1Alors que l’ensemble des pays occidentaux a connu au cours des cinquante dernières années une très nette amélioration de l’état de santé de sa population, qui se traduit par exemple par l’allongement de l’espérance de vie ou le recul de certaines maladies, tous les individus n’en profitent pas également. Quels que soient les maladies, les populations ou les indicateurs considérés, on observe de grandes différences entre groupes sociaux.
2La plus marquante de ces inégalités est sans doute celle devant la mort. L’âge du décès est en effet lié à la fois au revenu, au diplôme et à la catégorie socioprofessionnelle : à 35 ans, un ouvrier masculin a une espérance de vie inférieure de 7 ans à celle d’un cadre masculin [Monteil et Robert-Bobée, 2005]. La différence est de 3 ans pour les femmes. Ces disparités se retrouvent dans les différents facteurs de morbidité, c’est-à-dire dans l’ensemble des maladies – cancers et maladies cardio-vasculaires notamment –, tout comme dans la santé perçue (c’est-à-dire jugée par les personnes elles-mêmes), et dans les accidents ou les handicaps, plus fréquents chez les plus pauvres.
3Parce qu’il s’agit d’un phénomène complexe à approcher, cet article tentera de faire une synthèse des études et des enjeux liés aux inégalités sociales devant la santé en se penchant plus particulièrement sur trois aspects. Il montrera d’abord que les inégalités de santé pèsent sur ceux qui ont la plus mauvaise situation économique et décrira la situation en matière de santé des personnes les plus pauvres. Puis il s’attachera à mettre en évidence le caractère véritablement clivant du milieu social à travers un exemple, celui de l’obésité. Enfin, il se penchera sur une des causes de ces inégalités sociales : les différences de recours aux soins.
La santé des plus défavorisés
4Au-delà des différences en termes de mortalité, les inégalités de santé se manifestent par le fait que la probabilité de développer certaines maladies est inégalement répartie. L’enquête Santé réalisée en 2003 par l’Insee auprès de 40 000 personnes a ainsi montré que les individus vivant en dessous du seuil de pauvreté 1 sont plus nombreux à déclarer certaines pathologies, comme les maladies de l’appareil digestif et des troubles mentaux et du comportement. C’est en matière de problèmes dentaires que l’inégalité est la plus manifeste : 11 % des pauvres souffrent de caries contre 6 % du reste de la population. Ils sont par ailleurs un peu plus nombreux à avoir une prothèse amovible ou un dentier, mais beaucoup moins à avoir une prothèse fixe de type couronne ou bridge (20 % contre 32 %), en raison du coût élevé de ces soins.
5Les pauvres sont également légèrement plus nombreux à souffrir d’asthme et à avoir des maladies infectieuses comme les bronchites ou la grippe ; ils déclarent plus souvent souffrir de maux de tête ; ils sont un peu plus nombreux (14,4 % contre 12,8 % pour le reste de la population) à avoir connu au moins une hospitalisation au cours de l’année précédent l’enquête.
6Les inégalités face à la santé apparaissent de manière précoce : les enfants des familles pauvres sont, comme leurs parents, en moins bonne santé. C’est à nouveau particulièrement vrai pour les problèmes de dents : 6 % des enfants appartenant à un ménage pauvre ont des caries contre seulement 2 % des autres enfants. Le fait que ce soit précisément pour des soins onéreux, les soins dentaires, que les écarts sont les plus grands, pour les adultes comme les enfants, souligne l’importance des coûts dans la compréhension des pratiques de santé.
7Les inégalités de santé ne se limitent pas à la situation des plus pauvres. La probabilité de développer des pathologies diminue, pour la plupart d’entre elles, au fur et à mesure qu’on monte dans la hiérarchie sociale. Un des exemples les plus significatifs de ce phénomène est la situation vis-à-vis de l’obésité.
Milieu social et santé : l’exemple de l’obésité
8Suite à la très forte croissance en France de sa prévalence (c’est-à-dire du nombre de personnes touchées) depuis les années 1990, l’obésité constitue aujourd’hui un enjeu majeur de santé publique. Du point de vue médical, la prise de poids provient principalement d’un déséquilibre entre les apports alimentaires et les dépenses énergétiques, c’est-à-dire entre les calories qu’un individu ingère et celles qu’il dépense par son activité physique. Même si des facteurs génétiques entrent en jeu, la place des facteurs sociaux et environnementaux est déterminante.
9En 2003, 15 % des personnes sans diplôme ou ayant au plus le brevet des collèges étaient obèses en France, contre 5 % seulement des diplômés du supérieur. L’écart de 10 points a doublé entre 1981 et 2003, et il recouvre de fortes inégalités entre catégories socioprofessionnelles. C’est chez les agriculteurs que la proportion de personnes obèses est la plus élevée (16 %) ; viennent ensuite les ouvriers (13 %), les artisans, commerçants et chefs d’entreprise (11 %), les employés (11 %), les professions intermédiaires (8 %) et enfin les cadres et professions intellectuelles supérieures (6 %). Ces écarts ont tendance à se creuser.
10Les inégalités se retrouvent lorsque l’on fait porter l’analyse sur les niveaux de vie, mais les situations sont en réalité très différentes selon le genre : les inégalités sont surtout marquées chez les femmes. La prévalence de l’obésité dans le premier quartile (i.e. chez les 25 % des individus les moins riches) est de 10 % pour les hommes et de 13 % pour les femmes, alors qu’elle est respectivement de 9 % et 6 % dans le dernier quartile (25 % des individus les plus riches).
11D’où ces différences proviennent-elles ? La première piste d’explication est celle des modes de vie, et en particulier des conditions de travail et de l’usage professionnel qui est fait du corps.
Modes de vie et inégalités de santé
12Le travail est en cause dans près d’un problème de santé sur cinq, et dans près d’un sur deux pour certaines affections comme les maux de dos ou de cou [Waltisperger, 2004]. La nature des tâches, l’exposition à des nuisances ou à des pollutions, les positions et les mouvements nécessaires à l’activité, notamment dans les professions les plus physiques, contribuent pour beaucoup à ces problèmes de santé. Les conditions de travail plus pénibles valent aux ouvriers de subir une « double peine » [Cambois et al., 2008] : non seulement leur espérance de vie est moins importante que celle des cadres, mais ils passent plus de temps qu’eux à souffrir d’incapacités et de handicaps.
13Par ailleurs, les situations précaires, en particulier le passage par des périodes de chômage, ont des conséquences sur la santé, qui rendent plus difficile encore le retour à l’emploi. Les risques de dépression sont accrus par une longue période de chômage ou des périodes de chômage récurrentes [Leroux et Morin, 2006]. De manière plus générale, on a observé en Europe que l’augmentation du taux de chômage s’accompagnait d’une détérioration de la santé publique, et notamment d’une augmentation des taux de mortalité une dizaine d’années plus tard [Brenner, 2002].
14L’état de santé est aussi le fruit du mode de vie de l’individu et du groupe auquel il appartient. Nombreuses sont les pratiques, notamment corporelles, qui sont différenciées socialement. Les ouvriers fument en moyenne plus souvent que les cadres, les hommes plus que les femmes, les chômeurs plus que les actifs [Aliaga, 2001]. Si un cadre achète en moyenne 1,9 fois plus de medicaments prescrits qu’un ouvrier non qualifié [Auvrey et al., 2003], ce n’est pas seulement pour des raisons économiques, mais aussi parce qu’il n’a pas le même rapport à son corps. Les professions dans lesquelles le corps a un rôle plus instrumental tendent à survaloriser les capacités physiques et à être moins sensibles à la douleur ou à la fatigue [Boltanski, 1971]. Les inégalités face à la santé viennent ainsi également de différences de représentation, qui peuvent conduire les plus pauvres à moins s’intéresser à leur corps et à leur santé.
Les différences de recours aux soins
15Les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté consultent moins souvent : 18 % d’entre elles n’ont pas consulté de médecin généraliste en 2003 contre 15 % du reste de la population. L’écart se creuse pour les consultations de médecins spécialistes : la moitié des pauvres n’ont pas consulté de spécialiste en 2003, alors que ce n’est le cas que de 39 % du reste de la population.
16Les plus pauvres sont par ailleurs moins nombreux à recourir à des pratiques de dépistage et de prévention. C’est le cas aussi bien pour les mammographies, que pour les frottis gynécologiques ou les recherches de sang dans les selles, qui permettent respectivement de détecter le cancer du sein, du col de l’utérus et du colon. En 2003, 34 % femmes de 40 ans et plus appartenant à des ménages pauvres n’avaient jamais effectué de mammographie, contre 19 % des autres femmes de plus de 40 ans. Constat identique pour les tests de dépistage de l’hépatite C et du VIH : en 2003, 27 % des individus en dessous du seuil de pauvreté avaient déjà effectué un test de dépistage du VIH contre 36 % du reste de la population. Ces différences dans les pratiques de prévention sont essentielles, car elles risquent de continuer à creuser l’écart entre les plus défavorisés et le reste de la population.
17S’il existe bien des différences de rapport au corps et aux soins entre groupes sociaux, la contrainte financière qui pèse sur les plus pauvres est également pour beaucoup dans les inégalités de santé. 22 % des individus pauvres n’ont pas de complémentaire santé (CMU complémentaire comprise) alors que ce n’est le cas que de 7 % du reste de la population. Le recours aux soins revient plus cher à ces individus non couverts puisqu’ils ne sont remboursés que sur la base de la Sécurité sociale obligatoire.
Conclusion
18La santé est l’une des dimensions de la vie pour lesquelles il existe encore aujourd’hui de fortes inégalités sociales dont certaines, comme c’est le cas pour l’obésité, ont tendance à s’accroître. Conséquences des inégalités économiques et sociales, les inégalités de santé contribuent en retour à accroître les difficultés des plus défavorisés. Une personne qui occupe un emploi a ainsi beaucoup plus de risques de devenir chômeur ou inactif si elle a des problèmes de santé [Jusot et al., 2007] : le risque est multiplié par 4 pour les personnes souffrant d’une affection de longue durée et par 1,5 pour les personnes atteintes d’une maladie incapacitante. Le risque de chômage est, quant à lui, deux fois plus élevé chez les personnes qui jugent être en mauvaise santé que chez celles qui se déclarent en bonne santé. Les inégalités de santé sont ainsi à la fois produites par et productrices des inégalités économiques et sociales.
Bibliographie
Bibliographie
- Aliaga C. (2001), « Le tabac : vingt ans d’usage et de consommation », Insee Première, n° 808, Insee.
- Boltanski L. (1971), « Les usages sociaux du corps », Revue Annales Économie Société Histoire, n°26, p. 205–233.
- Brenner M. H. (2002), « Unemployment and public health in the European Union », Final Report to the European Commission, Directorate-General for Employment and Social Affairs, European Commission.
- Cambois E., Laborde C., Robine J.-M. (2008), « La « double peine » des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », Population et sociétés, n°441, Ined.
- Jusot F., Khlat M., Rochereau T., Sermet C. (2007), « Un mauvais état de santé accroît fortement le risque de devenir chômeur ou inactif », Questions d’économie de la santé, n° 125, Irdes.
- Leroux I. et Morin T. (2006), « Facteurs de risques et épisodes dépressifs en population générale », Études et résultats, n°545, Drees.
- Monteil C., Robert-Bobée I. (2005), « Les différences sociales de mortalité : en augmentation chez les hommes, stables chez les femmes », Insee Première, n° 1025, Insee.
- Waltisperger D. (2004), « Le travail est rendu responsable d’un problème de santé sur cinq », Premières informations et premières synthèses, n° 19.1, Dares.