1Des décennies d’économie du développement n’ont pas réussi à éradiquer la pauvreté, d’où un certain scepticisme. Quelle est la spécificité de votre démarche ?
2Le but d’éradiquer la pauvreté est sans doute un peu trop grandiose. Il y a une forte demande politique pour des baguettes magiques qui permettraient de résoudre le problème d’un seul coup, mais il est un peu vain de les chercher.
3Mon approche consiste à poser au contraire des questions très concrètes, auxquelles il est possible de donner des réponses claires. Non pas : « Comment éradiquer la pauvreté ? », mais : « Donner aux enseignants de meilleures incitations les convaincrait-il de venir travailler plus souvent ? Est-ce que cela aurait des conséquences positives sur les résultats scolaires des enfants ? »
4Une fois que l’on se pose ce genre de questions beaucoup plus concrètes, on peut y répondre de manière plus rigoureuse. D’où ma deuxième innovation, l’usage d’expérimentations randomisées (similaires aux essais cliniques) pour l’évaluation des politiques publiques.
5Quels sont les résultats les plus frappants des expérimentations que vous avez conduites ou inspirées ?
6Il est difficile d’isoler un résultat ou l’autre. J-PAL, un réseau de chercheurs que j’ai fondé avec Abhijit Banerjee et qui est consacré à l’utilisation de la méthode expérimentale pour l’évaluation des programmes de lutte contre la pauvreté, a réalisé presque trois cents évaluations, en comptant celles encore en cours. Chacune d’entre elles, prise isolément, est plus ou moins intéressante. Or c’est quand on combine tous les résultats de diverses expérimentations réalisées dans un même domaine, mais dans des contextes différents et avec des programmes légèrement changeants, que l’on commence vraiment à en voir la force et que l’on peut en tirer des leçons plus générales. C’est ce que nous essayons de faire dans le livre Poor Economics – Repenser la pauvreté (Banerjee et Duflo, 2011-2012).
7Une leçon fondamentale, c’est que la source des échecs de certains programmes tient souvent au défaut de réflexion et de soin apporté à l’élaboration du programme : il faut faire extrêmement attention aux détails.
8Comment passe-t-on du résultat d’une expérimentation aléatoire à des préconisations concrètes de politique publique ?
9Cela dépend de l’expérimentation. Si celle-ci a été réalisée dans des conditions « réalistes » pour le compte d’un gouvernement qui a la possibilité de généraliser un programme identique, alors le résultat peut se traduire presque immédiatement par une recommandation de politique publique. Par exemple, nous avons réalisé avec la police du Rajasthan une expérience à très grande échelle portant sur différentes interventions destinées à améliorer la performance et l’image de la police. L’une de celles qui se sont révélées efficaces est une session de formation aux techniques d’enquête et à la médiation. C’est quelque chose que le Rajasthan est maintenant à même de généraliser, et peut-être d’autres États indiens le pourront-ils également. Dans d’autres cas, l’expérimentation sert davantage à comprendre un mécanisme. Par exemple, donner de petites incitations aux gens permet d’augmenter énormément les taux de vaccination. Mais, pour un gouvernement, il y aurait tout un nombre d’étapes à franchir pour être capable de mettre un programme général en place tout en évitant la corruption. En l’occurrence, l’expérimentation a davantage débouché sur un principe que sur une intervention clés en main.
10L’expérimentation aléatoire peut-elle être appliquée avec autant de succès dans les pays développés que dans les pays en développement ?
11Oui. L’expérimentation aléatoire vient des pays développés : les premières grandes expérimentations sociales ont été réalisées aux États-Unis. On observe d’ailleurs un fort mouvement dans ce sens en France depuis quelques années, sous l’impulsion de chercheurs comme Marc Gurgand et Bruno Crépon, qui sont réunis dans le laboratoire J-PAL Europe. Une bonne vingtaine d’expérimentations sociales sont en cours à l’heure actuelle en France, sur des sujets aussi variés que l’éducation, la création d’entreprise, le rôle des permis de conduire, l’autonomie des personnes âgées, la santé des jeunes, etc.
12Quel type de structures faudrait-il mettre en place en France pour systématiser l’évaluation des politiques publiques et améliorer l’action de l’État ?
13Le fonds d’expérimentation sur la jeunesse qu’a lancé Martin Hirsch lorsqu’il était commissaire à la Jeunesse et aux Solidarités actives est un modèle du genre. Il s’agissait d’un fonds, bien ouvert, qui lance des appels d’offres régulièrement, auxquels peuvent répondre des membres de la société civile, des administrations locales, des lycées. Ils peuvent soumettre leur idée pour une nouvelle politique et l’accompagner d’une évaluation la plus rigoureuse possible, souvent réalisée en collaboration avec un groupe de chercheurs. Un comité scientifique évalue les propositions à l’aune des critères suivants : est-ce que les leçons que nous pourrons en tirer seront utiles ? Généralisables ? Le fonds a survécu au départ de Martin Hirsch, mais la grande question est de savoir s’il sera renouvelé ou étendu : ce serait une excellente chose, car ce fonds constitue un exemple pour le monde. La France est, pour une fois, très nettement en avance par rapport à ses homologues européens.
Bibliographie
- Banerjee A. et Duflo E. (2011), Poor Economics : a Radical Rethinking of the Way to Fight Global Poverty, Public Affairs, New York ; trad. fr., Repenser la pauvreté, Seuil, Paris, 2012.