Notes
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Rapportées au coût du travail, ces masses d’argent représentent, pour 1910, 15 millions de fois le salaire annuel d’un manœuvre (environ 1 000 F/an) et, pour 2019, à 93 millions de fois le smic annuel brut (1 521 €/an).
1Milton Friedman déclarait il y a bientôt cinquante ans que l’unique but des entreprises était de générer des bénéfices pour leurs actionnaires (Friedman, 1970). Il appuyait son propos sur la croyance, encore largement répandue de nos jours, que les actionnaires sont les propriétaires légitimes des firmes et qu’à ce titre, ils sont non seulement en droit d’attendre un retour sur investissement, mais encore, d’assujettir les firmes à la recherche systématique et exclusive du profit. Dès lors, comment ne pas considérer que l’argent dirige bien les firmes ? Toutefois, cette vision est en grande partie erronée. L’idée qu’il existe des propriétaires des entreprises est une représentation archaïque de la vie économique qui ne rend pas justice à l’évolution du capitalisme moderne tel qu’il s’est développé depuis la fin du XIXe siècle. En effet, le lien de transitivité qui, dans la pensée économique classique y compris marxiste, unit le détenteur de capital au détenteur des moyens de production et à la direction de l’entreprise a, dans les faits, disparu depuis longtemps. Trois révolutions majeures sont venues rompre ce lien immédiat : la révolution juridique qui a séparé le capital-actions du capital productif, la révolution financière qui a éloigné les actionnaires du contrôle des firmes, la révolution managériale qui a donné aux professionnels de la gestion la direction effective des entreprises. Comprendre comment ces trois dimensions s’articulent permet d’apporter une réponse à la fois précise et nuancée sur la manière dont l’argent dirige les firmes.
La révolution juridique
2Le capitalisme moderne n’aurait certainement jamais connu l’essor que nous lui connaissons sans l’introduction et la généralisation de deux dispositifs juridiques fondamentaux que sont la responsabilité limitée des actionnaires et la personnalité morale des sociétés. Auparavant, les activités économiques impliquaient la responsabilité pleine et entière de l’entrepreneur. En cas de faillite, il était solidaire des pertes sur l’ensemble de ses biens. Il n’y avait pas de limite à sa responsabilité ; le capital de l’entreprise se confondait avec le reste de son patrimoine, au point que la faillite de celle-ci entraînait généralement la ruine de celui-ci. On comprend dès lors qu’il était parfois difficile de lever des capitaux. Les associations étaient souvent restreintes. On ne s’associait pas avec n’importe qui, mais si possible avec des personnes sur lesquelles on pouvait exercer un contrôle social, comme la famille ou une communauté de marchands. Il fallait qu’existe un prix social au défaut de paiement : le déshonneur, l’exil, le suicide. Avec la responsabilité limitée, les entrepreneurs et leurs associés ne sont plus responsables des pertes. Ils ne risquent jamais plus que le capital qu’ils ont investi. Les associations peuvent devenir innombrables, occasionnelles et surtout dépersonnalisées, d’où le vocable français de société anonyme pour désigner les sociétés par actions. L’autre conséquence de cette limitation du risque est l’incitation à diversifier ses investissements. Quand une fraction du capital pouvait entraîner la perte de la totalité, il n’était guère raisonnable de multiplier les expositions. Inversement, la limitation des pertes au capital investi incite à diversifier les investissements et à développer des stratégies opportunistes. La responsabilité limitée libère le capital de son encastrement social. Toutefois, la révolution majeure est, sans doute, d’avoir doté les sociétés par actions d’une personnalité morale par laquelle le patrimoine de l’actionnaire est désormais séparé de celui de la firme. La société par actions est une entité autonome de ses fondateurs et de ses actionnaires. Grâce à la personnalité morale, elle peut nouer des contrats, ester en justice mais surtout, en cas de faillite, elle est seule responsable des pertes. La conséquence immédiate de cette disposition est qu’elle se voit dotée d’un capital propre distinct de celui de l’actionnaire. Certes, l’actionnaire apporte un capital au moment de la fondation ou des augmentations de capital mais cet argent est donné (et non confié) à l’entreprise qui l’emploie ensuite comme bon lui semble. L’actionnaire reçoit en échange des actions qui ne sont pas des titres de propriété mais des droits sur la société qui, pour l’essentiel, consistent à toucher des dividendes, à nommer la direction et à décider de son destin. Il y a avec la personnalité morale, la constitution de deux capitaux bien distincts qui prennent chacun une valeur propre : un capital-actions, ou capital financier, qui peut être négocié en bourse, et un capital productif, qui est le capital détenu et utilisé par l’entreprise dans le cadre de son activité. Ces deux capitaux une fois émis ne communiquent plus, si ce n’est pas l’intermédiaire du dividende versé qui intervient dans le calcul du prix des actions. Ainsi, deux firmes aux fonds propres quasi-identiques mais dont l’une sera en perte et l’autre en profit présenteront des valorisations de leur capital-actions en totale opposition. Ces innovations juridiques, nées en Europe, se diffusent à travers le monde pour devenir au XXe siècle la forme juridique standard du capitalisme contemporain. Elles modifient radicalement le rapport à l’argent des entreprises puisque celles-ci ne sont plus dirigées par des propriétaires mais par des ayants droit.
La révolution financière
3Le capital-actions des entreprises est donc un capital financier et, à ce titre, il est éligible aux bourses de valeurs. Celles-ci existent depuis longtemps, on en repère les premières traces dès le Moyen Âge. Toutefois, leur activité concernait surtout la négociation des dettes publiques, des lettres de change ou des effets de commerce. Dès leur introduction, les actions vont rencontrer un vif succès. L’engouement est tel que, dans la France de Louis-Philippe, on parle alors de la « fièvre des commandites » en référence aux sociétés en commandite par actions, qui pullulent alors, et connaissent fréquemment des faillites retentissantes plus ou moins frauduleuses. Cependant, il en faut plus pour dissuader les investisseurs de spéculer sur les actions. La libéralisation de la société anonyme, en 1867, qui dispense les fondateurs d’une autorisation préalable de l’État, entraîne une démultiplication de leur nombre. Les actions cotées à la Bourse de Paris voient leur valorisation passer de 956 millions de francs-or en 1850 à plus de 15 milliards en 1910. Aujourd’hui, la valorisation boursière du capital-actions des seules entreprises du CAC 40 est de l’ordre de 1 700 milliards d’euros [1]. Les marchés actions ont donc connu une croissance phénoménale depuis la seconde moitié du XIXe siècle, non seulement en France mais partout dans le monde. L’engouement pour les actions ne concerne pas seulement les professionnels de la finance mais touche l’ensemble des épargnants qui, à mesure que progressent la réglementation et l’information financières, est de plus en plus attiré par les gains mirifiques promis par les actions. Les grandes institutions financières, comme les banques de dépôts, les assurances, les caisses de prévoyance, se développent en collectant d’un côté l’épargne publique et en plaçant de l’autre des valeurs mobilières, au rang desquelles les actions font figure de placement risqué mais très lucratif. Le perfectionnement des bourses de valeur, la réglementation des transactions, la professionnalisation des intermédiaires financiers et la publicité des émetteurs contribuent à augmenter la liquidité des titres et donc leur valeur. Si les capitaux récoltés sur les marchés financiers n’atteignent pas les montants de la valorisation du capital-actions, les firmes trouvent, du moins à l’époque, une source de financement non négligeable, à même de favoriser leur croissance. Peu à peu, on voit apparaître cette figure de proue du capitalisme contemporain qu’est l’entreprise géante, grâce à laquelle le capital productif et le capital financier atteignent un nouveau stade d’accumulation. Toutefois, la mise en marché du capital-actions a pour effet d’éloigner un peu plus les actionnaires de la direction effective des firmes. Qu’ils soient gros ou petits, ceux-ci se préoccupent avant tout de la rentabilité de leurs placements. Mêmes les grandes institutions financières, pourtant enclines à pénétrer les conseils d’administration, s’intéressent davantage aux opérations financières sur les titres (introductions en bourse, augmentations de capital, fusions) qu’à la direction opérationnelle.
La révolution managériale
4La conséquence de ces deux révolutions, juridique et financière, est une transformation radicale de la direction des firmes qui revient de moins en moins à leurs actionnaires et de plus en plus à des professionnels de la gestion que sont les directeurs salariés, appelés aussi managers. Dans The Modern Corporation and Private Property, paru en 1932, Adolf Berle et Gardiner Means montrent que parmi les 200 plus grandes entreprises américaines la majorité est sous contrôle managérial, c’est-à-dire sans actionnaire suffisamment important pour imposer ses choix. Pour eux, c’est le signe d’une prise de pouvoir des managers sur les actionnaires. La montée en puissance des managers répond à un accroissement de la complexité des firmes qui, à mesure qu’elles grandissent, font appel à des fonctions de coordination et des compétences techniques de plus en plus poussées. À l’intérieur des entreprises géantes, les fonctions d’organisation et de gestion tendent de plus en plus à se dissocier des fonctions de fondateur, de financier et d’actionnaire. La « managérialisation » correspond à un processus de bureaucratisation des firmes rendu possible par leur « dépatrimonialisation ». Entre le début du XIXe siècle et le début du XXe siècle on passe progressivement d’une gestion traditionnelle, fondée et organisée autour du fondateur et de sa famille, à une gestion de plus en plus impersonnelle et rationalisée, fondée sur l’adéquation de la fonction aux compétences. Cette évolution a été rendue possible par la dissociation des patrimoines qui a fait des sociétés par actions de vastes administrations détachées de la propriété privée. En 1941, ce processus apparaît si irrémédiable que James Burnham publie The Managerial Revolution, livre dans lequel il pronostique la disparition des capitalistes ancienne formule et l’avènement de la société managériale. La suite ne lui a pas donné entièrement tort. Dans tous les pays occidentaux, les managers sont devenus la population dominante des grandes sociétés par actions, renvoyant le capitalisme familial à une position de plus en plus marginale. Parmi les 800 individus membres des conseils d’administration et des comités exécutifs des sociétés du CAC 40 en 2009, seule une soixantaine était issue du capitalisme familial. Ces nouveaux dirigeants se caractérisent généralement par un capital économique faible mais une formation scolaire et des compétences techniques élevées (Dudouet et al., 2014), notamment en droit, en finance et en gestion, ainsi qu’une longue carrière dans les grandes entreprises. Il est donc erroné de dire que c’est l’argent qui dirige les entreprises. Dans les faits, ce sont des managers professionnels, au profil plus bureaucratique qu’entrepreneurial qui, depuis un siècle, sont à la tête des entreprises géantes. Toutefois, ces dirigeants ne sont pas imperméables à tout enjeu financier. Ils partagent largement la croyance théorisée par Milton Friedman selon lequel l’objectif principal des firmes est de générer des bénéfices en faveur des actionnaires. Ils y puisent même la justification de l’accroissement continuel de leur revenu. Depuis les années 1970, la doctrine de la shareholder value, est venue construire intellectuellement la soumission des managers aux exigences de rentabilité financière. Les nouvelles règles de la corporate governance qui prônent un contrôle plus étroit des dirigeants, y compris par l’indexation de leur rémunération sur la valeur des actions, sont autant de dispositifs, matériels et cognitifs, visant à les assujettir aux intérêts de la finance. Si bien que, même si ce ne sont plus des capitalistes qui dirigent les firmes, les nouveaux dirigeants bien qu’ils doivent leur position à des ressources non financières, agissent principalement dans l’intérêt des marchés financiers.
5Ce n’est donc pas l’argent, en tant que capital productif, qui dirige les firmes, mais l’adhésion, par ceux qui les pilotent effectivement, à l’idée que leur principale mission est de servir la valorisation du capital-actions par des profits de plus en plus importants. Les sociétés par actions, qui dominent le capitalisme contemporain, ne sont pas des entités privées que ce soit d’un point de vue juridique ou sur le plan de leur gouvernance. Toutefois, elles continuent de fonctionner et de servir des intérêts privés comme si c’était là leur unique raison d’être.
Bibliographie
Bibliographie
- Berle A. et Means G. (1932), The modern corporation and private property, The MacMillan Company, New York.
- Burnham J. (1941), The Managerial Revolution : What is Happening in the World, John Day Company, New York.
- Dudouet F.-X., Grémont E., Joly H. et Vion A. (2014), « Retour sur le champ du pouvoir économique en France : l’espace social des dirigeants du CAC 40 », Revue française de socio-économie, n° 13, La Découverte, Paris, p. 23-48.
- Friedman M., « The social Responsibility of Business is to Increase its Profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.
Notes
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[1]
Rapportées au coût du travail, ces masses d’argent représentent, pour 1910, 15 millions de fois le salaire annuel d’un manœuvre (environ 1 000 F/an) et, pour 2019, à 93 millions de fois le smic annuel brut (1 521 €/an).