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Article de revue

Introduction : Où est l’argent ?

Pages 10 à 17

Notes

  • [1]
    On considère en économie qu’une grandeur est élastique si elle varie beaucoup suite à la variation d’une autre grandeur (ici le taux d’imposition).
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1Quelles grandes transformations contemporaines observe-t-on dans la répartition de l’argent, entre les citoyens, entre les pays, entre les institutions et entre les gouvernements ?

2Le grand changement c’est l’augmentation des inégalités de fortune, qui est un phénomène qu’on observe dans la plupart des pays à un rythme différent, plus fort et plus rapide aux États-Unis, un peu plus lent en Europe continentale, extrêmement fort et extrêmement rapide dans un certain nombre de pays ex-communistes tels que la Russie ou la Chine, qui sont en transition vers l’économie de marché.

3C’est une rupture fondamentale par rapport aux décennies d’après-guerre où les inégalités de patrimoine avaient atteint un niveau historiquement bas. Concrètement, les 1 % de ménages les plus fortunés aux États-Unis possèdent 40 % de la richesse privée totale, un niveau quasiment comparable à celui observé au début du XXe siècle, alors qu’ils n’en possédaient que 20 % au début des années 1980. Dans le cas de l’Europe continentale, ce n’est pas aussi dramatique mais on observe cependant une tendance à la hausse dans les deux cas.

4L’autre changement très important, c’est le changement dans la répartition entre patrimoine public et patrimoine privé. Si on regarde la fortune nationale d’un pays donné, on peut toujours dire qu’il y a une partie qui appartient à l’État et au gouvernement, donc qui appartient un peu à tout le monde, tels que les parcs, les infrastructures, les musées et parfois des entreprises publiques. Un certain nombre de pays ont été assez loin dans l’économie mixte, c’est-à-dire le fait pour l’État de posséder un certain nombre d’entreprises. C’est par exemple le cas du secteur de l’automobile en France avec Renault dans la période de l’après-guerre. Or, depuis le début des années 1980, la part du patrimoine public dans le patrimoine national a baissé. Cela reflète à la fois un processus de privatisation et un processus d’augmentation de la dette publique qui réduit la richesse nette de l’État et qui augmente la richesse privée, via la propriété de bons du Trésor ou de titres. Ce tournant correspond à l’arrivée au pouvoir aux États-Unis et au Royaume-Uni de gouvernements conservateurs et au triomphe de ce qu’on peut appeler le fondamentalisme de marché, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la seule façon efficace et juste d’organiser l’activité économique et même la vie sociale, c’est le marché. Certains pays ont été assez loin dans la mise en application de cette idéologie, qui a comme implication que l’État doit se désengager de la propriété du capital, que les taxes doivent être baissées et que la régulation financière doit être réduite. Tout cela tend à conduire à un processus de concentration des richesses.

5Suite à la publication du rapport d’Oxfam, on a beaucoup entendu l’argument conservateur selon lequel tant que la pauvreté recule, il n’est pas nécessaire de s’intéresser aux inégalités.

6Il y a plusieurs réponses possibles. Une réponse consiste à dire que quand les inégalités augmentent, mécaniquement la pauvreté recule moins vite qu’elle ne pourrait reculer : réduire les inégalités, rendre la croissance des revenus plus équitable permet que tous les groupes sociaux voient leurs revenus croître au même rythme et donc d’aller beaucoup plus vite dans la réduction de la pauvreté. Derrière l’idée de réduction de la pauvreté mondiale, cependant, il y a souvent l’idée sous-jacente qu’on a peut-être besoin de l’augmentation des inégalités pour avoir une économie forte et dynamique. Or, cela ne semble pas fondé sur grand-chose : on pourrait avoir une économie plus dynamique et avec peut-être même plus de croissance s’il y avait moins d’inégalités, plus d’investissements dans l’éducation, dans la santé ou dans les infrastructures publiques, qui permettent à une partie significative de la population de prospérer davantage.

7Il ne s’agit pas de nier que la pauvreté mondiale a reculé, c’est tout à fait vrai et c’est tout à fait important. Il s’agit simplement de comprendre les sources de ce déclin. Il y a une vision qui consiste à dire que ce déclin vient des marchés, du capitalisme mondial triomphant et donc tout ce qui irait vers plus de régulation du capitalisme mondial ne pourrait qu’aller au détriment de la réduction de la pauvreté. Il y a une autre vision qui consiste à dire que ce déclin de la pauvreté mondiale vient de l’investissement dans l’éducation primaire et secondaire, de l’amélioration des conditions d’hygiène, de la santé et des infrastructures, et donc du développement des États fiscaux. Si on veut continuer à réduire la pauvreté, il est essentiel d’aider encore davantage les États à collecter des impôts pour pouvoir investir.

8Un autre argument consiste à dire qu’étant donnée la facilité croissante qu’ont les plus riches à échapper à l’impôt, augmenter l’imposition sur les hauts revenus ou les hauts patrimoines serait inefficace et inutile. Que sait-on sur ce sujet de concurrence fiscale et comment résoudre ce problème ?

9C’est effectivement un problème très sérieux. Il y a deux problèmes. D’une part, il est devenu plus facile pour les multinationales et les ménages à hauts revenus de payer moins d’impôts, que ce soit en s’expatriant, en délocalisant la production vers des pays à fiscalité faible, ou en utilisant des nouveaux mécanismes d’optimisation fiscale qui ont été permis par la mondialisation. Le deuxième problème est qu’en réponse à ces phénomènes-là, qui sont réels et doivent être quantifiés, beaucoup d’acteurs sont convaincus qu’il est devenu impossible ou très difficile de taxer les multinationales et les grandes fortunes, et qu’il faut donc arrêter complètement. En économie, la règle de Ramsey nous dit qu’il ne faut pas taxer ce qui est élastique [1]. Si les multinationales ou les grandes fortunes sont très élastiques au taux d’imposition, il y aurait donc un risque que la base fiscale disparaisse si on taxe davantage. À l’inverse, les petits commerçants ou les travailleurs à bas revenus sont peu élastiques : si on les taxe davantage ils ne vont pas ouvrir un compte en Suisse ou envoyer leurs profits aux Bermudes. Il conviendrait donc de les taxer davantage. Cette vision est assez prégnante, mais on voit tout de suite le problème qu’il y a à l’issue de ce processus : si la mondialisation implique de moins en moins d’impôts pour ceux qui en bénéficient le plus, et de plus en plus d’impôts pour ceux qui en bénéficient le moins, ce n’est pas soutenable ni politiquement ni économiquement.

10Que peut-on donc faire pour avoir une mondialisation plus soutenable ? Il s’agit avant tout de taxer davantage ceux qui bénéficient le plus de la mondialisation et de taxer moins les perdants. Cela pose beaucoup de questions sur ce qu’on peut faire pour arriver à ce type de mondialisation. Une approche soutient qu’il faut aller vers plus de fédéralisme car les impôts sur les grandes fortunes et les multinationales fonctionnent mieux à l’échelle fédérale, ce qui est vrai : l’Union européenne serait dans une bien meilleure position pour taxer les grandes fortunes et les sociétés multinationales que n’importe quel pays isolé. C’est une des raisons pour lesquelles il y a un impôt sur les sociétés au niveau fédéral aux États-Unis. Cela pose beaucoup de questions sur la manière d’arriver à ce résultat au niveau de l’Union européenne, compte tenu des blocages institutionnels et de la règle de l’unanimité en matière fiscale. Il faut donc se poser la question des institutions européennes qui permettraient ce résultat.

11Un autre champ de réflexion consiste à se demander ce que peuvent faire les pays de manière unilatérale. Le champ est beaucoup plus réduit mais pas complètement nul : il y a des pays qui, malgré le blocage complet au niveau européen, pourraient décider d’adopter une taxation des multinationales. La France pourrait par exemple décider de calculer le montant des bénéfices taxables d’Apple de la façon suivante : si Apple fait 10 % de ses ventes mondiales en France, on peut considérer que 10 % de ses profits mondiaux ont été faits en France et c’est donc sur cette base-là qu’on va taxer. Cet impôt ne dépend que de la profitabilité des groupes consolidés dans leur ensemble, qui n’est pas quelque chose qu’ils peuvent manipuler, et de la localisation de leurs clients, qu’on ne peut pas envoyer aux îles Caïmans ou en Irlande. Cela montre qu’il y a un certain nombre de choses que les pays peuvent faire, de manière isolée, pour progresser vers une mondialisation plus soutenable, même si la solution fédérale est évidemment toujours préférable.

12Si les gouvernements mettaient rapidement en place ce genre de politiques, que peut-on attendre en termes de retombées, pour les citoyens et pour la société ? Quelle somme d’argent est cachée et échappe à l’impôt ? Que peut-on attendre de telles politiques publiques ?

13Si on essaie de quantifier un peu les problèmes, il y en a de deux formes. D’abord, la délocalisation des profits dans les paradis fiscaux par les multinationales. Les estimations disent qu’environ 40 % des profits multinationaux sont enregistrés de façon artificielle dans les paradis fiscaux, c’est-à-dire des pays à fiscalité faible ou nulle comme l’Irlande, le Luxembourg, Singapour, les Bermudes ou les îles Caïmans. Cela représente environ 600 milliards d’euros par an, qui sont taxés à un taux de 0 % à 5 % au lieu d’un taux de 25 % à 30 %.

14L’autre problème est que l’argent dissimulé dans les paradis fiscaux appartient essentiellement aux ménages les plus fortunés. Dans une recherche récente, avec des collègues en combinant des données des Panama Papers et d’autres leaks appariées à des données sur les revenus et les patrimoines en Scandinavie, nous avons montré que l’essentiel des fortunes offshores appartiennent non pas aux riches, mais aux ultra-riches, aux ménages qui ont des patrimoines de plus de 50 millions d’euros. En l’occurrence, dans le cas de cette étude, nous trouvons que 80 % des patrimoines offshore appartiennent aux 0,1 % des ménages les plus riches et 50 % aux 0,01 % les plus riches.

15Il y a donc 8 % du patrimoine financier mondial qui est détenu dans les paradis fiscaux, et il est extrêmement concentré. Toutes ces sommes n’échappent pas nécessairement aux autorités fiscales, parfois elles sont déclarées, parfois elles sont dissimulées et parfois il s’agit d’évasion fiscale pure et simple. Cela dit, les sommes en jeu sont importantes. Le problème qui se pose, et qui est encore plus important, est la course vers le bas que ces processus d’optimisation fiscale ont alimentée, les pays ayant réduit significativement leurs taux d’imposition au cours des dernières années. Cela a des conséquences encore plus importantes, car on décide alors de réduire l’imposition de l’ensemble des ménages les plus fortunés alors même qu’ils ne fraudent ou n’optimisent pas tous. Il est évident que non seulement les pertes de recettes sont importantes, mais aussi que la soutenabilité de ce processus est fondamentalement incertaine.

16Face à tous ces grands défis contemporains, et également le défi climatique, n’arrive-t-on pas au bout de nos systèmes sociaux et fiscaux ? Quel nouveau modèle social et fiscal peut-on penser au XXIe siècle, qui irait de pair avec la question écologique ?

17Je pense que la grande leçon de l’histoire fiscale c’est que l’impôt n’est accepté que s’il vient avec une certaine progressivité. Dans le cas de la crise des gilets jaunes, l’introduction d’une taxe carbone – qui est bien sûr essentielle pour le futur de la planète – allait de pair avec des effets redistributifs très forts, pesant particulièrement sur les classes populaires et les classes moyennes. La taxe carbone ne peut avoir de succès que si elle s’insère dans un système fiscal progressif. Ce qui a rendu inaudible et même scandaleux la taxe carbone, c’est qu’elle venait après la suppression de l’ISF et la mise en place de la flat tax sur les revenus du capital. Les très riches, qui polluent beaucoup, se retrouvaient ainsi détaxés, alors que le reste de la population serait taxé davantage. L’enjeu écologique est donc intimement lié à l’enjeu fiscal : la fiscalité carbone peut très bien fonctionner, mais si elle s’inscrit dans une fiscalité qui met à contribution les hauts revenus et les hauts patrimoines.


Date de mise en ligne : 07/01/2020

https://doi.org/10.3917/rce.024.0010

Notes

  • [1]
    On considère en économie qu’une grandeur est élastique si elle varie beaucoup suite à la variation d’une autre grandeur (ici le taux d’imposition).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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