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Article de revue

Parcours migratoires des parents et rapport des enfants à la politique. La part de l’histoire migratoire familiale dans la socialisation politique des descendants d’immigrés

Pages 21 à 33

Notes

  • [1]
    Claudine ATTIAS-DONFUT, L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Armand Colin, 2006 ; Claudine ATTIAS-DONFUT, François-Charles WOLFF, Le destin des enfants d’immigrés, Un désenchaînement des générations, Stock, 2009.
  • [2]
    Alain LANCELOT, Dominique MEMMI, « Participation et comportement politique », in Madeleine GRAWITZ, Jean LECA (dir.), Traité de science politique, Tome 3, PUR, 1985, pp. 309-428.
  • [3]
    Annick PERCHERON, « La socialisation politique. Défense et illustration », in Madeleine GRAWITZ, Jean LECA (dir.), op. cit., p. 165.
  • [4]
    Anne MUXEL, Annick PERCHERON, « Histoires politiques de famille. Premières illustrations », Life stories / Récits de vie, n° 4, 1988, pp. 59-73.
  • [5]
    Anne MUXEL, « Socialisation et lien politique », in Thierry BLÖSS, La dialectique des rapports hommes-femmes, PUF, pp. 27- 43, 2001, p. 27.
  • [6]
    Elsa LAGIER, Le rapport à la politique des descendants d’immigrés dans les quartiers d’habitat social. De la diversité des parcours aux expériences communes, Thèse de doctorat de sociologie, Université de Strasbourg, 2012.
  • [7]
    Catherine DELCROIX, « Des récits de vie croisés aux histoires de famille », Current sociology / Sociologie contemporaine, n° 43, 1995, pp. 61-67.
  • [8]
    Abdelmalek SAYAD, « Tendances et courants des publications en sciences sociales sur l’immigration en France depuis 1960 », Current Sociology, vol. 32, n° 3, 1984, pp. 219-304.
  • [9]
    Robert CASTEL, La discrimination négative, Seuil, 2007.
  • [10]
    Alain BATTEGAY, Ahmed BOUBEKER, Les images publiques de l’immigration, L’Harmattan, 1993 ; Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS, Éric MACÉ, Les féministes et le garçon arabe, Éditions de l’Aube, 2004.
  • [11]
    Abdelmalek SAYAD, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Les enfants illégitimes, Raisons d’agir, Tome 2, 2006.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Pierre BRÉCHON, La famille. Idées traditionnelles, idées nouvelles, Le Centurion, 1976.
  • [14]
    Alain BLUM, « Comment décrire les immigrés. À propos de quelques recherches sur l’immigration », Population, n° 3, 1998, pp. 569-587 ; Abdelmalek SAYAD, La double absence, Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, 1999.
  • [15]
    Claudine ATTIAS-DONFUT, François-Charles WOLFF, Le destin des enfants d’immigrés, Un désenchaînement des générations, Stock, 2009.
  • [16]
    Catherine DELCROIX, « La complexité des rapports intergénérationnels dans les familles ouvrières originaires du Maghreb. L’exemple de la diagonale des générations », Temporalités, n° 2, 2004, pp. 44-58.
  • [17]
    Elsa LAGIER, Le rapport à la politique..., op. cit., p. 127.
  • [18]
    Georg SIMMEL, « Digressions sur l’étranger », in Yves GRAFMEYER, Isaac JOSEPH, L’École de Chicago, Aubier, 1979 [1908], pp. 53-60.
  • [19]
    Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994 [1925] ; Anne MUXEL, Individu et mémoire familiale, Nathan, 1996.
  • [20]
    Abdelmalek SAYAD, L’immigration ou les paradoxes..., op. cit.
  • [21]
    Jocelyne STREIFF-FÉNART, « À propos des valeurs en situation d’immigration : questions de recherche et bilan des travaux », Revue française de sociologie, vol. 47, n° 4, pp. 851-875, 2006, p. 863.
  • [22]
    Claudine ATTIAS-DONFUT, François-Charles WOLFF, Le destin des enfants d’immigrés..., op. cit., p. 63.
  • [23]
    Catherine WIHTOL DEWENDEN, « Le glissement des catégories de migrants », Migrations Société, vol. 22, n° 128, pp. 193- 195, 2010, p. 194.
  • [24]
    Paul RICŒUR, « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », in Paul RICŒUR, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, 1986 [1971], pp. 183-220.
  • [25]
    Catherine DELCROIX, Ombres et lumières de la famille Nour, Payot, 2013 [2001], p. 232.
  • [26]
    Zaïhia ZÉROULOU, « La réussite scolaire des enfants d’immigrés : L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue française de sociologie, vol. 29, n° 3, 1988, pp. 447-470.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON, Le savant et le politique. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Gallimard, 1989.
English version

1 La majorité des études sur les immigrés et leurs familles se concentre sur une origine nationale ou « ethnique » précise. Lorsque plusieurs origines sont prises en compte, il s’agit bien souvent de comparer entre eux les ressortissants, la base de la comparaison devenant le fondement de l’explication des différences. Sans nier les effets de cette part de l’identité sociale, il apparaît essentiel de relativiser ce poids accordé à l’origine géographique ou culturelle dans l’explication des attitudes et représentations, pour saisir les multiples facettes des identifications sociales. De plus, cette attention portée aux origines tend à empêcher de penser la dynamique des parcours biographiques qu’il est pourtant indispensable de saisir dans le cas des migrations internationales [1].

2 Cette contribution propose d’interroger l’influence longue durée du parcours migratoire des parents et de l’histoire migratoire familiale sur la construction du rapport à la politique des descendants d’immigrés. La question du rapport à la politique, souvent dissimulée derrière le primat accordé à celle de l’orientation des choix politiques [2] est ici première. Il ne s’agit donc pas d’étudier les valeurs des descendants d’immigrés mais bien de chercher à comprendre ce qui les conduit à s’intéresser ou non à la politique, à s’engager éventuellement, à privilégier un cadre sur un autre pour cet engagement, etc. Le rapport à la politique est défini de deux façons différentes : le degré d’attention accordée à la sphère politique, entendue comme un champ professionnel spécialisé, et l’engagement plus ou moins important dans des activités politiques, c’est-à-dire des actions orientées vers un objectif collectif défini comme politique. L’approche développée s’inscrit dans l’héritage des travaux menés par Annick Percheron et Anne Muxel sur la socialisation politique, définie comme l’ensemble des « mécanismes et [des] processus de formation et de transformation des systèmes individuels de représentations, d’opinions et d’attitudes politiques »[3]. Ces travaux mettent en relief la dynamique de ces processus qui se déploient tout au long de la vie et soulignent le rôle essentiel de la famille et de l’histoire familiale [4] dans « l’acquisition et [la] formation des différents attributs de l’identité politique »[5].

3 L’histoire des « familles immigrées » étudiées est marquée par la migration des parents, des pays « du Sud » vers « le Nord », ici la France, où ils font l’expérience de conditions de vie relativement précaires. Ces parcours, les expériences faites et les apprentissages qui en ont été tirés, sont expliqués et racontés par ceux qui les ont vécus à leurs enfants ; ils s’intègrent dans l’histoire familiale qui se transmet entre les générations et peuvent fonctionner comme des références pour ceux qui en « héritent ». Dans quelle mesure la façon dont les descendants d’immigrés comprennent et s’approprient cette histoire participe à construire leur rapport à la politique et leurs éventuels engagements ? Bien loin de l’influence supposée des origines géographiques et culturelles, c’est la complexité des parcours de vie et le sens qui leur est donné qui retiennent ici toute notre attention. Les résultats présentés sont issus d’une recherche menée dans le cadre d’un doctorat de sociologie [6]. L’approche développée est biographique et compréhensive, à partir d’une méthode qualitative. Cinquante-six entretiens, sous forme de récits de vie, ont été recueillis auprès de parents immigrés et de leurs enfants majeurs, âgés de 18 à 40 ans et ayant la citoyenneté française. Lorsque cela était possible, des « histoires de famille »[7] ont été reconstruites. Si les origines géographiques des familles sont très variées (Maghreb, Afrique subsaharienne, Asie du Sud-Est, îles de l’océan Indien, etc.), les parents sont arrivés en France depuis plusieurs dizaines d’années (de 20 à 40 ans). Les entretiens biographiques réalisés permettent de saisir les parcours dans leur dynamique et offrent la possibilité de découvrir des facteurs de socialisation politique inattendus, au-delà des variables classiquement mobilisées (milieu social, sexe, âge). Si ces variables objectives comptent, il apparaît important d’enrichir l’analyse en prenant avec autant de sérieux la dimension subjective de la socialisation politique, c’est-à-dire en interrogeant l’influence de facteurs plus subjectifs tels : la perception qu’ont les acteurs de leur position sociale et de son évolution, les groupes d’appartenance auxquels ils se réfèrent, les événements marquants ou tournants biographiques, etc.

4 Après une nécessaire déconstruction de certaines « fausses » spécificités associées aux acteurs étudiés, nous montrons comment certaines caractéristiques propres aux familles dont les parents ont vécu une migration internationale invitent à accorder toute leur importance aux parcours migratoires et à la façon dont ils s’inscrivent dans l’histoire familiale, sur plusieurs générations. Pour penser ces dynamiques de construction d’une mémoire migratoire familiale, nous distinguons ensuite deux types de parcours migratoires qui s’accompagnent de logiques particulières de transmissions intergénérationnelles. Chaque type de parcours tend à entraîner des ressorts similaires dans la socialisation politique des descendants d’immigrés, comme nous le montrons dans la dernière partie, à l’aide d’exemples concrets.

Déconstruire et reconstruire la question des spécificités des « familles immigrées »

5 Les préjugés, nombreux et persistants, sur les « familles immigrées » reposent sur une assignation à une identité unique et excluante, tenant à l’origine étrangère. Ils découlent de la perception de l’immigration, ou de l’étrangéité, comme étant un état stable. Les immigrés sont vus comme rivetés à leur « culture d’origine » et leurs enfants sont considérés comme des « citoyens de seconde zone ». Ces discours particularisants et stigmatisants doivent être déconstruits. Mais cette nécessaire critique ne doit pas empêcher d’interroger ce qui se passe dans la migration qui joue sur les familles dont l’histoire est marquée par ce parcours et, en particulier, sur les jeunes adultes dans leur rapport à la société d’accueil et à la politique en général.

Déconstruire les discours particularisants et stigmatisants

6 Les discours stigmatisant les immigrés et leurs descendants rejaillissent régulièrement dans la sphère publique, souvent à la faveur de la médiatisation d’événements violents qui pointent les jeunes des quartiers populaires et leurs parents comme les principaux responsables d’une supposée fragilisation du lien social. Plus largement, quelle que soit sa formulation, c’est toujours la question de l’intégration des descendants d’immigrés qui est posée. Cette question convoque directement celle de la dynamique des transmissions intergénérationnelles dans ces familles, souvent vue comme défectueuse.

• L’immigration vue comme une menace à la cohésion sociale

7 Les représentations voyant dans l’immigration une menace pour l’ordre social et l’équilibre républicain ne datent pas d’hier [8]. Mises en sourdine par des contextes socio-économiques apaisés, elles refont surface dès qu’il s’agit de trouver des responsables à certaines tensions sociales. Les jeunes d’origine étrangère – en particulier ceux qui résident dans les quartiers d’habitat social et qui sont surreprésentés dans les médias – sont alors les premiers cités. Ces « nouvelles classes dangereuses »[9], aux marges de la société, font office de bouc émissaire. Responsables, ils ne sont pas tout à fait coupables puisque leurs comportements sont présentés comme la conséquence d’une éducation défectueuse, par des parents immigrés, « trop étrangers ». Ainsi par exemple, suite aux « émeutes de novembre 2005 », des responsables politiques expliquent les violences des jeunes par la supposée polygamie de leurs parents et/ou par une crise de l’autorité des pères immigrés, trop ancrés dans des références propres à leur pays d’origine.

8 Ces parents « incompétents », voire « démissionnaires », feraient alors des enfants incapables de se conduire en citoyens français, de prendre part à la collectivité nationale et, donc, de s’intéresser à la politique, entendue au sens large comme la chose publique. Ce sont ces préjugés qui transparaissent dans les figures caricaturales par lesquelles sont présentés les descendants d’immigrés dans les médias [10]. Les jeunes hommes sont soit délinquants et coupables d’incivilités, soit entreprenants et sujets au repli individualiste. Les jeunes filles sont soit cantonnées à la sphère domestique, soit émancipées grâce à leur réussite scolaire. Dans tous les cas, pour ces jeunes adultes, le seul chemin possible vers l’intégration serait celui d’une rupture avec leurs parents immigrés qui les maintiendraient dans l’altérité.

• Une rupture intergénérationnelle à la fois souhaitée et redoutée

9 L’idée d’une rupture intergénérationnelle dans les familles franco-étrangères, entre des parents nés à l’étranger et leurs enfants français, est très répandue. Cette représentation se décline dans de nombreux préjugés ambivalents et contradictoires [11] construits par l’idée implicite d’une compétition, de différences inconciliables, entre les normes de ces familles et celles de la société française. Ainsi, les descendants d’immigrés ne pourraient véritablement rejoindre la société française qu’en rompant avec leurs parents [12], vus comme les représentants en France d’une autre culture, potentiellement menaçante car différente.

10 Cette méfiance, liée au présupposé que les parents ne sauraient pas éduquer leurs enfants selon les normes de la société dans laquelle ils sont venus s’installer, influence les représentations sur les attitudes politiques des descendants d’immigrés. De l’idée de relations familiales difficiles entre des parents venus d’ailleurs et leurs enfants français découle celle d’une carence dans la socialisation politique de ces derniers. Cette lecture traditionnaliste tend à établir une continuité entre l’état de la famille et l’état de la société, la solidité des relations au sein de la première déterminant la stabilité de la seconde [13]. Ainsi, si la rupture entre enfants et parents immigrés est parfois présentée comme favorable à l’intégration des « nouveaux Français », elle est également redoutée puisqu’elle priverait ces jeunes d’un support essentiel à leur apprentissage à la vie en collectivité.

11 Dans tous les cas, c’est une « image fixe » qui nous est donnée de ces familles et des relations intergénérationnelles : les attitudes des descendants d’immigrés s’inscriraient dans deux modèles, en continuité ou en rupture, sans qu’il ne soit laissé de place à toute la complexité des parcours et des dynamiques qui les accompagnent [14]. Face à ces préjugés organisés autour d’identités et de catégories réifiées, il est essentiel de penser les spécificités de ces familles comme tenant, au contraire, à leur mobilité et aux recompositions permanentes de leurs configurations et des relations entre leurs membres.

Penser les spécificités des parcours et de la situation des immigrés et de leurs enfants

12 Dans leur grande variété, les « familles immigrées » ont un point commun : leur histoire est marquée par une migration internationale, ici « du Sud » vers « le Nord ». Et dans la diversité des parcours et situations possibles, cette migration s’accompagne d’expériences biographiques spécifiques communes, dans la sphère publique de la société d’accueil mais aussi dans la sphère privée de la famille [15].

• Éloignement et restructuration familiale

13 La migration n’est pas réductible à un événement, une décision, à un moment donné. C’est un choix, plus ou moins construit, contraint et anticipé, qui entraîne la reconstruction d’un projet de vie sur le long terme. C’est un parcours qui se dessine en fonction de la situation dans le pays d’origine, du choix du départ, des modalités du trajet, de l’arrivée en France, des liens avec le pays d’origine, etc. Quel que soit son déroulement précis, ce parcours s’accompagne de deux expériences principales, communes à tous ceux qui l’entreprennent : un éloignement durable d’avec tout ou partie de la famille d’origine et une recomposition des liens familiaux dans un autre contexte, celui de la société d’installation. Cette restructuration donne souvent lieu à une hybridation originale entre les différents modèles familiaux connus.

14 Parmi toutes les évolutions possibles de la configuration familiale suite à la migration, deux en particulier ont été étudiées : une réorganisation des rapports sociaux de sexe dans la sphère privée et une évolution de la place des enfants, les aînés en particulier, qui prennent souvent des rôles de « médiateurs » entre la famille et les institutions du pays d’installation [16]. Quelle que soit la configuration familiale, ce mouvement de restructuration initié par la migration s’inscrit dans une temporalité longue, le processus restant inachevé.

• Situation migratoire et altérisation durable

15 L’arrivée dans un nouveau pays est aussi l’accès à une position spécifique dans une structure sociale particulière. Cette position peut être plus ou moins facile à occuper, elle peut évoluer mais, dans le cas des immigrés et de leurs enfants originaires « du Sud », elle les maintient toujours dans une altérisation durable. Si les « familles immigrées » ont à s’adapter à un autre cadre de vie, elles ont aussi à s’accommoder d’un regard particulier, lié à la situation migratoire durable à laquelle leurs membres sont assignés. « Cette notion permet de décrire les expériences sociales vécues par les individus dont l’histoire est marquée par une migration internationale et dont la situation dans le pays d’installation découle, au moins en partie, de leur origine étrangère. Ces expériences sont notamment la conséquence des rapports sociaux de racisation qui les font exister socialement en tant que minoritaires dans des relations de pouvoir asymétriques. »[17]

16 Ces expériences sont souvent celles d’un traitement discriminatoire, inégalitaire, du fait de caractéristiques phénotypiques – notamment la couleur de peau – qui fonctionnent comme de véritables marqueurs sociaux. Elles peuvent influencer le rapport à la politique des descendants d’immigrés, entre critique, rejet et engagement. Plus largement, cette situation découle du lien qui les rattache à la société : ils sont à la fois proches et distants, dedans et dehors [18], et ils ont à s’arranger avec le fait que leur présence pose question. Cela peut favoriser, chez les descendants d’immigrés un intérêt pour leur histoire familiale, pour l’histoire des origines de leur présence en France.

• La dynamique des transmissions intergénérationnelles

17 Ces recompositions familiales et cette altérisation durable jouent sur les transmissions intergénérationnelles et sont à l’origine de dynamiques spécifiques. D’une part, la migration des parents et ses conséquences occupent souvent une place centrale dans le récit de l’histoire familiale. D’autre part, la compréhension qu’en ont les enfants est fortement conditionnée par la situation vécue. La construction de la mémoire familiale migratoire, par ces échanges entre générations, est bien au croisement des sphères privée et publique [19] et répond à des logiques plus ou moins favorables. La situation migratoire encourage ainsi le dialogue entre les générations, contrairement à l’idée répandue de rupture. Mais le contexte du pays d’installation n’est pas toujours propice à la transmission de l’histoire migratoire ou de la culture du pays d’origine. Les instances de socialisation, l’école notamment, dévalorisent parfois les contenus de ce que les immigrés peuvent transmettre à leurs descendants, surtout s’ils sont vus comme incompatibles avec la « culture française » [20].

18 Ces logiques, cette « situation migratoire et les contraintes spécifiques qu’elle fait peser sur les comportements implique, chez les immigrés et leurs enfants, un rapport réflexif à leurs propres pratiques culturelles »[21], et à leurs parcours. La façon dont les descendants d’immigrés interrogent, s’approprient et s’inscrivent dans leur histoire migratoire familiale est cruciale pour comprendre leurs choix au présent et, en particulier, leur rapport à la politique.

Deux types de parcours migratoires... et leurs conséquences

19 Afin d’interroger la transmission de l’histoire migratoire familiale entre les générations et l’influence qu’elle peut avoir sur les attitudes politiques des descendants d’immigrés, nous proposons d’organiser la diversité des parcours migratoires, et des logiques de leur mise en récit, autour de deux idéaux-types : les migrations de départ et les migrations d’arrivée. Ces types ne sont pas plus justes ou plus vrais que d’autres ; ils sont des outils pour interroger ce qui, dans les parcours migratoires, peut jouer sur le rapport à la politique des descendants d’immigrés. Si « le chemin parcouru importe encore plus que le point d’arrivée »[22], certaines expériences vécues en cours de route comptent plus que d’autres et ne sont pas transmises de la même façon.

Construction des idéaux-types

20 La construction de ces idéaux-types relève d’une démarche abductive qui allie observations de terrain et lectures théoriques. Les données recueillies lors des entretiens ont permis de mettre à jour certaines particularités communes à des familles dont les parents ont des parcours migratoires proches, en tout cas dans leur façon de les restituer. Les lectures ont aidé à conceptualiser les notions proposées, à partir de trois axes principaux.

21 D’une part, Catherine Wihtol de Wenden observe, dans les années 1990, l’érosion de la dichotomie travailleurs étrangers/réfugiés politiques et la « plasticité des figures sociales du migrant »[23]. Elle ouvre la voie à la remise en cause des typologies de migrations construites à partir des motivations concrètes et matérielles des migrants.

22 D’autre part, la méthodologie adoptée invite à accorder toute leur place aux discours qui accompagnent la migration en la considérant comme une « action sensée »[24]. Cette mobilité est un choix qui s’inscrit dans un projet, nécessite la mobilisation de différentes ressources et suscite un discours à son propos, c’est-à-dire une activité cognitive et symbolique de la part des immigrés qui construisent et reconstruisent leurs motivations à la migration.

23 Enfin, les deux catégories proposées pour penser les parcours migratoires sont fondées sur la démarche qu’implique le choix de migrer et le sens qui lui est donné : il s’agit tantôt de « partir » ailleurs, tantôt « d’arriver » quelque part. Ces parcours sont conçus comme des cours d’action, c’est-à-dire, « une séquence d’actions se déroulant dans une temporalité moyenne ou longue, dont la cohérence et la continuité découlent d’un projet visant soit à atteindre un objectif donné [migration d’arrivée], soit à prévenir l’occurrence d’un événement négatif [migration de départ] »[25].

24 La migration comporte toujours un projet de départ et un projet d’arrivée mais selon le primat donné à l’un ou l’autre dans les discours des immigrés, leur parcours n’est pas vécu de la même manière et son histoire n’est pas racontée de la même façon aux enfants. Ces deux modalités façonnent des rapports différents à l’histoire migratoire des parents, plus ou moins valorisée, et sont à l’origine de différentes logiques de construction et de mobilisation de la mémoire familiale. Elles entraînent, chez les descendants d’immigrés, des façons spécifiques de s’inscrire dans la filiation de leurs parents et de s’appuyer sur ce qu’ils comprennent de leurs parcours migratoires pour construire leurs propres trajectoires et leurs rapports à la politique. Les deux types proposés font ainsi référence à la fois aux parcours migratoires des parents et à l’histoire familiale qui en découle.

Les migrations de départ

• Un parcours guidé par le fait de « devoir partir »

25 Dans le cas d’une migration de départ, qu’il s’agisse par exemple de s’éloigner d’un pays en guerre, d’une situation politique tendue ou encore, à un tout autre niveau, d’un conflit familial, la décision de migrer est présentée comme relativement soudaine, prise à contrecœur sous l’effet d’une contrainte et comme engendrant une forme de souffrance. La France tend alors à être valorisée comme un pays d’accueil et ce d’autant plus quand les parents savent qu’ils ne pourront pas revenir dans leur pays d’origine, en tout cas pas avant longtemps, comme c’est le cas pour les réfugiés politiques. Les enfants ne connaissent alors que peu ou pas le pays d’origine de leurs parents et n’ont souvent pas de contact avec les membres de leur famille qui y vivent. La migration entraîne une rupture nette et le seul support sur lequel peuvent se fonder les descendants d’immigrés pour comprendre leur histoire familiale réside alors bien souvent exclusivement dans les récits de leurs parents.

• Une histoire migratoire omniprésente ou silencieuse

26 Pour ces immigrés, ce n’est pas tant le fait de venir en France qui motive leur migration que le fait de quitter leur pays d’origine. Ce choix entraîne une rupture dans l’histoire biographique et familiale qui donne un poids d’autant plus déterminant à la manière dont les immigrés racontent leur parcours migratoire ou non à leurs enfants puisqu’ils sont les seuls à pouvoir transmettre ce récit. Deux attitudes opposées s’observent : soit le récit de la migration occupe toute l’histoire familiale qui se construit à partir de cette rupture fondatrice, soit elle est au contraire passée sous silence. Le récit est favorisé par une histoire perçue comme « digne » ou par une migration perçue comme « légitime ». Le silence vient d’un parcours associé à trop de souffrances et/ou d’une difficulté à évoquer le contexte ayant précipité le départ, qu’il s’agisse de préserver une image positive de la famille ou du pays d’origine, ou de ne pas réussir à mettre des mots sur des situations vécues de façon impuissante. Cette histoire migratoire, parlée ou tue, engendre un rapport « extrême » à la politique (engagement très fort ou mise à distance, voire rejet) en fonction de l’intérêt qu’y accordent les enfants.

Les migrations d’arrivée

•Un parcours guidé par un projet d’amélioration des conditions de vie

27 Dans le cas d’une migration d’arrivée, que le projet soit celui d’obtenir un meilleur emploi, de vivre dans un pays démocratique, de bénéficier et faire bénéficier sa famille d’un certain confort de vie, il est présenté comme relevant d’une démarche volontaire, le choix étant anticipé dans un délai plus ou moins long. Mais sa mise en œuvre suscite souvent des formes de déception par rapport aux attentes initiales. La France tend ici à être vue comme un pays dans lequel il est difficile de se faire une place, notamment pour ceux qui étaient partis en espérant accéder à un meilleur emploi et qui doivent revoir à la baisse leur projet dans un contexte de tension du marché du travail. Les parents tendent à reporter le projet d’amélioration des conditions de vie sur leurs enfants, appelés à « réussir la migration »[26]. Ces derniers ont alors à gérer cette injonction contradictoire, portée par leurs parents : « réussir ici sans dévaloriser là-bas ».

• Une histoire familiale « entre ici et là-bas »

28 Ce projet d’une « vie meilleure » ne se construit pas en rupture avec le pays d’origine. Les immigrés font des allers et retours réguliers entre leurs pays d’origine et d’installation, et leurs enfants qui grandissent dans le second connaissent aussi le premier. Ils le connaissent par ce qu’en disent leurs parents, par les relations qu’ils entretiennent avec les membres de leur famille qui y résident (lorsqu’ils y séjournent ou lorsqu’il s’agit de les aider, depuis la France) et par les observations qu’ils peuvent y faire, sur place. Les descendants d’immigrés ont donc des supports plus variés pour construire du sens à leur histoire familiale et, en particulier, à la migration de leurs parents. Ils peuvent s’appuyer sur le récit fait par leurs parents mais aussi sur celui d’autres personnes. Surtout, ils peuvent se faire leur propre opinion sur le pays d’origine de leurs parents et sur les raisons pour lesquelles ils l’auraient quitté. Ils tendent alors à comparer leurs pays d’origine et d’installation. Cette tendance est d’ailleurs souvent entretenue par les parents eux-mêmes, comme une stratégie éducative, permettant par exemple de valoriser l’accès gratuit et obligatoire à la scolarité en France [27]. Ces comparaisons peuvent favoriser une explication politique des différences observées, souvent comprises comme des inégalités ; les parents sont alors présentés comme en étant les victimes. Ces comparaisons, ainsi que le sens donné à la migration des parents, conduisent les descendants d’immigrés à un rapport plus nuancé et ambivalent à la politique, entre intérêt et distance critique.

Le poids de l’histoire migratoire familiale dans la socialisation politique

29 À partir de ces deux types de parcours et d’histoire, une grande variété de rapports à la politique s’observe chez les descendants d’immigrés, en fonction de ce qu’ils retiennent des récits et des silences de leurs parents, et de la façon dont ils interprètent leur présence en France. Mais certaines logiques spécifiques à l’un ou l’autre type de parcours se dessinent ; elles sont maintenant illustrées et discutées. Les exemples développés ici concernent deux familles originaires d’une même aire géographique (le vaste et très divers continent africain) et dont les parents appartenaient, avant de migrer, aux classes supérieures. Mais les parcours des uns et des autres sont très différents : dans un cas, il s’agit d’une migration de départ et dans l’autre, d’une migration d’arrivée. Ces parcours façonnent la socialisation politique des enfants qui s’appuie, selon les cas, sur des supports différents et relève de logiques spécifiques. Mais, en plus du parcours migratoire et du récit qu’en font les parents, c’est aussi la façon dont les enfants comprennent leur histoire familiale et se situent ou non dans la filiation de leurs parents qui joue sur leur rapport à la politique. Ceci est illustré par les attitudes politiques différentes que peuvent avoir des enfants qui sont pourtant membres d’une même famille.

Séfako et Kofi : entre désintérêt et engagement

30 Kofi (32 ans) et Séfako (23 ans) sont deux cousins. Leurs parents respectifs sont originaires du Togo ; ils se sont installés en France dans les années 1970, suite au coup d’État de 1972 et à la dictature militaire qui les a chassés de leur pays d’origine. Les deux cousins sont héritiers d’une migration de départ qui donne un poids particulier, dans la construction de l’histoire familiale, au récit que font les parents de ce parcours. Mais chacun retient sa propre version de l’histoire et ils ont développé des rapports à la politique presque opposés et « extrêmes ».

•Une histoire similaire mais des interprétations différentes

31 Dans les deux cas, les parents appartenaient aux classes favorisées dans leur pays d’origine où ils ont fait des études et ont mené des activités politiques, notamment en militant pour l’indépendance et contre la dictature. Ils sont membres de la famille éloignée du premier Président après l’indépendance du Togo. À leurs enfants, ils parlent de cet héritage, de l’histoire du pays, de ses conséquences sur leurs vies et de la situation politique actuelle au Togo.

32 Mais, pour Séfako, cette histoire ne semble pas avoir beaucoup de sens. Il explique : « Ils nous parlaient beaucoup de la dictature, qu’il fallait que ça change. Bon après, ils ont vécu dedans, donc nous on les écoute seulement parler de ce qui se passe. » Son histoire familiale est marquée par la politique. Ses parents en parlent et les incitent à voter en valorisant la démocratie mais Séfako ne s’intéresse pas à la politique. Ce qu’il retient, lui, du parcours de ses parents, c’est l’important déclassement social qu’a entraîné pour eux la migration (ils sont employés à temps partiel dans des associations locales) et ne reprend véritablement à son compte, dans ce que ses parents cherchent à lui transmettre, que l’importance de la réussite scolaire et professionnelle, seul élément pour lequel il se sent directement convoqué. Il construit alors son propre parcours autour d’un projet d’ascension professionnelle.

33 De même, les parents de Kofi lui parlent de leur migration, de leur pays d’origine et de son histoire. Léon, le père, dit : « Je leur parle de mon histoire, je leur parle du Togo, je leur fais lire des bouquins sur le Togo, et ils se passionnent pour l’Afrique », en particulier Kofi qui se montre très sensible à la souffrance et aux difficultés qui émaillent le parcours de ses parents, qu’il resitue dans l’histoire plus globale du peuple africain et de sa diaspora. S’incluant lui-même dans cette histoire douloureuse, en se positionnant en tant que descendant des esclaves, il lui donne un sens en s’engageant dans un mouvement panafricaniste radical, dont il présente les objectifs : « Ça passe par des actions sur le terrain pour amener les composantes du peuple Noir à prendre conscience du lien profond qui nous unit [pour] installer les conditions politiques d’une réappropriation de l’Afrique par les Africains et leurs descendants. » La lecture que fait Kofi de son histoire familiale nourrit son engagement qui, en retour, lui offre un support de valorisation d’une histoire collective à laquelle il se sent appartenir, avec les membres de sa famille.

• Deux attitudes politiques opposées mais fondées sur une même logique

34 Dans un cas et dans l’autre, les attitudes politiques sont radicalement différentes. Séfako, étudiant en mathématiques appliqués à la finance, déclare ne pas s’intéresser à la politique qui est, selon lui, dominée par l’économie : « La politique, elle bloque sur l’économie parce que des fois, y a des logiques économiques mondiales, où à un moment la politique ne peut rien. »

35 À l’inverse, pour Kofi, la politique peut beaucoup et il faut s’y investir. Il parle de son engagement en disant que c’est son « combat politique, le combat de toute [sa] vie ». Cet investissement très fort dans un mouvement « ethno-différentialiste », contre la « domination occidentale », peut s’expliquer par le parcours de ses parents et le récit qu’ils en font, en mettant notamment l’accent sur les conséquences délétères du colonialisme. Mais c’est aussi à un moment particulier qu’il s’approprie cette histoire alors que, à la fin de ses études, il ne parvient pas à trouver d’emploi. Il interprète cette difficulté comme le signe d’un racisme anti-Noir au prisme duquel il relit son histoire et celle du peuple africain qu’il veut défendre. C’est donc aussi à partir de sa situation dans un contexte précis que Kofi construit « sa » mémoire familiale et qu’il affirme ses attitudes politiques.

36 Séfako et Kofi retiennent tous deux des éléments bien différents parmi tous ceux qui composent leur histoire migratoire familiale. Mais c’est bien par rapport à cette histoire, et surtout par rapport au récit qu’en font leurs parents respectifs, qu’ils construisent leur rapport à la politique, en s’inscrivant différemment dans la filiation de leurs parents. Séfako semble vouloir « réparer » le déclassement social de sa famille, engendré par la migration, tandis que Kofi construit son engagement politique comme une façon de retourner au Togo, en ayant une lecture très politique de la migration de ses parents. Si les attitudes sont différentes, elles sont dans les deux cas très marquées, sans « demi-mesure ». Pour chacun, il est intéressant de noter que leur construction identitaire semble s’organiser autour d’un référent principal : Kofi se définit comme Noir et Séfako comme Français. Cela vient peut-être de la rupture introduite par la migration de départ, comme s’il fallait faire un choix.

Nadia et Radjab : un rapport à la politique au prisme de l’origine comorienne

37 Nadia (26 ans) et Radjab (22 ans) sont sœur et frère. Leurs parents sont originaires des Comores, ils se sont rencontrés en France dans les années 1980, où ils vivaient chacun depuis peu. Leurs parcours migratoires respectifs relèvent d’une migration d’arrivée puisque l’un et l’autre sont d’abord venus pour faire des études, obtenir un métier qualifié et « vivre mieux ». Leurs deux enfants ont un discours relativement proche qui montre comment ils comprennent l’histoire migratoire de leurs parents à partir de supports variés et, en particulier, par rapport à la représentation qu’ils ont de leur pays d’origine. Cette perception d’une migration guidée par la misère favorise des comparaisons entre « ici et là-bas » et joue sur la place qu’ils donnent à la politique comme facteur explicatif. Ils développent un rapport à la politique nuancé, entre intérêt et critique, qui leur permet de donner du sens à leur histoire familiale. En retour, les différences observées dans leurs discours politiques à l’une et à l’autre semblent traduire une inscription spécifique à chacun dans la filiation familiale : Nadia, l’aînée, se situant davantage en continuité, dans l’héritage de ses parents.

• « Réussir ici sans dévaloriser là-bas »

38 Aux Comores, les parents appartiennent à des familles de « standing élevé » (comme le dit Radjab) mais, malgré cette bonne situation relative, ils sont encouragés à partir par leurs propres parents. Ce départ encouragé vient, pour leurs enfants, de la pauvreté du pays, comme le dit Radjab : « Aux Comores, c’est pas évident, c’est quand même pauvre et c’est vrai que le mieux, c’est de partir où y a des opportunités. » Cette migration d’arrivée, dans l’espoir d’une vie meilleure, s’accompagne d’une injonction à ne pas dévaloriser le pays d’origine. Les parents enjoignent leurs enfants à ne pas oublier d’où ils viennent et à rester modestes tout en saisissant leur chance. Ils les encouragent à s’intéresser à leur pays d’origine, ce qu’ils font et ce qui se traduit notamment par la valorisation, pour Nadia et Radjab, de leurs identités multiples.

39 Mais il n’est pas aisé de satisfaire à l’injonction : comment aimer ce pays que les parents ont préféré quitter ? De plus, suite à différents séjours sur place, les deux frère et sœur se disent choqués par la pauvreté et la rudesse de la vie, Nadia décrivant même le pays comme étant « arriéré ». L’un et l’autre entretiennent des représentations ambivalentes sur leur pays d’origine, oscillant entre des formes « communes » de misérabilisme et de populisme [28]. Leur lecture misérabiliste se focalise sur les manques du pays et sur le plus important de tous, la pauvreté. Leur lecture populiste dépeint avec enthousiasme des relations sociales qui seraient caractérisées par la solidarité, « humaines et vivantes », pour reprendre les termes de Nadia.

40 Nadia et Radjab ont, pendant quelques années, participé à une association destinée à aider les Comores (envoi de fournitures scolaires, acheminement de l’électricité, etc.). Cet engagement, que l’on peut comprendre comme une réponse à l’héritage de la dette créée par la migration des parents et à l’injonction à la fidélité aux origines, n’avait, précisent-ils, rien de politique. Chez eux, la politique semble avant tout mobilisée au service d’une explication de la situation du pays et des conditions de vie de leurs habitants. Le discours se fait alors souvent critique, tout en préservant le pays d’origine et ses habitants, parmi lesquels des membres de leur famille.

• Une explication politique aux difficultés vécues ici et là-bas

41 Les descendants des immigrés d’arrivée circulent entre des positions sociales très différentes selon les endroits et les personnes qu’ils fréquentent, « ici et là-bas ». Ces différences suscitent des comparaisons et des questions qui dépassent le niveau personnel de l’histoire migratoire familiale pour interroger des dynamiques sociales plus globales. La mobilisation de grilles de lecture politiques peut ici venir donner du sens aux parcours migratoires des parents, aux ambivalences vécues par les enfants et aux inégalités observées. Les explications développées mettent l’accent sur l’organisation du champ politique formel et les conséquences des actions des décideurs politiques sur les réalités vécues et observées. Radjab explique ainsi la situation des Comores : « Ils ont eu leur indépendance en 1975, et ils sont restés très pauvres, ils n’ont pas réussi à se développer comme ils le voulaient parce que c’est dû à l’instabilité politique et à la corruption. »

42 Radjab a un rapport distant avec les Comores. Il fait une distinction claire entre la politique telle qu’elle se déroule là-bas, où tout est « bloqué » et le « peuple désabusé », et la politique en France – ou dans les démocraties occidentales – à laquelle il commence à s’intéresser et qu’il considère, de plus en plus, comme une activité importante, notamment depuis les élections présidentielles de 2002 et de 2007 qui lui ont « ouvert les yeux ».

43 Nadia, quant à elle, est allée plusieurs fois aux Comores et semble davantage attachée à ce pays et plus touchée par les difficultés de ses habitants. Lorsqu’elle parle de politique, elle déplore le manque d’actions concrètes, aussi bien aux Comores qu’en France, en établissant une continuité entre les deux. Aux Comores, « l’État est là pour certaines choses mais dans l’absolu y a rien qui se fait concrètement ». En France, elle critique la médiatisation des déplacements présidentiels, peu après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 : « Ça doit pas faire forcément la une des journaux. Alors que les actions, concrètement, par exemple y a des pauvres dans un village, [les politiques] ont fait en sorte qu’il n’y a plus de pauvres dans ce village, c’est une action qui a été faite et qui a été accomplie jusqu’au bout. [...] L’action, c’est ce qui est le plus important. » L’exemple qu’elle prend « des pauvres dans un village » ne manque pas de faire penser à la pauvreté des Comores dont elle parle à plusieurs reprises.

44 Elle présente son rapport à la politique comme « un juste milieu » entre intérêt et distance critique. Contrairement à son frère, elle conçoit la politique et ses enjeux comme étant les mêmes partout. Cette différence entre eux semble venir du rapport spécifique, proche ou lointain, que chacun a noué avec le pays d’origine et semble traduire la plus ou moins forte proximité que chacun a avec l’histoire migratoire familiale. Nadia se présente comme en étant l’héritière directe, alors que Radjab tend à en parler de façon beaucoup plus distante, comme si le passé et le pays de ses parents étaient très loin de lui et de ses préoccupations. Ainsi, la politique à laquelle Radjab commence à s’intéresser en France n’est pas celle à laquelle il ne croit pas, aux Comores. Ici, l’histoire migratoire familiale joue sur le rapport à la politique qui apparaît comme une sphère de la vie sociale parmi d’autres et qui est perçue comme étant à géométrie variable.

Conclusion

45 Après de premières études centrées sur l’immigration, le regard porté sur les migrants a peu à peu inclus une attention aux conditions d’émigration, avant de chercher à prendre en compte la complexité des parcours et leur vécu subjectif. Ce sens donné par les acteurs aux parcours migratoires qu’ils vivent, observent ou dont ils « héritent » est particulièrement important à saisir ; il peut être à l’origine d’apprentissages, de questionnements et de choix biographiques.

46 Pour les descendants d’immigrés, l’histoire de leur famille a des effets à long terme car la migration de leurs parents ne peut pas être anodine. D’une part, ces parcours s’accompagnent de souffrances, de ruptures, de surprises, etc. qui impriment fortement la mémoire familiale. D’autre part, le regard social porté sur ces parcours n’est pas neutre et ne laisse pas indifférent, que ce soit dans la société de départ ou d’installation. Ces deux dimensions se renforcent mutuellement et invitent à s’intéresser de plus près aux conséquences de ces parcours sur la construction identitaire, notamment politique, des descendants d’immigrés.

47 Au terme du cheminement proposé ici, il apparaît que le parcours migratoire des parents influence la socialisation politique de leurs enfants à partir du moment où l’histoire personnelle familiale des parcours concrets se trouve réinscrite dans une histoire plus collective qui lui donne du sens. Cette attention portée à l’Histoire apparaît nettement plus marquée chez les descendants d’immigrés qui s’intéressent à la politique et, éventuellement, s’y engagent. Nous faisons l’hypothèse qu’elle est favorisée par le fait que les parents font le récit de leur parcours à leurs enfants et que ceux-ci y accordent de l’importance.

48 Cette étude menée sur les « familles immigrées » pourrait être réalisée auprès d’autres familles dont l’histoire n’est pas marquée par une mobilité internationale. Les « familles immigrées » sont surtout l’occasion de poser une loupe grossissante sur l’intérêt d’une analyse de la socialisation politique qui donne toute sa place aux parcours biographiques des différents membres de la famille et qui interroge la façon dont chacun comprend la place qu’il occupe dans la société. Les attitudes politiques adoptées peuvent être comprises, plus largement, comme des attitudes vis-à-vis des différentes collectivités auxquelles les acteurs se sentent appartenir.


Date de mise en ligne : 23/12/2016.

https://doi.org/10.3917/rf.013.0021

Notes

  • [1]
    Claudine ATTIAS-DONFUT, L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Armand Colin, 2006 ; Claudine ATTIAS-DONFUT, François-Charles WOLFF, Le destin des enfants d’immigrés, Un désenchaînement des générations, Stock, 2009.
  • [2]
    Alain LANCELOT, Dominique MEMMI, « Participation et comportement politique », in Madeleine GRAWITZ, Jean LECA (dir.), Traité de science politique, Tome 3, PUR, 1985, pp. 309-428.
  • [3]
    Annick PERCHERON, « La socialisation politique. Défense et illustration », in Madeleine GRAWITZ, Jean LECA (dir.), op. cit., p. 165.
  • [4]
    Anne MUXEL, Annick PERCHERON, « Histoires politiques de famille. Premières illustrations », Life stories / Récits de vie, n° 4, 1988, pp. 59-73.
  • [5]
    Anne MUXEL, « Socialisation et lien politique », in Thierry BLÖSS, La dialectique des rapports hommes-femmes, PUF, pp. 27- 43, 2001, p. 27.
  • [6]
    Elsa LAGIER, Le rapport à la politique des descendants d’immigrés dans les quartiers d’habitat social. De la diversité des parcours aux expériences communes, Thèse de doctorat de sociologie, Université de Strasbourg, 2012.
  • [7]
    Catherine DELCROIX, « Des récits de vie croisés aux histoires de famille », Current sociology / Sociologie contemporaine, n° 43, 1995, pp. 61-67.
  • [8]
    Abdelmalek SAYAD, « Tendances et courants des publications en sciences sociales sur l’immigration en France depuis 1960 », Current Sociology, vol. 32, n° 3, 1984, pp. 219-304.
  • [9]
    Robert CASTEL, La discrimination négative, Seuil, 2007.
  • [10]
    Alain BATTEGAY, Ahmed BOUBEKER, Les images publiques de l’immigration, L’Harmattan, 1993 ; Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS, Éric MACÉ, Les féministes et le garçon arabe, Éditions de l’Aube, 2004.
  • [11]
    Abdelmalek SAYAD, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Les enfants illégitimes, Raisons d’agir, Tome 2, 2006.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Pierre BRÉCHON, La famille. Idées traditionnelles, idées nouvelles, Le Centurion, 1976.
  • [14]
    Alain BLUM, « Comment décrire les immigrés. À propos de quelques recherches sur l’immigration », Population, n° 3, 1998, pp. 569-587 ; Abdelmalek SAYAD, La double absence, Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, 1999.
  • [15]
    Claudine ATTIAS-DONFUT, François-Charles WOLFF, Le destin des enfants d’immigrés, Un désenchaînement des générations, Stock, 2009.
  • [16]
    Catherine DELCROIX, « La complexité des rapports intergénérationnels dans les familles ouvrières originaires du Maghreb. L’exemple de la diagonale des générations », Temporalités, n° 2, 2004, pp. 44-58.
  • [17]
    Elsa LAGIER, Le rapport à la politique..., op. cit., p. 127.
  • [18]
    Georg SIMMEL, « Digressions sur l’étranger », in Yves GRAFMEYER, Isaac JOSEPH, L’École de Chicago, Aubier, 1979 [1908], pp. 53-60.
  • [19]
    Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994 [1925] ; Anne MUXEL, Individu et mémoire familiale, Nathan, 1996.
  • [20]
    Abdelmalek SAYAD, L’immigration ou les paradoxes..., op. cit.
  • [21]
    Jocelyne STREIFF-FÉNART, « À propos des valeurs en situation d’immigration : questions de recherche et bilan des travaux », Revue française de sociologie, vol. 47, n° 4, pp. 851-875, 2006, p. 863.
  • [22]
    Claudine ATTIAS-DONFUT, François-Charles WOLFF, Le destin des enfants d’immigrés..., op. cit., p. 63.
  • [23]
    Catherine WIHTOL DEWENDEN, « Le glissement des catégories de migrants », Migrations Société, vol. 22, n° 128, pp. 193- 195, 2010, p. 194.
  • [24]
    Paul RICŒUR, « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », in Paul RICŒUR, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, 1986 [1971], pp. 183-220.
  • [25]
    Catherine DELCROIX, Ombres et lumières de la famille Nour, Payot, 2013 [2001], p. 232.
  • [26]
    Zaïhia ZÉROULOU, « La réussite scolaire des enfants d’immigrés : L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue française de sociologie, vol. 29, n° 3, 1988, pp. 447-470.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON, Le savant et le politique. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Gallimard, 1989.
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