1La problématique de l’héritage et plus largement des transmissions intergénérationnelles est assez récente au regard de l’histoire de la pensée économique. Son appréhension nécessite en effet de recourir à deux clés de lecture que l’économie a tardé à intégrer à sa boîte à outils : la famille et le temps. Face à l’avènement de l’État-nation et au désencastrement progressif des marchés à partir du xvie siècle, l’économie politique, qui cherche à livrer des analyses objectives et descriptives, a en effet commencé par privilégier ces deux instances au détriment de la famille. C’est pour l’essentiel après la seconde guerre mondiale que les économistes se sont efforcés de modéliser avec toujours plus de précision les déterminants des transmissions intergénérationnelles. Cela ne signifie toutefois pas que l’héritage soit complètement absent des débats économiques avant 1945. En particulier, la question de la légitimité de l’héritage s’est rapidement posée, tout comme celle des conditions de sa mise en œuvre pratique et de sa taxation éventuelle.
2S’il existe de nos jours un large consensus pour reconnaître comme légitime le droit de léguer un patrimoine à ses proches, ce fut loin d’être toujours le cas historiquement. Pour Bentham par exemple, qui écrit sous l’influence de la Révolution française, le gouvernement doit pouvoir confisquer tout ou partie des patrimoines individuels. Les disciples de Saint-Simon, notamment Saint Armand Bazard et Barthélemy Prosper Enfantin, admirateurs de Bentham, préconisent quant à eux l’abolition pure et simple du droit d’héritage. L’argument utilisé a trait à l’efficacité productive, thème cher à Saint-Simon : selon eux, les moyens de production doivent revenir à la personne qui en fera le meilleur usage (et donc pas forcément à un descendant direct). Il reviendrait alors à « l’association des travailleurs » de prendre en charge et de distribuer le patrimoine des défunts. Cette position fut largement critiquée : comment par exemple juger les capacités de chacun ? Quant à Marx, il fait de la famille, à travers l’héritage, l’acteur d’un processus d’accumulation du capital inscrit dans les contradictions du capitalisme et voué à disparaître avec l’avènement d’une société sans classe. À certains égards, les « néoclassiques » Walras et Pareto peuvent être rapprochés de Marx pour leur rejet de l’héritage, bien que leur théorie de l’équilibre général relève plutôt d’une critique du marxisme en démontrant l’efficacité de marchés, capables de s’autoreproduire dans le temps. Loin de s’inscrire dans l’ultralibéralisme qu’on peut leur prêter aujourd’hui de manière caricaturale, ils estiment qu’une inégale répartition initiale des ressources peut entraver la réalisation d’un équilibre général optimal au profit d’une « solution en coin » excluant des acteurs de l’échange, soit que - du fait de dotations initiales trop élevées - ils n’en aient plus besoins, soit que - initialement et irrémédiablement trop pauvres - ils n’en aient pas les moyens.
3À ces conceptions s’opposent des arguments hétérogènes concernant la légitimité du droit de l’héritage. Des auteurs ont, tout d’abord, cherché à démontrer l’existence d’un « droit naturel » à jouir de ses biens même après la mort. La justification la plus aboutie du droit de l’héritage chez les économistes fait intervenir la propriété privée. Selon Taussig, « l’héritage est une part indispensable de la propriété privée » (Principles of Economics, 1916). Quelle incitation un individu aurait-il à accumuler des richesses s’il savait que sa richesse serait redistribuée à la collectivité après sa mort ? Seule la perspective de transmettre du patrimoine à un membre de sa famille serait capable d’inciter les individus à accumuler et à investir.
Si un consensus semble s’être dégagé sur la question de la légitimité de l’héritage, il n’en est rien en ce qui concerne celle de la taxation. Les premières réflexions naissent avec l’adoption des premières lois dites « modernes » sur les droits de succession en Angleterre (1779 et 1894), en France (1796, 1902), en Italie (1862, 1902), en Allemagne (1873, 1905), aux États-Unis (1916), etc. Dès 1776, A. Smith formule la crainte qu’une charge fiscale touchant une famille ayant perdu plusieurs de ses membres dans un intervalle de temps rapproché soit difficilement supportable. Ricardo s’associe à Smith pour avancer qu’une telle taxe pourrait réduire l’investissement. J. Stuart Mill émet l’idée d’un plafonnement du montant de l’héritage. Le montant du plafond devrait être suffisamment élevé pour garantir l’effectivité du droit d’hériter – élément important du droit de propriété –, mais au-delà du plafond, une forte taxation progressive devrait permettre de réduire les inégalités. Cette idée est également défendue par Wedgwood [1939], qui montre que les British death duties permettent dans les faits de réduire la concentration des richesses. Sans être une cause première des inégalités, l’héritage les perpétue. Il convient donc de taxer de manière progressive les transmissions de patrimoine. On retrouve, enfin, cette idée dans une perspective totalement différente chez E. Rignano, auteur italien du début du xxe siècle. Par l’adoption d’une fiscalité progressive, il s’agit de socialiser les moyens de production tout en maintenant des incitations au travail et à l’épargne et en faisant face aux montants élevés de la dette publique résultant de la première guerre mondiale. Comme le souligne Eyrregers [1997] en conclusion de son article, cette dernière proposition est restée au rang d’illusion…
Bibliographie
- Béraud A. et Faccarello G. (2000), Nouvelle histoire de la pensée économique, 3 tomes, La Découverte, Paris.
- Erreygers G. (1997), « Views on inheritance in the History of Economic Thought », in Erreygers G. et Vandevelde T. (éd.), Is Inheritance Legitimate ?, Springer, Berlin.
- Gide C. et Rist C. (1944), Histoire des doctrines économiques depuis les Physiocrates à nos jours, 6e édition, Recueil Sirey, Paris.
- Wedgwood J. (1939), The Economics of Inheritance, Pelican Books, Harmondsworth (première édition : 1929).