Notes
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[1]
Vallet L.-A. (1999), « Quarante année de mobilité sociale en France. L’évolution de la fluidité sociale à la lumière de modèles récents », Revue française de sociologie, vol. 40, n° 1, p. 5-64.
-
[2]
Lefranc A. et Trannoy A. (2005), « Intergenerational earnings mobility in France. Is France more mobile than the US ? », Annales d’économie et de statistiques, vol.78, p.57-78.
-
[3]
Maurin É. et Chambaz C. (1998), « L’évaluation sociale des professions en France », Revue Française de Sociologie, vol.39, n° 1, p.177-227.
-
[4]
Voir l’analyse de l’évolution du chômage d’insertion selon l’origine sociale dans Éric Maurin, La Peur du Déclassement, Seuil, 2009.
-
[5]
Oreopoulos P., von Wachter T. et Heisz A. (2008), « The short and long-run effect of graduating in a recession : hysteresis and heterogeneity in the market for college graduates », IZA discussion paper n° 3578.
1Les statistiques mesurant la mobilité sociale intergénérationnelle accréditent-elles l’idée d’un déclassement des jeunes générations en France ?
2Les sociologues distinguent traditionnellement deux composantes de la mobilité sociale. La première est la mobilité structurelle, ainsi qualifiée parce qu’elle résulte mécaniquement de l’évolution de la structure sociale : en période d’expansion économique, la pyramide des catégories socioprofessionnelles tend à se déformer vers le haut, ce qui entraîne de facto une mobilité sociale ascendante. La seconde composante est ce qu’on appelle la fluidité sociale. Elle mesure la véritable performance de la société en matière d’égalité des chances, c’est-à-dire sa capacité à redistribuer les positions au-delà de l’effet mécanique induit par la croissance économique. Les tables de mobilité qui permettent d’appréhender ces phénomènes, en comparant la position sociale des enfants à celle de leur père, sont généralement établies à partir des enquêtes « Formations et qualifications professionnelles » (FQP) de l’Insee. Depuis la refonte des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) en 1982, l’enquête Emploi inclut également, à l’initiative de Claude Thélot, des données portant sur l’origine sociale du père des enquêtés. L’enquête Emploi étant plus fréquente que l’enquête FQP, elle permet de mieux appréhender les fluctuations conjoncturelles de la mobilité sociale, même si elle reste encore relativement peu utilisée à cet effet.
3Armés de ces définitions et de ces sources statistiques, qu’observe-t-on ? On constate qu’à long terme, la fluidité sociale a peu évolué. Le sociologue Louis-André Vallet identifie même une légère tendance à la réduction de l’inégalité des chances sociales depuis le milieu du xxe siècle [1]. En revanche, la mobilité structurelle a mécaniquement diminué sous le coup du ralentissement de la croissance économique à partir du milieu des années 1970, si bien que la mobilité sociale totale a décliné après cette date. Il faut néanmoins bien comprendre que ce déclin n’est relatif qu’à une période de croissance économique exceptionnelle (+ 5,5 % en moyenne par an), les Trente Glorieuses, qui correspondaient à une phase de rattrapage de l’économie française après la deuxième guerre mondiale.
4La place des professions peut évoluer dans les échelles de prestige social. En mesurant la mobilité sociale à partir d’une comparaison de la profession des pères et des fils, ne risque-t-on pas d’occulter d’autres dimensions de la mobilité sociale ?
5Être cadre plutôt qu’ouvrier n’a pas le même sens aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, notamment en termes de niveau de vie et de revenus. Pour contourner ce problème, la littérature économique s’intéresse à la mobilité dans l’échelle des revenus plutôt que dans l’espace des catégories socioprofessionnelles. Quand on se livre à ce genre d’exercice, comme l’ont fait notamment Arnaud Lefranc et Alain Trannoy sur la période 1964-1993 [2], on constate à nouveau que la fluidité sociale n’a guère évolué en France. Le lien entre revenus des parents et revenus des enfants est très stable dans le temps. Ainsi mesurée, la fluidité sociale semble plus forte en France que dans les pays anglo-saxons, mais moins forte que dans les pays scandinaves. J’ai de mon côté proposé une évaluation de la mobilité sociale dans une échelle de prestige (ou désirabilité) des professions [3] qui elle aussi aboutit au constat d’une grande stabilité de la fluidité sociale en France.
6Au-delà de ces grandes tendances, il y a également d’importantes fluctuations d’une génération à l’autre, des hauts et des bas de la fluidité sociale. Les générations entrant sur le marché du travail au moment des récessions ont davantage de mal à s’insérer dans l’emploi que les autres, notamment les personnes issues de milieux défavorisés [4]. Mais ces effets sur l’emploi ne persistent guère au-delà de dix ou quinze ans de carrière. L’économiste Till von Wachter de l’université de Columbia et ses co-auteurs confirment sur données de salaires canadiennes, que si les diplômés qui entrent sur le marché du travail en période de récession ont bel et bien des salaires de départ un peu moins élevés, ils connaissent une amélioration progressive de leur situation relative [5]. L’effet des récessions est, en outre, différent selon le niveau de diplôme : les plus diplômés souffrent peu, tandis que les moins diplômés peuvent être affectés de façon très profonde, ce qui contribue d’ailleurs à augmenter la peur de l’échec scolaire.
7Bien que la fluidité ne diminue pas, ne constate-t-on pas que les Français semblent avoir particulièrement peur du déclassement ?
8Il est important de bien distinguer (i) le déclassement lui-même, (ii) le sentiment éprouvé par ceux qui ont réellement fait l’expérience du déclassement, et (iii) la peur d’être un jour déclassé. Avoir peur, c’est fondamentalement un rapport à l’avenir. Ce n’est pas souffrir d’un échec ou d’une injustice passés, phénomène pour lequel le terme de ressentiment serait plus approprié. Certaines fractions des classes moyennes salariées du privé sont aujourd’hui incontestablement en cours de déclassement. Mais la peur du déclassement est une réalité bien plus universelle, permanente et mobilisatrice que le déclassement lui-même. Peur de perdre son statut pour les plus anciens, peur de ne jamais parvenir à en acquérir un pour les plus jeunes.
9La capacité mobilisatrice de la peur n’est jamais aussi limpide qu’au moment des récessions. En 1993 par exemple, la psychologie des jeunes diplômés change complètement avec l’irruption d’un chômage d’insertion qui ne les épargne plus. Alors qu’ils allaient jusqu’alors presque tous dans le privé, ils s’orientent soudain massivement vers le secteur public. Le moteur de ce changement, ce n’est pas un déclassement subi, mais la peur soudaine de son éventualité. À partir du milieu des années 1990, les jeunes diplômés craignent le chômage et sont prêts à tous les sacrifices pour se mettre définitivement à l’abri, avec d’importantes conséquences syndicales et politiques dans la décennie qui suivra.
10Je ne nie pas qu’il puisse exister un ressentiment générationnel – un sentiment d’injustice de certaines générations vis-à-vis du sort qui leur est fait. Lors de récessions qui durent très longtemps, comme dans les années 1930 – et comme cela sera peut-être le cas pour la crise actuelle ? –, une proportion importante de la population peut connaître un déclassement durable. Lors des grands tournants de l’histoire économique et sociale, certaines catégories sociales peuvent elles aussi se retrouver déclassées. On pense évidemment aux classes moyennes allemandes dans les années 1930, aux petits commerçants français des années 1950, dépassés par l’avènement de la société salariale, ou à la classe ouvrière lors de la brutale désindustrialisation des années 1980. Aujourd’hui, les classes moyennes salariées du privé sont en grande difficulté. À chaque grande rupture, certaines catégories sociales connaissent un déclin irrémédiable par rapport au reste de la société, et cette déchéance suscite un ressentiment, qui peut se traduire dans les urnes – le poujadisme dans les années 1950, le vote populaire d’extrême droite à partir des années 1980 –, même si ce n’est qu’une explication parcellaire.
11Je conçois aussi que puisse exister aujourd’hui une certaine animosité des gens de ma génération vis-à-vis des générations de l’après-guerre, auxquelles tout semble avoir été acquis très tôt. Mais je pense qu’il est important de bien distinguer ce ressentiment de la peur du déclassement – peut-être faudrait-il bannir ce terme trop polysémique de « déclassement » ? Et je ne suis pas convaincu que la peur de faire moins bien que ses parents permettent d’expliquer quoi que ce soit de la dynamique sociale. Cette déchéance, lorsqu’elle se produit, peut susciter un ressentiment générationnel, mais pas de la peur, sentiment qui est fondamentalement tendu vers l’avenir et non vers le passé.
12Comment expliquer la peur du déclassement que vous identifiez ? Et comment les politiques peuvent-elles y répondre ?
13Le déclassement fait d’autant plus peur que ses conséquences sont profondes et difficilement réversibles. C’est la raison pour laquelle la peur du déclassement augmente partout dans le monde en période de récession, spécialement dans les milieux sociaux les plus favorisés, ceux qui « tombent » du plus haut en cas de déclassement effectif. C’est aussi la raison pour laquelle la peur du déclassement est d’autant plus forte que la réglementation nationale protège les emplois existants. De fait, ce sont dans ces pays à forte protection des emplois que les durées de chômage sont les plus longues et que les emplois stables perdus sont les plus difficiles à retrouver.
On a d’autant plus peur qu’on a beaucoup à perdre. Pour lutter contre la peur du déclassement, il faut donc réduire le fossé entre les statuts qu’une même personne peut occuper tout au long de sa vie, au fil de ses réussites et de ses échecs. Les sociétés où la peur du déclassement est aujourd’hui la plus faible – les pays du Nord de l’Europe notamment – se caractérisent par une moindre protection de l’emploi existant mais par un soutien beaucoup plus actif aux chômeurs ainsi que par des transitions beaucoup moins irréversibles entre formation et emploi. Au Danemark, par exemple, un dispositif de « dotation initiale » permet de retourner à l’école tout au long de sa vie pour y acquérir de nouvelles compétences en réponse aux aléas de la vie professionnelle. Cette dotation initiale permet de financer jusqu’à six années d’études complémentaires. Ce dispositif contribue à réduire le caractère irréversible et anxiogène des périodes de transition entre école et emploi.
Il n’est pas certain, toutefois, que ce genre de configuration soit transposable dans la société française, car le dispositif scandinave est indissociable d’une certaine conception de l’école – pourvoyeuse de compétences –, qui se trouve à bien des égards à l’opposé de la conception française d’une école pourvoyeuse de statuts. Il faut bien comprendre que toute action publique en la matière a pour préalable nécessaire un choix de société très profond. La peur du déclassement n’est pas un problème technocratique qui peut être résolu par des modifications marginales de certains paramètres de notre État-providence. Aucune solution ne sera trouvée sans que se forge un nouveau consensus sur le rôle de l’école et des institutions encadrant le marché du travail, consensus dont je ne suis pas sûr qu’il puisse être jamais atteint en France.
Propos recueillis par Pierre Blavier, Benjamin Vignolles et Gabriel Zucman.
Notes
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[1]
Vallet L.-A. (1999), « Quarante année de mobilité sociale en France. L’évolution de la fluidité sociale à la lumière de modèles récents », Revue française de sociologie, vol. 40, n° 1, p. 5-64.
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[2]
Lefranc A. et Trannoy A. (2005), « Intergenerational earnings mobility in France. Is France more mobile than the US ? », Annales d’économie et de statistiques, vol.78, p.57-78.
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[3]
Maurin É. et Chambaz C. (1998), « L’évaluation sociale des professions en France », Revue Française de Sociologie, vol.39, n° 1, p.177-227.
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[4]
Voir l’analyse de l’évolution du chômage d’insertion selon l’origine sociale dans Éric Maurin, La Peur du Déclassement, Seuil, 2009.
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[5]
Oreopoulos P., von Wachter T. et Heisz A. (2008), « The short and long-run effect of graduating in a recession : hysteresis and heterogeneity in the market for college graduates », IZA discussion paper n° 3578.