gillingham et al. (2016) | 20-40 % | États-Unis, Canada | |
Freire-González (2017) | 70-80 % | EU27 | |
Belaïd et al. (2018) | 60 % | France | |
Hediger (2016) | 30 % | Suisse | |
Effets macroéconomiques | Marché | Croissance | Pays |
Broberg et al. (2015) | 40-70 % | Suède | |
Barker et al. (2007) | 10 % | Royaume-Uni | |
Barker et al. (2009) | 30 % à court terme 50 % à long terme | Monde |
Lecture Un effet-rebond de 30 % signifie que 30 % des effets théoriques attendus ne sont pas observés.
13Pour les pays en voie de développement, les preuves empiriques sont rares (Chakravarty, Dasgupta et Roy, juin 2013). Celles qui existent s’accordent sur une magnitude de 50 % à court-terme sur l’effet (Adetutu, Glass et Weyman-Jones, 2016), avec des grandes incertitudes à long-terme ; et de 25-40 % pour les effets microéconomiques (Gillingham et al., 2016).
Les enjeux de l’effet-rebond : incertitude, régulation et justice
14Ces incertitudes appellent à la prudence même si les effets-rebond atteignent rarement 100 %. Des arbitrages entre croissance et économies d’énergie peuvent en effet apparaître (Madlener et Turner, 2016), une hausse de 1 % du PIB pouvant être structurellement associée à une augmentation de 0,6 % de la demande d’énergie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (Giraud et Kahraman, 2014). Enfin, les mesures des effets-rebond en termes de ressources matérielles sont quasi-inexistantes, alors qu’il s’agit d’un aspect crucial de tels effets qui sont de toute première importance pour penser la transition [3].
15Deuxièmement, ce seuil des 100 % n’a aucune raison d’être le seul. Mettons que la puissance publique investisse dans une mesure d’efficacité énergétique, et que l’effet-rebond, dans le long-terme, soit de 50 %. Cela signifie que la moitié de la dépense est perdue, et que pour espérer atteindre les gains théoriques, la dépense doit être au moins doublée. Il y a donc un intérêt certain du régulateur à mettre en place des cadres régulatoires, incitatifs comme institutionnels, et à encourager à des normes de sobriété, afin de limiter l’effet-rebond si celui-ci est élevé.
16Cependant, chercher à limiter à tout prix l’effet-rebond n’est pas sans conséquences en termes de bien-être, voire de justice (Chan et Gillingham, 2015). Si un service énergétique correspond à un besoin (par exemple se chauffer), un effet-rebond peut émerger parce qu’il est la conséquence de la réponse à ce besoin, qui peut être légitime, comme le confort thermique des ménages sous-chauffant leurs habitations afin de limiter leur facture énergétique (Figus, Turner et Katris, 2018).
17Ainsi, l’effet-rebond soulève des incertitudes supplémentaires pour le régulateur et l'oblige à certains arbitrages inattendus. S'il ne remet pas en cause fondamentalement la transition, il représente un défi sérieux pour sa bonne marche.
Bibliographie
Bibliographie
- Adetutu M. O., A. J. Glass et T. G. Weyman-Jones (2016), « Economy-wide Estimates of Rebound Effects: Evidence from Panel Data », The Energy Journal, vol. 37.
- Barker T., A. Dagoumas et J.Rubin (2009), « The macroeconomic rebound effect and the world economy », Energy Efficiency, vol. 2, p. 411‑427.
- Chakravarty D., S. Dasgupta et J. Roy (2013), « Rebound effect: how much to worry? », Current Opinion in Environmental Sustainability, vol. 5, p. 216‑228.
- Chan N.W. et K. Gillingham (2015), « The Microeconomic Theory of the Rebound Effect and Its Welfare Implications », Journal of the Association of Environmental and Resource Economists, vol. 2, p. 133‑159.
- Chitnis M., S. Sorrell, A. Druckman, S. K. Firth et T. Jackson (2014), « Who rebounds most? Estimating direct and indirect rebound effects for different UK socioeconomic groups », Ecological Economics, vol. 106, p. 12‑32.
- Figus G., K. Turner et A. Katris (2018), « Energy saving innovations and economy wide rebound effects », in Jenkins K. E. K et D. Hopkins (dir.) Transitions in Energy Efficiency and Demand, Routledge, Abingdon, p. 156-174.
- Gillingham K., D. Rapson et G. Wagner (2016), « The Rebound Effect and Energy Efficiency Policy », Review of Environmental Economics and Policy, vol. 10, p. 68‑88.
- Giraud G. et Z. Kahraman (2014), « How Dependent is Growth from Primary Energy ? Output Energy Elasticity in 50 Countries ».
- Jevons W. S. (1865), The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of Our Coal-mines, Macmillan, Londres.
- Madlener R. et K. Turner (2016), « After 35 Years of Rebound Research in Economics: Where Do We Stand? », inSantarius T., H. J. Walnum et C. Aall (dir.), Rethinking Climate and Energy Policies, Springer, Berlin, p. 17‑36.
- Nadel S. (2012), « The Rebound Effect: Large or Small? », white paper of the American council for an energy-efficient economy.
- Pfaff M. et C. Sartorius (2015), « Economy-wide rebound effects for non-energetic raw materials », Ecological Economics, vol. 118, p. 132‑139.
- Rezai A., L. Taylor et R. Mechler (2013), « Ecological macroeconomics: An application to climate change », Ecological Economics, vol. 85, p. 69‑76.
- Ryan L., K. Turner et N. Cambell (2020), « Energy Efficiency and Economy-Wide Rebound », in Soytaş U. et R. San (dir.), Routledge handbook of energy economics, Routledge, Londres.
- Sorrell S. et J. Dimitropoulos (2008), « The rebound effect: Microeconomic definitions, limitations and extensions », Ecological Economics, vol. 65, p. 636‑649.
Notes
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[1]
Une élasticité, en économie, mesure la variation d’une grandeur provoquée par la variation d’une autre grandeur. Une élasticité-prix, par exemple, mesure de combien une grandeur (offre ou demande) répond à un changement dans les prix, tandis qu’une élasticité-revenu désigne la réaction à une variation du revenu.
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[2]
Le multiplicateur keynésien est l’effet selon lequel les dépenses des uns font les revenus des autres : ainsi, si l’État dépense 100 euros et que les individus en moyenne en consomment 80 %, alors le récipiendaire de la dépense publique épargnera 20 et dépensera 80, qui atterriront dans la poche d’une autre personne qui dépensera 64 et épargnera 16, etc. Ainsi, la production n’augmentera pas de 100, mais de 100 / (1-0,8) = 500.
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[3]
M. Pfaff et Ch. Sartorius (2015), dans une des rares études sur la question, rapportent des effets relativement faibles, entre 2,5 et 10,5 % suivant les matériaux, avec une moyenne de 3,8 %, mais leur méthodologie, uniquement fondée sur les complémentarités en interconnectivités entre secteurs, ne permet pas d’explorer l’effet-croissance.