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Article de revue

La mesure des économies circulaires et collaboratives : vers de nouvelles méthodes d’analyse de la valeur produite par les économies

Pages 9 à 32

Notes

  • [1]
    Institut wallon d’évaluation, de prospective et de statistique – www.iweps.be.
  • [2]
    Pour de plus amples développements, nous renvoyons le lecteur aux actes de cette conférence qui seront publiés dans le courant 2018. Voirwww.iweps.be.
  • [3]
    Dans leur ouvrage, Luc Boltanski et Ève Chiapello posent l’hypothèse que le capitalisme s’actualise progressivement dans ses justifications en intégrant les critiques qui lui sont adressées. Les auteurs développent ainsi dans leur ouvrage une analyse de la transition du capitalisme industriel au capitalisme postindustriel par l’intégration de la critique artiste qui lui est adressée de façon dénonciatrice à partir de 1968 et qui a progressivement percolé dans les imaginaires de l’économie pour finalement être absorbée par les nouvelles formes de management et les approches créatives et innovantes de l’économie. L’émergence des logiques de mutualisation portées par la consommation collaborative et l’économie circulaire semble être une actualisation des justifications du capitalisme marchand qui intègre la double critique sociale (optimisation de l’allocation des ressources dans l’économie) et écologiste (recyclage des matières premières plutôt qu’épuisement des ressources naturelles). De ce fait, à côté des trois figures du capitalisme définies par les auteurs (capitalisme bourgeois et entrepreneurial, capitalisme industriel, capitalisme global) semble émerger une quatrième figure que l’on pourrait qualifier de « capitalisme mutualiste » (Bruni, 2014 ; Chanial, 2015).
  • [4]
    Pour une présentation complète de l’IWEPS, voir : https://www.iweps.be/presentation/.
  • [5]
    Arrêté du 12 novembre 2015, M.B., 23 novembre 2015.
  • [6]
  • [7]
    Par exemple, l’IWEPS adhère au Code de bonnes pratiques de la statistique européenne pour les services nationaux et communautaires (http://ec.europa.eu/eurostat/documents/3859598/5921941/KS-32-11-955-FR.PDF/f1dfd441-391c-4c15-94f2-b34a43697f55).
  • [8]
    On pensera, par exemple, aux travaux de la Commission Stiglitz réalisés en France à la demande du président de la République et rendus publics le 14 septembre 2009 (www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/fr/index.htm).
  • [9]
  • [10]
  • [11]
    La théorie de l’encastrement, développée en sociologie économique, notamment par Granovetter (2000), développe l’idée selon laquelle une action est toujours en situation. Elle ne peut se comprendre uniquement sur la base des motivations individuelles. De même, les institutions sociales, dans leur forme et leur logique de fonctionnement, doivent s’interpréter à la lumière de la structure sociale dans laquelle elles s’insèrent.
  • [12]
    Selon nous, deux sous-systèmes sont particulièrement importants pour ce qui est de ces appareils : le sous-système scientifique et le sous-système politico-administratif.
  • [13]
    Voir, par exemple, Meyer et Rowan (1977) et DiMaggio et Powell (1983) pour les fondamentaux de cette sociologie.
  • [14]
  • [15]
    Notons que le projet de Desrosières n’est pas relativiste. La statistique contribue « à faire de la réalité et non pas simplement à la “refléter” […]. Cette idée n’est pas relativiste, en ce qu’elle ne nie pas l’existence de l’inflation ou du chômage. Mais elle attire l’attention sur le fait qu’inflation et chômage peuvent être pensés, exprimés, définis et quantifiés de multiples façons ; et que les façons de faire ne sont pas de simples détails techniques, mais ont toujours une signification historique, politique, sociologique » (Desrosières, 2014, p. 75). Ce qui mobilise donc cet auteur, c’est le point d’accrochage entre la qualité formelle sur le plan cognitif et un réseautage social fort, point d’accrochage qui autorise l’institution statistique.

Introduction

1Dans le cadre de sa conférence méthodologique 2016, l’IWEPS [1] a engagé une réflexion collective destinée à clarifier les enjeux et les perspectives posés par les économies circulaires et collaboratives pour ses missions d’évaluation de l’action publique, de prospective et de production et de diffusion des données statistiques socioéconomiques officielles de la Wallonie.

2Cette réflexion collective part d’un constat et d’une hypothèse prospective.

3Le constat est issu d’un travail de veille prospective autour des nouvelles formes d’économies. Plusieurs rapports et études ont établi au cours des dernières années qu’émergent et croissent deux nouvelles formes d’économie : l’économie circulaire et la consommation collaborative. Ces deux activités économiques se caractérisent conjointement par une transformation des manières de pratiquer les activités économiques.

4L’économie circulaire propose de boucler les flux de matière et d’énergie pour améliorer la productivité globale de l’économie et réduire les pertes et les déchets. Elle s’inscrit dans une optique d’optimisation des flux de matière et d’énergie et de réduction des coûts de production. Par ses principes mêmes, ce mode de production suppose une transformation des référentiels économiques puisqu’elle inscrit la production dans un cycle de vie et génère de nouvelles conceptions des chaînes de valeurs.

5De même, la consommation collaborative propose de nouvelles manières d’organiser la consommation des biens et des services en créant de nouvelles formes d’accès à ceux-ci par des plateformes virtuelles de rencontre entre offre et demande. Ce type de consommation, en mutualisant l’usage des biens et services, en fait des « communs » qui questionnent le rapport à la propriété privée et poussent, comme l’économie circulaire, à un changement de paradigme.

6La particularité de ces nouvelles formes d’économie est de provoquer un découplage progressif entre la valeur et sa monétarisation. Tant dans l’économie collaborative que dans l’économie circulaire, la valeur produite est très difficile à monétariser car, dans les deux cas, les logiques économiques en jeu sont largement « démarchandisées » : dans l’économie circulaire, la valeur produite est liée à l’impact sur la gestion des ressources et les bénéfices environnementaux autant qu’à la diminution des coûts que peut engendrer la réduction de la consommation des ressources ; dans l’économie collaborative, une part de la valeur produite touche aux aspects sociaux et culturels qui ne sont pas directement monétarisés ainsi qu’à la valorisation des données générées par les usages des biens et des services développés dans ces économies. Or la plupart des outils comptables utilisés par les instituts de statistiques et, en particulier par la comptabilité nationale, se basent sur des indicateurs monétaires. Par conséquent, l’hypothèse prospective développée dans la recherche pose que si ces économies prennent une place croissante dans l’activité économique dans les prochaines années, les instruments de mesure de l’économie que nous utilisons ne permettront plus d’analyser l’économie dans son ensemble, car une partie de la valeur qui y est générée ne pourra y être mesurée.

7Cette hypothèse prospective a nourri la réflexion collective menée au cours de la conférence tant sur le fond que sur la forme. En effet, au niveau du fond, nous avons développé, conjointement avec un groupe d’experts académiques, une réflexion sur les méthodes d’analyse et de mesure des économies circulaires et collaboratives. Cette réflexion nous a permis de dresser une série d’enjeux méthodologiques et de clarifier un certain nombre de constats relatifs à l’importance de ces économies dont, nous développons les principaux aspects dans la première partie de l’article [2]. Dans une deuxième partie, nous présentons un autre point de débat, relatif à la question de l’institutionnalisation de la mesure de l’économie. L’IWEPS, en tant qu’institut producteur et diffuseur de statistiques publiques officielles, concourt directement au développement d’une vision spécifique sur les réalités économiques de la Wallonie. L’appareil statistique qu’il utilise et diffuse est directement lié à la forme que l’institut prend en tant qu’institution active dans la conception des politiques publiques et l’aide à la décision. Dans une troisième et dernière partie, l’article analyse les principaux résultats du dispositif prospectif mis en place dans le cadre de la conférence méthodologique. En effet, outre la réflexion menée avec le groupe d’experts, la conférence a proposé quatre ateliers rassemblant des experts d’usage actifs dans différents domaines des politiques publiques liés aux économies circulaires et collaboratives. Cette réflexion collective nous a permis de développer une série de propositions méthodologiques pour l’analyse des économies circulaires et collaboratives et, en particulier, une approche complexe de la valeur qu’elles génèrent, au-delà des aspects purement monétaires.

1 – Les nouvelles formes d’économies et leurs enjeux

1.1 – Économies circulaires et collaboratives et production de valeur

8Depuis une dizaine d’années, le champ lexical associant l’économie à des termes permettant de signifier diverses formes de mutualisation des ressources s’est fortement étoffé. Les termes « économie du partage », « économie collaborative », « consommation collaborative », « peer-to-peer economy », « économie de plateforme », « économie coopérative », « économie circulaire » ou « économie de la fonctionnalité » sont venus caractériser des manières de pratiquer l’échange économique autour de ressources dont l’usage s’optimiserait par leur utilisation partagée.

9L’émergence de ce champ lexical porte à s’interroger sur la réalité des phénomènes qu’il qualifie et sur l’effectivité des transformations qu’il semble induire. Il est, tout d’abord, remarquable de constater que ce nouveau champ lexical touche de façon paradigmatique au lien qui unit la propriété des ressources à leur utilisation. Dès le début des années 2000, Jeremy Rifkin (Rifkin, 2000) anticipait l’émergence d’un usage collaboratif des ressources né d’une transformation de la conception du coût de la propriété, devenant coût de fonctionnement à réduire ou supprimer plutôt qu’actif productif sur lequel appuyer l’activité. Les hypothèses de Rifkin ont récemment trouvé confirmation dans les travaux portant sur le « retour des communs » (Coriat, 2015) qui démontrent l’émergence, au cours des années 2000, d’une crise de l’idéologie propriétaire. Ces travaux analysent l’essor des « communs numériques » qui remettent en cause, dans l’économie de la connaissance, les principes exclusifs de la propriété intellectuelle et des droits afférents. Cette transformation idéologique consacre également un rapport à l’innovation différent : dans l’idéologie propriétaire d’un capitalisme cognitif, la propriété intellectuelle des idées est au cœur du système de concurrence et définit la compétitivité des acteurs économiques. Par contre, dans la logique d’une gestion de communs, l’innovation s’agence dans un environnement ouvert basé sur le partage et l’échange des idées. Dans ces deux contextes, la production de valeur et la manière de la mesurer prennent des formes différentes : la compétitivité par l’innovation et la propriété intellectuelle des idées permet de garantir la valeur par l’identification et la singularisation des produits qu’elle engendre ainsi que leur monétarisation, c’est la logique de commodification ; par contre, dans une logique d’innovation ouverte et de partage, l’absence d’exclusivité et de singularité ainsi que l’aspect collaboratif de la production ne permettent pas de valorisation économique directe des produits issus de l’innovation. Dans le cas de l’économie collaborative, la valeur ne se construit pas sur la base de la propriété des idées, des biens ou des services mais à partir de leur usage partagé. Dans ce contexte, c’est la captation de la valeur produite par l’usage qui devient levier de monétarisation, c’est-à-dire, en particulier, l’ensemble de l’information et des données générées par cet usage (Cardon, 2015 ; Colin et Verdier, 2015).

1.1.1 – Trois systèmes d’économie collaborative

10Le passage vers des logiques collaboratives dans le fonctionnement de l’économie fut théorisé en 2010 dans l’ouvrage de Botsman et Rogers consacré à la « consommation collaborative » (Botsman et Rogers, 2010). Cet ouvrage, inspiré des travaux de Rifkin sur la transformation du rapport à la propriété privée mais aussi de ceux d’Ostrom dédiés à la gouvernance des communs (Ostrom, 1990 ; Hess et Ostrom, 2007) propose une analyse des nouveaux modèles de consommation contemporains de l’essor d’Internet. Trois systèmes de mutualisation de ressources se dégagent des travaux de ces auteurs. Ces systèmes permettent d’approcher de façon transversale une grande diversité de formes collaboratives de consommation : ils permettent en effet d’appréhender tant les réalités de l’économie de fonctionnalité, de l’économie circulaire, de l’économie collaborative, de la peer-to-peer economy ou de l’économie coopérative grâce à des catégories génériques qui définissent chacun des systèmes et la manière dont ils produisent de la valeur. Ainsi se distinguent trois systèmes d’économie collaborative : la mutualisation, la réutilisation et le partage. Les deux premiers systèmes se fondent sur une logique fonctionnelle dans le rapport aux ressources tandis que le troisième intègre une dimension de socialisation.

11Le système de mutualisation se base sur la création d’un service à partir de ressources mutualisées. Dans ce système, le consommateur privilégie l’achat d’un service lié à l’usage d’un bien plutôt que l’acquisition de la propriété de ce bien. Cela suppose donc que les propriétaires de ces biens en proposent un usage partagé à des utilisateurs. Ce système est omniprésent dans différents types d’activités de partage comme pour les automobiles dans le secteur de la mobilité ou pour l’énergie renouvelable. La mutualisation de l’usage des biens permet à la fois de réduire le coût d’utilisation du bien pour le consommateur et de permettre au propriétaire d’un bien de réduire les coûts afférents à la propriété (maintenance, réparation, assurance) en valorisant l’utilisation du bien auprès de tiers. Ce système doit, théoriquement, permettre d’améliorer la satisfaction globale des besoins en diminuant le coût individuel de chacun d’eux. Il se trouve en particulier dans l’économie de fonctionnalité mais aussi dans diverses formes d’économies dites collaboratives ou de plateforme où la logique de mutualisation est centrale.

12Le système de réutilisation se développe sur la base de marchés de redistribution. Il s’agit de marchés de seconde main dédiés à la réutilisation et la revente d’objets évitant leur mise au rebut. Ils permettent une réduction des déchets voire créent un nouveau marché de matières premières, comme dans le cas du textile, par exemple. Ce type de marché permet de mettre en place des dynamiques de réduction des déchets, de recyclage, de réutilisation et de réparation. Ces marchés de redistribution doivent permettre une amélioration de l’allocation des ressources matérielles de l’économie. Par cette opération, ils créent une rupture avec l’hégémonie de l’idéologie propriétaire en coupant le cycle de l’accumulation et de l’achat neuf. Ces marchés développent les principes de la peer-to-peer economy et, ce faisant, proposent une alternative à la relation traditionnelle entre producteur, marchand et consommateur. Ce système se trouve notamment dans les diverses formes d’économies circulaires ainsi que dans l’écologie industrielle.

13Le système du partage mêle à l’usage de biens ou à leur achat une valorisation communautaire ou sociale qui est au cœur de leur valeur. Botsman et Rogers (2010) parlent de « styles de vie collaboratifs ». Dans ce système, l’échange porte sur des biens aux réalités moins tangibles tels le temps, l’espace, les compétences ou l’argent. Cela peut prendre la forme de partages d’espaces de coworking, de partages de jardins, de places de parking mais aussi de prêt d’argent ou de mise à disposition de logements. Ce type de partage suppose, théoriquement, une plus grande implication des personnes dans l’échange dans la mesure où il ne porte pas uniquement sur un bien mais participe à un style de vie partagé et au développement de relations sociales.

1.1.2 – Quatre principes à la base de la formation de valeur

14Ces trois systèmes de consommation collaborative s’appuient, pour Botsman et Rogers, sur quatre principes de fonctionnement communs constitutifs de la formation de valeur : l’existence d’une masse critique, la valorisation des gisements de capacités excédentaires, la croyance dans les communs et la confiance entre personnes étrangères.

15Le premier des principes constitutifs de la valeur dans ces économies suppose qu’elles se développent à une échelle critique : leur taille doit être suffisante pour intéresser les personnes à y participer et les produits consommés doivent être suffisamment pertinents et/ou diversifiés par rapport à leur objet. La taille critique de cette économie suppose également qu’elle perdure dans le temps en s’assurant un phénomène de réplication d’un consommateur à l’autre par une forme de normalisation des comportements. Ces deux aspects de taille et de normalisation sont indispensables au développement de la valeur dans ces économies.

16Le deuxième principe constitutif de valeur suppose que les capacités excédentaires de l’économie sont utilisées de façon partagée. Tous les objets sous-utilisés peuvent, théoriquement, rentrer dans ce marché des capacités excédentaires. L’exploitation de celles-ci est rendue possible par la création de plateformes virtuelles accessibles par Internet. Le développement de l’usage de ces nouvelles ressources concerne non seulement l’usage partagé de ressources matérielles comme une voiture, une perceuse ou un vélo mais également des ressources moins tangibles comme le temps, l’espace, les compétences voire des biens de base comme l’électricité. Dans cette dynamique d’échange, Internet et, plus largement, les outils de développement de réseaux, joue un rôle spécifique puisqu’ils permettent une synchronisation inédite de l’offre et de la demande.

17Le troisième principe constitutif de valeur est connexe aux deux précédents. Il décrit la confiance accordée par les participants aux systèmes de ces économies. Ce principe suppose une croyance de ces participants en la capacité des communs à générer de la valeur par l’effet de la mutualisation, de la réutilisation ou du partage. Pour Botsman et Rogers, les acteurs de ces économies pensent que leur apport au collectif va contribuer à un enrichissement commun de la communauté de valeur qui se constitue par la somme des différents apports. Dans ces logiques, c’est l’activité collective générée par la production individuelle qui est source de valeur pour le groupe.

18Le quatrième principe constitutif de valeur suppose que les membres d’une communauté de consommation collaborative se fassent confiance mutuellement alors qu’ils sont étrangers les uns aux autres. L’architecture décentralisée des plateformes de consommation collaborative suppose une désintermédiation des échanges : l’offreur et le demandeur sont directement mis en contact sans qu’un intermédiaire ne valide l’identité des parties en présence ni leur qualité. Les communautés de consommation collaborative doivent donc mettre en place les outils nécessaires à la gestion des plateformes et permettre au système d’échange d’évoluer sur base d’outils de suivi et de monitoring. La plupart des grandes plateformes d’économie collaborative ont mis en place un système de réputation des parties afin d’assurer une gestion de la qualité et de la confiance sur le réseau. La technologie blockchain permet, quant à elle, la mise en place de ce type de système d’échange de valeur de façon désintermédiée (Calay, 2017).

19Ces quatre principes, couplés aux trois systèmes évoqués, permettent de décrire de façon systémique à la fois les principales dynamiques présentes au sein des économies circulaires et collaboratives et de comprendre les mécanismes de production de valeur qui y sont en jeu. Ils permettent de souligner un constat partagé par la plupart des analystes de ces économies : dans un contexte de croissance structurellement faible, ces économies doivent permettre, pour leurs acteurs, une amélioration de la productivité globale de l’économie par l’optimisation des chaînes de valeur, la réduction de l’usage des matières premières, la diminution des coûts afférant à la propriété et la libération de capitaux immobilisés par la propriété dans une économie traditionnelle. Ces économies permettent également le développement de nouveaux systèmes de constitution de la valeur économique : d’une part, des valeurs non monétarisables associées aux éléments socioculturels de l’échange économique qui traduisent une forme de décommodification ou de démarchandisation de l’économie (Perret, 2015) ; d’autre part, l’émergence de nouveaux espaces de commodification/marchandisation autour des informations et données produites par ces économies et captées par les différents outils technologiques sur lesquelles elles s’appuient pour générer de nouvelles dynamiques d’enrichissement (Boltanski et Esquerre, 2017).

1.2 – Quels développements des économies circulaires et collaboratives ?

20Plusieurs études récentes, réalisées par différents types d’acteurs économiques tant dans le champ de la régulation telles les institutions européennes (Commission européenne, 2016), que dans le champ des investisseurs ou de leurs conseillers tels les grands bureaux de consultants (Ernst & Young, 2015 ; PWC, 2016), convergent pour souligner la croissance récente de ces économies. L’étude réalisée par PWC pour la Commission européenne en 2016 souligne la croissance exponentielle entre les années 2013 et 2015 du montant des transactions générées par les plateformes d’économie collaborative autant que des revenus de celles-ci. L’étude montre une croissance de 175 % du montant global des transactions effectuées sur les plateformes d’économie collaborative en Europe entre 2013 et 2015 et une croissance des revenus européens de ces plateformes de 260 % (European Commission, 2016, p. 7).

21Toutefois, ces travaux se limitent au bilan financier de ces économies. D’autres enjeux critiques émergent, notamment la question sociale présente dans les débats portant sur l’émergence d’une nouvelle division internationale du travail et l’émergence d’un nouveau prolétariat (Casilli, 2017 ; Graham, Hjorth et Lehdonvirta, 2017), la régulation de l’économie de plateforme (De Groen et Maselli, 2016 ; Lambrecht, 2016) ou les aspects socioculturels délimitant des contextes diversifiés de développement de ces économies. En effet, sur ce dernier point, la théorisation de Botsman et Rogers se fonde sur l’environnement économique étasunien issu de la crise des subprimes de 2008 : les auteurs soulignent la croissance de l’économie collaborative enregistrée aux États-Unis à ce moment. Selon eux, cet essor correspond à la recherche de nouveaux modes d’échange économique et de partage de ressources moins coûteux, permis par l’essor d’Internet. Les différentes études évoquées prennent également appui sur des impératifs d’ordre économique ainsi que sur le principe de raréfaction des ressources issue de la crise écologique. La consommation collaborative est ainsi présentée comme un nouveau potentiel de croissance, une croissance à la fois source de revenus tirés de ces nouvelles dynamiques plus économes en ressources, et, par conséquent, théoriquement, plus respectueuse de l’environnement.

1.2.1 – Vers plus d’efficacité et d’équité ?

22De telles positions vis-à-vis de ces économies tendent à supposer qu’elles permettent l’intégration de deux critiques majeures adressées à l’économie de marché : d’une part, la critique sociale qui dénonce son incapacité à générer une allocation efficace et équitable des ressources et, d’autre part, la critique écologiste qui lui reproche, par sa logique d’accumulation et son postulat d’abondance des matières premières, d’épuiser les ressources naturelles. Ce postulat semble relativement juste au niveau théorique car, d’une part, l’économie collaborative rend potentiellement réalisable une allocation des ressources plus optimale et équitable grâce aux mécanismes de réduction des coûts d’accès aux ressources qu’elle met en place, et d’autre part, l’économie circulaire et la peer-to-peer economy rendent possibles des logiques de réutilisation et de recyclage des matières premières qui épargnent, par conséquent, les ressources naturelles.

23De ce fait, semble émerger une nouvelle configuration de l’économie de marché dans laquelle collaboration et circularité se présentent comme des réponses aux critiques désormais anciennes qui lui sont adressées. Cependant, plusieurs constats et études récents questionnent la panacée que proposent les études et les auteurs convaincus de la capacité du collaboratif et du circulaire à permettre à l’économie de marché d’être plus efficace dans l’allocation des ressources et dans le respect de l’environnement. D’une part, une série d’auteurs se questionnent sur les processus d’appropriation de la valeur produite par la consommation collaborative (Casilli, 2017 ; Colin et Verdier, 2015 ; Ertzscheid, 2017) : dans la mesure où elle se centre sur l’usage des biens plutôt que sur leur propriété, elle génère une concentration potentiellement importante de la propriété des ressources chez un nombre réduit d’acteurs économiques et engendre de nouvelles formes de valeur issues de l’usage même des biens dont certains acteurs se disputent l’appropriation. D’autre part, d’autres auteurs mettent en évidence les limites pratiques du réemploi et du recyclage : pour certains, les capacités de l’économie circulaire à refermer complètement le cycle de vie des ressources sont extrêmement limitées et ne concerneraient en réalité qu’une part minoritaire des ressources utilisées (Bihouix, 2014).

24Ces constats et hypothèses mènent à considérer qu’il est de plus en plus indéniable que les formes de consommation collaborative connues depuis une dizaine d’années dans de nombreux pans de l’économie induisent une transformation paradigmatique importante. Toutefois, l’aspect « disruptif » voire « révolutionnaire » de ces économies doit être considéré avec une grande prudence : comme nous l’avons souligné, il est également tout à fait plausible de poser l’hypothèse qu’émerge avec ce changement de paradigme un « nouvel esprit du capitalisme » [3] (Boltanski et Chiapello, 1999) dans lequel la logique marchande intègre la critique sociale (Bruni, 2014 ; Chanial, 2015) et la critique écologiste tout en maintenant un principe d’accumulation et de concentration des richesses, une hypothèse que confirment plusieurs études récentes sur la dualisation sociale (Emmenegger et al., 2012).

1.2.2 – Un caractère transitoire ou permanent ?

25En outre, parallèlement à ces débats, certains soulèvent le caractère potentiellement transitoire de ces pratiques économiques en se demandant si les logiques de partage et de collaboration ne céderont pas, à moyen terme, la place à un renouvellement des logiques individualistes et de propriété privée une fois la prospérité retrouvée. De ce point de vue, les analystes se retrouvent aujourd’hui projetés dans deux tendances fortement contrastées : d’une part, certains voient en l’économie collaborative et en sa combinaison au digital une nouvelle configuration de l’économie susceptible d’apporter un nouvel essor de la croissance, sur le mode d’une nouvelle révolution industrielle ; d’autre part, certains posent l’analyse que le retour de la croissance ne pourra s’opérer au moyen de cette économie et que les impératifs écologiques et de raréfaction de matières premières nécessitées par les technologies de l’information et de la communication ne permettront pas de supporter un tel retour à la croissance. Dans cette hypothèse, doit être développée une politique économique qui exclut l’impératif de croissance comme objectif prioritaire et qui se centre sur d’autres impératifs de développement, notamment la démarchandisation de l’économie et la mise en place de nouvelles structures de gestion des politiques sociales qui ne soient plus uniquement basées sur le financement par l’impôt – lui-même dépendant de la croissance – mais prennent également appui sur de nouvelles pratiques hybrides où les pouvoirs publics facilitent le déploiement de logiques collaboratives de façon non monétaire et/ou construisent ces politiques basées sur la redistribution des richesses en partenariat avec leurs bénéficiaires (Perret, 2015).

1.3 – Les enjeux de la mesure des économies circulaires et collaboratives

1.3.1 – Démonétarisation et remonétarisation

26Les systèmes de production de valeur associés aux économies circulaires et collaboratives s’accommodent difficilement d’une monétarisation. Les aspects sociaux et culturels présents dans l’économie collaborative sont producteurs de valeur dans l’échange économique mais ne font pas l’objet de conversion en un équivalent monétaire. Dans certaines formes d’économie, telles les économies coopératives et solidaires, les aspects sociaux et culturels de la production de valeur dans le cadre de ces échanges contribuent à une démonétarisation et à une réduction de la valeur monétaire de l’échange : par exemple, les épiceries coopératives qui se développent depuis peu en Wallonie sont productrices d’une haute valeur ajoutée sociale et culturelle tout en contribuant à une diminution du prix de vente des produits alimentaires grâce à de nouvelles chaînes de valeur, différentes du commerce de détail traditionnel : très faible masse salariale grâce au bénévolat des coopérateurs, réduction du coût d’approvisionnement en supprimant les intermédiaires et en privilégiant la fourniture directe auprès de producteurs.

27À l’opposé de ces expériences, les grandes plateformes virtuelles qui captent la valeur produite par certaines formes de consommations collaboratives comme, par exemple, dans le domaine alimentaire, « La Ruche qui dit oui », contribuent à une monétarisation de la valeur de ces économies et développent un profit spécifique lié à la mise à disposition de la plateforme mais aussi à la valorisation économique de données de ses utilisateurs. Dans ce cas s’opère un processus de monétarisation qui, néanmoins, du fait même des aspects virtuels de ces économies et des problématiques liées à leur fiscalisation, demeure complexe à intégrer dans les bilans monétarisés des comptabilités nationales.

1.3.2 – De nouvelles méthodes pour analyser les bénéfices matériels et immatériels

28Dans ce contexte, l’analyse de ces économies et, en particulier, l’intégration de la valeur économique qui y est produite, dans l’hypothèse de leur développement, supposent des évolutions majeures dans les méthodes pratiquées pour réaliser l’état d’une économie. L’aspect monétaire de ces économies est moins central : les flux et transferts économiques sont plus difficiles à observer et à mesurer. Le double mouvement de démonétarisation de la valeur et de remonétarisation de nouvelles formes de valeur impose un questionnement fondamental portant à la fois sur l’ontologie des systèmes économiques et sur les conditions d’accès à leur connaissance. Dans des systèmes où les flux de valeurs deviennent plus difficilement identifiables du fait de leur démonétarisation et de leur déplacement vers de nouvelles modalités, l’analyse des bénéfices matériels et immatériels doit s’appuyer sur de nouvelles méthodes mieux adaptées et recourir à des indicateurs repensés. En outre, sur le plan ontologique, il devient primordial, pour capter la réalité de ces économies, d’appréhender les différents aspects des activités économiques (production, commerce, consommation) comme des activités sociales complexes qui nécessitent d’être approchées de façon systémique et interdisciplinaire et non uniquement selon les termes proposés par les théories économiques.

29Ainsi, le marché, compris comme instance régulatrice des rapports entre l’offre et la demande et comme modèle explicatif des échanges économiques, ne peut pas être exploité comme seule référence : il devient nécessaire d’intégrer les relations sociales et les impacts environnementaux dans les modèles d’analyse. De même, le double phénomène de déterritorialisation de l’économie par les plateformes virtuelles d’échange et de reterritorialisation à travers les économies coopératives, sociales et solidaires suppose d’intégrer à la modélisation des systèmes économiques différentes échelles d’analyse et de développement des phénomènes. Cela suppose que l’économie soit approchée comme un phénomène complexe qu’une seule discipline ne peut approcher avec ses seuls outils : l’analyse de la complexité des valeurs qui y sont en jeu doit pouvoir s’appuyer sur une diversité de méthodes et d’outils tant quantitatifs que qualitatifs qui permettent d’approcher les aspects non monétaires de la production de valeur pour l’intégrer à une approche globale des systèmes économiques.

30Dans ce cadre, trois grands enjeux se dessinent pour les organismes chargés d’analyser et de représenter les dynamiques économiques : être apte à intégrer les aspects sociaux et politiques dans les bilans produits, intégrer la complexité des systèmes économiques et développer des critères de validité et de fiabilité des analyses produites et diffusées en vue d’aider à la décision des acteurs de l’économie.

2 – Mesure de l’économie et appareil statistique : une lecture en termes d’institutions

31Le questionnement de la mesure de l’économie ne renvoie pas uniquement à des enjeux méthodologiques. Il concerne également des dimensions épistémologiques, sociologiques et politiques. Il s’adresse tant aux chercheurs qu’aux producteurs de statistiques administratives, sans oublier les utilisateurs de ces mesures.

32Dans leur rôle de production des données et sur l’état de l’économie, les instituts publics de statistique se situent au centre d’un jeu de contraintes à la croisée de ces différents aspects : producteurs de statistiques, ils sont contraints par une gestion particulière de la qualité ; fournisseurs de statistiques officielles, ils doivent légalement, pour certaines données, garantir une authenticité ; garants de diagnostics officiels sur l’état de l’économie, ils doivent adapter leurs outils aux transformations du contexte économique. En Wallonie, l’institut public de statistique officiel est l’IWEPS [4]. Depuis le 1er janvier 2016, il a été désigné par le Gouvernement wallon comme l’Autorité statistique de la Région wallonne, et fait partie, à ce titre, de l’Institut Interfédéral de Statistique (IIS) et de l’Institut des Comptes Nationaux (ICN) [5]. « Par sa mission scientifique transversale, il met à la disposition des décideurs wallons, des partenaires de la Wallonie et des citoyens des informations diverses qui vont de la présentation de statistiques et d’indicateurs à la réalisation d’études et d’analyses approfondies dans les champs couverts par les sciences économiques, sociales, politiques et de l’environnement. Par sa mission de conseil stratégique, il participe activement à la promotion et la mise en œuvre d’une culture de l’évaluation et de la prospective en Wallonie [6]. » Cet organisme joue donc un rôle important dans l’amélioration des connaissances utiles à la prise de décision en Wallonie.

33La nature plurielle des activités de l’IWEPS, notamment en tant qu’opérateur officiel de l’appareil statistique régional wallon, d’une part, et en tant que producteur de connaissances scientifiques, d’autre part, se déploie dans plusieurs champs et vis-à-vis de nombreux objets, correspondant principalement aux domaines de compétences régionales, dont la politique économique.

2.1 – Enjeux scientifiques et politiques de la statistique publique

34Les dynamiques observées au niveau des structures et des modalités de production et d’échange de biens et services constituent un des axes de travail de la plupart des instituts de statistiques. Ces dynamiques doivent pouvoir faire l’objet à la fois d’opérations de mesure et de comptage répondant à de nombreux critères, tant scientifiques qu’administratifs [7], et de travaux de recherche de type descriptif, explicatif, évaluatif ou anticipatif.

35Dans le champ de l’économie, ce rapport critique à la donnée et au savoir s’inscrit, par exemple, dans la lignée des travaux consacrés aux limites de certains indicateurs macroéconomiques tels que le PIB [8]. Il s’est traduit, à l’IWEPS, par le développement d’indicateurs statistiques nouveaux [9]. Par ailleurs, en articulation avec les recherches anticipatives de l’institut, une réflexion est menée sur le futur des développements conceptuels et méthodologiques rendus nécessaires par l’émergence de nouvelles modalités de productions et d’échanges économiques.

36À l’instar de nombreux instituts de statistique, l’environnement politique et économique au sein duquel évolue l’IWEPS influence la pratique de ses activités. D’une part, dans les champs politique et scientifique, le rapport à la réalité économique évolue et se traduit par l’émergence de nouveaux discours. D’autre part, dans le champ économique, comme nous venons de l’indiquer, des pratiques nouvelles se développent et les principes d’action se diversifient. Ce double mouvement invite l’Institut, tout comme l’ensemble des organismes statistiques, à reconsidérer partiellement son arsenal conceptuel et méthodologique et à améliorer celui-ci en vue d’assurer une bonne adéquation entre ses productions et les phénomènes observés (contrainte épistémologique de pertinence, de fiabilité et de validité) et entre ses activités et les attentes des « bénéficiaires » de celles-ci (contrainte administrative et politique de pertinence).

37Cette dynamique est mise en relation, par certains acteurs, avec une « crise systémique globale ». C’est, par exemple, le cas du Laboratoire Européen d’Anticipation Politique (LEAP), qui caractérise ce mouvement en termes de « dislocation statistique globale » et va jusqu’à parler « de “brouillard statistique” pour qualifier l’incapacité des outils actuels à mesurer l’économie réelle, voire la manipulation de ceux-ci afin de faire correspondre les résultats au discours politique (ou l’inverse) » [10]. Selon les constats de ce think tank européen, « ce “brouillard statistique” provient également du fait que l’économie évolue profondément et que les indicateurs d’hier (PIB, chômage, etc.) ne sont plus pertinents dans le monde d’aujourd’hui ». Ces propos prolongent les travaux d’analystes, économistes et statisticiens, qui mettent en évidence les défis posés par la mesure d’activités économiques alternatives ou nouvelles. À ce sujet, on citera, entre autres, les publications de Charmes (2003) et de Séruzier (2004, 2009), à propos de la mesure de l’économie informelle, et celle de Nadim et Schreyer (2016), portant sur la mesure de l’économie digitalisée.

38L’obsolescence relative de certains outils de mesure utilisés par les opérateurs tels que l’IWEPS indique à quel point l’activité statistique ne peut se résumer à une simple opération de quantification de la réalité. Cette activité renvoie, de fait, à un double enjeu : scientifique et politique.

39La déqualification de ces outils rappelle également que cette activité est profondément encastrée [11] dans le système social à la base de son institutionnalisation et de son formatage. Comme l’indique Laville (2008, p. 2), en discutant le concept d’encastrement chez Granovetter, ces deux processus ne peuvent se comprendre en termes d’efficience ; d’autres éléments sont à prendre en compte, tout particulièrement les réseaux de relations sociales qui déterminent la solution effectivement adoptée. À l’origine de telle ou telle institution, « plusieurs possibles historiques existent et la forme qu’elle prend finalement résulte de la cristallisation de certaines relations personnelles particulières. […] son histoire montre qu’elle aurait pu se développer par le biais de configurations institutionnelles différentes ». Par ailleurs, l’institutionnalisation et le formatage de l’activité statistique traduit également l’importance d’un autre type d’encastrement sociologique, plus structurel.

40De fait, comme le rappelle Laville, « la dimension structurelle des rapports sociaux possède un statut irréductible aux relations personnelles quelles qu’elles soient… la sociologie économique anglophone peut avoir une propension à négliger les forces culturelles et politiques qui dépassent les réseaux. Il [Granovetter] y voit une possible complémentarité avec une sociologie économique francophone, influencée par Polanyi, plus portée à se pencher sur ces dimensions. Cette identification des deux registres engendre une clarification qui lève des ambiguïtés liées au concept d’encastrement. »

41Bref, les appareils administratifs statistiques, en tant qu’entités institutionnalisées, sont contingents aux (sous-)systèmes sociaux [12] qui les génèrent, établissent leur légitimité fonctionnelle, contribuent à définir leurs missions et délimitent les prescrits à respecter pour conserver cette légitimité. Ces différentes opérations sont menées à bien suivant des mécanismes bien connus en sociologie des institutions [13] et reposant, notamment, sur la conditionnalité de l’accès aux ressources, économiques, sociales, symboliques, nécessaires à ces entités.

42Cette contingence a fait l’objet d’une analyse très poussée par le sociologue Alain Desrosières (2014). Pour Desrosières, « la statistique n’est pas une simple opération de mesure réaliste, un reflet de la réalité, mais une adaptation provisoire à des nouvelles “manières de penser la société et aux façons d’agir sur elle” » [14]. Son analyse socio-historique démontre que, depuis le XVIIIe siècle, les modes de quantification de la réalité sociale s’instituent au gré des transformations de l’État, des rapports entre celui-ci et le marché, des mouvements sociaux et des crises socio-économiques. S’observent ainsi des configurations historiques articulant à la fois forme d’État (en tant que dimension structurante de chaque configuration), conceptions de la société et de l’économie, modes d’action publique et pratiques statistiques. En d’autres termes, les outils cognitifs et les philosophies politiques sont congruents [15].

2.2 – Tendances récentes

2.2.1 – Nouvel usage des indicateurs

43Ainsi, au cours des dernières décennies, a émergé une quantification d’un type nouveau. Celle-ci est en phase avec le paradigme de l’action publique actuel, incarné par la figure de l’État social actif, et fait la part belle aux indicateurs du new public management. Ces derniers induiraient, selon Desrosières, une rupture vis-à-vis de l’usage traditionnel des statistiques par les pouvoirs publics. En induisant « un effet de rétroaction direct sur les situations et les comportements des acteurs » (Desrosières, 2014, p. 37), ils introduiraient un trouble dans le statut de la statistique publique. De fait, à l’ère néolibérale, le gouvernement viserait moins à se donner les moyens d’un pilotage macroéconomique de la société qu’à mettre en place un système d’incitation et d’activation. Un tel système s’appuierait sur la modélisation micro-économétrique et sur des techniques de benchmarking (indicateurs de performance, classements, palmarès…). La spécificité de ces techniques serait de quantifier en rétroagissant directement sur les acteurs quantifiés.

44Dans ce contexte, les statisticiens seraient pris dans une tension permanente entre ce qui relève de leur ethos professionnel, synthèse de posture scientifique et de sens de l’État, et des manières de quantifier provenant de disciplines différentes qui visent l’action directe sur les acteurs.

2.2.2 – De nouvelles normes de qualité

45D’autres éléments caractérisent également notre époque, selon Desrosières.

46D’une part, depuis les années 1990, les autorités politiques et administratives cherchent un cadre européen répondant à des normes de qualité définies tant du point de vue du statisticien que de celui de l’utilisateur. La rencontre des exigences de ces deux natures est, à présent, présentée comme nécessaire à la crédibilité de la statistique publique. Comme le souligne Benbouzid (2014), le label « Statistique Publique » signifie désormais à la fois la production d’une statistique « fiable » et de « bonne qualité », et également « la construction négociée d’un espace conventionnel de commensurabilité, accepté comme référence par les acteurs sociaux ».

47Autrement dit, ce qu’il faut entendre par statistiques de « qualité », ce sont des productions qui répondent à une demande sociale et en lesquelles les utilisateurs peuvent avoir confiance. Questionner la qualité des statistiques européennes suppose donc une réflexion non seulement technique mais également politique, portant sur la possibilité de construction d’un espace européen commun de mesures de réalités sociales et économiques telles que la pauvreté, la croissance, le chômage, etc.

2.3 – Une nécessaire adaptation des outils et méthodes de la statistique publique pour approcher les nouvelles économies

48D’autre part, l’encastrement des appareils statistiques dans leur contexte particulier conduit à l’émergence de certains particularismes géoculturels et de pratiques disruptives.

49Ainsi, l’examen des innovations conceptuelles dans les pays « en développement » est l’occasion d’observer des dispositifs originaux là où, dans les pays du Nord, « le partage et la spécialisation des tâches ont routinisé le travail du statisticien, en l’encapsulant dans des méthodologies standards qui sont rarement interrogées » (Desrosières, 2014, p. 111). Desrosières cite à ce propos le cas africain pour mettre en évidence l’écart entre le débat sur les nouveaux indicateurs, que nous avons évoqué précédemment, et les difficultés rencontrées in situ par les statisticiens et les chercheurs. Les arguments présentés rappellent les constats de Charmes et de Séruzier (Charmes, 2003 ; Séruzier, 2004, 2009) à propos de la prise en compte de l’économie informelle dans la comptabilité nationale. Comment concevoir un système de comptabilité nationale qui intègre ce secteur, des plus importants dans l’économie des pays africains, où les normes dominantes ne sont pas salariales ?

50Cette particularité des économies africaines amènerait les experts locaux, souvent à la fois producteurs et utilisateurs de données, à procéder à des rapprochements originaux entre des disciplines quantitatives (la démographie et l’économie) et d’autres, plus qualitatives (anthropologie et sociologie), alors que de tels rapprochements demeurent très limités dans les pays du nord. Moins figés et porteurs d’une complexité différente de celle des pays du Nord, ceux du Sud apparaissent, pour Desrosières, comme l’espace privilégié de la statistique de demain.

51Le travail de Desrosières montre donc l’impact de l’environnement (politique, idéologique et économique) sur la définition des programmes statistiques et des outils privilégiés. Il nous invite à considérer la question de la mesure des nouvelles formes et pratiques économiques sous un éclairage nouveau.

52Premièrement, l’activité statistique développée par un système politico-administratif ne peut s’envisager in abstracto. Elle est influencée par des phénomènes non réductibles au champ de la production de savoirs. Par conséquent, elle n’est pas figée et évolue en consonance avec son environnement. Elle doit se concevoir en termes dynamiques.

53Deuxièmement, les objets de cette activité et le contexte socio-historique de son déploiement sont eux-mêmes en changement, tant matériellement et pratiquement qu’idéalement parlant. La statistique doit donc s’adapter à ces évolutions.

54Troisièmement, la légitimité des produits statistiques officiels est liée à deux formes d’autorités autonomes, la Science et l’État, porteuses chacune de critères de qualité et de pertinence spécifiques et non nécessairement congruents.

55L’investissement, méthodologique et matériel, dans la mesure des nouvelles formes et pratiques économiques renvoie donc à un système complexe de contraintes que l’institution statistique doit honorer. Ceci n’est pas sans conséquence sur la capacité des appareils statistiques à développer des pratiques innovantes et non figées.

56À ce niveau, les constatations émises par Desrosières à propos des pays du Sud sont néanmoins stimulantes et ouvrent des perspectives. Dans la mesure où les nouvelles formes d’économies présentent des particularités et une complexité anthropologiques qui rendent très malaisée et peu pertinente l’application des outils et méthodes de collecte et de traitement des données « classiques », notamment dans le cadre de la mise en œuvre d’une comptabilité nationale ou régionale, il faut investiguer de nouvelles méthodologies. Sans doute, dans ce domaine, des articulations entre approches quantitatives et approches qualitatives devront-elles être établies.

57Pour des organismes statistiques comme l’IWEPS, cette obligation d’innovation supposera probablement une réflexion sur les compétences à mobiliser, intra et extra muros, sur les conventions, au sens sociologique du terme, à établir et sur les controverses à dénouer, la statistique étant, pour reprendre les propos de Desrosières, « un langage conventionnel de référence, dont l’existence permet à un certain type d’espace public de se déployer, mais dont le vocabulaire et la syntaxe peuvent eux-mêmes être débattus : le débat sur le référentiel du débat, sur les mots employés pour mener celui-ci, est un aspect essentiel de toute controverse » (Desrosières, 2010, p. 413). Les objets statistiques ne sont pas en effet des donnés mais des construits. Ils « constituent des points d’appui pour décrire des situations économiques, […] justifier des actions politiques. Ils sont inscrits dans des usages routinisés qui contribuent à asseoir la réalité du paysage décrit, en fournissant une langue stable et largement acceptée pour exprimer le débat » (Desrosières, 2010, p. 7). La mesure statistique des nouvelles formes et pratiques économiques n’échappe pas à ce constat.

3 – Enjeux de la mesure des économies circulaires et collaboratives en Wallonie

58Dans cette perspective, l’IWEPS a engagé une réflexion destinée à clarifier les enjeux et les perspectives posés par les économies circulaires et collaboratives pour ses trois principales missions (évaluation, prospective et production des statistiques officielles wallonnes). Dans cette troisième partie, l’article développe l’analyse des principaux résultats d’un dispositif prospectif mis en place dans le cadre de la conférence méthodologique annuelle de l’Institut tenue en 2016. À cette occasion, l’IWEPS a organisé quatre ateliers rassemblant des experts d’usage actifs dans différents domaines des politiques publiques liés aux économies circulaires et collaboratives. L’objectif de ces ateliers était de faire émerger les composantes de la demande sociale qui s’exprime aujourd’hui en Wallonie à l’égard de la mesure des économies circulaires et collaboratives afin de permettre à l’Institut de se positionner réflexivement vis-à-vis des méthodes exploitées dans la pratique de ses missions. Cette réflexion collective a permis de cerner certains des enjeux clés de l’analyse des économies circulaires et collaboratives et, en particulier, une approche complexe de la valeur qu’elles génèrent, au-delà des aspects purement monétaires.

3.1 – Coconstruire un diagnostic prospectif sur la mesure des économies circulaires et collaboratives

59Les travaux de recherche prospectifs menés à l’IWEPS s’inscrivent dans une perspective qui tend à intégrer au sein de l’établissement de diagnostics prospectifs une dynamique collaborative ouverte sur une pluralité de formes d’expertises. Ainsi, dans la démarche menée pour analyser les enjeux de la mesure des économies collaboratives et circulaires, nous avons privilégié la constitution d’un groupe composé d’approches diversifiées de ces économies en intégrant des formes d’expertises académiques, techniques et opérationnelles sur ces économies. Les activités de l’IWEPS présentent la caractéristique de s’adresser à un public hybride (chercheurs et agents des administrations publiques, organismes d’intérêts publics, acteurs du monde de l’entreprise, organisations non gouvernementales, citoyens se documentant sur la Région wallonne). Le public de la conférence était assez représentatif de cette diversité de publics : parmi les 138 inscrits à la conférence, on retrouve pour une large part le monde de la recherche et des administrations publiques – respectivement 39 % et 36 % du public de cette conférence – ainsi que les organisations non gouvernementales pour 11 % et le monde de l’entreprise privée pour 9 %. Une petite minorité de participants était également issue des institutions politiques (gouvernement et parlement) ainsi que de citoyens venus s’informer sur ces thématiques. La mixité de ce public permet de toucher à une grande diversité de positionnements et de problématiques touchant les économies circulaires et collaboratives. De ce fait, la diversité des enjeux évoqués à l’occasion des ateliers a pu gagner une forte pertinence face aux thèses de l’hybridation de l’économie portée par les économies circulaires et collaboratives via la diversité des formes de valeurs qui s’y constituent. Cette démarche a également permis de mettre en pratique les constats dressés dans la deuxième partie de l’article sur l’encastrement social des activités statistiques telles qu’institutionnalisées dans les outils de mesure de l’économie exploités par un institut public de statistique comme l’IWEPS.

60Afin de structurer les débats, nous avons sollicité les participants sur quatre thématiques qui présentent des enjeux prospectifs clés pour les missions de l’IWEPS, soit l’évaluation des politiques, la prospective et la production de statistiques socioéconomiques. Ces quatre thématiques de travail étaient :

  • les enjeux posés par les économies circulaires et collaboratives pour l’évaluation des politiques publiques ;
  • les méthodes permettant de rendre valablement compte au niveau macroéconomique des dynamiques économiques générées par les économies circulaires et collaboratives ;
  • les processus par lesquels constituer de façon collaborative de nouvelles communautés d’information et de partage de données permettant de constituer de nouvelles sources pour l’analyse des économies circulaires et collaboratives ;
  • l’apport des méthodes quali-quantitatives à l’analyse de ces économies de demain.

61Chacune des thématiques fut abordée dans le cadre d’un atelier spécifique animé par deux chercheurs de l’IWEPS spécialisés dans les domaines traités. Les animateurs disposaient d’un canevas d’animation conçu durant les réunions de préparation des ateliers. Vu la taille importante des groupes participants à chacun des ateliers (entre 20 et 30 participants), l’animation s’est agencée en trois parties : un travail individuel portant sur les acteurs, outils et défis associés à la thématique développée dans l’atelier, une mise en commun en sous-groupes de 4 à 6 personnes et, enfin, suite à la désignation d’un représentant de chacun des sous-groupes, la mise en débat des points de vue de chacun des sous-groupes dans l’ensemble de l’atelier. Cette mise en commun a permis de clarifier une série d’éléments clés caractéristiques de chacune des thématiques investiguées.

3.2 – Les enjeux de la mesure des économies collaboratives et circulaires : comment repenser la chaîne de production de l’information et des données économiques ?

62L’analyse présentée dans le cadre de cet article se concentrant davantage sur les enjeux génériques et prospectifs plutôt que sur les enjeux métiers, nous optons, dans la présentation des résultats de ces ateliers pour une lecture transversale. Celle-ci permet de saisir les principaux défis qui se posent à la mesure des économies collaboratives et à la façon dont les analystes des économies auront à s’ajuster pour rendre compte des dynamiques économiques à l’œuvre tant lors d’exercices d’évaluation que d’analyse prospective ou de bilans statistiques macroéconomiques.

3.2.1 – Intégrer les acteurs économiques dans la production des informations et des données

63Le premier enjeu identifié dans le cadre des ateliers touche aux nouvelles modalités d’organisation du travail de mesure de ces économies basées sur des structures collaboratives qui intègrent une large diversité d’acteurs dans la chaîne d’analyse. Cela conduit inéluctablement à une plus grande complexité qui est autant un défi de gestion qu’une ressource.

64L’intégration des acteurs de l’économie dans le travail analytique permet d’appréhender la principale caractéristique de ces économies : la démonétarisation d’une partie de la valeur produite. Afin d’intégrer tous les aspects de la valeur de ces économies, le travail d’analyse se développe à la croisée des méthodes quantitatives et qualitatives. L’hybridité de ces économies suppose une hybridation des méthodes d’analyse. L’une des réponses à ce besoin d’hybridation identifié est le développement d’analyses systémiques qui intègrent tant la complexité des variables et des acteurs que les aspects liés aux dynamiques territoriales. Aborder ces économies sous cet aspect systémique permet de décrire la valeur produite dans ses différentes dimensions monétaires et non monétaires.

65Cette approche génère différents défis dans la logique de gestion de la production de l’information et des données de ces économies : organiser des groupes d’acteurs comme parties prenantes du travail de production d’information et de données suppose à la fois une capacité de mobilisation de tels acteurs et la mise en place de structures qui permettent l’intégration de la complexité de l’information et des données produites. Ainsi, dans cette logique, il est nécessaire de développer des mécanismes garants d’une interopérabilité entre les données et permettant une gestion de la qualité des données produites. Cela suppose un travail d’identification des critères d’analyse assurant une comparabilité des données dans le temps et dans l’espace, notamment au niveau international. Cela interroge également la manière de concevoir des indicateurs de qualité et des concepts qui permettent de collecter des données dans un environnement en transformation constante ainsi que sur la pérennité des jeux de concepts et de données exploités dans les analyses.

3.2.2 – Des besoins de coordination accrus

66Parallèlement à ces aspects, l’intervention des acteurs eux-mêmes dans le travail d’analyse des phénomènes socio-économiques suppose une montée en compétence par des formations, un système éducatif adapté et des outils de travail précis. Cette participation suppose également une intégration de ces activités dans leur temps de travail. La mise en place d’un système collaboratif suppose encore que soit définie une vision commune, indépendamment de la diversité des personnes et des objectifs pour que se développent et s’organisent des relations plus intenses entre acteurs publics ainsi qu’entre acteurs publics et privés. Cette coordination doit permettre de construire une structure actualisée de la production d’informations économiques et des données. Le développement d’une vision commune à ces acteurs suppose des transformations culturelles importantes dans tous les domaines d’activités intégrant des logiques d’ouverture (Open Data, Open Innovation…) et de mutualisation, notamment avec la création d’écosystèmes de données qui rassemblent les acteurs concernés dans des chaînes de valeur transversales et ouvertes. L’ouverture aux expertises d’usage nécessite conjointement une coordination des initiatives développées dans ces économies, notamment les initiatives citoyennes, en leur apportant un support technique et une expertise interdisciplinaire. Une telle approche doit assurer une nouvelle forme de rapport à la connaissance de l’économie ainsi que la mise en place de logiques transversales afin de briser les frontières entre silos pour que les experts soient intégrés dans les dispositifs collaboratifs. Une solution envisagée, outre les écosystèmes de valeur évoqués, est de concevoir des communautés épistémiques et de pratiques qui, avec le temps, agenceront progressivement la coordination et la transformation culturelle que nécessite le travail réflexif sur ces économies.

3.2.3 – Développement d’un cadre de référence commun

67De façon connexe, le deuxième enjeu identifié concerne le développement d’un cadre de référence commun à l’ensemble des acteurs impliqués dans la chaîne d’analyse des économies circulaires et collaboratives. La définition d’un tel cadre suppose un travail agencé à la fois au niveau cognitif et au niveau politique : connaître ces économies suppose le développement d’un cadre conceptuel commun aux différents acteurs afin qu’ils puissent accorder leurs actions et leurs outils et entreprendre, de la sorte, un dialogue propice à une perspective réflexive et analytique sur l’état de leur activité et leur place dans l’économie ; au niveau politique, l’organisation des différents acteurs de ces économies et leur participation conjointe à la dynamique analytique supposent le développement d’un cadre régulatoire qui structure un champ de contraintes spécifique tant à l’exercice de ces économies qu’à la production d’informations et de données permettant leur analyse. Le développement de cette régulation des économies collaboratives et circulaires au niveau de la production d’information et de données constitue également une condition sine qua non à l’évaluation des actions entreprises en ce domaine. Plusieurs concepts fondamentaux à l’analyse doivent faire l’objet d’une définition et en particulier obtenir un accord sur cette définition, notamment les concepts de « valeur » et d’« utilité ». En outre, comme le montre l’enjeu de la régulation de ces économies au niveau juridique (Lambrecht, 2015), certains concepts économiques sont lourdement impactés en raison des nouvelles formes d’activités qui demeurent extérieures aux cadres institutionnalisés, tels par exemple le travail, l’emploi ou le marché du travail, qui prennent dans ces économies, du fait même d’un rapport hybride à la valeur et à sa production, une toute nouvelle dimension.

Conclusion

68L’article a présenté un travail de réflexion mené par un institut public de statistique, l’IWEPS, à l’égard des enjeux que posent les économies collaboratives et circulaires pour ses missions d’évaluation, de prospective et de statistique.

69Le premier enjeu investigué dans cette démarche a touché à la complexité du rapport à la valeur, corrélativement à l’économie marchande, que posent de telles économies. Le travail réalisé a permis de souligner le double mouvement de démonétarisation et de remonétarisation de la valeur identifié dans les différents versants de ces économies.

70De ce fait, l’article a identifié un deuxième enjeu dans la diversité des formes de rapport à la valeur identifiable dans les différentes formes de systèmes d’échange économique qui caractérisent ces économies.

71Au niveau réflexif et méthodologique, la démarche développée dans l’article a permis de saisir la nécessité d’évoluer, dans la mesure de ces économies, vers des méthodes hybrides et systémiques aptes à rencontrer la demande sociale émergente pour les instituts de statistiques.

72Dès lors, nous avons été amenés à réaliser un travail collaboratif avec différents experts de ces économies à la fois pour clarifier la diversité des rapports à la valeur et, plus spécifiquement, pour développer les principaux enjeux de la constitution d’un cadre de travail dans lequel les acteurs de ces économies sont également des acteurs de leur mesure, dynamique qui suppose une régulation de la production des données sur ces économies afin de permettre leur circulation et d’assurer la qualité des informations et données produites et diffusées.

73L’article se conclut, par conséquent, sur l’identification de la nécessité de développer conjointement avec les acteurs économiques et politiques un système de référence commun encastré dans un cadre régulatoire.

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Mots-clés éditeurs : décommodification, production de valeur, innovations méthodologiques, économie circulaire, économie collaborative

Date de mise en ligne : 05/07/2018

https://doi.org/10.3917/rpve.563.0009

Notes

  • [1]
    Institut wallon d’évaluation, de prospective et de statistique – www.iweps.be.
  • [2]
    Pour de plus amples développements, nous renvoyons le lecteur aux actes de cette conférence qui seront publiés dans le courant 2018. Voirwww.iweps.be.
  • [3]
    Dans leur ouvrage, Luc Boltanski et Ève Chiapello posent l’hypothèse que le capitalisme s’actualise progressivement dans ses justifications en intégrant les critiques qui lui sont adressées. Les auteurs développent ainsi dans leur ouvrage une analyse de la transition du capitalisme industriel au capitalisme postindustriel par l’intégration de la critique artiste qui lui est adressée de façon dénonciatrice à partir de 1968 et qui a progressivement percolé dans les imaginaires de l’économie pour finalement être absorbée par les nouvelles formes de management et les approches créatives et innovantes de l’économie. L’émergence des logiques de mutualisation portées par la consommation collaborative et l’économie circulaire semble être une actualisation des justifications du capitalisme marchand qui intègre la double critique sociale (optimisation de l’allocation des ressources dans l’économie) et écologiste (recyclage des matières premières plutôt qu’épuisement des ressources naturelles). De ce fait, à côté des trois figures du capitalisme définies par les auteurs (capitalisme bourgeois et entrepreneurial, capitalisme industriel, capitalisme global) semble émerger une quatrième figure que l’on pourrait qualifier de « capitalisme mutualiste » (Bruni, 2014 ; Chanial, 2015).
  • [4]
    Pour une présentation complète de l’IWEPS, voir : https://www.iweps.be/presentation/.
  • [5]
    Arrêté du 12 novembre 2015, M.B., 23 novembre 2015.
  • [6]
  • [7]
    Par exemple, l’IWEPS adhère au Code de bonnes pratiques de la statistique européenne pour les services nationaux et communautaires (http://ec.europa.eu/eurostat/documents/3859598/5921941/KS-32-11-955-FR.PDF/f1dfd441-391c-4c15-94f2-b34a43697f55).
  • [8]
    On pensera, par exemple, aux travaux de la Commission Stiglitz réalisés en France à la demande du président de la République et rendus publics le 14 septembre 2009 (www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/fr/index.htm).
  • [9]
  • [10]
  • [11]
    La théorie de l’encastrement, développée en sociologie économique, notamment par Granovetter (2000), développe l’idée selon laquelle une action est toujours en situation. Elle ne peut se comprendre uniquement sur la base des motivations individuelles. De même, les institutions sociales, dans leur forme et leur logique de fonctionnement, doivent s’interpréter à la lumière de la structure sociale dans laquelle elles s’insèrent.
  • [12]
    Selon nous, deux sous-systèmes sont particulièrement importants pour ce qui est de ces appareils : le sous-système scientifique et le sous-système politico-administratif.
  • [13]
    Voir, par exemple, Meyer et Rowan (1977) et DiMaggio et Powell (1983) pour les fondamentaux de cette sociologie.
  • [14]
  • [15]
    Notons que le projet de Desrosières n’est pas relativiste. La statistique contribue « à faire de la réalité et non pas simplement à la “refléter” […]. Cette idée n’est pas relativiste, en ce qu’elle ne nie pas l’existence de l’inflation ou du chômage. Mais elle attire l’attention sur le fait qu’inflation et chômage peuvent être pensés, exprimés, définis et quantifiés de multiples façons ; et que les façons de faire ne sont pas de simples détails techniques, mais ont toujours une signification historique, politique, sociologique » (Desrosières, 2014, p. 75). Ce qui mobilise donc cet auteur, c’est le point d’accrochage entre la qualité formelle sur le plan cognitif et un réseautage social fort, point d’accrochage qui autorise l’institution statistique.

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