Notes
-
[1]
C’est ainsi que tel fabriquant asiatique de produits électroniques qui commercialisait jusqu’en 2008 des micro-ordinateurs au prix plancher de 420 euros (prix constructeur) et des caméscopes pour 320 euros propose aujourd’hui des gammes à partir respectivement de 160 et 112 euros. Mais les réseaux officiels de commercialisation ne « suivent pas » les réductions de marges ainsi impliquées : il ne reste que ces petits commerçants internationaux que sont les transmigrants, habitués depuis plusieurs années à commercialiser des clefs USB et autres MP4.
1La typologie des migrants internationaux s’est enrichie, ces vingt dernières années, de la classe des « transmigrants » : une population désormais suffisamment présente et identifiée sur tous les continents pour être décrite comme « migration postcoloniale et postfordiste » en phase avec l’omniprésente mondialisation-globalisation.
L’apport d’une approche en termes de transmigration
2Les caractéristiques essentielles de cette migration résident dans l’enchaînement des nombreuses étapes nationales et urbaines des individus qui la pratiquent. Effectuant des parcours de chez soi à chez soi, en périodes de six mois à trois ou quatre années, ces transmigrants figurent concrètement l’étranger dont parlait Georg Simmel au xixe siècle finissant : celui dont on ne sait s’il prendra place parmi les autochtones ou s’il poursuivra plus avant son déplacement. Son entrée dans la ville décrit ses compétences à s’assumer ici, où il arrive, comme là-bas, d’où il vient, ainsi que dans l’espace intermédiaire qui relie les deux lieux. Description qui met en exergue les conflits de rationalités entre le sédentaire, celui qui ne doute pas de la primauté de son inscription dans les hiérarchies de l’identité locale, et l’individu mobile, qui tient son pouvoir sur le précédent du fait précisément de sa connaissance des voies qui mènent dans et hors de la ville, vers des groupements humains proches ou lointains : celui qui apporte là-bas les produits et les idées de ceux d’ici, et ici la (re)connaissance de ceux de là-bas. Cette approche du transmigrant s’appuie donc avant tout sur les interactions vécues lors des mobilités comme des étapes : elle est attentive aux cosmopolitismes nés des côtoiements. Elle tempère, comme trop restrictives, les visions ethnicistes des rapports entre l’autochtone et le nouveau venu, les constats d’étanchéité radicale : la conception de l’ensemble diffère des luttes d’emplacement, du choc des identités voire des civilisations dès lors que l’on aborde des faits de globalisation.
3Le paradigme du « lieu » dans les sciences sociales, et celui de l’« identité », conçue comme préséance locale du sédentaire sur le voyageur, ont réduit la perception de la mobilité et de ses territoires à des notions évanescentes faites de paramètres horaires et kilométriques, au mieux à une trajectoire parcourue d’origine à destination de flux de populations prétendument connus dès lors qu’ils sont quantifiés. L’être est construit, repéré et analysé essentiellement comme sédentaire ; il n’existe pas de « sujets » de mobilité. Pour notre part, nous réinvestissons les espaces-temps de la mobilité avec les interactions sociales originales qui les caractérisent, qui font continuité, donnent pouvoir au transmigrant sur l’immobilité historique et constitutive des dispositifs sédentaires des États nations. Nous identifions ainsi des « territoires circulatoires » transnationaux de haute cohérence sociale.
4Cette méthode privilégie l’observation des processus d’échanges comme de construction de territoires circulatoires, en particulier ceux qui articulent mobilités et sédentarités : l’entrée dans la ville est une phase clef de la définition des territoires circulatoires. Nous rappellerons rapidement, dans les pages qui suivent, la diversité des acteurs des transmigrations et de leurs modalités d’entrée dans les villes, leurs capacités de métisser les rapports sociaux préétablis. Nous nous inspirerons des recherches que nous avons menées depuis 1991 jusque très récemment (notamment Tarrius, 1992, 2000, 2010).
Le bouleversement est important, de la localisation misérable près des lieux de production qui a marqué le xxe siècle, aux urbanités nouvelles et aux centralités sociales que le transmigrant introduit dans la ville contemporaine.
Les transmigrants, figures-clé de la diffusion de produits bas-de-gamme à travers les frontières
5Le transmigrant n’échappe pas aux injonctions des grandes firmes de devenir un vecteur de leurs politiques d’expansion. Mais alors que les migrants qui l’ont précédé entraient massivement dans les procès de production, le transmigrant participe lui à la diffusion commerciale des produits sur un vaste marché international.
6En effet, cette force de travail nomade réalise la stratégie commerciale du « poor to poor », de « l’entre pauvres », c’est-à-dire la vente de produits d’entrée de gamme à des populations réputées non solvables [1]. Ces transmigrants, peu sensibles aux réglementations fiscales et commerciales des nations qu’ils traversent, effectuent en plusieurs mois des tournées, de chez eux à chez eux, et nulle part à notre connaissance ne posent de problèmes d’intégration aux sociétés qu’ils côtoient, travaillant brièvement, afin d’assumer leurs déplacements, aux champs et dans le bâtiment après avoir écoulé leurs marchandises. Les réseaux sont très lisibles, d’un bout à l’autre des distributions, mais échappent évidemment aux taxes usuelles, et peuvent donc atteindre des populations à la solvabilité faible, ouvrant ainsi des marchés à des dizaines de millions de clients pauvres. Pour l’essentiel, à l’exception des montres, des CD-DVD et des marchandises de luxe, ces produits ne sont pas contrefaits, leur technicité étant trop complexe et trop évolutive (ordinateurs, clefs USB, mp4, appareils photo numériques, caméscopes, etc.).
7Les Afghans incarnent ces profils de commerciaux. Ils sont 65 000 chaque année, dans les ports turcs de la Mer Noire (Trabzon ou Samson) ou dans le port géorgien de Poti, à se charger de produits électroniques fabriqués par de grandes firmes du Sud-Est asiatique (mp4, mémoires flash, micro-ordinateurs, appareils photo-vidéo, etc.), passés par Dubaï ou Koweït-City, en théorie destinations terminales, pour un total avoisinant six milliards de dollars. Débarqués dans les ports de Burgas et de Varna, en Bulgarie, ces produits sont revendus (avec des remises de 40 % à 50 % par rapport aux importations légales) à des relais commerciaux (Turcs en route pour l’Allemagne ou Polonais) ainsi qu’à des Bulgares et des Syriens installés à Sofia.
8À Sofia, environ 3 000 Syriens qui étudiaient jusqu’en 1989 en Bulgarie (ancien « pays frère ») se sont sédentarisés dans la ville pour des activités commerciales (quasi monopole sur les pharmacies, les commerces d’électronique ou l’immobilier), où ils ont encouragé le déploiement de la transmigration afghane de la fin des années 1990. Au fur et à mesure que celle-ci s’est amplifiée, ils ont investi une part des bénéfices des commerces des transmigrants afghans dans l’achat et la restauration de logements délabrés de l’ancien centre-ville : là, ils logent avantageusement des Bulgares que la spéculation foncière chasse des périphéries sud de la capitale. Dans ce quartier central, entre Hilton et Grand Marché, se côtoient Bulgares, Syriens et Afghans, ainsi que de nombreux petits commerces (de vêtements, bijouteries, restaurants, etc.) tenus par des proches de ces investisseurs. Dans ce quartier, désormais centralité urbaine, on n’observe pas d’enclave ethnique, ni d’espace de relégation. Certains Afghans (environ un millier) continuent la transmigration vers la Macédoine, la Serbie, l’Albanie, l’Italie : les transmigrants afghans ont peu à voir avec les migrants pauvres, de mêmes origines, qui transitent par la Grèce et tentent de rejoindre la Grande Bretagne via Calais.
Par ailleurs, la régulation des échanges bancaires liée à la crise financière interdit désormais aux transmigrants de bénéficier de lignes internationales de crédit (40 % du montant des achats) que des banques émiraties leur consentaient. Les réseaux criminels suppléent désormais à cette soi-disant « moralisation » des circulations de capitaux en offrant des sommes équivalentes d’argent à blanchir et, en contrepartie, exigent des Afghans qu’ils cultivent, pendant leurs migrations, le pavot à opium en Turquie et en Géorgie. Ces nouvelles accointances, étendues aux populations balkaniques, fournissent une main-d’œuvre afghane, albanaise et géorgienne aux entreprises sud-italiennes pratiquant le blanchiment du même argent sale, et, en « queue de migration », provoquent l’arrivée récente de populations moyen-orientales, caucasiennes et balkaniques en Catalogne.
Le parcours des transmigrantes du sexe à travers l’Europe
9Le travail du sexe, dans les « clubs » des côtes méditerranéennes espagnoles, attire chaque année plusieurs milliers de jeunes femmes (entre 3 000 et 5 000) depuis les Balkans, la Géorgie, la Tunisie, le Maroc. Après un passage par le sud de l’Italie, où elles apprennent à associer la vente de cocaïne à leurs propres services, elles rejoignent, le long des 1 400 kilomètres de côtes, les clubs de prostitution. Elles y travaillent de deux à quatre années puis, ayant obtenu des papiers qui leur permettent une circulation dans l’espace Schengen, celles qui n’ont pas trouvé un époux ou un travail (restauration, vente, entretien ménager) migrent pour le travail du sexe en France, puis, un ou deux ans plus tard, en Allemagne, aux Pays-Bas, en République Tchèque, etc.
10En Espagne, elles ont dynamisé ces dix dernières années les villages espagnols situés dans un rayon de dix à quinze kilomètres autour des clubs : elles y habitent et attirent là des parents, hommes qui ouvrent un petit restaurant ou travaillent dans les champs, femmes qui gardent des enfants, aident des personnes âgées, etc. Lorsqu’elles partent pour une prochaine étape, elles cèdent leur logement à une nouvelle arrivée. En France, dans les alentours de Montpellier et d’Avignon, elles partagent des appartements avec des transmigrants du commerce marocains et travaillent le long des routes ou en liaison avec des clubs Internet de rencontres. En Allemagne ou aux Pays-Bas, elles essaient de travailler dans les sex-houses ou les eros centers, avant d’envisager un retour dans leur région d’origine : il s’agit bien de transmigrations. À ce titre, on pourrait encore signaler la centaine de milliers de femmes brésiliennes ou hispano-américaines requises par le travail du sexe à Madrid, qui effectuent des allers-retours fréquents avec leurs lieux d’origine, et suivent la transmigration européenne de leurs collègues des clubs du Levant espagnol.
Les médecins syriens et marocains, transmigrants moteurs d’un circuit parallèle d’accès aux soins
11Enfin, les médecins « égyptiens », originaires surtout de Syrie, accessoirement du Maroc, constituent un bel exemple de transmigration en cours de constitution. Les facultés de médecine syrienne et libanaise sont d’un accès difficile et particulièrement élitiste : ces nations préfèrent former, à côté de quelques médecins hautement spécialisés, des auxiliaires médicaux de bon niveau. Aussi, les diplômés qui tiennent à une formation de médecins mais ne sont pas retenus choisissent-ils le cursus de Sofia : ce mouvement date des années 1970 et 1980 et caractérise encore des coopérations entre Bulgarie, Syrie et Irak, anciens « pays frères ». Depuis le début des années 2000, certains d’entre eux, au contact des transmigrants afghans, ont suivi des commerçants nomades vers la Macédoine, l’Albanie et l’Italie. Les populations que rencontrent ces fourmis du commerce international sont musulmanes : les médecins ont donc non seulement soigné leurs compagnons afghans, réalisant une co-transmigration de service, mais aussi créé des clientèles parmi les populations de migrants musulmans sédentarisés dans ces pays depuis plusieurs générations.
12Assez vite (en 2003), le lien a été fait avec les populations du sud de la France liées aux transmigrants marocains. L’attrait des médecins musulmans, pratiquant la plupart des diagnostics sans dénudation des femmes, a été immédiatement très fort : les réseaux d’associations cultuelles, salles de prières et mosquées, les ont rapidement menés jusqu’au sud de l’Espagne pour leurs activités de médecins ambulants. Ils sont désignés comme « docteurs égyptiens » par des populations admiratives du prestige théologique et scientifique de cette nation.
13Leur implantation s’est développée parallèlement à l’apparition, ces dernières années, de « l’Internet médical » : commandes de médicaments auprès de sites canadiens, et développement de l’automédication dans les cités d’habitat social par des jeunes filles instruites, utilisatrices de l’Internet, relais entre médecins et prescriptions. Ces sites associent en effet des consultations par e-mail de médecins à l’achat de toutes les molécules médicamenteuses connues. Ainsi, des jeunes filles des cités d’habitat social deviennent-elles les intermédiaires et assistantes médicales des « docteurs égyptiens » tout au long des itinéraires nord méditerranéens des divers transmigrants.
Mais la recherche des médicaments dans le labyrinthe des sites diffusant les pharmacopées est un travail complexe et délicat : les sites canadiens ou belges de grande notoriété présentent en effet l’avantage de se passer de médecins locaux prescripteurs et de pharmaciens, mais pas celui d’abaisser les coûts au niveau du remboursement de la Sécurité sociale ni a fortiori à celui de la couverture maladie universelle (CMU). Aussi les médecins circulant, forts de leur expérience internationale, orientent-ils leurs auxiliaires locales vers des sites crédibles diffusant des génériques peu couteux (Brésil, Inde, Indonésie), ou bien des médicaments récents non distribués en Europe (sites états-uniens agréés par la Drug & Food Administration). Des suivis de glycémie et de tension artérielle, et diverses autres analyses automatisées à l’aide d’appareils vendus librement, caractérisent encore les pratiques des auxiliaires médicales des « médecins égyptiens ». La totalité du suivi médical des affections courantes est ainsi assumée à des coûts voisins de ceux permis par le circuit médical et pharmaceutique officiel [Tarrius, 2010].
Une inscription nouvelle des transmigrants dans les économies locales
14Nous avons toujours identifié dans nos recherches des « notaires informels », généralement d’anciens transmigrants de grande notoriété installés en commerces sédentaires le long des territoires circulatoires, qui règlent les conflits, aident et conseillent, maintiennent discrétion et honneur dans les échanges. De telles formations sont d’autant plus innovantes qu’elles bénéficient de la neutralité des États, qui ne savent ni ne veulent se charger de migrants internationaux « quasi légaux » (visas touristiques, autorisations de circulation « Schengen », débordements transfrontaliers en tous sens, etc.), mais aussi de la distance des ONG saisies par les populations de migrants « classiques » de la pauvreté.
15Cependant, des habitats d’étape partagés apparaissent depuis peu : ces habitats, généralement liés au secteur social, fédèrent stockages de marchandises, regroupement et gestion de sites Internet, cabinets de consultation de médecins circulants ou encore résidence éphémère de travailleuses du sexe en migration. Là se construisent de nouveaux cosmopolitismes susceptibles de transformer rapidement la conscience que l’ensemble des migrants a d’être ici, et donc leurs rapports aux autochtones et à leurs élus. Dans l’Europe entière apparaissent en effet ces nouveaux cosmopolitismes internes aux migrations, ni entièrement « communautaires » ou « ethniques », alors que les élus pensent les proximités entre migrants sur des bases religieuses ou nationales qu’ils imaginent structurelles et permanentes.
16Nous assistons de fait à une mutation des logiques migratoires : la période de mobilisation internationale d’une main-d’œuvre sédentaire, postcoloniale ou postsocialiste, laisse sa place à ces formes originales de cosmopolitisme qui anticipent peut-être sur nos propres transformations. En même temps, il y a réorganisation des réseaux criminels sur le modèle de la « toile » internet, c’est-à-dire mondialisés, polyvalents dans l’offre de produits et complémentaires dans leur couverture des zones desservies. Cette transformation englobe les vielles « pieuvres » criminelles, en leur offrant les positions clefs de carrefour dans les réseaux : un nouvel ordre criminel mondial, banalisé, accessible et proche des transmigrants se déploie sans contrôle, alors que les États peinent à définir leur place dans ce qu’ils perçoivent comme une insaisissable mondialisation.
Bibliographie
Bibliographie
- Tarrius A. (2010), Migrants internationaux et nouveaux réseaux criminels, Trabucaire, Perpignan
- Tarrius A. (2000). Les nouveaux cosmopolitismes, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues
- Tarrius A. (1992). Les Fourmis d’Europe, L’Harmattan, Paris
Notes
-
[1]
C’est ainsi que tel fabriquant asiatique de produits électroniques qui commercialisait jusqu’en 2008 des micro-ordinateurs au prix plancher de 420 euros (prix constructeur) et des caméscopes pour 320 euros propose aujourd’hui des gammes à partir respectivement de 160 et 112 euros. Mais les réseaux officiels de commercialisation ne « suivent pas » les réductions de marges ainsi impliquées : il ne reste que ces petits commerçants internationaux que sont les transmigrants, habitués depuis plusieurs années à commercialiser des clefs USB et autres MP4.