Couverture de RCE_024

Article de revue

1. Monnaies alternatives et économies ordinaires

Pages 30 à 39

Notes

  • [1]
    L’espace manque pour offrir une vue systématique des monnaies alternatives. Le ou la lectrice pourra se reporter à Fare (2016) ou Blanc (2018).
  • [2]
    Monnaie communautaire introduite en 2013 au Kenya afin de favoriser et stabiliser le commerce local, dans un contexte de forte volatilité du shilling kényan.
  • [3]
    Monnaie complémentaire créée en 2013 afin d’encourager la population à acheter auprès de vendeurs et producteurs locaux.

1D’où vient la monnaie présente sur un territoire et où va-t-elle ? Quelles sont les incidences de ses flux sur les activités et sur les acteurs qui y sont présents ? Lorsque ce territoire est celui des vies ordinaires, c’est-à-dire de petites activités de production, de distribution et de consommation liées au quotidien ou à la subsistance, ces questions sont rarement étudiées par les économistes. Elles sont pourtant essentielles s’il s’agit de saisir comment les populations vivent concrètement, comment les commerçants et les producteurs vivent de leur activité et quelles transformations sont requises pour améliorer ces conditions.

Les monnaies alternatives, des technologies sociales

2Depuis les années 1980, dans plusieurs dizaines de pays, des structures associatives constituées par des habitants et acteurs socio-économiques des territoires ont précisément œuvré à l’émergence d’innovations monétaires à leur propre destination [1]. Ces projets sont marqués par leur caractère d’innovation sociale plus que technologique, au sens où ils visent d’abord à satisfaire des besoins et des aspirations exprimées par les populations locales au moyen de dispositifs adaptés au contexte, en mobilisant une variété de ressources complémentaires, marchandes et non marchandes, et dont le caractère technologique n’est que secondaire, lorsqu’il est présent (Blanc et Fare, 2012). Ils peuvent être considérés comme des technologies sociales, c’est-à-dire « des produits, des techniques ou des méthodes qui peuvent être réemployés, développés, et/ou mis en œuvre en interaction avec la communauté, et qui représentent des solutions de transformation sociale au travers de l’emploi soutenable de ressources locales » (Rigo et Ventura, 2018).

3Ces projets monétaires alternatifs locaux prétendent ainsi transformer les conditions de vie sociales et matérielles des populations, avec cependant des visées variables. Pour la simplicité de ce texte, on identifiera quatre directions que peut prendre cette transformation (qui ne sont cependant pas clairement séparées les unes des autres et qui peuvent être combinées) : la construction de communautés conviviales et participatives (1), l’amélioration des revenus des ménages (2), le financement d’activités et de projets locaux (3), la soutenabilité (4).

4Dans la plupart des cas, les formes de proximité qui sont recherchées combinent une « proximité spatiale » et une « proximité socio-économique » (Bouba-Olga et Grossetti, 2008) : l’inscription dans un même territoire de vie ordinaire reste un point fondamental à la fois du public rassemblé et du projet visé, point sur lequel peut se déployer la proximité relationnelle. C’est donc l’élaboration d’une communauté monétaire particulière qui est ici visée, où sont combinés un territoire et un projet. Il en résulte un ensemble de pratiques et de réflexions sur des circuits courts monétaires où le développement d’une circulation monétaire endogène est conçu comme un objectif au service du projet.

Exemples de monnaies alternatives comme moteurs de transformations sociales et économiques

SEL et banques de temps, des dispositifs monétaires conviviaux et participatifs

5SEL (Système d’échange local) et banques de temps sont deux premiers groupes de dispositifs monétaires alternatifs où l’on met particulièrement l’accent sur la convivialité et la participation. Les SEL, nés en 1983 au Canada, sont des associations dont les membres échangent des biens et des services comptabilisés en une unité de compte interne (Servet, dir., 1999). Les banques de temps, importées en France en 2011, mais nées dès 1973 au Japon, radicalisent les principes des SEL en se focalisant sur les seuls services et en les comptabilisant au temps passé à les fournir (Fare, 2012). Dans les deux cas, chaque adhérent démarre avec un compte à zéro. La dynamique des échanges impose donc en permanence que des adhérents aient un solde négatif et d’autres un solde positif : ce principe dit de crédit mutuel implique que chaque personne dispose d’un crédit automatique, mais plafonné, dans un cadre de confiance que les proximités et la faible taille du dispositif permettent d’assurer. Les SEL promeuvent la convivialité par des échanges sociaux plus proches de la réciprocité que de l’échange marchand, tout du moins en France car, au Canada, les premières expériences impliquaient des microentreprises dans des rapports marchands et il s’agissait ainsi de promouvoir non seulement des formes de convivialité communautaire mais également d’accès à un financement de court terme. Il faut ajouter que le pari était également de favoriser les conditions de vie matérielle et sociale des personnes qui, en fournissant des services ou des biens de seconde main ou élaborés par elles, pouvaient améliorer leur ordinaire tout renforçant leur confiance en soi. Le groupe des SEL s’est peu à peu orienté presque exclusivement vers l’échange convivial. Quant aux banques de temps, faisant fréquemment l’objet de soutiens publics et d’organisations de l’ESS (Économie sociale et solidaire), elles sont en mesure de contribuer de manière pertinente à l’établissement de formes de confiance sociale dans les quartiers ou dans les territoires où elles sont mises en œuvre.

Des monnaies alternatives qui soutiennent l’amélioration les revenus

6En matière de soutien aux revenus des personnes, les dispositifs sans doute les plus significatifs sont ceux d’un troisième groupe de monnaies alternatives telles qu’elles ont été mises en œuvre dans des pays du Sud. Ce sont des monnaies locales sous forme de billets ou d’avoirs inconvertibles, dans une unité de compte fixée sur la monnaie nationale et que l’on émet de façon forfaitaire lors de l’adhésion d’une personne (ou de son renouvellement). Elles visent l’économie populaire, c’est-à-dire une économie ordinaire ancrée dans la proximité de territoires de vie. Les expériences kényanes depuis le début des années 2010 sont à ce titre particulièrement intéressantes. Elles concernent des bidonvilles où de nombreuses activités économiques populaires sont déployées mais dont le dynamisme dépend fortement des revenus obtenus à l’extérieur par les habitants et des achats réalisés à l’extérieur. L’injection de revenus en une monnaie locale propre au bidonville permet ainsi de limiter les fuites et de dynamiser les transactions internes, et par conséquent de faciliter une forme de développement endogène favorable aux habitants. Dans deux de ces bidonvilles, à partir d’un travail d’enquête portant en particulier sur les pratiques monétaires et les revenus des habitants, Dissaux (2018) a comparé les effets des monnaies locales de type Bangla Pesa [2] et ceux de la monnaie mobile (une forme de la monnaie nationale endogénéisée dans des circuits contrôlés par des compagnies de téléphonie), sur laquelle le Kenya s’est révélé très novateur. Les différences sont très nettes : si la monnaie mobile facilite les transferts d’argent lointains et si elle permet aux habitants de mieux gérer leur épargne, elle contribue néanmoins à vider l’espace du bidonville de ses revenus. Au contraire, la monnaie locale développe les liens sociaux locaux par le partage du projet et la gestion d’un fonds commun en monnaie locale, elle concourt à maintenir les revenus sur le territoire et elle y favorise ainsi le déploiement des microentreprises, à même de renforcer les revenus des micro-entrepreneurs.

Le Palmas, une monnaie alternative qui dynamise l’activité locale

7Un quatrième groupe de monnaies alternatives consiste en monnaies locales qui, cette fois, sont émises en contrepartie de la mise en réserve de leur équivalent en monnaie nationale et reconvertibles sous conditions. Au Brésil, le Palmas a connu un succès foudroyant. Dans ce domaine, cela ne signifie pas que son usage est devenu l’égal du réal brésilien ou qu’il l’a supplanté, mais qu’il a été un outil majeur de l’association locale des habitants (ASMOCONP) pour concourir à améliorer les conditions de vie d’un quartier qui avait été créé de toutes pièces à l’extérieur de l’agglomération de Fortaleza à la suite du déplacement forcé de populations expulsées de la côte dans les années 1970. En réalité, le Palmas est arrivé tard dans la séquence des activités déployées par l’ASMOCONP. Après des luttes fondatrices menées pour l’accès à l’eau et à l’électricité et pour l’évacuation des eaux usées, la fin des années 1990 voit se concrétiser un projet d’institution de microfinance, le Banco Palmas. Cependant ces crédits ne profitaient pas au territoire, par manque de commerces et de producteurs locaux susceptibles de fournir des produits. Après quelques tâtonnements, et moyennant une vaste enquête communautaire sur la nature et l’orientation des dépenses des habitants, a été mise en place en 2002 la monnaie locale Palmas, émise par conversion directe de réaux lors de la fourniture de crédits à la consommation à taux zéro ou lors de la rémunération des employés de l’association. La part des dépenses des habitants réalisées dans le quartier est passée de 20 à 95 % entre 1997 à 2008. Le projet Palmas a poussé le développement d’unités de production et de commerces de produits alimentaires, de détergents ou de textile. Le succès du dispositif, qui ne peut être évalué sans tenir compte de la capacité locale d’auto-organisation et de son inclusion dans un répertoire plus large d’action communautaire, a conduit à l’essaimage d’une centaine de banques communautaires de développement en dix ans, avec l’appui facilitateur du SENAES (Secrétariat national à l’économie solidaire) (França Filho, Rigo et Torres, 2012).

Des monnaies alternatives qui expriment un désir de soutenabilité

8On trouve quelque quatre-vingts monnaies locales françaises en circulation en 2019. Ces monnaies appartiennent, tout comme le Palmas, au quatrième groupe de monnaies alternatives. C’est aujourd’hui la France qui, après sans doute le Brésil, compte le plus de monnaies de ce type. Il y a cependant beaucoup d’écarts entre un grand nombre de dispositifs de petite taille et quelques-uns plus significatifs. L’Eusko [3], au Pays basque, a atteint une masse monétaire en circulation supérieure à un million d’euros. Si l’idée de circuits courts monétaires reste la même que leur contrepartie brésilienne ou même que les monnaies kenyanes, leur visée est assez différente, le contexte n’étant pas celui d’une grande pauvreté. Il s’agit de promouvoir une économie de proximité en orientant la consommation et les achats dans un réseau de prestataires agréés sur la base de leur conformité à la charte des valeurs, laquelle est le document de base qui donne son sens au projet monétaire. C’est donc une réorientation vertueuse de l’activité économique locale qui est visée. On comprend à ce titre que ces monnaies ne sont pas sécessionnistes, contrairement à ce qu’affirment certains observateurs mal renseignés, puisque la monnaie nationale ne peut que demeurer nécessaire pour toutes les transactions qui ne concernent pas le cercle somme tout restreint des prestataires agréés (quelques centaines tout au plus). Il faut donc les concevoir comme des dispositifs complémentaires à la monnaie nationale dont la raison d’être est de produire une impulsion déviant la trajectoire des pratiques économiques ordinaires pour les rendre plus compatibles avec une certaine idée de la soutenabilité. En France, la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire leur a ménagé un espace légal spécifique et la loi de 2016 pour une République numérique leur fournit (sans les nommer) des moyens de développement sous une forme numérique. Un conflit entre la Ville de Bayonne et l’État en 2018 s’est soldé par un accord permettant à la Ville de régler des fournisseurs, verser des subventions ou des indemnités d’élus en monnaie locale par l’intermédiaire de l’association émettrice. Numérique et implication des collectivités sont aujourd’hui les vecteurs par lesquels ces monnaies locales peuvent s’étendre et se pérenniser au-delà des cercles militants fondateurs.

Conclusion

9Les monnaies alternatives sont multiples. Elles portent un projet politique, entendu dans le sens large de finalités de transformation sociale. Celles qui ont été présentées dans ce texte visent en particulier le renforcement des économies ordinaires, qui sont par définition fortement territorialisées. Leur vertu plus générale est de mobiliser la monnaie là où on ne l’attend pas si on l’associe à la souveraineté étatique et à la technicité bancaire. C’est tout l’intérêt d’approches institutionnalistes ou socio-économiques de la monnaie que de rendre compte de la grande créativité des populations par leur capacité à se saisir d’enjeux qui les concernent et à établir des solutions à leur échelle.

Bibliographie

  • Blanc, J. (2018), Les monnaies alternatives, La Découverte, Paris.
  • Blanc, J. et Fare, M. (2012), « Les monnaies sociales en tant que dispositifs innovants : une évaluation », Innovations, 38(2), pp. 67–84.
  • Bouba-Olga, O. et Grossetti, M. (2008), « Socio-économie de proximité », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, octobre(3), pp. 311–328.
  • Dissaux, T. (2018), Innovations monétaires et développement : étude des transformations technologiques et sociales de la monnaie au Kenya, Thèse de doctorat. Lyon : Université Lumière Lyon 2.
  • Fare, M. (2012), « Les apports de deux dispositifs de monnaies sociales, le SOL et l’Accorderie, au regard des enjeux du développement local soutenable », Revue internationale de l’économie sociale : Recma, (324), pp. 53–69.
  • Fare, M. (2016), Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société, ECLM – Institut Veblen, Paris.
  • França Filho, G.C. de, Rigo, A.S. et Torres Silva Junior, J. (2012), « L’enjeu de l’usage des monnaies sociales dans les banques communautaires de développement au Brésil : Étude du cas de la Banque Palmas », Revue internationale de l’économie sociale : Recma, (324), pp. 70–86.
  • Rigo, A.S. et Ventura, A.C. (2019), “Social Currency and Technology : Analysis of Brazilian Social Currencies and the Palmas Case”, Desenvolvimento em Questão, 17(47), pp. 136–155.
  • Servet, J.-M. (ed.) (1999), Une économie sans argent : les systèmes d’échange local, Le Seuil, Paris.

Date de mise en ligne : 07/01/2020

https://doi.org/10.3917/rce.024.0030

Notes

  • [1]
    L’espace manque pour offrir une vue systématique des monnaies alternatives. Le ou la lectrice pourra se reporter à Fare (2016) ou Blanc (2018).
  • [2]
    Monnaie communautaire introduite en 2013 au Kenya afin de favoriser et stabiliser le commerce local, dans un contexte de forte volatilité du shilling kényan.
  • [3]
    Monnaie complémentaire créée en 2013 afin d’encourager la population à acheter auprès de vendeurs et producteurs locaux.

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