Notes
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[1]
On conservera, bien qu’ils puissent paraître désuets, les termes utilisés en 1976 par Desroche : sociétaires, employés et managers. Nous remplacerons parfois « administration » par « administrateurs » afin de faciliter la lecture.
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[2]
L’entreprise est dite commune car portée par le collectif qu’est l’association de personnes.
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[3]
Face à un pont, les ânes peuvent se rebiffer et refuser d’avancer face à ce qui leur parait un obstacle, alors même que le pont leur permettrait de franchir le véritable obstacle qu’est la rivière ! De même, l’enjeu de la démocratie coopérative est de réussir à mettre en œuvre le jeu démocratique par une bonne conceptualisation du quadrilatère, afin de franchir le véritable obstacle qu’est la communication et la construction d’accords entre les quatre pôles.
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[4]
Le choix du mot « politique » n’est pas anecdotique. Il nous semble en effet que, pour faire société, il faut se doter d’un projet politique, qu’il reste corporatiste au sein de la micro-république coopérative ou qu’il ait une vocation plus large de transformation sociale. Ce manifeste exprime le pouvoir souverain de l’association de personnes : « Le propre de ce pouvoir est de s’autofonder, c’est-à-dire de n’être établi, par définition, par aucun autre pouvoir que lui-même » (Gomez, 2018).
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[5]
Si cette traduction est le premier de ses rôles, le deuxième sera de trouver la bonne tension avec l’assemblée des associés, d’une part, et la direction, d’autre part. En effet, ne dénions pas à l’assemblée sa capacité à participer à la construction et à la validation des orientations stratégiques les plus déterminantes, que ce soit pour des investissements importants ou des choix susceptibles de remettre en cause ou d’actualiser le projet politique. De la même façon, ne coupons pas le CA de l’expertise des managers et des employés, expertise qui lui sera indispensable pour définir la stratégie puis la mettre en œuvre.
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[6]
Il exerce également le pouvoir de surveillance pour veiller à ce que l’action des managers serve le projet de l’entreprise d’ESS. Dans les formes dualistes de gouvernance, le CA disparaît au profit d’un conseil de surveillance (qui n’exerce que le pouvoir de surveillance). Les managers sont remplacés par un directoire qui non seulement dirigera les salariés, mais définira la stratégie, puisque le pouvoir exécutif lui est confié.
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[7]
Quand des sociétaires passent outre le cheminement normal des pouvoirs pour demander aux employés, parfois avec insistance, d’assurer auprès d’eux un service rendu par la coopérative, mais sans tenir de l’organisation du travail, des agendas, etc., la désorganisation et les conflits ne tardent pas. Il en va de même lorsque des employés utilisent le canal des sociétaires ou des administrateurs pour traiter des difficultés qu’ils rencontrent dans l’organisation du travail ou dans les relations entre collègues plutôt que de s’adresser aux managers.
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[8]
Cette déformation se rencontre également dans certaines coopératives d’entrepreneurs, mais aussi dans des mutuelles.
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[9]
Extrait des statuts type des Scop ARL proposés dans Le Guide juridique des Scop, Confédération générale des Scop, 2013.
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[10]
Comité de direction.
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[11]
Ce dysfonctionnement est également observé dans certaines associations.
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[12]
Extrait des statuts type des Scop SA proposés dans Le Guide juridique des Scop, Confédération générale des Scop, 2013.
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[13]
On exclut ici les groupes coopératifs sous statut Scic comprenant des CAE.
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[14]
Dans les statuts de trois CAE Scic consultées, les employés permanents disposent de 24, 45 et même 50 % des droits de vote.
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[15]
Loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947, art. 19 quinquies ; modifiée par la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014, art. 24.
1« Le quadrilatère est […] un magnifique outil pédagogique, et il doit rester tel : universel (tous pays, tous temps, toutes structures), simple et lisible […], indéfiniment modulable et déclinable », affirmait Serge Koulytchizky en 1999. Cette figure qui symbolise et permet d’analyser l’organisation de l’entreprise coopérative et sa dynamique interne a été formalisée par Desroche en 1976. Elle aide tout d’abord à comprendre la sociologie coopérative de Desroche (Draperi, 2012), puis l’évolution des idées et des conceptions de l’entreprise coopérative au cours de l’histoire (ibid.) et enfin les ruptures (ou fractures) qui menacent la démocratie coopérative (Desroche, 1976 ; Koulytchizky, 1999). En effet, la représentation de deux lignes sur le quadrilatère indique un fonctionnement pathologique de l’entreprise coopérative, que Desroche nomme « rupture ».
La quadrilatère de Desroche
La quadrilatère de Desroche
2Tout d’abord, une ligne de fracture horizontale montre que « les sociétaires et les employés tendent à constituer une seule et même classe et que les administrateurs et les managers [1] tendent à en constituer une autre » (Draperi, 2012). Cette première lecture, marxiste, expliquerait que le contrôle des activités et des orientations de l’organisation est réalisé par la coalition des administrateurs et de la direction face aux employés et aux sociétaires, qui perdraient alors tout pouvoir.
3Ensuite, une scission verticale, pour suivre Fauquet (1935), souligne une distinction entre l’organisation du travail ou de la production et l’organisation politique. Dans cette deuxième lecture, fonctionnelle, on trouvera à droite du quadrilatère l’administration et les sociétaires, soit « une association de personnes qui ont reconnu et continuent de reconnaître […] la similitude de certains de leurs besoins », et à gauche « une entreprise commune [2] », dont l’objet est de répondre aux besoins des membres. Dans une troisième lecture, libérale, cette même scission peut révéler la tendance à distinguer la propriété de l’entreprise (côté droit du quadrilatère) de son contrôle (côté gauche).
4Ces ruptures ou fractures existent dans le monde coopératif, et il faut évidemment les comprendre et parfois les traiter. Mais notre propos sera ici d’utiliser le quadrilatère pour expliquer d’autres fonctionnements et dysfonctionnements de l’entreprise d’ESS plutôt que de s’en tenir à l’interprétation marxiste qui sous-tend la fracture horizontale des coopératives (première lecture), de se limiter au double rapport de sociétariat et d’activité défendu par Fauquet puis Vienney (deuxième lecture) ou de se résoudre à un inexorable isomorphisme institutionnel qui conduirait l’entreprise à supplanter l’association (troisième lecture).
5Nous proposons ici une quatrième lecture, où le quadrilatère est compris comme un système maintenu en tension par les populations décrites par Desroche (1976) afin de franchir « le pont aux ânes de la coopération [3] ». Desroche proposait de comprendre et d’actionner les communications et « les convergences entre ces quatre pôles » (ibid.). Nous tenterons d’aller plus loin en comprenant comment les quatre populations ou types d’acteurs vont pouvoir, grâce à la compréhension de leurs fonctions spécifiques et à l’exercice de leur pouvoir particulier, maintenir le quadrilatère en équilibre en exerçant une saine tension entre eux.
6Dans cette perspective, nous considérons les quatre populations comme les pupitres de l’orchestre coopératif : s’ils trouvent la bonne tension, si la corde du violon est bien accordée, le concert coopératif sera harmonieux. Si un pupitre ne joue pas sa partition, la musique sera dissonante et la coopérative ou l’entreprise d’ESS bancale. Si un pupitre joue trop fort et l’emporte sur les autres, la cacophonie précédera le conflit. La tension ne doit donc pas ici être comprise péjorativement, mais comme créatrice, dynamique et constructive. Nous faisons ainsi l’hypothèse que cette quatrième lecture contribue, sur la seule question de la démocratie coopérative, à proposer des éléments de compréhension spécifiques au secteur de l’ESS du fonctionnement de ses entreprises, en échappant aux seules lectures marxiste, libérale ou isomorphistes. Dans la première partie, nous nous intéresserons aux partitions (ou projets), puis aux pupitres (ou catégories de population), afin de révéler leurs relations dynamiques, en nous plaçant dans le prolongement du travail de Desroche. Dans la seconde partie, nous montrerons quelques dissonances plus récentes rencontrées au sein d’entreprises de l’ESS en mettant à jour les formes géométriques nouvelles que prend alors le quadrilatère au sein des associations loi 1901, Scop, Scic, CAE. Pour conclure, nous tracerons quelques perspectives de nouveaux accords au sein des systèmes intercoopératifs.
Le quadrilatère de Desroche, outil d’analyse de la dynamique coopérative
7L’étrangeté de notre orchestre coopératif est que, s’il est bien composé de quatre pupitres, il ne dispose, selon nous, que de trois partitions : le projet politique, le projet stratégique et le projet opérationnel. Après les avoir présentés, nous verrons comment leur articulation met en tension le quadrilatère et autorise chaque organe à exercer les pouvoirs qui sont les siens.
Les trois partitions ou projets de l’entreprise d’ESS
Les trois projets
Les trois projets
Le manifeste ou projet politique, dévolu à l’assemblée générale
8Chacun s’accorde sur la souveraineté de l’assemblée générale (AG) de sociétaires. Mais comment s’exerce-t-elle ? Répondre à cette question, c’est expliquer le rôle de l’AG. « Elle élit les administrateurs », nous dit-on. Certes. Et n’oublions pas qu’elle peut, et même doit, également les révoquer s’ils ne remplissent pas leur rôle. Révocation ad nutum dans les coopératives, au gré de la qualité de la rédaction des statuts dans les associations. « Elle valide les comptes », ajoute-t-on avec la triste conviction de ceux qui ont eu à subir la lecture d’un tableau par un trésorier ânonnant le document fort complet mais si peu pédagogique préparé par le comptable. Tout ceci est indispensable, mais ne définit le rôle de l’AG qu’au regard de ce qu’elle délègue au CA. Cet exercice du pouvoir de surveillance est absolument nécessaire, mais il n’a de sens que s’il est effectué au nom des prérogatives spécifiques à l’AG.
9On délègue l’administration de l’entreprise d’économie sociale à un petit groupe pour essentiellement deux raisons. La première est, comme le souligne Desroche en convoquant « l’étourdissant Fourier » (Desroche, 1976), que « la passion de la gestion économique est l’une des passions les plus mal partagées. Éden pour quelques-uns, elle est purgatoire pour beaucoup et même enfer pour certains autres ». La seconde raison est la volonté de ne pas sombrer dans « la participationnite » (ibid.) : nous n’avons pas le temps d’administrer nos coopératives de travail, de consommateurs, d’énergie ou d’habitat, notre banque ou notre mutuelle de santé ; il est donc illusoire de contrôler le CA en refaisant l’ensemble du travail déjà accompli par les administrateurs, d’autant qu’il nous manque les informations, compétences, réflexions et maturations précédant les prises de décision. Il faut donc définir un cadre propre à l’AG qui va lui permettre d’évaluer le travail des administrateurs. Desroche distingue « une participation aux opérations et une participation aux manifestations, ou, si l’on veut, la participation opératoire et la participation manifeste » (ibid.). Allons plus loin et proposons une participation au manifeste, et nous aurons, avec ce manifeste, le document de référence de l’AG, qui formule le projet de l’association de personnes, fonde l’affectio societatis et sert de cadre à l’évaluation des actions du CA.
10Voilà notre première partition : le manifeste, que nous appelons projet politique [4]. Ce terme choque parfois. D’aucuns préféreront le nommer projet associatif, coopératif ou mutualiste ; d’autres, charte, vision ou raison d’être. Peu importe. L’important est de lui donner un nom de façon à le distinguer de la deuxième partition.
Le projet stratégique, le rôle du conseil d’administration
11La deuxième partition est écrite par le CA. Son rôle est de définir la stratégie et de la mettre en œuvre, ou de contrôler sa mise en œuvre. La définition du rôle stratégique du CA varie en fonction des auteurs et de la diversité des cultures présentes dans l’ESS. Ainsi, au sein de la famille des coopératives agricoles, pour certains, « le conseil ne dispose pas du pouvoir d’adoption de la stratégie de la coopérative, qui, par contrecoup, revient à l’assemblée générale » (Hiez, 2018). Pour d’autres, en revanche, « le pouvoir exécutif est assuré par le directeur général et son équipe de direction. Ce pouvoir doit définir, conduire et mettre en œuvre la stratégie de l’entreprise, c’est-à-dire l’ensemble des décisions qui orientent à long terme et de manière déterminante les activités créatrices de valeur ainsi que la structure organisationnelle de la coopérative » (Hollandts et Valiorgue, 2016). Pour une troisième école, « la gouvernance avec un conseil d’administration est un système de gestion collégiale directe de la coopérative par les élus et elle implique une responsabilité légale très importante des élus qui définissent la stratégie de la coopérative » (Nossereau, 2019). Cette position est proche de celle de l’Institut français des administrateurs (2013), pour qui « le conseil d’administration arrête les orientations stratégiques de l’entreprise, les porte et les assume devant l’assemblée générale et veille à leur mise en œuvre ». En accord avec cette troisième école, et pour mieux caractériser la tension entre l’assemblée des sociétaires et le CA, il nous semble finalement que le rôle spécifique de ce dernier est de construire la stratégie, c’est-à-dire de traduire le projet politique en projet entrepreneurial [5].
Le projet opérationnel de la direction (les managers)
12La troisième partition est celle de la direction, chargée de décliner la stratégie en projet opérationnel et de conduire l’entreprise en conséquence. On parle bien ici de « déclinaison » et non plus de « traduction », puisque l’on reste dans le même monde, celui de l’entreprise. Des administrateurs sont parfois tentés de s’immiscer dans ce projet et dans la conduite quotidienne de l’entreprise. C’est légitime quand ils sont les fondateurs de la coopérative, par exemple, et qu’ils ont assuré ces fonctions opérationnelles avant que les premiers employés ne soient embauchés. C’est compréhensible dans les coopératives d’entrepreneurs, où les sociétaires assurent, dans leur propre entreprise, des tâches de gestion, de management, d’exécution, etc. qu’ils pensent donc pouvoir également accomplir dans leur coopérative. Mais cela provoque souvent trois types de dysfonctionnement. Premièrement, le temps ainsi consacré à la conduite de l’entreprise n’est plus dévolu ni à la définition de la stratégie ni à l’exercice du pouvoir de surveillance. Deuxièmement, les administrateurs n’ont pas toujours l’expertise pour exercer ces fonctions : même s’ils ont pu les exercer, par le passé, dans une coopérative encore petite, il n’est pas évident qu’ils puissent continuer à le faire dans une coopérative plus grosse. Troisièmement, cette attitude est une source potentielle de conflits entre les managers, qui se sont vu déléguer ces fonctions, et les administrateurs, qui leur ont délégué ces fonctions… mais en assurent néanmoins une partie.
La mise en tension dynamique du quadrilatère
13Ainsi, ces trois partitions, qui sont autant de projets formalisés, mettent en tension les quatre sommets du quadrilatère. Le projet politique, prérogative de l’assemblée générale, constitue le lien entre les associés et ceux d’entre eux qu’ils ont élus administrateurs ; ceux-ci assureront leur mission stratégique dans ce cadre politique. Le projet stratégique, prérogative du conseil, est le lien entre les administrateurs et la direction qu’ils ont nommée, laquelle inscrit son travail dans ce cadre stratégique. Le projet opérationnel, enfin, lie les managers et les employés.
14Tout est ensuite affaire de réglage et d’équilibre dynamique, en fonction de l’histoire, de la taille et de la culture de chaque structure. Dans certains cas, non seulement l’assemblée assurera son rôle politique, mais elle jouera aussi un rôle stratégique important. Dans d’autre cas, c’est la direction qui sera motrice de la stratégie. Le statut influera également, particulièrement pour les structures à gouvernance duale : le directoire aura la responsabilité de la stratégie, le CA étant alors remplacé par un bien nommé conseil de surveillance. Le plus important est donc de considérer que « l’équilibre entre les pouvoirs de direction, d’administration et de contrôle doit être un équilibre non pas statique, juridiquement figé, mais un équilibre dynamique, caractérisé par l’échange des énergies qui toutes concourent à la bonne gouvernance » (Nossereau, 2019). La formalisation dans des documents distincts des trois projets – politique, stratégique et opérationnel – met en tension les quatre populations du quadrilatère. Elle évite, ou limite, « l’autonomisation de la structure de production » décrite par Vienney (Draperi, 2012) et la fracture dominant/dominé, en reliant systématiquement chacune des populations à une ou deux autres, verticalement ou horizontalement. Elle facilite d’autant l’animation de la démocratie coopérative.
La répartition des pouvoirs entre les pupitres (ou catégories de population)
Les pouvoirs
Les pouvoirs
15Poursuivons par les pupitres, que Desroche nomme populations, et leurs relations aux pouvoirs (souverain, exécutif et de surveillance) ainsi qu’aux fonctions de gestion. Un lieu commun est d’affirmer que, dans les coopératives, ou plus largement dans les entreprises de l’ESS, « les adhérents ont perdu le pouvoir »… sans préciser lequel.
Le pouvoir souverain
16L’assemblée des sociétaires exerce le pouvoir souverain. Quand on observe des dysfonctionnements, on s’aperçoit qu’il est rare que l’assemblée perde son pouvoir souverain du fait d’une usurpation des administrateurs. Le plus souvent, elle ne l’exerce pas, et ce pour deux raisons essentielles. La plus fréquente est qu’elle ne dispose pas des outils pour le faire. L’instrument principal est le projet politique, qui va essentiellement donner le sens du projet collectif, mais aussi servir de cadre d’évaluation de l’action des administrateurs. Dans le même registre, on confond l’AG, moment statutaire et peu fréquent, avec l’assemblée des sociétaires, qui existe de façon permanente et peut conduire des actions à d’autres moments et avec d’autres finalités que celles dévolues aux assemblées générales statutaires. Comme le souligne Desroche (1976), « l’animation coopérative […] demeure une clé de la démocratie coopérative ». La seconde raison est que la tentation est grande, pour certaines assemblées de sociétaires, de définir la stratégie alors même qu’elles ont confié le pouvoir exécutif à leur CA, « qui a pour fonction principale de définir la stratégie et de la mettre en œuvre » (Gomez, 2018). L’exercice du pouvoir exécutif demande du temps et du travail, des informations et des compétences, ressources dont le conseil dispose beaucoup plus que l’assemblée.
Le pouvoir exécutif
17Le CA exerce donc le pouvoir exécutif [6], sous le contrôle de l’assemblée et en l’associant grâce à des dispositifs participatifs (commissions, groupe de travail, etc.), en s’assurant de l’expertise des managers. On entre alors dans les dispositifs complexes mais souvent vertueux d’« animation-médiation » (Desroche, 1976). Le CA exerce également le pouvoir de surveillance sur l’action des managers. Ceux-ci vont contribuer à la définition de la stratégie, encore plus au management stratégique, et exercer le pouvoir hiérarchique sur les employés.
18On constatera qu’il n’y a pas de relation de pouvoir entre les sociétaires et les employés, ni dans un sens ni dans l’autre. Il y a des relations, bien sûr : de travail, d’amitié… mais, en théorie, pas de pouvoir. Et si un court-circuit survient tout de même, il est source de dommages [7]. Si des sociétaires ou administrateurs entrent dans ce jeu de gouvernement, ils nient le rôle des institutions représentatives du personnel et fragilisent les managers. « Agir par gouvernement suppose de donner des ordres et [de les] faire accomplir à partir d’un centre décisionnel unique » (Vallaeys, 2013). C’est le versant gauche du quadrilatère et la prérogative des managers. « Agir par gouvernance suppose de mettre d’accord des acteurs différenciés qui ne peuvent pas se donner des ordres entre eux, mais peuvent se promettre mutuellement alliance et cause commune, en mettant en place des mécanismes de suivi et d’évaluation des promesses à tenir » (ibid.). C’est la raison pour laquelle les administrateurs devraient consacrer toute leur énergie au versant droit du quadrilatère.
Des fonctions politiques, stratégiques et opérationnelles parfois à distinguer
19Même si « on peut rencontrer des organisations à trois, deux – voire un – pôles, celui des sociétaires » (Draperi, 2014), il semble préférable, pour des raisons pédagogiques, de conserver les quatre angles du quadrilatère pour s’intéresser davantage aux fonctions qu’aux personnes.
20Ce choix procède d’une réalité plusieurs fois observée ou accompagnée. Dans une entreprise de l’ESS composée des seuls sociétaires, si on s’intéresse aux personnes, le quadrilatère se réduit effectivement à un point. Mais, quand on s’attache aux fonctions, on se rend compte que ces sociétaires sont tantôt en AG pour définir le manifeste de leur structure, tantôt en CA pour définir la stratégie, à d’autres moments en réunion de direction pour élaborer l’organisation du travail et le planning de la semaine… et le reste du temps au travail ! Si on réduit le quadrilatère à un point, on ne comprend pas la notion de double qualité, on ne perçoit pas la subtilité de l’organisation de l’association ou de la coopérative. Par exemple, une organisation très militante, se réclamant de l’autogestion (au sens contemporain du terme) et la pratiquant effectivement, pourrait revendiquer d’être un point puisque tout le monde fait tout et décide de tout. Or, en observant plus finement cette entreprise, on remarquera une AG, un comité d’orientation stratégique auquel participent les volontaires et une organisation du travail sans hiérarchie. Il y a donc bel et bien des structures différentes, avec des fonctions opérationnelle, stratégique et politique, des temps, des espaces de réunion et des modalités d’animation eux-mêmes différents. Le point est en fait un quadrilatère.
De nouvelles figures du quadrilatère pour illustrer les dissonances et les nouveaux accords de l’entreprise d’ESS
21Examinons maintenant certaines dissonances fréquentes et quelques nouveaux accords, en prenant comme exemple les associations puis les sociétés coopératives et participatives (Scop), les formes plus récentes que sont les CAE et les Scic.
La géométrie associative, parfois cube ou parallélogramme
22Dans les associations, il n’est pas rare de passer du quadrilatère au cube.
Du quadrilatère au cube dans les associations Loi 1901
Du quadrilatère au cube dans les associations Loi 1901
23Quand on regarde certaines associations, nous avons bien, en façade, un quadrilatère. Quand on les observe plus attentivement, on découvre que, parmi les administrateurs issus de l’assemblée des associés, se trouvent également des membres de droit. De quel droit ? peut-on s’interroger : pas celui décrit dans la loi de 1901, nous semble-t-il… Ces administrateurs sont des élus des collectivités qui financent et bénéficient des actions de l’association. De la même façon, derrière les managers, se trouvent d’autres cadres. Eux aussi appartiennent à la collectivité, mais ils interviennent pourtant de manière importante dans la façon de conduire les actions de l’association. Le quadrilatère de façade est instrumentalisé et devient un faux nez de la collectivité dans laquelle travaille cette « quatrième fonction publique » (Hély, 2008).
24Trois perspectives s’ouvrent alors :
- Tout d’abord, l’instrumentalisation pure et simple : ne subsiste à terme du cube que la face arrière. Quand l’abandon par les acteurs associatifs (sociétaires et administrateurs) de leur souveraineté se double de la certitude des élus de leur légitimité, cette issue est inéluctable. Cette posture des élus est rarement arrogante, c’est juste l’expression d’une représentation largement partagée : je finance, donc je décide.
- Ensuite, la recherche d’un délicat équilibre de cogestion entre les faces avant et arrière du cube. Quelques clés de réussite ont été repérées sur le terrain. La première est que les élus acceptent de tirer leur légitimité non pas du financement qu’ils apportent, mais de la définition et de la représentation de l’intérêt général qui leur appartient. La deuxième, liée à la première, est que les administrateurs revendiquent moins leur contribution à l’intérêt général (au risque d’accentuer leur inféodation à la collectivité) que l’originalité et la spécificité de l’utilité sociale du projet politique de leur association. Le dialogue pourra alors se tenir entre intérêt général et utilité sociale. La troisième est de considérer que les membres de droit possèdent, certes, des droits, mais pas celui de siéger parmi les administrateurs. Le mieux est qu’ils laissent la place à des sociétaires, par ailleurs bénéficiaires, afin de rééquilibrer les tensions entre les pupitres du quadrilatère, ou qu’ils donnent une véritable place aux autres catégories de sociétaires, en transformant l’association en Scic. La quatrième est que la structure renonce, pour éviter de se fragiliser, à exercer une fonction tribunitienne et confie celle-ci à une autre association, complètement autonome. À titre d’exemple, dans une association dépendant fortement des subsides d’une collectivité, le directeur, plutôt que d’utiliser les données et les témoignages récoltés quotidiennement par son équipe pour dénoncer les travers des politiques publiques, les transmettait à une autre association. Très autonome économiquement, cette dernière pouvait sans risque assurer la fonction d’interpellation propre aux associations de ce secteur d’activité et peser, avec succès, sur l’évolution des politiques publiques.
- Enfin, l’autonomie de l’association. Elle exerce ainsi sa fonction tribunitienne sans mettre en péril son équilibre économique, affirme et met en œuvre son projet politique.
26Une autre déformation fréquente dans les associations [8] consiste à transformer le quadrilatère en parallélogramme.
Du quadrilatère au parallèlogramme
Du quadrilatère au parallèlogramme
27Il s’agit d’associations où les adhérents n’ont pas ou plus accès à la double qualité. Ils sont ou deviennent alors de simples bénéficiaires des services fournis par l’association. Dans une première option, le quadrilatère est et restera un parallélogramme puisqu’il est convenu que, contrairement aux coopératives et aux mutuelles, les associations peuvent se dispenser de la double qualité. C’est le cas dans certaines associations caritatives, où les bénéficiaires ne sont pas appelés à devenir associés. Dont acte : nous ne poserons pas ici la question de savoir si la double qualité est un critère d’appartenance à l’économie sociale et solidaire. Intéressons-nous plutôt à la seconde option. Du fait de leur minorité, maladie ou handicap, de difficultés sociales ou économiques, il est aisé de comprendre que, dans certaines associations, les bénéficiaires ne pourront pas accéder facilement ou rapidement à l’administration de la structure, voire ne le pourront jamais. Cependant, quand l’éducation populaire, la participation ou le pouvoir d’agir constituent des volontés fortes suivies d’actions déterminées, ces associations disposent alors de leviers puissants pour que le parallélogramme redevienne un quadrilatère. En effet, « plutôt que d’être considérée comme une règle, l’affirmation de la double qualité comme principe central de l’économie sociale doit être comprise comme un moyen de la finalité éducative et émancipatrice de l’entreprise d’économie sociale » (Draperi, 2007). La question est donc de savoir quelles actions, aussi minimes paraissent-elles, doivent être engagées pour que les bénéficiaires accèdent à l’exercice de la double qualité.
28D’autres acteurs n’ont pas accès à la double qualité malgré le rôle essentiel qu’ils jouent. Ce sont les employés dans les associations, mais aussi dans les coopératives, à l’exception notable des coopératives de production et de celles qui offrent la possibilité aux employés de devenir associés non coopérateurs. On peut certes considérer cet associé non coopérateur comme un « intrus dans la coopérative […], [car] ce personnage ne fait pas partie des héros de la coopérative. Il constitue une atteinte au principe de la double qualité et à ce seul titre fait apparaître une contradiction avec la définition de la coopérative » (Hiez, 2018). Mais l’auteur parle ici des investisseurs. Quand il s’agit des employés, il s’agit moins d’intrus que d’exclus. Leur donner une place en levant cette option lors de la rédaction ou de l’actualisation des statuts est souvent l’occasion de réflexions stimulantes. La spécificité de leur regard en fera des associés, voire des administrateurs, importants pour contribuer à la diversité des points de vue et donc à la richesse des décisions politiques ou stratégiques.
Le quadrilatère dans les Scop, ou la tentation de la triangulation
29Pour Desroche (1976), le quadrilatère se réduit à un triangle dans les coopératives de production puisque « tous les travailleurs seraient sociétaires ». On peut ajouter que ce triangle est isocèle, et que son sommet serait tourné vers le bas.
Les coopératives de production selon Desroche
Les coopératives de production selon Desroche
30Dans les Scop, le quadrilatère conserve bien sa forme originelle, puisque tous les employés ne sont pas, ou pas encore, associés. Il ne prendrait cette forme triangulaire que si tous les employés étaient effectivement associés, ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle : pour assurer le renouvellement des associés qui quittent la coopérative, il est important d’avoir de nouveaux travailleurs qui y entrent ! Et ceux-ci connaîtront nécessairement une période pendant laquelle ils découvriront la coopérative avant de pouvoir ou devoir poser leur candidature au sociétariat. De plus, si l’on s’intéresse aux fonctions, et même ici aux qualités, le quadrilatère garde sa forme originelle, sauf si certaines fonctions ne sont pas assurées. Mais les Scop sont bel et bien tentées par la triangulation ! Dans les Scop à responsabilité limitée (ARL), la coopérative est dirigée par une seule personne, qui porte la gérance. Nous avons là aussi un triangle isocèle, mais dont le sommet est en haut.
Les Scop sous forme SARL
Les Scop sous forme SARL
31Le plus souvent, heureusement, l’assemblée des sociétaires joue un rôle important, non seulement pour le projet politique, mais aussi pour le projet stratégique. Cependant, l’expérience montre que des conflits peuvent naître lorsque la gérance prend trop au pied de la lettre la première partie de la phrase souvent inscrite dans les statuts et oublie la seconde : « Le gérant dispose de tous les pouvoirs nécessaires pour agir en toutes circonstances au nom de la société dans les limites de son objet social sous la réserve des pouvoirs conférés à l’assemblée des associés par la loi et les statuts [9]. » Il conviendra alors que les sociétaires puissent assurer leur pouvoir de surveillance, soit directement dans les petites Scop, soit grâce au conseil de surveillance quand le nombre d’associés dépasse la vingtaine. Pour prévenir ces conflits, notamment dans le cas du départ du gérant fondateur, on peut aussi, même si la taille requise n’est pas encore atteinte, anticiper le développement de la Scop et lui donner le statut de société anonyme (SA). On rétablira le quadrilatère et ses saines tensions en distinguant les fonctions de présidence du conseil et de direction générale.
32Dans les Scop SA, il n’est pas rare, cependant, que le CA décide que les mandats de présidence du CA et de direction générale soient portés par la même personne. Dans ce cas, il peut arriver que le PDG soit avant tout DG. Entouré de son équipe – appelons-la Codir [10] –, il risque de prendre un poids prépondérant, particulièrement sur la stratégie, et de déséquilibrer le quadrilatère. Celui-ci devient alors un triangle, rectangle cette fois.
Les Scop sous forme SA avec PDG
Les Scop sous forme SA avec PDG
33Le risque est alors que le CA devienne une simple chambre d’enregistrement, n’assure plus le pouvoir exécutif et se concentre, au mieux, sur le pouvoir de surveillance [11]. Mais la démocratie coopérative risque de s’étioler, car son animation sera plutôt une « animation-intégration », avec le risque de « l’incantation d’embrigadement » ou du « lavage de cerveau » (Desroche, 1976). Il est alors intéressant d’examiner les vertus d’une dissociation entre ces deux fonctions, et de porter un regard intercoopératif sur les coopératives qui n’ont pas d’autre choix que la dissociation : les coopératives agricoles. « La qualité de la relation président/directeur [y] est une condition nécessaire – mais non suffisante – à l’efficience de la gouvernance. » (Chomel, 2020). Le premier intérêt de cette dissociation est de symboliser et de mettre en pratique la tension entre la direction générale et la présidence du CA, qui « organise et dirige les travaux du conseil d’administration [12] », celui-ci étant chargé de la définition de la stratégie dans le cadre politique choisi par les sociétaires. La qualité du fonctionnement repose bien entendu sur « une vision stratégique partagée » et « un fonctionnement clair et partagé » (ibid.), mais aussi sur l’affirmation de la spécificité du rôle politique de l’une et du rôle opérationnel de l’autre, et des fonctions complémentaires stratégiques des deux. Ce binôme a souvent un fonctionnement mystérieux pour celles et ceux qui ne participent pas à ce dialogue ; il surprend parfois quand les deux entités témoignent d’un « soutien réciproque : le directeur doit ainsi défendre les positions du conseil d’administration devant le comité de direction et ses équipes, et le président doit soutenir les contraintes managériales devant le conseil d’administration » (ibid.). La clé essentielle est, de notre point de vue, que la confiance ne laisse jamais la place à la connivence.
Le quadrilatère dans les nouvelles formes coopératives (CAE et Scic)
Les CAE
Les CAE
34Nous savons depuis la « révision déchirante » de 1862 à Rochdale combien il est difficile de faire cohabiter dans la même coopérative consommateurs et travailleurs, et surtout de partager équitablement les excédents de gestion entre eux tous (Draperi, 2012). Les coopératives d’activités et d’emplois ont cette particularité d’abriter trois types de travailleurs, si l’on se réfère aux contrats les plus communément utilisés. Le contrat d’appui au projet d’entreprise (Cape) permet aux entrepreneurs de commencer à tester leur activité. Dès que leur chiffre d’affaires leur permettra d’envisager de se verser un salaire, ils signeront avec la coopérative un contrat d’entrepreneur salarié associé (Cesa). Ils ne deviendront réellement sociétaires (trois ans au plus tard après leur entrée dans la coopérative) que quand ils seront élus par l’AG. Ces entrepreneurs sont les consommateurs de services rendus par un troisième type d’employés, en contrat à durée indéterminée (CDI) : les membres de l’équipe d’appui. À la création de la CAE, les seuls sociétaires sont donc ces employés en CDI, plus ou moins rapidement rejoints par des entrepreneurs titulaires d’un Cesa.
35Une véritable étude reste à conduire sur la coexistence de ces consommateurs et de ces producteurs, sur les différences de représentation du travail et de la coopération, et sur la participation effective des uns et des autres à la gouvernance de la coopérative. Cependant, notre expérience et nos observations nous poussent à formuler l’hypothèse que les risques de « révision déchirante » sont réels et multiples. À titre d’exemple, on a pu assister à des débats sur la nécessité de diminuer les salaires de l’équipe d’appui, « comme nous, entrepreneurs, nous baissons le nôtre en cas de baisse de notre chiffre d’affaires », à la première difficulté économique ; l’asymétrie d’information entre administrateurs issus de l’équipe permanente et entrepreneurs demande à être gommée par un effort individuel et collectif important ; la question de savoir si les réunions coopératives doivent ou non se dérouler sur le temps de travail des permanents est un débat récurrent (étant entendu que, pour les entrepreneurs, ce n’est pas du temps productif pour leur activité propre)…
36L’enjeu, dans les CAE, est de juxtaposer deux quadrilatères afin qu’ils ne fassent plus qu’un (nous ne prenons pas en compte les personnes en Cape, statut transitoire), ou d’entériner la trop grande distance entre les deux catégories et de transformer la CAE en Scic [13]. Le plus souvent, les deux types de travailleurs se situent dans des catégories et des collèges de vote différents. On assiste alors à une rupture du principe « une personne, une voix » entre ces travailleurs, au détriment des entrepreneurs [14]. L’avenir nous dira si cela porte en germe une future et déchirante révision. Dans ce cas, ces CAE se transformeraient en entreprises de services pour la création d’entreprises sur les territoires plutôt qu’en entreprises partagées et territorialisées.
La Scic
La Scic
37Le quadrilatère atteint ses limites lorsqu’il s’agit de décrire les formes multisociétaires comme la Scic. Il nous faut, dans ce cas, imaginer tout d’abord un axe central et politique allant des sociétaires aux administrateurs. Ensuite, des triangles vont venir se greffer sur cet axe. La loi en prévoit au moins trois : celui des salariés ou producteurs, celui des bénéficiaires et celui d’une troisième catégorie. La complexité de cette représentation vient du fait que, pour la première fois dans l’histoire de la coopération, le lien entre la coopérative et le coopérateur n’est plus unique et homogène (principe de double qualité, où tous les sociétaires sont à la fois clients et sociétaires, ou fournisseurs et sociétaires, ou salariés et sociétaires). Les sociétaires de la Scic sont, par construction, intéressés à la coopérative de façon différente (salariés, bénéficiaires, bénévoles…) (Thomas, 2009). Cette hétérogénéité du lien oblige à dépasser l’intérêt d’une seule catégorie de membres, voire la simple addition des intérêts de toutes les catégories, pour définir, comme le prévoit la loi, un objet social visant « la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale [15] ». L’enjeu majeur, du point de vue de la démocratie coopérative, est de définir puis de faire vivre un projet politique au service de cette utilité sociale. L’animation-médiation est évidemment plus compliquée du fait de la diversité des acteurs et de leurs cultures respectives. Ainsi, il n’est pas rare d’observer la difficulté, pour des salariés, de dépasser leur expertise opérationnelle afin de contribuer au débat politique. Il arrive également que certains acteurs ne reconnaissent pas aux salariés la qualité d’associé et ne leur concèdent d’autre droit que de représenter les salariés et de s’impliquer dans les seules questions de formation, de qualité de vie au travail ou de convention collective. Créer une culture coopérative commune est alors la première étape pour se parler entre associés tous également impliqués dans le projet politique de la Scic.
Nouveaux accords : le quadrilatère dans les nouvelles utopies coopératives
38Sur la base de ses travaux avec Prieur et Poujol, Koulytchizky (1999) invitait à définir une « zone d’implication pertinente à géométrie variable » afin d’analyser « les échanges entre le noyau-entreprise et les acteurs identifiés de son environnement ». Plutôt que cette géographie centrée sur l’entreprise, une approche réticulaire est mieux à même de rendre compte de l’intercoopération. Quand, au nom du sixième principe de l’Alliance coopérative internationale, des coopératives, ou plus largement des entreprises de l’économie sociale et solidaire, travaillent ensemble, il est intéressant de comprendre comment tous ces quadrilatères s’organisent, s’articulent et se lient entre eux. Relations commerciales, sociétariats croisés, prises de participation, filialisations, groupes coopératifs… Les pratiques sont nombreuses et les outils se développent, notamment depuis la loi du 31 juillet 2014. Dans ces montages, les quadrilatères permettent de comprendre, au-delà des flux financiers, si et comment les acteurs sont impliqués. Les contacts se font-ils uniquement entre les versants gauches des quadrilatères ? Auquel cas, les échanges de biens et de services peuvent être importants, mais finalement assez classiques. Les contacts se font-ils également par les versants droits des quadrilatères ? On peut alors assister à la définition d’un projet commun et de stratégies collectives, comme ceux en œuvre depuis 1945 dans le massif jurassien (Mélo, 2012). Ce système productif localisé, « réseau complexe d’entreprises multiformes » (ibid.), associe des quadrilatères (fruitières, coopératives d’utilisation de matériel agricole, banques mutualistes), leurs fédérations, leurs outils financiers, mais aussi des structures non coopératives. Entreprises du « secteur proprement privé » (Fauquet, 1935) pour certaines (cave d’affinage familiale, par exemple), firmes nationales, voire internationales, écoles, « associations tacites et coopération statutaire, organismes collectifs ou collégiaux défendant les produits, syndicats professionnels » (ibid.), etc., rien ne manque à ce réseau pour organiser la solidarité. Les façons dont les acteurs de ces systèmes, véritables « méso-républiques intercoopératives » (Draperi, 2011), lient les quadrilatères entre eux autoriseraient ainsi une lecture sociale et politique, spécifiquement coopérative, qui viendrait opportunément compléter les analyses, aussi utiles que nombreuses, des géographes et des économistes.
39Le quadrilatère reste tout d’abord et indéniablement un « magnifique outil pédagogique » (Koulytchizky, 1999) pour la formation. C’est ensuite un indispensable instrument de diagnostic pour les entreprises de l’ESS, qui peuvent objectiver les déformations, analyser les faiblesses politiques, stratégiques ou opérationnelles, améliorer l’exercice de la double qualité, renforcer les outils de l’animation coopérative… Il a en effet été pensé par Desroche pour décrire la démocratie et son animation dans la « micro-république communautaire » (Draperi, 2011). Mais c’est aussi, et enfin, un outil incontournable pour, à l’avenir, penser, étudier et mettre en œuvre « les méso-républiques intercoopératives » (ibid.).
Bibliographie
- Chomel C., 2020, « Les relations président/directeur dans une coopérative agricole : recommandations pour une bonne gouvernance » Les Cahiers du développement coopératif, n° 5, p. 10-12.
- Desroche H., 1976, Le Projet coopératif. Son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses espérances et ses déconvenues, Paris, Éditions ouvrières.
- Draperi J.-F., 2007, Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, Paris, Dunod.
- Draperi J.-F., 2012, La République coopérative, Bruxelles, Larcier.
- Draperi J.-F., 2014, Henri Desroche, espérer, coopérer, (s’)éduquer, Montreuil, Presses de l’économie sociale.
- Fauquet G., 1935, Le Secteur coopératif : essai sur la place de l’Homme dans les institutions coopératives et de celles-ci dans l’Économie, 4e éd., 1942, Bâle, Union suisse de coopératives de consommation ; Paris, PUF ; Bruxelles, Les Propagateurs de la coopération.
- Gomez P.-Y., 2018, La Gouvernance d’entreprise, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».
- Hollandts X. et Valiorgue B., 2016, Référentiel pour une gouvernance stratégique des coopératives agricoles, Fondation Université d’Auvergne.
- Hély M., 2008, « Servir l’intérêt général ou produire de l’utilité sociale ? Avenir de la fonction publique et marché du travail associatif », Les Mondes du travail, n° 5, p. 23-37.
- Hiez D., 2018, Sociétés coopératives. Création, organisation, fonctionnement, 2e éd., Paris, Dalloz.
- Hiez D. et Laurent R., 2011, « La nouvelle frontière de l’économie sociale et solidaire : l’intérêt général ? », Recma, n° 319, p. 36-56.
- Institut français des administrateurs, 2013, Guide de gouvernance des coopératives et des mutuelles.
- Koulytchizky S., 1999, « Le quadrilatère de Desroche revisité », Recma, n° 272, p. 77-84.
- Mélo A., 2012. Fruitières comtoises. De l’association villageoise au système productif localisé, Morre, Éd. FDCL.
- Nossereau M., 2019, « Taille et bonne gouvernance des coopératives : ce que dit le droit », Les Cahiers du développement coopératif, n° 4, p. 9-12.
- Rosanvallon P., L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.
- Thomas F., 2008, « Scic et agriculture : le temps des défricheurs », Recma, n° 310, p. 17-30
- Vallaeys F., Pour une vraie responsabilité sociale. Clarifications, propositions, Paris, PUF, 2013.
Notes
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[1]
On conservera, bien qu’ils puissent paraître désuets, les termes utilisés en 1976 par Desroche : sociétaires, employés et managers. Nous remplacerons parfois « administration » par « administrateurs » afin de faciliter la lecture.
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[2]
L’entreprise est dite commune car portée par le collectif qu’est l’association de personnes.
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[3]
Face à un pont, les ânes peuvent se rebiffer et refuser d’avancer face à ce qui leur parait un obstacle, alors même que le pont leur permettrait de franchir le véritable obstacle qu’est la rivière ! De même, l’enjeu de la démocratie coopérative est de réussir à mettre en œuvre le jeu démocratique par une bonne conceptualisation du quadrilatère, afin de franchir le véritable obstacle qu’est la communication et la construction d’accords entre les quatre pôles.
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[4]
Le choix du mot « politique » n’est pas anecdotique. Il nous semble en effet que, pour faire société, il faut se doter d’un projet politique, qu’il reste corporatiste au sein de la micro-république coopérative ou qu’il ait une vocation plus large de transformation sociale. Ce manifeste exprime le pouvoir souverain de l’association de personnes : « Le propre de ce pouvoir est de s’autofonder, c’est-à-dire de n’être établi, par définition, par aucun autre pouvoir que lui-même » (Gomez, 2018).
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[5]
Si cette traduction est le premier de ses rôles, le deuxième sera de trouver la bonne tension avec l’assemblée des associés, d’une part, et la direction, d’autre part. En effet, ne dénions pas à l’assemblée sa capacité à participer à la construction et à la validation des orientations stratégiques les plus déterminantes, que ce soit pour des investissements importants ou des choix susceptibles de remettre en cause ou d’actualiser le projet politique. De la même façon, ne coupons pas le CA de l’expertise des managers et des employés, expertise qui lui sera indispensable pour définir la stratégie puis la mettre en œuvre.
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[6]
Il exerce également le pouvoir de surveillance pour veiller à ce que l’action des managers serve le projet de l’entreprise d’ESS. Dans les formes dualistes de gouvernance, le CA disparaît au profit d’un conseil de surveillance (qui n’exerce que le pouvoir de surveillance). Les managers sont remplacés par un directoire qui non seulement dirigera les salariés, mais définira la stratégie, puisque le pouvoir exécutif lui est confié.
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[7]
Quand des sociétaires passent outre le cheminement normal des pouvoirs pour demander aux employés, parfois avec insistance, d’assurer auprès d’eux un service rendu par la coopérative, mais sans tenir de l’organisation du travail, des agendas, etc., la désorganisation et les conflits ne tardent pas. Il en va de même lorsque des employés utilisent le canal des sociétaires ou des administrateurs pour traiter des difficultés qu’ils rencontrent dans l’organisation du travail ou dans les relations entre collègues plutôt que de s’adresser aux managers.
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[8]
Cette déformation se rencontre également dans certaines coopératives d’entrepreneurs, mais aussi dans des mutuelles.
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[9]
Extrait des statuts type des Scop ARL proposés dans Le Guide juridique des Scop, Confédération générale des Scop, 2013.
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[10]
Comité de direction.
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[11]
Ce dysfonctionnement est également observé dans certaines associations.
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[12]
Extrait des statuts type des Scop SA proposés dans Le Guide juridique des Scop, Confédération générale des Scop, 2013.
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[13]
On exclut ici les groupes coopératifs sous statut Scic comprenant des CAE.
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[14]
Dans les statuts de trois CAE Scic consultées, les employés permanents disposent de 24, 45 et même 50 % des droits de vote.
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[15]
Loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947, art. 19 quinquies ; modifiée par la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014, art. 24.