Notes
-
[1]
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron [1558], édition de Nicole Cazauran, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000. Nos citations renverront à cette édition.
-
[2]
La graphie des noms des personnages varie quelque peu en fonction des éditions. Ici, nous suivons la graphie de l’édition de Nicole Cazauran (« Guebron » et non « Geburon », « Emarsuitte » et non « Ennasuite »).
-
[3]
Edward Morgan Forster, Aspects of the Novel [1927], Londres, Penguin Books, « Penguin Classics », 2005, p. 73 et suivantes. Un personnage « plat » (« flat character ») peut être résumé en un trait distinctif, tandis qu’un personnage « rond » (« round character ») dépasse cette caractéristique et peut évoluer au cours du récit.
-
[4]
Ibidem, p. 81. « The test of a round character is whether it is capable of surprising in a convincing way » : « Le test d’un personnage rond est de savoir s’il est capable de surprendre de manière convaincante ».
-
[5]
La principale ambiguïté de L’Heptaméron procède du fait que deux lectures en apparence contradictoires restent possibles : soit l’œuvre est fondamentalement polyphonique, soit la dimension évangélique dépasse cet aspect. Cette opposition critique est décrite par Nicolas Le Cadet, L’Évangélisme fictionnel, Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532-1552), Paris, Éditions Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2010, p. 96-106.
-
[6]
Sur ce point, voir Marie-Madeleine de La Garanderie, Le Dialogue des romanciers, une nouvelle lecture de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris, Minard, Archives de Lettres Modernes, n° 168, 1977. « Mais il convient de prendre garde aux circonstances qui appellent en cet endroit une nouvelle de cette espèce […] ; c’est donc un moment de tension, et Simontault va détourner le combat et apaiser les esprits », p. 36.
-
[7]
Ibidem, p. 36.
-
[8]
Voir la citation ci-dessus d’E. M. Forster : « surprising in a convincing way ».
-
[9]
Sur le rôle divin dans L’Heptaméron, voir Michel Bideaux, « Dieu acteur dans les récits de l’Heptaméron », in Nicole Cazauran, James Dauphiné (dir.), Marguerite de Navarre 1492-1992, Actes du colloque international de Pau [1992], vol. 2, Paris, Eurédit, 2006, p. 695-718.
-
[10]
« La densité des mentions faites de l’intervention divine dans le prologue manifeste que, dès l’ouverture du recueil, Dieu n’est pas seulement une instance ordonnatrice et judicatrice, mais qu’il intervient effectivement pour conduire les péripéties », ibidem, p. 700.
-
[11]
Christine Martineau-Génieys, « La lectio divina dans l’Heptaméron », in Christine Martineau-Génieys (dir.), Études sur L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Premières journées d’études du xvie siècle, Colloque de Nice, 15-16 février 1992, Université de Nice-Sophia Antipolis, 1996, p. 21-42 : « dans les deux cas, il ne peut s’agir que du Nouveau Testament de Lefèvre d’Etaples, dans sa traduction française », p. 28.
-
[12]
Depuis un arrêt du Parlement de Paris du 5 février 1526, voir ibidem, p. 29.
-
[13]
Voir Gary Ferguson, « Mal de vivre, mal croire : l’anticléricalisme dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre », Seizième Siècle, n° 6, 2010, p. 151-163. Disponible sur : < https://www.persee.fr/doc/xvi_1774-4466_2010_num_6_1_980 >. « Ministère – et médecine – parallèles ? ! Il s’agit, évidemment, d’un cas de nécessité, mais tout porte à croire à l’efficacité de la médiation de cette femme […] », p. 162.
-
[14]
« La demoiselle dans l’île, Prolégomènes à une lecture de la Nouvelle 67 », p. 194, in Dominique Bertrand (dir.), Lire L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 183-196.
-
[15]
Ibidem, p. 193.
-
[16]
Ce décalage est décrit par Jan Miernowski dans son article « L’intentionnalité dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXIII, 2, Genève, Droz, 2001, p. 211-225. « Ainsi apparaît ce qui est le problème récurrent parmi les personnages et les narrateurs de l’Heptaméron : la divergence entre les signes et les intentions qui les informent », p. 213.
-
[17]
Voir Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation [1990], traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, « Le Livre de Poche », 1992. Trois interprétations, fondées sur les intentions, sont possibles : « interprétation comme recherche de l’intentio auctoris, interprétation comme recherche de l’intentio operis et interprétation comme prescription de l’intentio lectoris », p. 29. Dans le cas de L’Heptaméron, ces trois intentions se trouvent multipliées par la mise en abyme constitutive du recueil.
-
[18]
Cette expression est d’Hircan : « je le bailleray au plus sage d’entre nous, qui est Guebron », p. 347.
-
[19]
Gisèle Mathieu-Castellani, La Conversation conteuse. Les nouvelles de Marguerite de Navarre, Paris, PUF, 1992, p. 79.
-
[20]
Op. cit., p. 421.
-
[21]
André Tournon, « “Ignorant les premières causes…”, Jeux d’énigmes dans l’Heptaméron », p. 83-84, in Simone Perrier (dir.), L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris, Cahiers textuel n° 10, 19 octobre 1991, 1992, p. 73-92.
-
[22]
Bruno Roger-Vasselin mentionne notamment la « tendance coutumière [d’Hircan] à la provocation » dans « Subtil enjouement courtisan, gros rire et féminisme grinçant chez Marguerite de Navarre : explication littéraire de la Nouvelle 8 », p. 50-51, in Dominique Bertrand, op. cit., p. 49-62.
-
[23]
Op. cit., p. 51-52.
-
[24]
Le « present » que mentionne Parlamente semble indiquer que dans le récit-cadre aussi la « centeine » de contes dits est destinée à devenir un recueil.
-
[25]
La métaphore du « boucquet » exprimée par Emarsuitte dans le devis de la Nouvelle 48 est révélatrice de cette volonté d’alternance : « Et nostre boucquet sera plus beau, tant plus il sera remply de differentes choses », p. 455.
-
[26]
Les cinq premiers jours, le sujet des leçons d’Oisille n’est jamais évoqué, mais, au début de la sixième journée, il est révélé qu’elle lit « l’epistre de sainct Jean l’Evangeliste […] pource que les jours passez elle leur avoit declairé celle de sainct Paul aux Romains », p. 468.
-
[27]
Op. cit., p. 28. Toutefois, la caractéristique « gaieté, humour » n’est pas si apparente dans la Nouvelle 72.
-
[28]
Les devisants ne croient jamais les affirmations hyperboliques de Dagoucin : « laissons ces propos d’impossibilité » lui dit Hircan (p. 198), « Ceux là, dist Saffredent, sont de la nature du Camaleon qui vit de l’air » (p. 244), « Vous vivez doncques de foy et d’esperance, dist Nomerfide, comme le pluvier du vent » (p. 358), « C’est beaucoup de mourir, dist Guebron. Je ne croiray ceste parole, quand elle seroit dicte de la bouche du plus austere religieux, qui soit » (p. 486).
-
[29]
Nicole Cazauran, « Un nouveau “genre d’écrire” : les débuts du dialogue mondain », p. 569, in Nicole Cazauran, James Dauphiné (dir.), op. cit., p. 537-591.
-
[30]
Toutefois, Gary Ferguson a relevé les similitudes entre le vocabulaire employé par Dagoucin dans la Nouvelle 12 et ses propos habituels, « History or Her Story ? (Homo)sociality/sexuality in Marguerite de Navarre’s Heptaméron 12 », in Gary Ferguson, David LaGuardia (dir.), Narrative Worlds: Essays on the Nouvelle in Fifteenth- and Sixteenth-Century France, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, « Medieval and Renaissance Texts and Studies », vol. 285, 2005, p. 97-122. Voir en particulier p. 107.
-
[31]
Le don de la voix peut être révélateur des liens entre les personnages : il n’est certainement pas anodin que Nomerfide passe cinq fois en sept jours la parole à Hircan (pour les Nouvelles 7, 30, 35, 56 et 69), même si deux fois elle n’avait pas d’autre choix puisqu’il était le seul conteur masculin restant (troisième et septième journées) ; mais il est possible d’envisager, en raison de la fréquence avec laquelle elle lui donne la parole, que même avec un plus large choix elle lui aurait tout de même donné sa voix. En outre, si elle donne sa voix à Dagoucin (exemple cité), c’est avant tout pour répondre à l’injonction d’Oisille : « donnez vostre voix à quelqu’un qui ne s’en passe pas si legerement » (p. 166) ; la demande d’alternance la contraint à choisir un conteur réputé pour son sérieux, ce qui est le cas de Dagoucin, mais non d’Hircan. L’alternance prévaut alors sur les liens d’amitié.
-
[32]
Le texte, mentionnant les « pauvres mendians » (p. 490) est ambigu, mais il s’agit probablement de l’ordre mendiant des cordeliers (voir note 3 de la page 490, p. 711). En outre, dans le devis de cette nouvelle, Guebron et Hircan évoquent les « cordelliers » (p. 493).
-
[33]
Pour les intertextes possibles de cette nouvelle, voir la note 1 de la page 353, L’Heptaméron, op. cit., p. 682.
-
[34]
L’importance de l’alternance se manifeste notamment dans la multiplication des antithèses dans le texte. À ce sujet, voir Britt-Marie Karlsson, Sagesse divine et Folie humaine, Étude sur les structures antithétiques dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre (1492-1549), Göteborg, Suède, Acta Universitatis Gothoburgensis, Romanica Gothoburgensia, XLVII, 2001. « On peut tout d’abord constater que l’omniprésence de l’antithèse dans l’Heptaméron donne naissance à un rythme particulier dans le texte, un mouvement de va-et-vient qui le fait osciller en permanence entre différentes notions et différents choix », p. 175.
-
[35]
Saffredent cite deux fois Le Roman de la Rose : « […] la vieille du Rommant de la Rose, laquelle dict : “Nous sommes faicts beaux fils sans doubte, Toutes pour tous, et tous pour toutes” » (p. 121), et « vous sçavez que maistre Jean de Meun a dict, qu’ “aussi bien sont amourettes soubs bureau que soubs brunettes” » (p. 337).
-
[36]
Voir Gisèle Mathieu-Castellani, « La 26e nouvelle de L’Heptaméron et Le Lys dans la vallée », L’Année balzacienne, n° 2, 1981, p. 285-299.
-
[37]
Dans le devis de la Nouvelle 42, il désavoue l’honneur des dames comme n’étant qu’un autre nom donné à l’hypocrisie : « entendez dont est venu ce terme d’honneur, quant aux femmes […]. Et voyans les dames n’avoir en leur cueur ceste vertu de vraye amour, et que ce nom d’hypocrisie estoit tant odieux entre les hommes, luy donnerent le surnom d’honneur » (p. 419).
-
[38]
Gisèle Mathieu-Castellani, La Conversation conteuse, op. cit., p. 87.
-
[39]
Nicolas Le Cadet, op. cit., p. 97.
-
[40]
Véronique Montagne, « La polémique dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre : remarques sur quelques formes de l’argumentation ad personam », p. 29, Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 61, n° 1, 2005, p. 25-36. Disponible sur : < http://www.persee.fr/doc/rhren_1771-1347_2005_num_61_1_2723 >.
1Le récit-cadre de L’Heptaméron [1] de Marguerite de Navarre, composé d’un Prologue, des débuts et fins de journées et des devis dans lesquels les personnages commentent les contes qu’ils viennent d’entendre, permet de présenter au lecteur les dix conteurs-devisants, cinq femmes (Oisille, Parlamente, Longarine, Emarsuitte et Nomerfide) et cinq hommes (Hircan, Saffredent, Simontault, Dagoucin et Guebron) [2], contraints par des inondations diluviennes à chercher refuge dans l’abbaye de Sarrance (« Serrance » dans le texte). Les indications données sur ces personnages dans le Prologue sont assez peu nombreuses : nous apprenons qu’Oisille est « une dame vefve de longue experience » (p. 56), qu’Hircan et Parlamente sont mariés, que Longarine vient de perdre son époux, que Dagoucin et Saffredent sont de « jeunes gentils-hommes » « serviteurs » (p. 57) de Parlamente et Longarine, et que Simontault est un autre « tresaffectionné serviteur » de Parlamente (p. 61). Nous pouvons également déduire de l’aventure de Simontault, qui, « ennuyé de la longue demeure que faisoit la riviere à s’abbaisser, s’estoit deliberé de la forcer » (p. 60), une impatience et une intrépidité malencontreuses. Ensuite, c’est presque uniquement à travers leurs propos que le lecteur peut connaître les personnages et ceux-ci, loin d’être de simples instruments narratifs, apparaissent complexes, développés et se distinguant les uns des autres. Leurs récits, de même que leurs interventions dans les devis, témoignent de leur caractère et de leurs sujets de prédilection. Ainsi, entre autres exemples, les contes de Nomerfide sont courts et destinés à faire rire, ceux d’Oisille reflètent son évangélisme ; Hircan, Simontault et Saffredent, et peut-être aussi Emarsuitte, sont cyniques, Parlamente, Guebron et Longarine plus idéalistes, et Dagoucin parle d’amour « parfaict » (dans le but évident de se présenter devant Parlamente comme un « parfaict amy »). Les conteurs sont ainsi reconnaissables. Pourtant, certains décalages, certaines inconséquences, viennent troubler ce tableau et rompre l’habitude. L’exemple le plus évident est la Nouvelle 67, dont la dimension exemplaire et évangélique contraste fortement avec les récits ironiques et subversifs de Simontault. Certes, le choix de cette nouvelle (nous y reviendrons) peut s’expliquer comme une stratégie du personnage. Mais ce constat permet de remarquer que Simontault n’est pas le seul à proposer une nouvelle qui ne s’inscrit pas dans la continuité de ses autres récits : de fait, presque tous les conteurs proposent un écart similaire. Loin d’en déduire une incohérence momentanée des personnages, nous pourrions envisager ces effets de décalage comme une preuve supplémentaire de la constitution des conteurs-devisants en personnages complexes, non pas des personnages « plats » mais « ronds », selon la distinction introduite par E. M. Forster [3], justement parce qu’ils peuvent surprendre le lecteur [4]. Ainsi, à travers une étude des dix conteurs-devisants, nous analyserons la manière dont cette épaisseur des personnages se met en place et dont les contes inattendus s’inscrivent dans l’ensemble du recueil. L’Heptaméron, cela a été souvent souligné, se caractérise par son ambiguïté herméneutique [5] et la polyphonie des interprétations proposées des contes, notamment dans le cadre du recueil lui-même. Or, il s’agit ici de déterminer de quelle manière la complexité des dix conteurs-devisants participe à cette ambiguïté.
2De tous les devisants de L’Heptaméron, Simontault est le seul à proposer pour ses récits un programme dès la première journée (il est d’ailleurs le narrateur de la toute première nouvelle) : « Mes dames, j’ay esté si mal recompensé de mes longs services, que pour me venger d’Amour, et de celle qui m’est si cruelle, je mettray peine de faire un recueil de tous les mauvais tours, que les femmes ont faict aux pauvres hommes, et si ne diray rien que pure verité. » (p. 67.) Son intention est ainsi explicitement motivée par un désir de vengeance et la généralisation hyperbolique (« tous les mauvais tours, que les femmes […] ») ne peut dissimuler la seule cause de son dépit : « celle qui [lui] est si cruelle », peut-être Parlamente, dont le Prologue nous a appris qu’il est le « serviteur » (p. 61). Le passage du général (« Amour ») au particulier (« celle ») indique bien le caractère personnel de sa remarque. Ainsi, avant même d’entendre la première nouvelle, il apparaît que les contes sont indissociables des relations et des tensions qui existent entre les personnages et que le lecteur ne peut souvent qu’entrevoir. Le terme de « recueil », par sa dimension métalittéraire, confère de l’importance aux propos de Simontault. L’hyperbate « et si ne diray rien que pure verité » est un moyen pour lui de prouver qu’il s’inscrit dans les conditions posées aux conteurs : « chacun dira quelque histoire qu’il aura veuë ou bien ouy dire à quelque homme digne de foy » (p. 66). Cependant, il ne se tient pas à son programme et ce dès la première nouvelle ; certes, il présente effectivement une femme manipulatrice, mais l’époux de celle-ci l’est tout autant. Ensuite, ses récits sont ceux de « mauvais tours » essentiellement joués par des hommes (Nouvelles 14, 28, 33, 45 et 52). Ruses et tromperies sont ainsi les motifs centraux de ses contes. Le dernier de ses récits dont nous disposons, la Nouvelle 67, apparaît alors en fort contraste avec les précédents. Le personnage principal en est une femme qui décide de suivre son mari abandonné sur une île déserte pour avoir trahi Roberval. Ce changement de Simontault peut s’expliquer comme une tentative de modifier son image, de se créer un nouvel ethos. Son intervention dans le débat précédent ainsi que son annonce sont en ce sens révélatrices de son intention :
« […] – Il semble, à vous ouïr parler, dist Simontault, que les hommes prennent plaisir à ouïr mal dire des femmes : et suis seur, que vous me tenez de ce nombre là. Parquoy j’ay grande envie de dire bien d’une, à fin de n’estre tenu de toutes les autres pour mesdisant. – Je vous donne ma place, dist Emarsuitte, vous priant de contraindre vostre naturel, pour faire vostre devoir en nostre honneur. » A l’heure Simontault commença : « Ce m’est chose si nouvelle, mes dames, d’ouïr de vous quelque acte vertueux : que s’il s’en offre quelqu’un, il me semble ne devoir estre celé, mais plustost escrit en lettres d’or, à fin de servir aux femmes d’exemple, et aux hommes d’admiration […] ».
4Certes, cette annonce reste ironique, puisqu’en feignant la surprise (« Ce m’est chose si nouvelle […] ») il poursuit son réquisitoire contre les femmes. Cependant, il apparaît désireux de donner une autre image de lui : « Parquoy j’ay grande envie de dire bien d’une, à fin de n’estre tenu de toutes les autres pour mesdisant. » (p. 549.) Il avait déjà refusé d’être considéré comme médisant en annonce de la Nouvelle 33 : « Si ne lairray-je à vous monstrer, que ceux que l’on disoit mesdisans, ont dict verité. » (p. 359.) Cette affirmation inverse le sens de « mesdisans » en l’associant à ce qui devrait être son contraire sémantique : « di[re] vérité ». L’annonce de la Nouvelle 67 révèle toutefois que cette volonté de changer l’opinion que les autres ont de lui est une fois de plus orientée par son désir de se présenter comme « serviteur » de Parlamente : l’emploi d’un pluriel (« toutes les autres ») pourrait servir de « couverture » pour la désigner. De plus, il demande à Emarsuitte de lui donner la parole, peut-être pour interrompre le débat. De fait, il intervient au cours d’une discussion particulièrement tendue entre Hircan et Parlamente, à laquelle Nomerfide s’était jointe [6]. La tension apparaît dans le texte à travers les indications qui accompagnent les verbes de parole : « Hircan leur dist en colère », « [Nomerfide] rougissant luy respondit » (p. 549.) Il serait possible d’envisager que l’intervention de Simontault vise aussi à marquer une différence entre Hircan et lui : profitant du fait que Parlamente accuse Hircan, il tente de montrer à sa dame une meilleure image de lui-même. C’est donc le devis qui motive son intervention, mais celle-ci est également provoquée par une volonté de nuancer ses propres récits : « D’autre part, il saisit alors l’occasion de se faire pardonner la méchanceté de la première nouvelle et des commentaires dont il l’avait accompagnée [7]. » La différence entre ce récit et les autres nouvelles de Simontault serait ainsi un écart délibéré du conteur par rapport à ses habitudes ; autrement dit, il semble renoncer au « recueil de tous les mauvais tours » (p. 67) qu’il avait annoncé. En conclusion, il reconnaît aux femmes des « vertuz » (p. 552) ; toutefois, cet éloge se trouve nuancé par la remarque dépréciative qui l’accompagne : « A ceste heure, mes dames, ne pouvez vous pas dire, que je ne louë bien les vertuz, que Dieu a mises en vous, lesquelles se monstrent d’autant plus grandes, que le subject est plus infirme. » (p. 552.) Mais avant même d’entendre le conte, les devisants ne croient pas à une transformation soudaine de Simontault, comme en témoigne la réponse d’Emarsuitte : « Je vous donne ma place […], vous priant de contraindre vostre naturel, pour faire vostre devoir en nostre honneur » (p. 549) ; les devisants semblent trop se connaître pour pouvoir être ainsi manipulés.
5Cependant, ce qui reste surprenant dans cette nouvelle est qu’elle soit parfaitement exemplaire et même empreinte de l’évangélisme de Marguerite de Navarre qui est, dans le cadre du recueil, le sujet des leçons matinales d’Oisille. Nous pouvons alors nous demander s’il n’y a pas ici une trace d’une évolution évangélique du personnage, d’un changement qui s’opérerait lentement. Le fait qu’il reste néanmoins semblable à lui-même en conclusion est aussi ce qui pourrait faire de lui un personnage « rond » puisque, tout en surprenant le lecteur, il conserve une certaine cohérence [8] : il n’est pas soudainement devenu un autre personnage, mais il pourrait encore évoluer par la suite. Envisager Simontault selon l’angle d’une progression évangélique n’est pas un contre-sens, puisque, dès le Prologue, il est aidé par un berger qui, « ramenant au soir les brebis, le trouva assis parmy les pierres tout mouillé, et non moins triste de ses gens qu’il avoit veu perdre devant soy » (p. 60). Cette rencontre de Simontault avec le berger relève presque de la parabole : le berger « le print par la main » (p. 60), pour le guider littéralement et symboliquement. Ensuite, un « vieil religieux » (p. 60) lui indique le chemin de Sarrance : « Et ce soir là, Dieu y amena ce vieil religieux, lequel luy enseigna le chemin de Nostre Dame de Serrance. » (p. 60.) Simontault est ainsi le personnage qui se trouve le plus nettement associé à une idée de Providence [9]. Il est également celui qui rencontre le plus de difficultés pour se rendre à Sarrance, à la différence d’Oisille qui arrive à l’abbaye avec une facilité surprenante malgré des conditions périlleuses ; or, elle est la plus « mortifiée » des devisants, la plus avancée dans le cheminement évangélique, ce qui permet de confirmer la dimension métaphorique du parcours suivi par les personnages dans le Prologue et qui pourrait laisser envisager une progression spirituelle des devisants au cours des journées. Pour mesurer l’évolution de Simontault il convient de souligner l’exemplarité de la Nouvelle 67.
6La dimension exemplaire de cette nouvelle apparaît notamment à travers les interventions divines qui se succèdent, tout d’abord contre le mari : « Mais Dieu voulut, que son entreprinse fut si tost cogneuë, qu’elle ne peut nuire au capitaine Roberval » (p. 550), puis en faveur de la femme :
Mais celuy, qui n’abandonne jamais les siens au besoing, et qui au desespoir des autres, monstre sa puissance, ne permeit que la vertu, qu’il avoit mise en ceste femme, fust ignorée des hommes : mais voulut qu’elle fust cogneuë à sa gloire, et feit qu’au bout de quelque temps un des navires de ceste armée passant devant ceste isle, les gens qui estoient dedans aviserent quelque fumée, qui leur feit souvenir de ceux qu’ils y avoient laissez, et deliberent d’aller veoir ce que Dieu en avoit faict.
8L’apparition providentielle du navire serait alors le fait d’un deus ex machina. L’action divine, dans les deux cas, a une fonction révélatrice, comme le montrent la répétition de « cogneuë » et l’opposition entre « cogneuë » et « ignorée ». Les mentions de « Dieu » ponctuent la nouvelle, en témoignent également la proposition « après en avoir rendu louënge à Dieu » et cette explication théologique de la survie de la femme : « Ce qui leur eust esté incroyable sans la cognoissance qu’ils avoient, que Dieu est autant puissant de nourrir en un desert ses serviteurs, comme aux plus grands festins du monde. » (p. 551.) Ces interventions divines pourraient créer un lien entre cette nouvelle et le Prologue où les manifestations d’un « Dieu acteur », selon l’expression employée par Michel Bideaux, sont omniprésentes [10]. Pendant son séjour sur l’île, la femme se caractérise par sa piété : « Les pauvres gens se trouvans tous seuls en la compagnie des bestes sauvages et cruelles, n’eurent recours qu’à Dieu seul, qui avoit tousjours esté le ferme espoir de ceste pauvre femme » (p. 550) ; est ensuite mentionné « […] le Nouveau Testament, qu’elle lisoit incessamment » (p. 550). Par son recours direct au texte sacré, elle semble répondre à un idéal évangélique, d’autant plus que ce texte, de même que celui lu par Oisille le matin, est vraisemblablement la traduction française du Nouveau Testament par Lefèvre d’Étaples [11]. Ce choix, audacieux puisque les traductions de la Bible étaient alors interdites [12], témoigne de l’influence évangélique à l’œuvre dans L’Heptaméron. Elle sert « de medecin et confesseur » à son époux (p. 551) [13], conformément au dogme luthérien du sacerdoce universel ; son rôle peut ainsi faire écho à celui d’Oisille, lisant et expliquant les textes sacrés aux autres personnages, d’autant plus que l’espace isolé représenté par l’île peut s’apparenter à Sarrance, entourée par les eaux. De surcroît, l’île est qualifiée de « désert » (p. 551), ce qui renforce le parallélisme avec Sarrance, puisque, dans le Prologue, Oisille emploie ce même terme : « en ce desert » (p. 64). L’opposition entre le corps et l’esprit de la femme traduit son évolution évangélique : « Ainsi vivant, quant au corps de vie bestiale, et quant à l’esprit de vie angelique, passoit son temps en lectures, contemplations, prieres et oraisons, ayant un esprit joyeux, et contant dedans un corps amaigry et demy mort. » (p. 551.) Même si la tournure en chiasme entre le « corps » et l’« esprit » semble indiquer que son esprit est inclus et en quelque sorte prisonnier dans son corps, la longueur du segment qui se rapporte à l’esprit témoigne de son importance grandissante face à un corps presque inutile. Cette dualité est ainsi évoquée par Frank Lestringant :
Mais la dichotomie est aussi inscrite à l’intérieur même de la personne de la jeune femme, dans la dissociation de plus en plus affirmée entre son corps et son âme : un corps amaigri et demi-mort, décharné, ou, pour mieux dire, désincarné ; une âme joyeuse et rayonnante d’aise, prête déjà à regagner sa patrie céleste, et presque libérée de sa prison mortelle [14].
10L’île apparaît alors comme le lieu de l’épreuve, mais aussi un « lieu expérimental [15] » mettant en avant l’exemplarité du personnage. Le principe d’un exemplum consiste dans l’instrumentalisation du cas particulier pour en faire une démonstration, or ici la femme devient un exemple à l’intérieur même de la nouvelle : « Et à cest honneste mestier là, gaigna le surplus de sa vie, n’ayant autre desir, que d’exhorter un chacun à l’amour et confiance de Nostre Seigneur, se proposant pour exemple, pour la grande misericorde dont il avoit usé envers elle. » (p. 552.) Les échos de la Nouvelle 67 à la fois au Prologue et aux leçons d’Oisille indiquent l’importance de cette nouvelle dans le recueil, laissant ainsi supposer qu’en dépit des motivations personnelles de Simontault, un changement s’opère réellement en lui par un cheminement évangélique probablement rendu possible par les leçons matinales d’Oisille. Certes, les intentions des personnages restent d’autant plus troubles qu’elles ne s’accordent souvent pas avec ce qu’ils montrent [16] ; de plus, l’intention du conte pourrait ici dépasser l’intention du conteur [17]. Marguerite de Navarre utiliserait alors Simontault comme voix de l’évangélisme, justement parce qu’il est à première vue le moins propre à l’être, par le même décalage qu’il exprime lui-même à propos des vertus qui « se monstrent d’autant plus grandes, que le subject est plus infirme » (p. 552).
11Néanmoins, d’autres conteurs proposent eux aussi une nouvelle qui ne s’inscrit pas dans leurs habitudes. Le thème récurrent des récits de Guebron, le « plus sage [18] » des devisants, est de dénoncer les agissements des cordeliers : « puis que j’ay commencé […] à parler des cordeliers, je ne veux oublier ceux de Sainct-Benoist » (p. 273) déclare-t-il en annonce de la Nouvelle 22. De même, au début de la quatrième journée, Hircan lui passe ainsi la parole : « je le prie qu’il n’espargne point les moynes », ce à quoi Guebron répond : « Il ne m’en falloit point prier, je les avois bien pour recommandez. » (p. 347.) Deux de ses nouvelles ne mentionnent pourtant pas de religieux : la Nouvelle 16 et la Nouvelle 43. Cependant, dans la Nouvelle 43, il dénonce l’hypocrisie de Camille, comme il le fait pour les cordeliers. C’est alors seulement la Nouvelle 16 qui ne semble pas s’inscrire dans les habitudes de Guebron, d’autant plus que la citation que nous avons mentionnée (« puis que j’ay commencé […] »), en annonce de son troisième récit, paraît exclure le deuxième (la Nouvelle 16), puisque c’était dans la première journée (pour la Nouvelle 5) qu’il avait parlé de cordeliers. Cette nouvelle semble ainsi effacée de la continuité des contes de Guebron par le conteur lui-même. Le récit, qui ressemble beaucoup à la Nouvelle 14 de Simontault, nous surprend de sa part. Certes, Longarine lui a demandé : « Si vous sçavez rien de quelque honneste femme, je vous prie maintenant le mettre en avant » (p. 214) ; c’est pour cela peut-être qu’il ne peut parler de cordeliers. Toutefois, s’il parle d’une femme, ce n’est pas particulièrement d’une « honneste femme » et sa conclusion se veut édifiante, pour montrer que la dame de son conte était plutôt un contre-exemple : « Et pource, mes dames, vous vous garderez de nous comme le cerf (s’il avoit entendement) feroit de son chasseur. » (p. 219.) L’emploi de la première personne du pluriel permet de constater que Guebron s’inclut dans cette généralisation des hommes en chasseurs. Mais ce récit et cette conclusion étonnent aussi les devisants. Hircan lui déclare ironiquement : « depuis quel temps estes vous devenu prescheur ? J’ay bien veu que vous ne teniez pas ces propos. » (p. 220.) Or, cette remarque à son tour surprend le lecteur qui, contrairement à Hircan, ignore tout du passé de Guebron et ne le découvre qu’à travers de brèves allusions. De même, Guebron rejoint les propos de Simontault et Saffredent lorsqu’il s’adresse aux dames dans le devis de la Nouvelle 21 : « Vous devez donc […] avoir pitié de nous, qui portons toute l’amour, sans que vous y daigniez mettre le bout du doigt, pour la soulager. » (p. 272.) Il ne semble pourtant pas être « serviteur » de l’une des dames de la compagnie, mais les relations entre les personnages restent si incertaines, que toutes les interprétations en deviennent possibles : « les relations [des devisants] sont d’autant plus difficiles à saisir que la Narratrice multiplie les allusions et les clins d’œil complices, égarant le lecteur comme ses personnages égarent parfois leurs compagnons [19] ». Il se pourrait alors que certaines interventions de Guebron reposent sur des allusions personnelles. Ainsi, Nicolas Le Cadet souligne, au sujet de la Nouvelle 5 : « Le narrateur [Guebron] n’est pas impartial mais cherche à conforter le camp dont il se fait ici le champion, celui des femmes, peut-être afin de plaire à l’une d’entre elles, hypothèse qui n’est jamais à exclure dans L’Heptaméron [20]. » La dimension particulièrement allusive du texte permet à toutes les interprétations de rester possibles, tout en mettant en évidence l’incertitude dans laquelle se trouve le lecteur face à des personnages qu’il ne peut entièrement comprendre :
[…] du moment que le lecteur est averti qu’il ne maîtrise pas le jeu de masques faute d’indices sûrs, il ne peut être absolument certain que telle nouvelle ne recèle pas d’autre(s) signification(s) que celle(s) que lui assignerait un regard extérieur, et indifférent aux manèges possibles des locuteurs. Comment garantirait-on, par exemple, que Geburon choisit sans intentions particulières le thème de la 16e nouvelle, ou celui de la 43e, alors que l’on ignore à peu près tout de son rôle dans le groupe [21] ?
13Le caractère incertain et allusif qui se dégage des devis accentue la polysémie des nouvelles en permettant de les lier, de multiples façons, à l’histoire des devisants. L’expression de « jeu de masques » évoque la dissimulation à laquelle ceux-ci recourent. Ces allusions à leur passé confèrent une certaine épaisseur aux personnages. Guebron n’est pas caractérisé uniquement par un trait principal (sa sagesse) ; ce trait ne serait qu’un aspect d’un caractère plus complexe qui transparaîtrait dans les allusions, ce qui ferait de lui aussi un personnage « rond ».
14De même, Hircan, au cynisme duquel est habitué le lecteur [22], révèle un élément inattendu de son caractère à travers la Nouvelle 30, empreinte d’évangélisme, qui permet de mettre en évidence sa connaissance des textes sacrés qu’il cite : « […] et luy dire avec le Psalmiste […] » (p. 343). Cependant, cette remarque et toute cette nouvelle s’inscrivent dans une logique du personnage ; Hircan avait déclaré dès le Prologue connaître les textes sacrés et il peut ici prouver ce qu’il avait affirmé à Oisille : « Ma dame ceux qui ont leu la saincte Escriture (comme je croy que nous tous avons faict) confesseront vostre dire estre veritable. » (p. 64.) Mais le décalage de la Nouvelle 30 avec les autres récits, bien moins « piteux », d’Hircan permet, comme pour Guebron, de donner une épaisseur au personnage et de montrer qu’il peut narrer des histoires de registres variés. Certes, Hircan, fidèle à lui-même, utilise comme Simontault l’exemplarité pour poursuivre son réquisitoire contre les femmes : « Voilà, mes dames, comme il en prend à celles qui cuident par leurs forces et vertuz vaincre amour et nature, avec toutes les puissances que Dieu y a mises. » (p. 343.) Cependant, la phrase suivante : « Mais le meilleur seroit, cognoissant sa foiblesse, ne jouster point contre tel ennemy », pourrait témoigner d’une généralisation qui comprendrait les hommes aussi, ce qu’Oisille ne manque pas de souligner : « […] me semble que tout homme et femme doit icy baisser la teste soubs la craincte de Dieu » (p. 343).
15Dans le cas de Parlamente et de Dagoucin, il est intéressant que ce soit la dernière nouvelle de chacun d’eux, autrement dit les deux seules nouvelles de la huitième journée, qui marque un contraste avec leurs habitudes. La différence de la Nouvelle 71 avec les autres récits de Parlamente est ainsi mise en évidence par Marie-Madeleine de La Garanderie :
Les sept premières nouvelles sont toutes sérieuses, généralement édifiantes, riches par leur trame romanesque, la subtilité de leur psychologie, et l’importance des questions qu’elles évoquent ; la huitième est une farce. Ce contraste est voulu par Marguerite qui fait ouvrir ainsi, par Parlamente elle-même, la huitième Journée […]. Mis à part le cas de la 71e nouvelle, la participation de Parlamente est très homogène [23].
17Parlamente décide elle-même de ce changement, qu’elle demande aussi aux autres comme un programme de la journée : « Mes dames, noz journées passées ont esté pleines de tant de sages comptes, que je vous voudrois prier, que ceste cy le fust de toutes les plus grandes folies, et les plus veritables, dont nous pourrions adviser. » (p. 587.) Ce programme pourrait résulter d’une volonté de Parlamente de montrer qu’elle peut utiliser des registres variés. Au début de cette huitième journée, les conteurs-devisants apprennent que le pont qui doit leur permettre de quitter Sarrance sera achevé « dedans deux ou trois jours » (p. 586) ; mais cette nouvelle ne les réjouit pas : « ce qui despleut à quelques uns de la compagnie » (p. 586), et leur première décision est de ne pas perdre le temps qu’il leur reste à Sarrance : « Mais voyans qu’ils n’avoient plus que deux ou trois jours de bon temps, se delibererent de ne le perdre pas. » (p. 586.) Le programme proposé par Parlamente pour les contes de la journée pourrait alors être également lié à cette prise de conscience d’un temps limité qui nécessiterait de choisir un thème, peut-être pour être certains d’aborder tous les sujets afin d’aboutir à un ouvrage achevé. De fait, il s’agit du but des conteurs, tel que Parlamente l’exprime dans le Prologue :
Au bout des dix jours aurons parachevé la centeine. Et si Dieu faict que nostre labeur soit trouvé digne des yeux des seigneurs et dames dessus nommées, nous leur en ferons present au retour de ce voyage, en lieu d’images ou de paternostres, vous asseurant qu’ils auront ce present ici plus agreable.
19Cette intention, qui participe de l’effet de mise en abyme [24] omniprésent dans le recueil, pourrait expliquer pourquoi Parlamente propose un thème : elle envisage l’ensemble de leurs contes comme un tout dans lequel le principe d’alternance [25] est primordial. C’est au nom de cette alternance que Parlamente demande le récit « de toutes les plus grandes folies » après avoir entendu « tant de sages comptes », même si certains conteurs, en particulier Nomerfide, ont, les journées précédentes, bien plus parlé de « folies » que de sagesse. Le sentiment d’une fin proche influe également sur les leçons matinales d’Oisille, dont nous apprenons alors le programme [26] : « elle vouloit, avant que partir, avoir mise fin à la Canonicque de sainct Jean » (p. 586). Ces leçons traduisent une progression évangélique des devisants, qui leur accordent un intérêt croissant : tandis qu’au début de la deuxième journée, les devisants ont hâte de dire leur conte (« Le lendemain se leverent en grand desir de retourner au lieu où le jour precedent avoient eu tant de plaisir : car chacun avoit son compte si prest, qu’il leur tardoit qu’il ne fust mis en lumiere », p. 161), au début de la sixième ce sont les leçons d’Oisille qui provoquent leur enthousiasme : « Le matin plustost que de coustume, ma dame Oisille alla preparer sa leçon en la salle : mais tous ceux de la compagnie, aussi tost qu’ils en furent advertiz, pour le desir d’ouyr sa bonne instruction, se diligenterent tant de s’habiller, qu’ils ne la feirent gueres attendre. » (p. 468.) Cette évolution dans l’attitude des devisants pourrait alors confirmer l’hypothèse d’une progression évangélique des personnages, qui expliquerait certaines des différences dans leurs propos ou leurs contes, notamment dans le cas de Simontault. La proposition de parler de « folies » serait peut-être alors une autre manifestation du principe d’alternance, qui se jouerait cette fois entre les leçons du matin et les contes de l’après-midi.
20Cette journée semble également marquée par une alternance entre les récits des conteurs eux-mêmes, peut-être parce que leurs arguments précédents, qui permettaient aussi au lecteur de les connaître et les reconnaître, ont été suffisamment entendus. Après Parlamente qui s’est éloignée de ses thèmes habituels, c’est au tour de Dagoucin, à qui elle donne la parole, de proposer une nouvelle qui ne ressemble en rien à ses autres récits. Le tableau des caractéristiques des contes proposé par Marie-Madeleine de La Garanderie met en évidence cette différence : les quatre caractéristiques relevées pour cette nouvelle, « animation des dialogues », « paillardise », « gaieté, humour » et « satire des religieux » [27], n’apparaissent chez Dagoucin que dans ce conte et sont absentes de tous les autres. Il semble donc que Dagoucin ait voulu suivre l’injonction de Parlamente, d’autant plus qu’il est son « serviteur » et que ses précédents récits s’adressent implicitement à elle ; c’est peut-être parce que Parlamente a changé de registre que Dagoucin fait de même. De plus, il a déjà longuement exposé ses idées (il est un « parfaict amy ») dans les contes et devis précédents et, puisque ses propos sont souvent accueillis avec une certaine ironie [28], il est peut-être temps pour lui de changer de discours. Toutefois, il est notable que, dans le devis, Parlamente considère que Dagoucin ne se soit pas tenu au programme qu’elle avait fixé : « […] il me semble que Dagoucin est sailly hors de nostre deliberation, qui estoit de ne dire compte que pour rire, et le sien est trop piteux. – Vous avez dict, respondit Dagoucin, que nous ne racompterions que des follies, et il me semble que je n’y ay pas failly. » (p. 594.) Cet échange révèle une différence d’acception du terme de « follie », puisque, pour Parlamente, la « follie » implique un conte « pour rire ». Même en disant une « follie », Dagoucin reste dans un registre « piteux » et sérieux ; à la fin du conte, l’ordre est rétabli par l’intervention dans le récit de Marguerite elle-même : « ma dame la Duchesse d’Alençon, qui depuis fut Royne de Navarre » (p. 592). Cela témoigne de la difficulté qu’il éprouve à changer de ton : « Dagoucin mis à part, les devisants savent parler sur divers registres et varier leur ton tout autant que leurs propos ou le rythme de leurs discours [29]. » Néanmoins, la Nouvelle 72 est en décalage avec ses habitudes, puisqu’elle marque un contraste avec ses autres récits et qu’elle entre tout de même dans la catégorie des « follies », alors que, dès la deuxième journée, Nomerfide avait souligné que Dagoucin « est si sage que pour mourir ne voudroit dire une follie » (p. 166). Parmi les récits de Dagoucin, nous pouvons également mentionner la Nouvelle 12 qui est aussi quelque peu différente, puisqu’elle ne s’inscrit pas dans son thème habituel du « parfaict serviteur [30] ». Cependant, le duc et Lorenzo pourraient servir par avance de contrepoint aux deux gentilshommes de la Nouvelle 47. De plus, Dagoucin n’avait pas prévu les conséquences de son récit ni l’ampleur du débat et cherche à l’amenuiser pour reprendre son discours habituel : « Parquoy voyant Dagoucin le grand debat qu’il avoit esmeu, dist : “Pour Dieu, mes dames, ne prenez point de querelle d’une chose desja passée : mais gardez que vos beautez ne facent point faire de plus cruels meurtres, que celuy que j’ay compté” » (p. 173) ; la suite du devis de la Nouvelle 12 est marquée par un dialogue entre Dagoucin et Parlamente sur le thème de la « belle dame sans mercy » (p. 173). Il apparaît ainsi que Dagoucin, dès qu’il s’écarte de son sujet principal ou de l’image qu’il veut donner de lui, s’efforce aussitôt de revenir aux arguments qu’il répète incessamment.
21L’inachèvement de l’œuvre empêche de savoir si la rupture que semble constituer la huitième journée avec les précédentes aurait dû se poursuivre ou si Parlamente et Dagoucin en auraient été les seuls exemples. Cependant, nous pouvons nous interroger sur la Nouvelle 73, dont nous ne disposons pas, mais qui est annoncée. La participation de Nomerfide aux contes se caractérise par une grande continuité : des récits courts visant à faire rire, en accord avec son caractère. C’est encore un conte semblable que Dagoucin lui demande dans la huitième journée : « Mais pour en ouyr un plus plaisant, je donne ma voix à Nomerfide, esperant qu’elle rabillera ma faulte » (p. 594), une formule qui fait d’ailleurs écho à l’échange inverse dans la deuxième journée où Nomerfide donne sa voix à Dagoucin en disant : « Si vous voullez que ma faulte soit rabillée, je donne ma voix à Dagoucin. » (p. 166.) Ces deux échanges révèlent une complémentarité de Nomerfide et de Dagoucin [31] qui laisse supposer que la Nouvelle 73 aurait effectivement créé le contraste demandé avec la Nouvelle 72. Néanmoins, la réponse de Nomerfide est ambiguë : « Aussi ay-je un compte tout prest, respondit elle, qui est digne de suivre le vostre : car il parle de religieux, et de mort. » (p. 594.) La tournure affirmative semble indiquer une réponse à la demande de Dagoucin d’entendre un conte « plus plaisant » que le sien. Toutefois, le thème annoncé (« il parle de religieux, et de mort ») ne paraît pas tout à fait en accord avec le ton. Mais les récits de Nomerfide évoquent souvent des cordeliers ; le sujet n’est ainsi pas nécessairement contradictoire avec un conte pour faire rire, d’autant plus que les annonces sont parfois spécieuses. En outre, deux récits de Nomerfide, la Nouvelle 34 où deux cordeliers craignent d’être tués par un boucher qui appelle ses pourceaux des « cordeliers » et la Nouvelle 55 qui concerne le testament d’un marchand en faveur des cordeliers [32], sont des contes plaisants qui parlent déjà « de religieux, et de mort ». En l’absence de la Nouvelle 73, nous ne pouvons que conjecturer.
22Pour les autres personnages, les différences, s’il y en a, sont peu apparentes. Les nouvelles d’Oisille se caractérisent par leur homogénéité : toutes manifestent une évidente dimension d’exemplum ou de contre exemplum. Mais Oisille, par ses leçons matinales, joue un rôle à part dans le groupe des devisants. Elle est ainsi plus avancée qu’eux dans une progression évangélique et il n’est donc guère étonnant que ses nouvelles aient une unité. De plus, l’inachèvement de l’œuvre intervient une fois encore : Oisille aurait pu, parmi les trois nouvelles que nous n’avons pas, proposer un récit qui se serait écarté de ses habitudes. Certes, la Nouvelle 46, l’une des trois nouvelles supprimées par Gruget, est peut-être, par son ton, quelque peu différente : en témoigne le calembour « Monsieur de Valé, devalez » (p. 445) qui contraste avec le sérieux habituel d’Oisille et celle-ci reconnaît qu’elle n’avait « pas deliberé de [le] mectre au rand des bons » (p. 444) ; cependant, il s’agit, comme la Nouvelle 23, d’une critique des cordeliers. La Nouvelle 70, en revanche, peut constituer un écart en tant qu’elle est une exception aux règles énoncées dans le Prologue, comme Oisille l’indique elle-même : « Je ne puis, dist Oisille, pour deux raisons : l’une, pour sa grande longueur : l’autre, pource que ce n’est pas de nostre temps : et si a esté escrite par un autheur bien croyable. Et nous avons juré de ne rien mettre icy, qui ait esté escrit. » (p. 559.) Ce n’est pourtant pas le seul récit d’Oisille qui dispose d’une source écrite (la Nouvelle 32 s’inspire du Protheselaus [33]), mais la particularité de la Nouvelle 70 consiste dans le fait que, cette fois, la narratrice ne dissimule pas sa source. Cette divergence s’inscrit dans la logique du personnage, puisqu’elle permet de renforcer le lien entre Oisille et les textes écrits, lien qui se manifeste dans ses « leçons » matinales : la Nouvelle 70 et les « leçons » constituent une réinterprétation orale d’un texte écrit.
23Longarine semble osciller entre récits pour faire rire et exemplarité, n’hésitant cependant pas à louer les tours joués par ses personnages (notamment le prince de la Nouvelle 25 qui n’est autre que François Ier). Elle est un personnage peut-être visiblement plus complexe que d’autres ; alors que nous pouvons (ou croyons pouvoir) résumer Guebron à sa sagesse, Simontault, Saffredent et Hircan à leur cynisme, ou Nomerfide à sa bonne humeur, Longarine est définie dès le départ par une antithèse : elle est veuve (elle a perdu son époux dans le Prologue) et aime rire ; de fait, elle mentionne dans le Prologue son « extreme tristesse », en même temps qu’une volonté de ne pas devenir « fascheus[e] » (p. 62). Dès le lendemain, elle est associée au rire, comme en témoigne le devis de la Nouvelle 7, où elle est décrite « se prenant bien fort à rire » et déclare : « Puis que vous avez envie que je vous face rire selon ma coustume […] » (p. 107). Cette ambivalence du personnage va de pair avec celle de l’œuvre entière [34]. De plus, tout en faisant partie du groupe des devisants idéalistes, elle a parmi ses connaissances littéraires des points communs avec les devisants les plus cyniques, comme le montre sa mention du Roman de la Rose : « […] selon la doctrine de maistre Jean de Meun » (p. 306), qui est aussi l’œuvre de référence de Saffredent, justement son « serviteur [35] ». Ses propos aussi peuvent parfois surprendre ; alors que Longarine apparaît souvent comme un double de Parlamente, elle fait preuve d’une virulence inattendue dans le devis de la Nouvelle 37, au sujet du personnage du conte : « de tels mariz que ceux là, les cendres en seroient bonnes à faire la lescive » (p. 387). Tous ces éléments, loin d’être dissonants, permettent de dresser un portrait complexe de Longarine qui expliquerait ainsi l’ambivalence de ses contes.
24Emarsuitte est un cas particulier : il n’y a pas de continuité de thèmes ou de registres dans ses histoires, ce qui illustre peut-être sa place complexe dans le groupe. De fait, elle est l’un des personnages que le lecteur connaît le moins. Dans le Prologue, elle est associée à Nomerfide, mais elle ne partage pas sa bonne humeur. Elle croit que Saffredent est son « serviteur », mais ne sert en vérité que de « couverture » à l’intérêt que porte Saffredent à Longarine. Cette situation apparaît dans le devis de la Nouvelle 3, où le rire d’une dame (nous pouvons déduire qu’il s’agit de Longarine) interrompt une conversation entre Emarsuitte et Saffredent :
Il est vray que durant ce propos une de la compaignie se print bien fort à rire, sçachant que celle qui prenoit les parolles de Saffredent à son advantage, n’estoit pas tant aimée de luy, qu’il en eust voulu souffrir cornes, honte, ou dommage. Et quand Saffredent veit que celle qui rioit l’entendoit, il s’en tint trescontent […].
26Au début de la septième journée, Saffredent poursuit ce jeu : « Et en ce disant, tourna les yeux au contraire de celle, qui estoit cause de son bien et de son mal. Mais en regardant Emarsuitte, la feit aussi bien rougir, comme si c’eust esté celle à qui le propos s’adressoit. » (p. 523.) Ce manque de discernement d’Emarsuitte la place en décalage avec les autres devisants. Elle est également très irritable, et même méchante ; lorsque Longarine mentionne dans le Prologue son « extreme tristesse » (p. 62), elle lui répond « tout en riant » : « Chacun n’a pas perdu son mary comme vous » (p. 62), une remarque qui reflète peut-être, outre son égoïsme, sa jalousie à l’égard de Longarine (ce qui impliquerait qu’elle ait tout de même en partie conscience des sentiments réels de Saffredent). À sa place imprécise dans le groupe fait écho l’absence de continuité de ses histoires. Les Nouvelles 4 et 19 peuvent être considérées comme des histoires exemplaires, les Nouvelles 27 et 66 sont des récits pour faire rire, la 36 est particulièrement subversive, la 48 s’inscrit dans la critique des cordeliers, la 53 dans les histoires de séduction. Il semblerait qu’Emarsuitte n’ait pas de thème de prédilection, mais s’essaie à plusieurs registres, comme si elle cherchait à imiter les autres conteurs sans faire entendre de voix propre.
27Enfin, Saffredent est un cas intéressant. Tous ses récits se reconnaissent par leur dimension ironique et subversive, dont témoignent les titres choisis par Gruget, qu’il s’agisse de la Nouvelle 3 (« Un Roy de Naples, abusant de la femme d’un gentil-homme, porte en fin luy mesme les cornes ») ou de la Nouvelle 20 (« Un gentil-homme est inopinément guary du mal d’amours, trouvant sa damoiselle rigoureuse entre les bras de son palefrenier ») pour n’en citer que deux. Pourtant, la Nouvelle 26, qui a inspiré le Lys dans la vallée [36], apparaît d’abord comme un exemplum, très différent du cynisme habituel du conteur. Oisille décrit d’ailleurs l’histoire comme « autant belle, qu’il en soit point » (p. 327). Mais Saffredent s’est servi de la demande de Longarine (qui lui a enjoint de narrer « le plus beau compte, dont il se pourra adviser », p. 312), pour tromper ses auditeurs, comme il le révèle en interrompant le devis pour le réorienter ironiquement : « voilà une bonne et sage femme, qui pour se monstrer plus vertueuse par dehors, qu’elle n’estoit au cueur, […] se laissa mourir […] » (p. 327). L’opposition entre « par dehors » et « au cueur » permet à Saffredent d’accuser la dame d’hypocrisie [37]. Il peut ainsi montrer que ce qui est estimé être de la sagesse n’en est pas réellement et prôner une fois de plus l’acceptation de la nature puisque la dame a voulu « dissimuler une amour, que la raison de nature vouloit qu’elle portast à un si honneste seigneur » (p. 327). Les devis permettent souvent de contester l’exemplarité des contes ; il est en revanche surprenant que ce soit le fait du conteur : « Et par un retournement singulier, c’est le narrateur lui-même, Saffredent le cynique, qui démolit joyeusement son récit, renversant l’exemplarité exhibée [38]. » Son intervention dans le devis invite ainsi à mettre en doute son propre récit qui peut être en soi l’exemple d’une apparence trompeuse, de même que la « sage » dame ne l’était pas véritablement. « Mais tout se complique avec le devis qui paraît interdire une interprétation univoque. Trois devisants masculins remettent en cause l’exemplarité de la “saige” dame. Le narrateur Saffredent lui-même, et c’est là le plus troublant, commence par accumuler trois griefs à son encontre […] [39] » ; cet aspect « troublant » de l’attitude de Saffredent indique qu’il ne s’écarte jamais de sa logique de subversion. Le décalage entre la Nouvelle 26 et ses autres récits n’était qu’une illusion. Son ironie apparaît en fait dès l’annonce du conte ; tandis que ses auditeurs pensent que la première des dames est la « sage » et que la seconde est la « folle », nous pouvons remarquer qu’il annonce « l’histoire d’une folle et d’une sage » (p. 312), dans un ordre qui n’est peut-être pas fortuit et correspond à l’ordre d’apparition des personnages dans le récit. Ainsi, il donne dès le début un indice révélant la manipulation qu’il exerce, mais qui ne prendra sens qu’avec sa remarque dans le devis, ce qui témoigne de sa maîtrise rhétorique.
28Plus encore que Simontault, dont il partage les opinions, Saffredent joue de l’écart entre l’apparence de son récit et ses véritables intentions. En ce sens, il confirme l’opinion qu’Oisille a de lui lorsqu’elle le compare à une araignée : « Il n’y a si beau passage en l’Escriture […], que vous ne tiriez à vostre propos : mais gardez vous de faire comme l’araigne, qui convertit toutes bonnes viandes en venin. » (p. 382.) La comparaison avec une araignée est un exemple de « comparaison disqualifiante [40] ». Mais Saffredent, comme une araignée, est aussi celui qui tisse le texte, maîtrise l’art du récit au point qu’il prend au piège ses auditeurs crédules : la Nouvelle 26 est révélatrice de son art de conteur et de la réussite de l’illusion.
29Ainsi, les nouvelles de L’Heptaméron sont indissociables de leur conteur ; l’attribution d’un récit à l’un des personnages ne relève pas du hasard, mais participe de la construction de ce personnage. Dans le cadre du recueil, les nouvelles dépendent du caractère de celui qui les narre, de ses habitudes, ses opinions, ses intérêts, mais aussi de ses relations avec les autres membres du groupe et du message implicite qu’il veut parfois faire passer à l’un de ses auditeurs, de l’image qu’il veut donner de lui-même. L’écart entre l’un des récits et les autres peut ainsi refléter la complexité d’un personnage, soit en révélant son évolution au cours des journées écoulées, soit en laissant entrevoir des éléments de son passé pour montrer qu’il n’est pas uniquement le personnage type auquel le lecteur croyait être confronté ; la notion de personnage « rond » s’applique ainsi aux conteurs de L’Heptaméron, ce qui pourrait laisser entrevoir une dimension romanesque du recueil. Évidemment, l’inachèvement de l’œuvre modifie cette question : nous pouvons soit imaginer que Nomerfide, par exemple, aurait finalement narré un récit qui ne correspondrait pas à ses autres nouvelles, soit au contraire que les récits dont nous ne disposons pas auraient permis de développer un aspect des personnages seulement évoqué par une nouvelle : l’évolution évangélique de Simontault aurait pu se poursuivre et la Nouvelle 67 n’aurait pas été un cas à part dans ses récits. Certes, il est difficile de juger des intentions des personnages et des raisons du décalage d’un récit, d’autant plus que certains des conteurs en jouent, Saffredent en particulier. Les effets d’inconséquence, de décalage, s’inscrivent donc aussi dans les conversations à double entente entre les personnages qui transparaissent dans le recueil. La complexité des conteurs-devisants participe à l’ambivalence fondamentale du recueil et à son intérêt, et les écarts contribuent ainsi, paradoxalement, à une logique des personnages.
Notes
-
[1]
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron [1558], édition de Nicole Cazauran, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000. Nos citations renverront à cette édition.
-
[2]
La graphie des noms des personnages varie quelque peu en fonction des éditions. Ici, nous suivons la graphie de l’édition de Nicole Cazauran (« Guebron » et non « Geburon », « Emarsuitte » et non « Ennasuite »).
-
[3]
Edward Morgan Forster, Aspects of the Novel [1927], Londres, Penguin Books, « Penguin Classics », 2005, p. 73 et suivantes. Un personnage « plat » (« flat character ») peut être résumé en un trait distinctif, tandis qu’un personnage « rond » (« round character ») dépasse cette caractéristique et peut évoluer au cours du récit.
-
[4]
Ibidem, p. 81. « The test of a round character is whether it is capable of surprising in a convincing way » : « Le test d’un personnage rond est de savoir s’il est capable de surprendre de manière convaincante ».
-
[5]
La principale ambiguïté de L’Heptaméron procède du fait que deux lectures en apparence contradictoires restent possibles : soit l’œuvre est fondamentalement polyphonique, soit la dimension évangélique dépasse cet aspect. Cette opposition critique est décrite par Nicolas Le Cadet, L’Évangélisme fictionnel, Les Livres rabelaisiens, le Cymbalum Mundi, L’Heptaméron (1532-1552), Paris, Éditions Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2010, p. 96-106.
-
[6]
Sur ce point, voir Marie-Madeleine de La Garanderie, Le Dialogue des romanciers, une nouvelle lecture de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris, Minard, Archives de Lettres Modernes, n° 168, 1977. « Mais il convient de prendre garde aux circonstances qui appellent en cet endroit une nouvelle de cette espèce […] ; c’est donc un moment de tension, et Simontault va détourner le combat et apaiser les esprits », p. 36.
-
[7]
Ibidem, p. 36.
-
[8]
Voir la citation ci-dessus d’E. M. Forster : « surprising in a convincing way ».
-
[9]
Sur le rôle divin dans L’Heptaméron, voir Michel Bideaux, « Dieu acteur dans les récits de l’Heptaméron », in Nicole Cazauran, James Dauphiné (dir.), Marguerite de Navarre 1492-1992, Actes du colloque international de Pau [1992], vol. 2, Paris, Eurédit, 2006, p. 695-718.
-
[10]
« La densité des mentions faites de l’intervention divine dans le prologue manifeste que, dès l’ouverture du recueil, Dieu n’est pas seulement une instance ordonnatrice et judicatrice, mais qu’il intervient effectivement pour conduire les péripéties », ibidem, p. 700.
-
[11]
Christine Martineau-Génieys, « La lectio divina dans l’Heptaméron », in Christine Martineau-Génieys (dir.), Études sur L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Premières journées d’études du xvie siècle, Colloque de Nice, 15-16 février 1992, Université de Nice-Sophia Antipolis, 1996, p. 21-42 : « dans les deux cas, il ne peut s’agir que du Nouveau Testament de Lefèvre d’Etaples, dans sa traduction française », p. 28.
-
[12]
Depuis un arrêt du Parlement de Paris du 5 février 1526, voir ibidem, p. 29.
-
[13]
Voir Gary Ferguson, « Mal de vivre, mal croire : l’anticléricalisme dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre », Seizième Siècle, n° 6, 2010, p. 151-163. Disponible sur : < https://www.persee.fr/doc/xvi_1774-4466_2010_num_6_1_980 >. « Ministère – et médecine – parallèles ? ! Il s’agit, évidemment, d’un cas de nécessité, mais tout porte à croire à l’efficacité de la médiation de cette femme […] », p. 162.
-
[14]
« La demoiselle dans l’île, Prolégomènes à une lecture de la Nouvelle 67 », p. 194, in Dominique Bertrand (dir.), Lire L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 183-196.
-
[15]
Ibidem, p. 193.
-
[16]
Ce décalage est décrit par Jan Miernowski dans son article « L’intentionnalité dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXIII, 2, Genève, Droz, 2001, p. 211-225. « Ainsi apparaît ce qui est le problème récurrent parmi les personnages et les narrateurs de l’Heptaméron : la divergence entre les signes et les intentions qui les informent », p. 213.
-
[17]
Voir Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation [1990], traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, « Le Livre de Poche », 1992. Trois interprétations, fondées sur les intentions, sont possibles : « interprétation comme recherche de l’intentio auctoris, interprétation comme recherche de l’intentio operis et interprétation comme prescription de l’intentio lectoris », p. 29. Dans le cas de L’Heptaméron, ces trois intentions se trouvent multipliées par la mise en abyme constitutive du recueil.
-
[18]
Cette expression est d’Hircan : « je le bailleray au plus sage d’entre nous, qui est Guebron », p. 347.
-
[19]
Gisèle Mathieu-Castellani, La Conversation conteuse. Les nouvelles de Marguerite de Navarre, Paris, PUF, 1992, p. 79.
-
[20]
Op. cit., p. 421.
-
[21]
André Tournon, « “Ignorant les premières causes…”, Jeux d’énigmes dans l’Heptaméron », p. 83-84, in Simone Perrier (dir.), L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Paris, Cahiers textuel n° 10, 19 octobre 1991, 1992, p. 73-92.
-
[22]
Bruno Roger-Vasselin mentionne notamment la « tendance coutumière [d’Hircan] à la provocation » dans « Subtil enjouement courtisan, gros rire et féminisme grinçant chez Marguerite de Navarre : explication littéraire de la Nouvelle 8 », p. 50-51, in Dominique Bertrand, op. cit., p. 49-62.
-
[23]
Op. cit., p. 51-52.
-
[24]
Le « present » que mentionne Parlamente semble indiquer que dans le récit-cadre aussi la « centeine » de contes dits est destinée à devenir un recueil.
-
[25]
La métaphore du « boucquet » exprimée par Emarsuitte dans le devis de la Nouvelle 48 est révélatrice de cette volonté d’alternance : « Et nostre boucquet sera plus beau, tant plus il sera remply de differentes choses », p. 455.
-
[26]
Les cinq premiers jours, le sujet des leçons d’Oisille n’est jamais évoqué, mais, au début de la sixième journée, il est révélé qu’elle lit « l’epistre de sainct Jean l’Evangeliste […] pource que les jours passez elle leur avoit declairé celle de sainct Paul aux Romains », p. 468.
-
[27]
Op. cit., p. 28. Toutefois, la caractéristique « gaieté, humour » n’est pas si apparente dans la Nouvelle 72.
-
[28]
Les devisants ne croient jamais les affirmations hyperboliques de Dagoucin : « laissons ces propos d’impossibilité » lui dit Hircan (p. 198), « Ceux là, dist Saffredent, sont de la nature du Camaleon qui vit de l’air » (p. 244), « Vous vivez doncques de foy et d’esperance, dist Nomerfide, comme le pluvier du vent » (p. 358), « C’est beaucoup de mourir, dist Guebron. Je ne croiray ceste parole, quand elle seroit dicte de la bouche du plus austere religieux, qui soit » (p. 486).
-
[29]
Nicole Cazauran, « Un nouveau “genre d’écrire” : les débuts du dialogue mondain », p. 569, in Nicole Cazauran, James Dauphiné (dir.), op. cit., p. 537-591.
-
[30]
Toutefois, Gary Ferguson a relevé les similitudes entre le vocabulaire employé par Dagoucin dans la Nouvelle 12 et ses propos habituels, « History or Her Story ? (Homo)sociality/sexuality in Marguerite de Navarre’s Heptaméron 12 », in Gary Ferguson, David LaGuardia (dir.), Narrative Worlds: Essays on the Nouvelle in Fifteenth- and Sixteenth-Century France, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, « Medieval and Renaissance Texts and Studies », vol. 285, 2005, p. 97-122. Voir en particulier p. 107.
-
[31]
Le don de la voix peut être révélateur des liens entre les personnages : il n’est certainement pas anodin que Nomerfide passe cinq fois en sept jours la parole à Hircan (pour les Nouvelles 7, 30, 35, 56 et 69), même si deux fois elle n’avait pas d’autre choix puisqu’il était le seul conteur masculin restant (troisième et septième journées) ; mais il est possible d’envisager, en raison de la fréquence avec laquelle elle lui donne la parole, que même avec un plus large choix elle lui aurait tout de même donné sa voix. En outre, si elle donne sa voix à Dagoucin (exemple cité), c’est avant tout pour répondre à l’injonction d’Oisille : « donnez vostre voix à quelqu’un qui ne s’en passe pas si legerement » (p. 166) ; la demande d’alternance la contraint à choisir un conteur réputé pour son sérieux, ce qui est le cas de Dagoucin, mais non d’Hircan. L’alternance prévaut alors sur les liens d’amitié.
-
[32]
Le texte, mentionnant les « pauvres mendians » (p. 490) est ambigu, mais il s’agit probablement de l’ordre mendiant des cordeliers (voir note 3 de la page 490, p. 711). En outre, dans le devis de cette nouvelle, Guebron et Hircan évoquent les « cordelliers » (p. 493).
-
[33]
Pour les intertextes possibles de cette nouvelle, voir la note 1 de la page 353, L’Heptaméron, op. cit., p. 682.
-
[34]
L’importance de l’alternance se manifeste notamment dans la multiplication des antithèses dans le texte. À ce sujet, voir Britt-Marie Karlsson, Sagesse divine et Folie humaine, Étude sur les structures antithétiques dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre (1492-1549), Göteborg, Suède, Acta Universitatis Gothoburgensis, Romanica Gothoburgensia, XLVII, 2001. « On peut tout d’abord constater que l’omniprésence de l’antithèse dans l’Heptaméron donne naissance à un rythme particulier dans le texte, un mouvement de va-et-vient qui le fait osciller en permanence entre différentes notions et différents choix », p. 175.
-
[35]
Saffredent cite deux fois Le Roman de la Rose : « […] la vieille du Rommant de la Rose, laquelle dict : “Nous sommes faicts beaux fils sans doubte, Toutes pour tous, et tous pour toutes” » (p. 121), et « vous sçavez que maistre Jean de Meun a dict, qu’ “aussi bien sont amourettes soubs bureau que soubs brunettes” » (p. 337).
-
[36]
Voir Gisèle Mathieu-Castellani, « La 26e nouvelle de L’Heptaméron et Le Lys dans la vallée », L’Année balzacienne, n° 2, 1981, p. 285-299.
-
[37]
Dans le devis de la Nouvelle 42, il désavoue l’honneur des dames comme n’étant qu’un autre nom donné à l’hypocrisie : « entendez dont est venu ce terme d’honneur, quant aux femmes […]. Et voyans les dames n’avoir en leur cueur ceste vertu de vraye amour, et que ce nom d’hypocrisie estoit tant odieux entre les hommes, luy donnerent le surnom d’honneur » (p. 419).
-
[38]
Gisèle Mathieu-Castellani, La Conversation conteuse, op. cit., p. 87.
-
[39]
Nicolas Le Cadet, op. cit., p. 97.
-
[40]
Véronique Montagne, « La polémique dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre : remarques sur quelques formes de l’argumentation ad personam », p. 29, Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 61, n° 1, 2005, p. 25-36. Disponible sur : < http://www.persee.fr/doc/rhren_1771-1347_2005_num_61_1_2723 >.