1Qu’est-il arrivé au cours du xxe siècle au travail féminin ? Les femmes travaillent-elles beaucoup plus en 2010 qu’en 1950, 1920 ou 1901 ? Les questions paraissent élémentaires et les réponses pourraient tenir en quelques chiffres à portée de main. Or il n’en est rien. Le chiffre est en effet politique, de la même manière que le sont le taux de chômage, l’indice des prix ou le taux de croissance. On n’imagine pas spontanément qu’il en soit de même pour le travail des femmes. Or c’est le cas : chiffrer le travail des femmes n’est pas purement technique.
2Chaque société, chaque époque, chaque culture produit ses formes de travail féminin et sécrète ses images et ses représentations. Et les chiffres participent très activement à cette construction sociale. Nous les avons décortiqués, longuement et minutieusement [1] avec un double objectif : recompter le travail des femmes au xxe siècle et, en même temps, décrypter la façon de compter : chiffrer et déchiffrer, mais aussi analyser l’art et la manière de faire des statistiques [2].
3Sans regarder le monde d’hier en l’ajustant aux lunettes d’aujourd’hui, il s’agit de retrouver les logiques qui présidaient aux chiffres de chaque époque, de comprendre, à travers les statistiques et les définitions de l’activité, les contes et codes sociaux qui délimitent les frontières de ce que l’on nomme le travail des femmes. Nous n’avons pas recalculé le travail des femmes tout au long du xxe siècle avec les définitions d’aujourd’hui. Nous avons reconstitué des séries de chiffres qui gardent les définitions de chaque époque en repartant des recensements de la population depuis 1901.
Les frontières mouvantes du travail
4D’emblée nous est apparue la difficulté à délimiter ce que l’on compte et nomme comme du « travail » pour les femmes : « Le classement des femmes est souvent affaire d’interprétation », lit-on dans les commentaires des recensements du début du xxe siècle. C’est justement notre propos : repérer précisément l’évolution des « interprétations » et tenter de les comprendre. En effet, aux problèmes de lisibilité des chiffres de l’activité s’ajoutent les interrogations sur la visibilité du travail des femmes. Où passent les frontières entre l’emploi repérable et le travail informel ? Comment les femmes ont-elles été, au fil des ans, recensées, omises ou recalculées, effacées ou reconnues ? Sur les femmes pèse toujours le soupçon implicite de l’inactivité : une paysanne dans un champ travaille-t-elle ou regarde-t-elle le paysage ? Une ouvrière licenciée, est-ce une chômeuse ou une femme qui « rentre au foyer » ? Ces questions récurrentes et navrantes, que l’on réserve aux seules femmes, nous disent le contraste entre l’évidence du travail masculin et la contingence du travail féminin.
5Le fait de déclarer ou non une activité rémunérée ou une profession, de distinguer la fonction sociale associée au travail, à l’emploi, au métier, des autres fonctions plus domestiques ou strictement familiales, c’est s’affirmer comme membre d’une société économique. Ce sont des actes symptomatiques des représentations de l’époque sur le travail et, plus largement, sur le rôle des femmes dans la société. En regardant comment se construisent au fil des ans les statistiques de l’activité professionnelle des femmes, on peut raconter quelque chose de l’histoire de leur statut. Car le travail féminin est un fil rouge pour lire la place des femmes dans la société, dans toutes les sociétés contemporaines. En ce sens, la délimitation des frontières du travail des femmes est une question éminemment politique.
Une illusion d’optique statistique
6L’histoire habituellement contée du travail des femmes au xxe siècle nous relate une baisse continue de leur activité professionnelle de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1960. Or, si l’on tient compte des changements de définition de l’activité agricole, il semble bien qu’il n’y a pas eu durant la première moitié du siècle de tendance générale à la diminution de l’activité féminine.
7La fameuse baisse tendancielle de l’activité féminine de 1901 à 1962 est, tout simplement, le produit d’une illusion d’optique statistique. De fait, nous avons recalculé l’activité féminine à partir d’une hypothèse forte mais non explicitée : celle que, dans l’agriculture, les femmes qui ne se déclarent pas agricultrices étaient des inactives alors qu’on trouvait jusque-là que l’hypothèse inverse allait de soi. C’est le nouveau parti pris par l’Insee en 1954, à un moment où le déclin de l’agriculture est fortement engagé – et à une époque où l’idéologie de la femme au foyer s’épanouit. Le changement de définition de 1954 soustrait brusquement 1,2 million de personnes – dont près d’un million de femmes – de la population active. Le travail des femmes de 1900 à 1954 a été recompté à partir de cette nouvelle définition, c’est-à-dire que l’on a recalculé à la baisse le travail des femmes.
La population active en France de 1901 à 2008 (Effectifs en millions, relevés directement dans les recensements de la population)*,**
La population active en France de 1901 à 2008 (Effectifs en millions, relevés directement dans les recensements de la population)*,**
Champ : population active occupée + population au chômage, y compris contingent, en métropole.* recalculé en ajoutant le contingent (ce qui induit quelques doubles comptes, les personnels du contingent ayant déjà travaillé étant parfois déjà comptés dans leur ancienne profession).
** les recensements du xxie siècle résultent de 5 années d’enquêtes, ainsi le recensement dit « 2008 » est en fait une compilation pondérée des années 2006 à 2010.
8À rebours des idées reçues, le résultat le plus marquant de cette recherche réside dans l’importance et la permanence du travail des femmes. L’apport de leur force de travail a toujours été massif et indispensable. Les chiffres montrent la constance du poids de l’activité féminine en France : jamais moins d’un tiers de la population active, près de la moitié aujourd’hui (6,8 millions de femmes actives en 1901, 13,9 en 2008). Du côté des hommes, on passe de 12,9 millions en 1901 à 15,3 en 2008.
La discontinuité des trajectoires : une parenthèse
9Si le niveau d’activité des femmes est traditionnellement moins élevé que celui des hommes, elles se distinguent aussi par leurs carrières fréquemment interrompues : s’arrêter de travailler quelques années ou plus lorsque l’enfant paraît est une particularité de l’activité féminine qui la rend « spécifique » et par là même sujette aux discriminations.
10L’homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins est un fait marquant qui se dessine au fil des courbes d’activité des recensements successifs depuis la Deuxième Guerre mondiale. Elles témoignent d’un très spectaculaire « rattrapage » de l’activité des femmes de 25 à 50 ans par rapport à celle des hommes, rattrapage qui démarre dans les années 1960 et se poursuit aujourd’hui. Entre 1946 et 1968, les comportements des femmes étaient particulièrement « spécifiques », d’où la question : de quand date la « tradition » ? En fait, il ne s’agit pas d’une tendance longue. Nos statistiques révèlent un aspect bien peu connu de l’histoire de l’activité féminine : les trajectoires professionnelles des femmes étaient beaucoup plus discontinues à cette période-là qu’au début du xxe siècle. Ces années correspondent également au baby-boom, période où la fécondité a été particulièrement forte en France. Il semble bien que cette discontinuité des trajectoires professionnelles des femmes n’a été qu’une parenthèse.
L’activité par sexe et âge selon les recensements de 1901 à 2008
Taux d’activité par tranches d’âge des femmes…
Taux d’activité par tranches d’âge des femmes…
… et des hommes, de 1901 à 2008
… et des hommes, de 1901 à 2008
L’activité par sexe et âge selon les recensements de 1901 à 2008
Pénuries d’emploi : les permanences
11Sur le front des pénuries d’emploi, on observe, en dépit des apparences, de sérieuses régularités. Chômage, sous-emploi et travail à temps partiel existent tout au long du xxe siècle, mais avec des appellations, des désignations et des définitions très diverses. Encore plus que pour l’activité et l’emploi, la question du repérage est ici cruciale et la reconstitution statistique n’en est que plus problématique. Sur aucun de ces phénomènes nous ne pouvons dresser le tableau exhaustif du xxe siècle.
12Le chômage, le travail à temps partiel et le sous-emploi ont au moins un point commun : leur chiffrage est incertain, polémique et politique. De plus en plus, ils servent d’indicateurs de l’état de la « question sociale ». Les chiffres du chômage des femmes sont particulièrement fragiles : pour elles, l’ombre de l’inactivité plane toujours sur la privation d’emploi.
13Depuis la crise commencée en 2007, les courbes du chômage masculin et féminin se sont rapprochées et même inversées un court moment : le chômage des hommes a augmenté plus brutalement et en premier lieu (sous l’effet de licenciements dans l’industrie) celui des femmes a augmenté un peu plus tard (avec la détérioration des emplois tertiaires). Cependant, sur une période longue, c’est le surchômage féminin qui frappe.
Taux de chômage trimestriels des femmes et des hommes, 1975 à 2011
Taux de chômage trimestriels des femmes et des hommes, 1975 à 2011
14Pour le sous-emploi et le travail à temps partiel, les choses sont, de ce point de vue, plus simples : depuis qu’ils sont comptés, on voit bien qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’affaires de femmes : 30 % des femmes et 7 % des hommes qui ont un emploi en 2010 sont à temps partiel, et ces proportions ont à peine varié en 15 ans (+2 % pour les hommes et +1 % pour les femmes).
15Dans l’histoire du xxe siècle, le travail à temps partiel pose un problème particulier : on a construit une forme d’emploi spécifiquement féminine qui vient contrecarrer la tendance à l’homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins observée depuis les années 1960. Il a été créé de toutes pièces pour elles – du « sur-mesure » en quelque sorte. Mais de là à raconter qu’il sied bien aux femmes, c’est une autre histoire.
Métiers d’antan, professions d’aujourd’hui
16Une cartographie du sexe des métiers et de leur évolution montre que l’histoire des professions et des emplois n’est pas tout à fait la même pour les femmes et pour les hommes : le déclin de l’agriculture ne s’est pas fait au même rythme pour les unes et pour les autres ; la classe ouvrière a toujours été plus masculine ; la tertiarisation des emplois a été plus rapide et plus importante pour les femmes.
Répartition de la population active suivant la situation dans les entreprises et le secteur d’activité en 1901*
Répartition de la population active suivant la situation dans les entreprises et le secteur d’activité en 1901*
* Y compris les professions libérales, les employés de l’État, des départements, des communes et les domestiques (= 3,5 % de la population active).Lecture : dans l’agriculture, 2,029 millions d’hommes et 1,440 million de femmes étaient « chefs d’établissement », soit 36,4 % des hommes et 54,1 % des femmes qui travaillaient dans ce secteur. Précisons qu’à cette époque, l’homme et la femme qui dirigeaient ensemble une exploitation familiale pouvaient tous les deux se déclarer ainsi
Répartition des emplois par catégorie socioprofessionnelle selon le recensement de 2008 (1)*
Répartition des emplois par catégorie socioprofessionnelle selon le recensement de 2008 (1)*
* part des femmes en %(1) Le recensement de 2008 est une compilation pondérée d’enquêtes sur cinq années (2006-2010).
17Tout au long du siècle, l’on voit à la fois de la constance, des résistances et des subversions.
18La permanence réside dans le maintien d’indéracinables bastions masculins et féminins : très peu de femmes sur les chantiers, quasiment pas d’hommes dans les pouponnières ni chez les particuliers pour aider les personnes ou faire le ménage. Aux hommes, le bâtiment, aux femmes les soins des petits et des anciens, les travaux de ménage : cela ne surprendra personne. Mais il faut bien noter qu’en la matière la constance est masculine autant que féminine.
19Les subversions apparaissent du côté des professions supérieures, parmi les catégories les plus diplômées où l’on voit des professions qualifiées, autrefois hégémoniquement masculines, se féminiser sans perdre de leur valeur sociale – sans se dévaloriser. Les femmes ont investi le système éducatif au point de dépasser les hommes et d’être désormais plus diplômées qu’eux.
20C’est un élément d’explication de cette mixité en marche dans les professions supérieures, alors qu’elle reste en panne dans le salariat d’exécution.
Ce que compter veut dire
21Au début du siècle, la majorité des femmes travaillaient à leur domicile, agricultrices ou « isolées », travailleuses spécialisées dans les travaux de couture payés à la tâche… Au xxie siècle, la quasi-totalité des femmes sont salariées et sortent de chez elles pour aller travailler, même « pour quelques heures ». Avec la diffusion du salariat, leur labeur est désormais devenu visible et autonome, déconnecté de leur statut familial. Les femmes salariées travaillent et gagnent leur vie, quelles que soient leur situation familiale et la profession de leur conjoint. Le salariat consomme le divorce entre statut professionnel et familial. Et cela change tout. Le salariat, depuis plusieurs décennies, n’est plus cette situation « indigne et misérable ». Pour les femmes, au cours de la seconde moitié du xxe siècle, il constitue un marchepied vers l’autonomie économique – un grand pas vers la liberté.
22Dans le monde du travail, les femmes sont tout sauf une « minorité ». L’apport de leur force de travail a toujours été massif et indispensable. Leur travail n’a jamais constitué un accessoire pour la société, tout comme leur salaire n’est pas qu’un appoint pour leurs familles : jamais moins d’un tiers de la population active, près de la moitié aujourd’hui, telle est la part des femmes dans le monde professionnel au xxe siècle.
23En dépit des crises et des récessions, par-delà les périodes de guerres et d’après-guerre, les femmes ont vraiment beaucoup travaillé en France, à toutes les époques de ce siècle.
24Mais leur travail a souvent suscité le doute – est-ce bien du travail ce qu’elles font là ? De fait, tout au long du xxe siècle, leur labeur a été recalculé, recalé, redéfini.
25Et cela pose toute la question de la visibilité du travail des femmes : où passent les frontières entre l’emploi professionnel reconnu et le travail invisible ? Entre la femme d’agriculteur et l’agricultrice, quelle différence ? Entre la bonne à tout faire et l’employée de maison ? Entre la femme de médecin et la secrétaire médicale ?
26Or reconnaître telle activité comme du travail professionnel ou au contraire la reléguer dans l’ombre de l’inactivité, c’est une décision politique, idéologique même, au-delà de l’option statistique. Dire ou ne pas dire le poids du travail des femmes dans le fonctionnement de la société, c’est un choix lourd de sens et de conséquences.
Bibliographie
Bibliographie
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