Couverture de RCE_009

Article de revue

À la recherche du locataire « idéal » : du droit aux pratiques en région parisienne

Pages 216 à 227

Notes

  • [1]
  • [2]
    http://www.apagl.fr/upload/uploads/File/Boite_outil_partenariat/Flash_Info_GRL_et_Lettre de_la_GRL_n_8.pdf.
  • [3]
    Notre démarche scientifique consiste à reproduire des propos anonymisés mais réellement tenus par des agents. Les auteurs de ce texte les reproduisent sans approuver leur contenu bien évidemment, ni chercher à les légitimer, mais comme un éclairage des pratiques en vigueur.
  • [4]
    Ces constats sont corroborés par les chiffres de l’enquête Trajectoire et Origine (TeO) qui révèlent que 13 % des immigrés et 9 % des descendants d’immigrés affirment avoir connu une discrimination au logement – comparativement à 5 % de la population majoritaire sans ascendance migratoire (Beauchemin et al., 2010, p. 98-99). Par ailleurs, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) a publié des chiffres de discrimination au logement issus d’un testing réalisé en 2006 auprès de bailleurs du secteur privé en région parisienne et sur un site en province. Selon ce testing, sur 126 annonces de location, à niveau de vie équivalent, les candidats avec un nom évoquant une origine française obtiennent deux fois plus facilement un rendez-vous pour une visite d’appartement. De plus, au terme de cette visite, ils ont quatre fois plus de chances d’obtenir l’appartement que les candidats d’origine maghrébine ou africaine.
English version

Introduction

1Le logement représente 18 % des dépenses annuelles totales des ménages français : c’est leur principale contrainte budgétaire [Accardo et Bugeja, 2009]. Cette contrainte s’est renforcée dans les vingt dernières années : les dépenses de logement ont augmenté en moyenne de 5,2 % par an contre 3,9 % en moyenne pour les revenus [Plateau, 2006]. Chaque année, les rapports de la fondation Abbé Pierre alertent les pouvoirs publics sur le phénomène du « mal-logement » qui touche les catégories les plus fragiles économiquement. Le logement est, selon divers sondages d’opinion, l’une des préoccupations majeures des Français.

2En France, 57,2 % des ménages sont propriétaires de leur logement, 37,5 % en sont locataires – 20,4 % dans le parc libre et 17,1 % dans le parc social (HLM ou non) [Insee, 2006]. Les locataires sont plus jeunes et plus pauvres que les propriétaires : leur revenu mensuel moyen est de 1 410 euros dans le secteur libre, contre 1 606 euros pour les propriétaires (et 1 062 euros pour les ménages du parc social) [Minodier, 2005].

3Sous un angle économique, la location d’un logement (hors logement social) s’apparente à la consommation d’un service offert par un propriétaire-bailleur à un locataire. Sur le segment privé, l’échange de ce service se fait selon les lois du marché (rencontre entre l’offre et la demande à un prix déterminé au moment de la transaction). Il peut se faire de gré à gré entre les deux parties contractantes, ou par l’intermédiaire d’une agence immobilière qui rédige généralement les termes du contrat et s’assure de la fiabilité des informations fournies par l’acheteur du service.

4Comme tous les marchés, le marché du logement locatif est régulé, soit par des dispositions générales s’appliquant aux contrats de tous types, soit par des dispositions particulières, décrites infra. Il est hors du cadre de ce texte d’analyser en détail l’ensemble de la législation. On se contentera ici de résumer les grandes lignes ayant un impact sur le fonctionnement du marché locatif. On ne parlera par ailleurs que du segment locatif privé, bien que le logement dit social et le marché immobilier (achat) interagissent fortement avec le marché locatif privé.
L’objet de ce texte est d’analyser ces règles, de décrire comment elles peuvent interagir avec le marché, puis de vérifier au moyen d’une enquête qualitative comment fonctionne en pratique le marché lorsqu’une intermédiation est offerte par des agents immobiliers.

La réglementation et son interprétation économique

Description des lois et dispositifs

5Le fonctionnement du marché du logement locatif est régi par des règles générales applicables à tout type d’échange contractuel : en particulier, le code civil régit et encadre les contrats généraux dits de « louage d’ouvrage » (par opposition au « louage des choses ») à partir de l’article 1708. De nombreuses dispositions spécifiques aux habitations et au logement ont été ajoutées.

6L’article 1 de la loi de 1989 comprend des principes généraux : elle dispose que « le droit au logement est un droit fondamental » et interdit explicitement les discriminations de tous ordres. La loi comprend également des règles précises, qui ne s’appliquent pas aux locations saisonnières et aux logements meublés. Elles concernent la durée du bail, sa cessation, l’évolution des loyers en cours de bail, et les règles concernant l’expulsion :

  1. La durée du bail est réglementée, elle est de trois ans minimum pour un bailleur privé et de six ans pour une personne morale ; le bailleur ne peut résilier le bail avant terme ; à terme, la reconduction du bail est acquise pour la même durée sauf raison sérieuse (vente, relogement de parents proches) donnée trois mois à l’avance par le bailleur ;
  2. Le locataire peut en revanche résilier le bail à tout moment avec un préavis de trois mois.
  3. Les montants des loyers sont réglementés, leur révision est encadrée.
  4. Depuis février 2008, le dépôt de garantie est limité à un mois de loyer. Le cautionnement est exclu lorsque le bailleur a souscrit à une assurance pour impayés (sauf en ce qui concerne un logement loué à un étudiant).
  5. Malgré cela, le bailleur a interdiction de demander au locataire les documents suivants, extraits d’une liste d’interdiction comportant au total 16 documents :
    • copie de relevé de compte bancaire ou postal ;
    • attestation de bonne tenue de compte bancaire ou postal ;
    • attestation d’absence de crédit en cours ;
    • autorisation de prélèvement automatique ;
    • attestation du précédent bailleur indiquant que le locataire est à jour de ses loyers et charges, dès lors que le locataire peut présenter d’autres justificatifs ;
    • attestation de l’employeur dès lors qu’il peut être fourni le contrat de travail et les derniers bulletins de salaire (…)
  6. La rupture du bail est enfin très encadrée : sont spécifiées les différentes étapes, en particulier, le recours préalable au préfet de département, les délais, la nécessité d’enquête sociale, les délais de paiement qui peuvent être accordés et qui interrompent la procédure s’ils sont appliqués. Au total ce sont 12 étapes de procédures dont la durée moyenne est estimée à 226 jours (selon Djankov et al. 2003). La trêve hivernale suspend les expulsions du 1er novembre au 15 mars.

L’interaction avec le marché

7Ces dispositions ont été retenues parmi des dizaines d’autres car ce sont celles qui interagissent le plus avec le fonctionnement du marché.

8Concernant la durée du bail, la règle a) limite l’offre des bailleurs souhaitant récupérer leur logement dans un délai inférieur à trois ans. La règle b) introduit un risque dans le contrat, risque en soi acceptable mais asymétriquement distribué entre le locataire et le propriétaire en raison de la règle a).

9Concernant la fixation des loyers, la règle c) limite les fluctuations des prix, protégeant ainsi les locataires contre l’arbitraire d’un propriétaire qui exploiterait l’avantage que procurent les coûts monétaires ou psychologiques d’un déménagement. Sur le long terme, elle écarte le loyer du prix du marché et, dans un marché haussier, décourage l’offre et l’investissement locatifs.

10Concernant la garantie, la règle d) ne permet pas au propriétaire de se protéger des dégradations.

11Concernant le « recrutement » des locataires, la règle e) écarte les éléments bancaires qui permettraient de rassurer le propriétaire et limite la capacité à opérer une sélection des locataires sur des éléments objectifs (comme l’interdiction d’une attestation par le précédent bailleur). Cela ne peut que renforcer la sélection sur des critères subjectifs, tout en limitant le caractère stigmatisant d’un épisode d’impayé.

12Concernant la rupture du bail, la règle f) ne peut que conduire à une sélection précautionneuse des locataires.

13La comparaison de ces dispositions avec celles du droit du logement au Québec montre que la loi québécoise est uniformément plus favorable aux propriétaires [Wasmer, 2006] : la durée minimale du bail n’est pas fixée ; le non-respect du paiement du loyer peut entraîner une procédure dans les 5 jours, un non-respect des échéances accordées par la Régie du logement rompt le bail immédiatement et de droit ; même en l’absence d’impayés, le propriétaire peut résilier le bail à l’échéance, et ce sans raison ; il peut résilier le bail avant échéance moyennant un préavis de six mois ; le locataire doit en revanche s’acquitter du loyer jusqu’à l’expiration du bail même en cas de déménagement.
La réglementation française est donc relativement plus protectrice des locataires que la réglementation québécoise. Mais cette réglementation s’applique à un marché où l’offre est structurellement déficitaire par rapport à la demande. La réglementation française fait que le locataire idéal, dans ce contexte, est, plus qu’au Québec, un locataire en contrat à durée indéterminée (CDI), avec des revenus élevés, inspirant confiance au bailleur dans sa capacité à entretenir les lieux et payer les loyers, amené à déménager à horizon de quelques années afin de réajuster le loyer, et pas trop procédurier.

Les impayés : risques réels, perceptions et assurances

14Les impayés représentent un risque pour les propriétaires-bailleurs. Ce risque est-il réel ? Il y a en France un stock de 10 millions de logements dans le secteur locatif (privé et social). Selon le volet français de l’enquête du panel européen des ménages, environ 10,6 % des locataires (soit plus d’un million de ménages) du parc privé et social déclarent avoir eu un impayé de loyer dans l’année écoulée, dont une majorité à plusieurs reprises. En 2008, selon le ministère de la Justice, il y a eu 137 000 demandes en justice (au fond et en référé) par les bailleurs de paiement des loyers et ou d’expulsion [1], soit une proportion de l’ordre de 10 % du flux des impayés dans le secteur locatif mentionnés précédemment. Ce chiffre est en hausse de 38 % depuis 10 ans. Selon ces mêmes chiffres, les expulsions effectives pour non-paiement des loyers sont en nombre somme toute assez faible : une dizaine de milliers par an, soit moins de 8 % des procédures engagées et moins de 1 % des épisodes d’impayés. Même si une majorité de ces cas concerne des locataires du secteur social, la relative fréquence des impayés et la rareté des expulsions permettent de comprendre pourquoi les propriétaires désirent se prémunir contre le risque d’impayés. Il convient enfin de noter que le nombre de cas d’impayés et de contentieux est aussi le résultat d’un équilibre. D’une part, la forte sélection par les propriétaires décrite ci-dessous, ainsi que les cautionnements, en limitent l’ampleur par élimination de l’accès au bail des populations moins solvables. D’autre part, la lenteur des procédures peut décourager le recours au contentieux.

15Cette situation a conduit à l’émergence d’une demande d’assurance. Il en existe deux types. Le premier type est une assurance souscrite auprès d’un assureur privé classique. De nombreux assureurs offrent des contrats qui couvrent plus ou moins de risques et sont plus ou moins chers (pour les particuliers, entre 2,5 % et 4 % du loyer). Mais les critères draconiens imposés par les assureurs pour pouvoir souscrire l’assurance ne font que renforcer la sélection des locataires. Le second type d’assurance est la « Garantie universelle des risques locatifs », un dispositif mis en œuvre par l’État en 2007 pour inciter les assureurs à prendre en charge des dossiers plus risqués. Le dispositif concernerait 200 000 ménages en 2010 [2].

16Dans ce contexte, comment s’opère concrètement la sélection des candidats à la location ?

La phase de sélection des candidats à la location : résultats d’enquête

17L’enquête qualitative que nous avons menée auprès d’une trentaine d’agents immobiliers de la région parisienne (cf. encadré) offre un éclairage sur ces questions [3].

Encadré – Notre enquête qualitative

Menée entre juin et octobre 2010 auprès de 29 agents immobiliers exerçant à Paris ou en banlieue parisienne, notre enquête qualitative consiste en une série d’entretiens dits semi-directifs. Ce mode d’entretien, très courant en sociologie, consiste en une discussion libre autour de questions préalablement décidées par l’enquêteur.
Trois points principaux sont abordés au cours de ces entretiens : (i) profil de l’agent immobilier (formation, fonction dans l’agence), (ii) portrait du « bon » et du « mauvais » locataire et (iii) sélection des candidats à la location (autonomie de l’agent immobilier, discrimination).
Les entretiens ainsi obtenus, d’une durée moyenne d’une heure, constituent donc un matériau particulièrement riche pour analyser ce que les agents du marché locatif de la région parisienne ont rapporté de leurs pratiques.

Des pratiques de sur-sélection

18Pour tous les agents immobiliers que nous avons interrogés, la solvabilité du candidat à la location est la première caractéristique du « bon candidat ». Celui-ci se reconnaît donc aux garanties officielles qu’il apporte relativement au prix du bien concerné : salaire à hauteur de trois fois le loyer, contrat de travail avec une préférence nette pour les CDI, avis d’imposition, etc. Cette étape de constitution de dossier comprend des pratiques parfois interdites par le texte de loi (point e) : il s’agit par exemple de la demande de compte bancaire, d’une attestation de l’employeur, d’une autorisation de prélèvement automatique, etc. Dans un premier temps, le travail de l’agent se limite à vérifier l’authenticité des documents fournis, le soupçon de faux dossiers étant en effet évoqué par tous les agents immobiliers. Les cas de fraudes effectives sont, selon les agents, plutôt rares.

19De facto l’écrasante majorité des candidats à la location s’auto-sélectionne selon ces critères de solvabilité, ce qui a pour effet d’orienter la sélection effective vers des critères plus flous. D’une part, des critères qui, contrairement aux critères de solvabilité, s’énoncent toujours par la négative : pas de colocation, pas d’animaux domestiques, pas de fumeurs, pas de familles nombreuses, pas d’étrangers, etc. Les critères phénotypiques, comme l’appartenance aux minorités ethno-raciales, souvent évoquée comme un handicap, entrent dans cette catégorie. D’autre part, des critères plus subjectifs comme le feeling vis-à-vis d’une candidature : attitude générale du candidat, tenue vestimentaire, type de voiture et son état, etc. La majorité des enquêtés considèrent que le feeling est un aspect important de la compétence du « bon agent immobilier ».
La sélection du locataire idéal se fonde donc fréquemment sur des critères non réglementés, voire illégaux. Il est d’ailleurs surprenant de remarquer qu’un principe aussi simple que « premier arrivé premier servi », usuel au Québec, n’ait jamais été évoqué par les agents interviewés. À la place, ces derniers mobilisent trois types d’arguments pour justifier leur démarche si sélective :

20

  • une législation défavorable aux propriétaires, justifiant en retour une sélection draconienne des locataires. Les agents immobiliers de notre enquête s’accordent en effet sur la longueur excessive des procédures à enclencher en cas de litige et la quasi-impossibilité d’expulsion d’un locataire mauvais payeur ;
  • la propension plus forte de certaines catégories de population à être source de « tracas », ceux-ci renvoyant principalement à la fréquence des impayés et à la probabilité de dégradation des locaux. Les agents immobiliers de notre enquête se montrent particulièrement sensibles à ces questions lorsque l’agence assure elle-même la gestion locative du bien immobilier ;
  • les exigences particulières des propriétaires. Bien que certaines de ces exigences s’avèrent illégales, elles sont très souvent satisfaites par les agents immobiliers.
Les populations visées par ces pratiques discriminatoires sont diverses, comme l’illustrent des témoignages d’agents immobiliers :

21

D’ailleurs ce qu’on ne comprend pas ce sont des Martiniquais ou des… beaucoup ont eu du mal à louer. (…) C’est pareil à un moment on avait beaucoup lorsqu’on travaillait avec [société foncière] on avait beaucoup d’homosexuels parce qu’ils étaient rejetés. (Agent immobilier à Paris)
Y avait 3 dossiers, il m’a refusé les 3. C’était 3 femmes, qu’il a refusées : une chirurgienne, parce que jamais là. La raison c’était « les chirurgiens ils sont toujours en mutations, ils ont que des CDD, donc elle va pas rester longtemps ». L’autre était avocate et ça a été « non pas d’avocate parce que tout le monde sait que les avocats ils nous prennent la tête (entre guillemets) ». Ils vont pas arrêter de nous harceler, de nous poser des questions, de nous faire payer tout un tas de trucs, de nous casser les bonbons. Donc pas d’avocate. (Négociatrice à la location d’une agence à Paris)
Parmi ces pratiques de sélection, les discriminations ethno-raciales sont fréquemment mentionnées et méritent un examen plus approfondi.

La question des discriminations ethno-raciales

22Les agents immobiliers interrogés au cours de l’enquête affirment de façon systématique que la pratique de la discrimination ethno-raciale est très répandue sur le marché immobilier [4]. Ce thème particulier est parfois spontanément abordé par les agents immobiliers interrogés de manière générale sur la procédure de sélection. Dans d’autres cas, il est évoqué à l’occasion de questions sur les critères de sélection pertinents ou sur les difficultés d’accès au logement pour certaines catégories de population. Le sujet est toujours abordé avec précaution : les enquêtés rappellent qu’il s’agit d’une pratique illégale et adoptent de multiples stratégies pour se protéger de toute accusation de racisme, consistant généralement à blâmer les autres agences, les autres communes ou les propriétaires.

23

Enfin j’ai des personnes, des Blacks qui sont venus à l’agence et qui m’ont dit euh… Donc j’ai reçu et qui m’ont dit : « on vient de se faire jeter par – bon, je ne citerai pas le nom, d’une agence qui n’est pas loin du tout [rires] et euh… à qui on a dit : « Non, non monsieur, on a rien à louer. » Ils avaient à peine ouvert la bouche, et on leur a dit : « On n’a rien à louer. » (Salariée d’une agence immobilière de banlieue parisienne)

24Les agents immobiliers jugent ce phénomène fréquent, presque inévitable et affirment même qu’il doit être plus intense dans les procédures de location de particulier à particulier, ces dernières étant moins contrôlées.

25Les agents interrogés, qui généralement disent déplorer ces pratiques discriminatoires, développent les raisons qui, si elles ne les justifient pas, permettent de les expliquer. Selon certains, les familles nombreuses (notamment africaines) seraient plus enclines à dégrader le bien immobilier.

26

Si c’est une famille d’Africains qui se présente comme un couple non marié et que si vous creusez un petit peu, vous voyez qu’ils ont trois enfants derrière, je vais pas leur louer un appartement, ils vont me le pourrir. Vous voyez ? Y’a des choses que l’on sait. Y’a des choses que l’on sait et moi y’a des choses que j’ai vues, où dans des studios y’avait 10 personnes qui sont entassées. (Responsable d’agence immobilière, Paris).

27Selon d’autres agents, les « mauvaises expériences » avec certaines populations pousseraient les propriétaires à refuser de louer leur bien à ces populations.

28

Et sinon j’ai eu affaire à une autre personne pour une location. Euh… Mais je suis pas tombé dessus, il m’a juste dit « je vous préviens je veux pas d’Africain ».
[…] Donc j’ai répondu aussi que… Ce qu’il… Est-ce qu’il avait conscience de ce qu’il disait parce que c’est interdit par la loi… ? Il m’a dit « oui »… Mais parce qu’il a eu des déboires avec quelqu’un… (Salarié d’une agence immobilière de banlieue parisienne)

29L’explication la plus souvent mobilisée a trait aux préférences des propriétaires. C’est le racisme de ces derniers qui serait à l’origine des pratiques discriminatoires. Certains agents immobiliers s’estiment même victime des bailleurs qui, selon eux, sous-traitent aux agences ce « sale boulot » de discriminer.

30Interrogés sur la fréquence des demandes discriminatoires émanant des propriétaires, de nombreux agents immobiliers avancent le chiffre d’une demande sur dix. Pour faire face à celles-ci, trois stratégies se dégagent du discours des agents immobiliers :

31

  • une stratégie de refus, de nombreux agents affirmant avec fermeté qu’ils claquent la porte devant les propriétaires qui ont ce type d’exigences ;
  • une stratégie de rappel à la règle soulignant le caractère illégal de ces demandes :
    Bah après moi j’ai certains propriétaires qui me disent ils veulent pas de telle minorité, telle nationalité, pas de chiens, pas de chats, pas d’animaux, ce genre de trucs… Après moi je leur dis qu’on n’a pas le droit de sélectionner sur ce genre de… Bon peut-être chien chat, ok. Mais après pas de Noirs, pas de Turcs, pas d’Arabes, c’est illégal, on n’a pas le droit de faire ce genre de truc. (Négociatrice d’une agence immobilière de banlieue parisienne)
  • une stratégie économique, consistant à souligner que ces demandes n’ont pas leur place dans le bon déroulement des affaires :
    Bah nous agence on louerait à n’importe qui de toute façon. On est là pour faire de l’argent. Honnêtement. (Personnel d’une agence de banlieue parisienne)
  • ou sont incompatibles avec les caractéristiques du marché local :
    Bon moi je dis ça c’est parce que dans l’ensemble des agences c’est ça. Dans Paris ou n’importe quoi je peux vous assurer c’est ça, c’est clair c’est net. Pas de Noirs, pas d’Arabes. Ici tous nos clients c’est des Noirs, des Arabes, des Turcs, des Pakistanais. Alors… Alors bah le seul critère c’est les revenus et puis point final. (Salariée d’une agence de banlieue parisienne)
L’enquête ne permet pas de dire si ces stratégies suffisent ou non à tempérer les demandes explicitement discriminatoires des bailleurs. On peut toutefois douter de leur efficacité dans la mesure où la tension sur le marché du logement donne souvent le dernier mot au propriétaire sur la validation du dossier choisi par l’agence.
Ah bah nous on transmet le dossier, nous on fait notre travail, c’est-à-dire qu’on va pas refuser de faire visiter un bien à un Chinois, à un Malien, enfin à ce que vous voulez. Nous on le fait, ce sont nos clients. Maintenant nous on transmet le dossier, bon bah lui il va faire son choix. Et certains vont faire leur choix en fonction de… Malheureusement ça existe encore. (Négociatrice d’une agence immobilière de banlieue parisienne)

Conclusion

32Dans cet article, nous avons recensé dans une première étape un certain nombre d’éléments du droit du logement qui conduisent à des comportements des propriétaires que l’analyse économique permet de mieux appréhender. En particulier, le caractère complexe des procédures et le cadre protecteur de la location engendrent une sélection accrue des locataires par les bailleurs et un fort besoin d’assurance pour se couvrir des risques d’impayés.

33Dans une seconde étape, nous avons résumé les enseignements d’une enquête qualitative sur la pratique des agents immobiliers de la région parisienne. Il apparaît que ces pratiques de discrimination sont très présentes. Elles conduisent les agents immobiliers à se justifier longuement de ces pratiques ou à en reporter la responsabilité sur les propriétaires. Le comportement des acteurs du segment de l’offre (propriétaires, agents) n’est du reste pas le seul à s’adapter. Les locataires potentiels eux-mêmes adaptent leur comportement au fonctionnement du marché en s’auto-sélectionnant, non pas en fonction de leurs revenus, mais aussi en fonction de leurs autres caractéristiques susceptibles d’être prises en compte par les propriétaires.

34En matière de logement, le droit, le marché et les pratiques des acteurs interagissent entre eux. Notre approche pluridisciplinaire permet d’articuler ces différentes dimensions et d’esquisser des pistes de réflexions normatives, comme l’évolution des protections des locataires et des politiques de lutte contre les discriminations. D’autres facteurs que nous n’avons pas étudiés directement dans cette enquête, comme les déséquilibres structurels sur ce marché, renforcent la facilité des bailleurs à sélectionner les locataires. Inversement, le déficit d’offre est alimenté par les comportements des acteurs de ce secteur, par une pratique de sélection et de prudence des bailleurs et par l’existence de difficultés de paiement de la part d’une fraction significative des locataires. Les propositions de politiques publiques ne peuvent négliger la complexité de ces questions.

Bibliographie

  • Accardo J. et Bugeja F. (2009), « Le poids des dépenses de logement depuis 20 ans », Cinquante ans de consommation en France, Insee Référence, p. 33-48.
  • Bonnet F., Étienne L., Mirna S. et Wasmer E. (2010), «Discrimination on the French Rental HousingMarket: An audit Study», paper presented to the workshop Discrimination, Stanford and Sciences Po.
  • Djankov S., La Porta, R., Lopez-de-Silanez F. et Shleifer A. (2003), « Courts », Quarterly Journal of Economics, vol 118-2, p. 453-518.
  • Beauchemin C., Hamel C. et Simon P. (2010), « Trajectoires et Origines ; enquête sur la diversité des populations en France », Premiers résultats, Documents de travail de l’Ined, n° 168.
  • Lafferere A. (2004), « La politique économique du logement: les enseignements de l’expérience française », Journée d’étude RIB/RBDH.
  • Minodier C. (2005), « Portraits de locataires », Insee Première, n° 1010.
  • Plateau C. (2006), « Vingt ans de dépenses de logement », INSEE, Données sociales – La société française 2006, p. 475-484.
  • Wasmer E. (2006), « Pour une réforme radicale de l’organisation du droit du logement. Quelques enseignements de l’analyse économique », En Temps Réel, Cahier 27 : http://en.temps.reel.free.fr/cahiers/cahier27.pdf.
  • Wasmer E. (2008), « Analyse économique du marché du logement locatif », Revue Économique, numéro spécial Droit et Économie, Vol. 58, 2007/6, p. 1247-126

Date de mise en ligne : 12/05/2011

https://doi.org/10.3917/rce.009.0216

Notes

  • [1]
  • [2]
    http://www.apagl.fr/upload/uploads/File/Boite_outil_partenariat/Flash_Info_GRL_et_Lettre de_la_GRL_n_8.pdf.
  • [3]
    Notre démarche scientifique consiste à reproduire des propos anonymisés mais réellement tenus par des agents. Les auteurs de ce texte les reproduisent sans approuver leur contenu bien évidemment, ni chercher à les légitimer, mais comme un éclairage des pratiques en vigueur.
  • [4]
    Ces constats sont corroborés par les chiffres de l’enquête Trajectoire et Origine (TeO) qui révèlent que 13 % des immigrés et 9 % des descendants d’immigrés affirment avoir connu une discrimination au logement – comparativement à 5 % de la population majoritaire sans ascendance migratoire (Beauchemin et al., 2010, p. 98-99). Par ailleurs, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) a publié des chiffres de discrimination au logement issus d’un testing réalisé en 2006 auprès de bailleurs du secteur privé en région parisienne et sur un site en province. Selon ce testing, sur 126 annonces de location, à niveau de vie équivalent, les candidats avec un nom évoquant une origine française obtiennent deux fois plus facilement un rendez-vous pour une visite d’appartement. De plus, au terme de cette visite, ils ont quatre fois plus de chances d’obtenir l’appartement que les candidats d’origine maghrébine ou africaine.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions