Notes
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[1]
Laura CARDIA-VONÈCHE, Benoît BASTARD, « Les silences du juge ou la privatisation du divorce. Une analyse empirique des décisions judiciaires de première instance », Droit et société, n° 4, 1986, pp. 405-413.
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[2]
Irène THÉRY, Le Démariage, Paris, Odile Jacob, 1993 ; Claude MARTIN, La parentalité en questions, perspectives sociologiques, Paris, Rapport pour le Haut conseil de la population et de la famille, 2003 ; Gérard NEYRAND, Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, Érès, 2011 ; Marie-Pierre HAMEL, Sylvain LEMOINE, Aider les parents à être parent, Paris, Centre d’analyse stratégique, 2012.
-
[3]
Benoît BASTARD, Laura CARDIA-VONÈCHE, Nathalie DESCHAMPS, Caroline GUILLOT, Isabelle SAYN, Enfants, parents, séparations. Des lieux d’accueil pour l’exercice du droit de visite et d’hébergement, Paris, Fondation de France, 1994.
-
[4]
FFER, Fédération française des espaces de rencontre, État des lieux. L’activité des espaces de rencontre en 2013, Paris, 2014.
-
[5]
Plus de 90 % des situations traitées par les espaces de rencontre leur sont adressées par les juridictions ou les services de l’État. Dans 70 % des cas, il s’agit des juges aux affaires familiales, dans plus de 10 %, des juges des enfants, le reste provenant des cours d’appel ou des services de l’aide sociale à l’enfance (FFER, op. cit.).
-
[6]
Les pères constituent 80 % des parents visiteurs, les mères 12 %, d’autres situations concernant les deux parents ou un autre membre de la parenté de l’enfant (FFER, op. cit.).
-
[7]
Benoît BASTARD, Laura CARDIA-VONÈCHE, Bernard ÈME, Gérard NEYRAND, Reconstruire les liens familiaux. Nouvelles pratiques sociales, Paris, Syros, 1996.
-
[8]
Laura CARDIA-VONÈCHE, Benoît BASTARD, « La construction sociale de la parenté, vue à travers les interventions des nouveaux professionnels du divorce. L’exemple des points de rencontre », La construction sociale de la parenté, Laboratoire de sociologie de la famille, Genève, 11-12 décembre 1992 ; Laura CARDIA-VONÈCHE, Benoît BASTARD, « La construction sociale de la parenté vue à travers les interventions des nouveaux professionnels du divorce », Dialogue, n° 126, pp. 83-90, 1994.
-
[9]
Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’un programme PICRI (« Partenariat, institutions, citoyens pour la recherche et l’innovation) de la région Île-de-France. Ce programme ayant pour titre La place des parents dans les espaces de rencontre a été réalisé dans le cadre de l’Institut des sciences sociales du politique à l’Ecole normale supérieure de Cachan, avec la collaboration de Yasmine Debarge.
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[10]
La recherche a comporté un ensemble de 46 entretiens, dont 31 avec les parents (19 parents hébergeants et 12 parents visiteurs) et 15 avec les intervenants. Avec les parents, ces entretiens ont porté sur la fréquentation de l’espace de rencontre et sur ses effets quant à la relation avec l’enfant. Avec les intervenants, les entretiens ont porté sur leur travail avec les parents. Dix-neuf réunions d’équipe ont été observées (de 3 à 8 réunions selon les sites) : des réunions durant lesquelles les situations sont passées en revue et durant lesquelles le travail de l’équipe est organisé ; et des réunions, moins nombreuses, de supervision, en présence d’un intervenant extérieur. Enfin, 19 séances d’observation ont été réalisées dans les différents lieux d’accueil étudiés. Ces observations portaient sur l’ensemble de l’accueil – travail préalable de l’équipe sur les dossiers, accueil des parents hébergeants, de l’enfant, et des parents visiteurs, clôture de l’accueil et temps d’écriture des dossiers. Un total d’environ 135 heures d’observation a ainsi été effectué en présence des parents, des enfants et des intervenants. Les entretiens et les observations ont ensuite fait l’objet de différentes analyses (par exemple, Yasmine DEBARGE, « Contenir et gérer les émotions : le dispositif “espace de rencontre’’ », Recherches familiales, n° 10, pp. 7-15, 2013 ; Yasmine DEBARGE, Benoît BASTARD, « Child Access Services in France : A Universal Service serving Diverse Clients », in M. MACLEAN, J. EEKELAAR., Managing Family Justice in Diverse Societies, Oxford, Hart Publishing, p. 169-184, 2013). Sans reprendre en détail les analyses réalisées, le présent article développe une réflexion qui n’aurait pu être menée sans l’apport de cette recherche.
-
[11]
Yasmine DEBARGE, La parentalité sous le regard de la justice. Etude comparée des espaces de rencontre en France et en Hongrie (2007-2011) à partir d’une conceptualisation sociologique du dispositif, Thèse soutenue à l’École normale supérieure de Cachan, 2014.
-
[12]
Françoise DEKEUWER-DÉFOSSEZ, Rénover le droit de la famille : propositions pour un droit adapté aux réalités et aux aspirations de notre temps, Rapport au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, La Documentation française, 1999 ; Irène THÉRY, Couple, filiation et parenté aujourd’hui : le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, Paris, Odile Jacob, La Documentation française, 1998.
-
[13]
Jean GRÉCHEZ, « Apprentissage de la loi et processus d’évolution psychique au Point-Rencontre », Dialogue, n° 132, pp. 79- 86, 1996.
-
[14]
Irène THÉRY, Anne-Marie LEROYER, Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapport du groupe de travail, 2014.
-
[15]
Le collectif Onze, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 2014.
-
[16]
Benoît BASTARD « Désirable et exigeante. La régulation négociée des relations dans le couple et la famille », Dialogue, n° 2, 2013.
-
[17]
Caroline KRUSE, La place des parents dans les espaces de rencontre. Enquête européenne CEPREP, Fédération française des espaces de rencontre, 2011.
-
[18]
L’insistance sur la perspective de la contractualisation des relations entre les parents – ou avec les parents – se marque dans le rapport annuel de la fédération des espaces de rencontre, qui liste, depuis quelques années seulement, les pratiques en question. Le rapport portant sur l’année 2013 regroupe des réponses provenant de 76 adhérents sur 94, un taux de réponse de 81 % pour une fédération qui regroupe un grand nombre des lieux d’accueil existants – que l’on peut estimer à environ 120. Or, 88 % des espaces de rencontres qui ont répondu à l’enquête de cette fédération (n = 67) « ont une pratique contractuelle avec les familles », celle-ci prenant généralement la forme d’un document écrit et signé par les parents. De tels écrits peuvent concerner la poursuite des visites à l’espace de rencontre après la période prévue par l’ordonnance de justice, l’organisation de rencontres en dehors du cadre strictement judiciaire, l’évolution des modalités de rencontre au-delà de ce qui est écrit dans la décision de justice (sorties, horaires différents, présence d’autres membres de la famille), la révision périodique du protocole des rencontres (jours, durée, lieux et modalités d’accompagnement) ou encore l’arrêt à l’amiable de la mesure d’espace de rencontre avant la date prévue par la décision de justice. Au total, plus de 3 000 accords de ce genre ont été signés avec les parents en 2013 (FFER, op. cit.). Ce chiffre est à mettre en regard avec l’activité développée par les espaces de rencontre en question : plus de 13 000 enfants accueillis ; environ 85 000 rencontres enfant-parent organisées.
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[19]
En principe, on n’organise pas, au sein même des espaces de rencontre, des séances de médiation – au sens de la coprésence des deux parents en vue de la résolution de leur différend avec l’accompagnement d’un tiers. L’espace de rencontre est en effet considéré comme le lieu de l’enfant et de son parent visiteur. Cependant, comme indiqué plus haut, une partie des espaces de rencontre se situe, en raison de ses origines, dans une proximité avec l’idée de médiation, ce qui se traduit dans le travail avec les parents – par exemple, dans l’organisation d’un premier rendez-vous d’accueil, avec chacun des parents séparément, au cours duquel est reprise, et en quelque sorte renégociée, l’ordonnance qui fixe le droit de visite à l’espace de rencontre, de manière à obtenir un accord des deux parents au sujet des modalités de rencontre.
-
[20]
Caroline KRUSE, « L’intervention au piège des pathologies », Dialogue, n° 164, pp. 107-114, 2004.
-
[21]
Serge BÉDÈRE, Madie LAJUS, Benoît SOUROU(éd.), Rencontrer l’autre parent. Les droits de visite en souffrance, Toulouse, Érès, 2011.
1 Les espaces de rencontre sont nés, en France, à la fin des années 1980. On peut facilement interpréter leur émergence et celle d’un dispositif voisin, la médiation familiale, comme un effet à distance des réformes engagées à l’époque et de ce qu’on peut appeler la privatisation des ruptures conjugales [1]. De fait, la préférence pour des arrangements venant des « divorçants » eux-mêmes et l’appel à l’autorégulation dans ce type de situation, toutes choses voulues par le législateur, ne sont pas nécessairement aisées à mettre en œuvre dans la pratique. Beaucoup des couples engagés dans un processus de séparation n’avaient pas la capacité d’y satisfaire. Il en est résulté des difficultés et des conflits entre les parents et, par ricochet, des troubles et des souffrances pour les enfants concernés, qui ont alarmé les intervenants sociaux des années 1980. L’émergence de dispositifs d’accompagnement – médiation familiale ou accompagnement du droit de visite – qu’on a pu observer alors, de façon remarquablement simultanée dans tous les pays « développés », a constitué une réponse à ces difficultés. Dans leur structuration même, comme dans leurs objectifs et le travail qu’ils font, les espaces de rencontre traduisent alors la focalisation émergente sur la relation enfant-parents. Ils apparaissaient comme une résultante de la méfiance, qui s’exprime à l’égard du couple – en tant qu’axe structurant des relations familiales – depuis que la fréquence des ruptures conjugales s’est accrue. La conjugalité s’efface au profit de la parentalité [2]. Les espaces de rencontre manifestent l’importance attachée dès lors au maintien de contacts entre les enfants et le parent avec lequel ils ne vivent pas et le souci de garantir la continuité des relations familiales dans les situations conflictuelles [3].
2 Les espaces de rencontre sont une variété de lieux d’accueil enfants-parents. Leur action concerne chaque année plus de 15 000 enfants [4]. Dans ces lieux, l’enfant rencontre le parent avec lequel il ne vit pas, en l’absence du parent hébergeant, selon une périodicité et pour un temps fixé par une ordonnance de justice. En France, la quasi-totalité des situations familiales qu’ils reçoivent leur sont adressées par les juges, en raison de dysfonctionnements graves qui s’observent dans l’exercice des droits de visite [5]. Les rencontres se font « sous le regard » de professionnels de la famille. Ces derniers travaillent autant que possible au rétablissement de la relation entre l’enfant et son parent visiteur – son père en général, mais pas forcément [6].
3 Les espaces de rencontre constituent, pour le sociologue, un laboratoire de la question familiale, au sens d’un lieu d’observation, mais aussi d’un lieu de réflexion sur les modèles d’action et de relations adaptés aux situations émergentes. Leurs intervenants sont en effet en charge de cas qui se situent à la marge et leur activité est donc particulièrement significative quand on la considère sous l’angle de ses implications pour l’action sociale et pour la société toute entière. Leurs interventions s’adressent en direct à la relation enfant-parent, qui se trouve présentée par les acteurs dans un espace semi-public ad hoc [7]. Ces interventions sont porteuses de sens, d’intentions et, si on les décrypte, elles donnent accès aux modèles qui animent les dispositifs et les professionnels s’agissant des relations familiales – modèles faits de valeurs et de représentations qui sont alors rendues particulièrement visibles.
4 Une analyse menée il y a deux décennies sur l’action des espaces de rencontre, nous avait conduits à mettre en évidence les caractéristiques de l’intervention et à proposer une interprétation au sujet des relations familiales attendues dans ce type de structure : ce que sont, devraient ou pourraient être les relations enfants-parents [8]. Le présent article se propose de reprendre les termes de cette analyse pour la confronter aux évolutions qui se sont produites depuis lors – pour les espaces de rencontre et plus généralement pour la régulation des relations familiales – de manière à faire ressortir les modèles actuels qui ont cours au sujet des relations enfants-parents.
5 La présente étude s’appuie sur les matériaux issus d’une recherche récente portant plus spécialement sur la place des parents dans les espaces de rencontre, qui a été réalisée dans quatre de ces lieux d’accueil, tous situés dans la région parisienne [9]. La recherche s’est appuyée sur une fréquentation assidue de ces structures. Sur chaque site, nous avons mis en place un dispositif d’enquête visant à réunir des données d’observations et des entretiens tout en préservant l’anonymat des personnes présentes et en évitant d’interférer avec l’intervention. Après une première étape dans laquelle nous avons obtenu l’accord de la structure et des intervenants, nous avons averti les parents de notre présence et, dès lors que ceux-ci l’acceptaient, nous avons assuré une présence durant les journées d’accueil – généralement le samedi. Nous avons ensuite réalisé des entretiens avec les parents volontaires et avec les intervenants – mais non avec les enfants. Enfin, nous avons assisté aux réunions des équipes d’intervenants et, autant que possible, organisé des séances de restitution auprès d’elles [10]. La recherche a donné lieu à une thèse [11] qui a visé à construire et à discuter, à partir du cas des espaces de rencontre, l’analyse de la notion de dispositif dans le champ de l’intervention sociale. Pour présenter l’apport de ce travail à l’étude du changement des normes de relations enfants-parents, on reviendra d’abord au « point de départ » en résumant les résultats de l’étude ancienne mentionnée ci-dessus.
◀ L’activité des espaces rencontre vecteur de modèles familiaux
6 Dans l’étude ancienne que nous en avions faite, nous développions déjà l’idée, commune aujourd’hui dans l’analyse de l’intervention sociale, que les espaces de rencontre – à l’époque on parlait de « points de rencontre » – constituent un « dispositif », mais un dispositif d’un type particulier, articulant d’une manière originale deux dimensions. Ils comportent d’une part une dimension d’imposition : les parents qui les fréquentent ne sont pas volontaires, pour la quasi-totalité d’entre eux, mais y viennent sur l’injonction d’un juge, parce qu’ils ne parviennent pas à mettre un terme à leurs différends et à réguler leurs relations. D’autre part, ils incluent une dimension d’appel à la responsabilité des acteurs et une certaine liberté de manœuvre : une fois les parents visiteurs mis en présence de leurs enfants dans le lieu d’accueil, les intervenants n’ont pas d’objectif explicite en ce qui concerne le type de travail à effectuer et leur parcours au sein du lieu d’accueil ; c’est aux parents qu’il revient de se saisir de l’opportunité qui leur est offerte pour entrer en contact avec leurs enfants et créer ou reprendre avec eux une relation.
7 Par-delà cette caractéristique commune, notre travail montrait que des pratiques très différentes étaient en vigueur d’un lieu à l’autre, ce qui conduisait à mettre en évidence deux « voies » bien distinctes dans la construction des relations familiales, fonction de l’inscription de leurs différents fondateurs dans le champ social, alors en pleine reconfiguration. Toute une partie des points de rencontre, s’adossant aux pratiques de médiation familiale dont ils étaient proches, considéraient comme une ressource et comme une nécessité la réalisation d’un travail sur la relation entre les parents. Sans réduction de la tension, sans négociation entre eux, comment imaginer se passer du soutien du lieu d’accueil et organiser des rencontres une fois la mesure terminée ? D’autres points de rencontre s’inscrivaient en faux contre cette perspective, considérant qu’il est vain de vouloir maintenir une entente entre des parents qui préfèrent s’ignorer ou se combattre, refusant d’abandonner leur conflit. Face à ces parents inaccessibles à l’autorégulation, ces structures, réunies autour de l’Association française des centres de consultation conjugales (AFCCC) développaient une pratique commune, adossée au savoir psychanalytique et reposant sur l’idée que seule une règle « extérieure » s’imposant au parent, pouvait garantir l’accès du parent visiteur à ses enfants et avoir à terme un effet de régulation et de pacification. Cette analyse conduisait à mettre en évidence deux « modèles » familiaux distincts et fortement opposés. Un premier modèle, « contractualiste », dans lequel la relation à l’enfant reste tributaire d’une relation de couple maintenue. Et un second dans lequel on considère que les relations familiales peuvent s’organiser à partir de l’enfant, d’une manière hétéronormée, sans passer par la médiation du couple parental. Il y avait alors débat sur ces modèles ; des débats qui, tout en s’enracinant dans la pratique des espaces de rencontre, la dépassaient largement. On peut rappeler que le rapport Dekeuwer-Défossez, qui a présidé aux réformes de l’autorité parentale du début des années 2000, adoptait le premier modèle, à la suite d’Irène Théry, en considérant que « le couple parental survit au couple conjugal », une formule empruntée aux médiateurs, dont le groupe professionnel était alors en pleine ascension [12]. À l’opposé, Jean Gréchez, l’un des principaux « inventeurs » des points de rencontre et le pivot charismatique de leur mouvement au sein de l’AFCCC, considérait que cette formule ne renvoie à aucune réalité sur le plan psychologique et la critiquait parce qu’elle recrée une forme d’indissolubilité du mariage. Il faut, disait-il alors, « accepter la mort du couple » [13].
8 Ce débat s’est effacé, on voudrait le montrer ici, alors que d’autres discussions occupent le devant de la scène [14]. Il reste qu’il paraît intéressant de reprendre la question de savoir quels modèles familiaux sous-tendent aujourd’hui l’action des espaces de rencontre en analysant les transformations du contexte socio-légal dans lequel celle-ci s’inscrit et en évoquant les changements qui affectent leur pratique.
◀ Les changements du contexte socio-légal
9 Depuis dix ans, la coparentalité est devenue une norme légale qui ne prête plus à discussion. Le législateur en a décidé ainsi et donne en outre toute la priorité au maintien des relations enfants-parents, un choix qui va de pair, dans la pratique, avec celui du premier modèle, contractualiste, dans lequel les parents, supposés s’entendre, voire contraints de le faire, maintiennent une relation après la rupture. Ce modèle, celui de la coparentalité, est aussi celui que les médiateurs appelaient de leurs vœux depuis qu’ils ont commencé à développer leur pratique et celui des espaces de rencontre qui étaient « affiliés » au mouvement de la médiation. En l’occurrence, s’il est voulu par le législateur et les juges, c’est que ce modèle rencontre un soutien social fort, le soutien « politique » des mouvements de pères et aussi celui d’une partie des experts du champ de psychologie qui insistent sur la nécessité, pour l’enfant, de pouvoir se situer dans ses liens familiaux.
10 Pour appliquer la loi et parce qu’ils sont convaincus du bien-fondé de ces modalités de gestion des ruptures, les magistrats concernés, les juges aux affaires familiales, mettent tout leur poids dans la recherche de solutions amiables, des solutions permettant que les relations enfants-parents soient maintenues. Dans la pratique, la question de savoir s’il faut ou non maintenir des relations entre les enfants et le parent dont ils sont éloignés pour quelque raison que ce soit est censée ne pas se poser, sauf exceptionnellement lorsqu’un parent prétend limiter l’accès de l’autre aux enfants. Exceptionnelle, une telle démarche est perçue par les juridictions comme une manœuvre condamnable en droit et moralement inacceptable [15].
11 En définitive, le modèle négociateur – repris dans la notion de coparentalité comme dans le fonctionnement de la médiation familiale – constitue aujourd’hui une norme extrêmement prégnante, qui inclut, en arrière-plan, différentes exigences : non seulement le maintien des relations entre les enfants et le parent dont ils sont séparés, mais aussi celui des relations entre les membres du couple dissout pour ce qui concerne la vie de ses enfants.
12 Cette perspective étant dominante dans le champ judiciaire, l’action des espaces de rencontre est aujourd’hui fondée, légitime et reconnue. Leur inscription dans le code civil, qui s’est faite dans le cadre de l’adoption de la loi sur la protection de l’enfance, donne aux magistrats une base plus solide pour rendre des décisions qui prescrivent que le droit de visite s’exerce dans un tel lieu. Cette inscription dans la loi a été suivie de la parution de textes réglementaires qui précisent les modalités de désignation des espaces de rencontre et organisent leur fonctionnement, avec notamment la nécessité d’une accréditation par les préfectures. Ce processus de reconnaissance se poursuit aujourd’hui : les espaces de rencontre ont fait l’objet d’une inscription dans le cadre de la convention qui lie l’État et la Caisse nationale des allocations familiales de sorte qu’ils devraient se voir assurés, si ce n’est de ressources suffisantes et pérennes, du moins d’une contribution stabilisée à leur activité.
◀ Quel repositionnement des espaces de rencontre ?
13 Face à la domination du modèle contractualiste, les espaces de rencontre se trouvent dans une situation qui ne va pas de soi. D’une part, dès lors que leur raison d’être se trouve dans la préférence pour le maintien des relations entre les enfants et le parent avec lequel ils ne vivent pas, ils se trouvent évidemment « bénéficiaires » du fait que les magistrats sont aujourd’hui parfaitement en phase avec cette exigence. Les espaces de rencontre font partie aujourd’hui de « l’équipement » sur lequel comptent les juges et leur existence de ce point de vue, est entièrement justifiée de sorte qu’ils reçoivent le soutien des juridictions. D’autre part, la préférence pour un modèle qui repose sur l’accord des parties peut-elle se trouver satisfaite s’agissant des situations qui sont reçues et prises en charge dans ces structures ? De fait, comme on l’a noté, s’ils sont désignés comme lieu d’exercice du droit de visite, c’est précisément parce que les parents ne s’entendent pas ou que l’un d’entre eux n’a pas pris sa place en tant que parent. Leur existence même témoigne de l’écart qui existe entre le droit en vigueur – proactif et qui vise la coparentalité – et les capacités de négociation fort limitées dont disposent les parents dans ces ruptures difficiles et conflictuelles. Cet écart entre les attentes modélisatrices et la réalité des fonctionnements conjugaux n’est pas sans impact sur l’activité des espaces de rencontre. On peut faire l’hypothèse qu’en s’attachant à le réduire au cours des dernières années, de manière à prendre une place mieux délimitée et mieux comprise dans l’accompagnement du divorce et le soutien à la parentalité, les espaces de rencontre ont été amenés à donner une plus grande uniformité à leur pratique. Par-delà la diversité des manières de concevoir l’intervention, on voit en effet se profiler une sorte d’adhésion au modèle coparental, qui se traduit, dans le travail auprès des parents par un interventionnisme accru et, comme on va le montrer, par une pression accentuée en direction d’une contractualisation des relations entre les parents – comme si le modèle qui avait été celui de l’AFCCC se trouvait de ce fait désavoué ou, à tout le moins, estompé.
14 La question qui se pose cependant, dans l’action des espaces de rencontre, comme plus généralement dans l’intervention touchant aux ruptures conjugales conflictuelles, est celle de savoir comment faire en sorte de mettre en vigueur un modèle de règlement des litiges qui renvoie à un mode de fonctionnement familial particulier auquel n’adhèrent pas certains des acteurs concernés [16]. Peut-on trouver des capacités de négociation dans des couples où il n’en existait pas ? Peut-on convaincre les divorçants de se « convertir » au modèle contractualiste s’il n’a pas été le leur durant l’union, et ceci au moment précisément où ils sont en conflit aigu ? Ce modèle, les intervenants l’ont en tête, certes, mais peut-il constituer véritablement un guide pour la pratique, et un guide efficace ?
◀ Vers l’uniformisation des pratiques
15 Dans la pratique, l’activité des espaces de rencontre est marquée par une plus grande homogénéité. On peut, certes, trouver encore des accents différents dans les dénominations des espaces de rencontre, dans leurs façons de faire, le recours ou non à des protocoles plus ou moins formalisés, etc. On peut même identifier encore deux « modèles » de travail – l’un, résiduel, dans lequel les intervenants se tiennent à plus grande distance des parents, l’autre, très largement diffusé et dans lequel ils sont davantage proactifs [17]. Cependant, par-delà cette distinction, tous les signes montrent que la force acquise par le modèle contractualiste dans le champ de l’intervention face aux ruptures conjugales, fait sentir ses effets dans les espaces de rencontre et donne davantage d’homogénéité à leurs pratiques.
16 C’est ainsi qu’on considère aujourd’hui, pratiquement dans tous ces lieux d’accueil que les situations doivent « bouger ». Les professionnels mettent davantage de force dans leur intervention auprès des parents. Ils s’appuient notamment pour ce faire sur les dispositions légales qui font que tout accord entre les parents prévaut sur les décisions prises par le juge – dès lors évidemment qu’il n’est pas contraire à l’intérêt des enfants. Cela permet, par exemple, de mettre en place de façon volontariste des « sorties » du lieu d’accueil, même lorsque celles-ci ne sont pas explicitement prévues dans l’ordonnance initiale. À leur initiative, il est possible que le parent visiteur puisse quitter les lieux avec son ou ses enfants pendant un temps pour y revenir avec eux avant l’heure prescrite pour la fin du droit de visite – une manière de marquer une évolution dans la mesure et d’en affirmer le caractère transitoire en testant et en démontrant la capacité du parent visiteur à prendre en charge ses enfants autant que celle des parents à trouver des solutions par eux-mêmes. Un père évoque un tel « élargissement » de la mesure de la manière suivante.
« On est parti d’une situation où je voyais mon enfant ici le samedi pendant quatre heures et un autre jour de semaine, en fonction de ma femme, deux heures. Mais je ne pouvais pas sortir. Je devais rester ici. Maintenant, le jour de semaine, on m’autorise à sortir avec l’enfant, c’est-à-dire que j’ai le droit de sortir, aller à la boulangerie acheter un croissant, discuter avec lui dehors et puis je dois le remmener ici. Donc, tout cela, ça s’est mis en place : ça fait partie de leur intervention, de constater la possibilité du parent qui est ici de s’occuper de l’enfant. C’est aussi cela, il y a aussi cet aspect-là... De voir dans quelle mesure le parent est capable de s’occuper des enfants. » (Un père visiteur).
18 On comprend bien dès lors que les espaces de rencontre, dans leur ensemble, aient donné, au cours des années, une importance croissante au « travail » qu’ils effectuent auprès du parent qui héberge l’enfant. Il s’agit, autant que possible, d’impliquer davantage ce parent dans l’intervention, en parlant avec lui, parfois brièvement, parfois plus longuement, au début ou à la fin des rencontres et en lui proposant, le cas échéant, des entretiens en dehors du temps de l’accueil pour évoquer la situation avec lui, une manière de le reconnaître, lui aussi, en tant que parent, avec son rôle spécifique, de considérer ses difficultés, ses blocages aussi, avec l’idée que ce parent détient, pour une large part aussi, les clés de l’évolution de la situation.
19 Plus généralement, un autre aspect du changement des pratiques peut être résumé dans la notion de « contractualisation », utilisée par les espaces de rencontre eux-mêmes et qui traduit ce souci qu’ils ont d’obtenir la collaboration des parents pour faire progresser les situations [18]. Il s’agit de faire en sorte que la liberté qui reste aux pères et aux mères – qui sont, rappelons-le, dans la quasi-totalité des cas titulaires de l’autorité parentale – serve à trouver des solutions qui vont dans le sens de leur autonomisation par rapport à la structure.
20 Un dernier aspect, marginal, peut être aussi évoqué, qui va dans le même sens : la volonté d’encourager les parents à venir d’eux-mêmes dans les espaces de rencontre sans y être adressés par un juge. Une telle attente se trouvait présente à la création même de certains lieux d’accueil – on pense à La Passerelle à Grenoble. Elle a pratiquement disparu du fait que les juges aux affaires familiales ont trouvé dans les espaces de rencontre un outil correspondant aux besoins qui se faisaient jour dans leur pratique et ont utilisé à leur compte toute l’offre disponible. Cette question réapparaît périodiquement du fait que l’un des promoteurs de leur action, la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), aimerait les voir sortir de l’orbite exclusive de la justice pour devenir une mesure plus « ordinaire » et généraliste, décidée par les parents eux-mêmes pour répondre aux difficultés qu’ils rencontrent.
21 Si tous les constats faits vont dans le sens de la réaffirmation du caractère « transitoire » du passage par les espaces de rencontre, il faut indiquer qu’on retrouve ce thème en écho dans les discussions qu’ont leurs représentants avec les services de l’État (ministère de la Justice, ministère des Affaires sociales), ainsi qu’avec la CNAF : on y trouve l’idée qu’une mesure devrait durer au plus six mois, avec éventuellement un renouvellement. Les discussions qui ont eu lieu avec ces institutions portent aussi, par exemple, sur la possibilité de développer des « passerelles » vers les services de médiation familiale, autrement dit de faire en sorte, que certaines familles qui paraissent accessibles à ce type de pratique puissent y être adressées à la fin de la mesure d’espace de rencontre. C’est dire qu’il existe, au sein de l’État, la préoccupation de soutenir la régulation de ces dysfonctionnements des relations entre les parents, sans que soit perdu de vue, par souci d’économie, pour limiter le nombre des recours contentieux devant les juridictions familiales ou encore pour éviter le grief d’ingérence dans la sphère privée, le principe selon lequel il revient à terme aux parents de reprendre en main leur situation.
22 Ces différentes observations montrent que l’évolution des pratiques des espaces de rencontre se marque pour l’essentiel par la valorisation d’une vision dynamique des relations qui sont encouragées dans le cadre de leur intervention ainsi que par la recherche de toute voie de négociation et d’arrangement qui, sans prendre expressément la forme de la mise en place de pratiques de médiation [19], place surtout l’accent sur le rôle des parents, leur capacité d’interagir et de se responsabiliser dans l’intérêt des enfants.
23 A contrario, on pourrait signaler qu’une autre orientation, qui aurait pu se spécifier et s’opérationnaliser parce qu’elle faisait l’objet d’une promotion par les autorités de tutelles des espaces de rencontre, ne s’est pas confirmée. En effet, la loi de 2011 sur la lutte contre les violences faites aux femmes a voulu créer une spécialisation de certains espaces de rencontre qui auraient pris en charge ce type de situation – avec une dotation supplémentaire en contrepartie. Si certains espaces de rencontre ont répondu à cette proposition, il ne semble pas que cette orientation, davantage axée sur le « contrôle » des parents visiteurs, ait pris une extension très large, comme si la perspective ainsi tracée ne correspondait pas à l’orientation profonde de leur action.
◀ Comment articuler la coparentalité et la pratique de l’espace de rencontre ?
24 Tout se passe comme si les espaces de rencontre ne pouvaient faire autrement que de s’inscrire dans la perspective dominante : on le voit dans l’inflexion en direction des pratiques de « contractualisation » ou encore dans leur souci de faire « progresser » les situations, des différentes manières qui ont été évoquées. Simultanément, leurs responsables et leurs intervenants gardent la conscience aigüe des limites de leur capacité à faire adhérer les familles à de telles exigences. De fait, si certains parents parviennent assez vite à s’accommoder du cadre qui leur est proposé, voire à changer de posture de sorte que les relations entre eux s’apaisent, il reste beaucoup de situations dans lesquelles le changement espéré se fait attendre ou s’avère impossible. On pense par exemple à des cas dans lesquels le parent visiteur, en grande difficulté sur le plan psychologique, reste longtemps tributaire de l’action de l’espace de rencontre, de sorte que celle-ci se prolonge pendant plusieurs années – soit que le parent hébergeant « bloque » toute évolution, soit que le parent visiteur lui-même n’ait pas suffisamment confiance en lui pour revendiquer une plus grande autonomie dans l’accès à son ou ses enfants. On a pu observer aussi des situations qui sont marquées par une telle tension entre les parents que l’espace de rencontre ne semble fonctionner que comme un lieu où se prolonge leur relation selon des modalités dans lesquelles les interactions avec l’enfant ne sont pas investies, ou alors uniquement comme un instrument dans le conflit avec l’autre parent. On pense ici, par exemple, à une situation dans laquelle, les parents n’ayant pratiquement pas vécu ensemble, l’espace de rencontre est conduit, par une décision de justice rendue à la demande du père, à organiser des rencontres avec un enfant de cinq ans que celui-ci n’a pas rencontré depuis plusieurs années et à qui il n’a jamais été dit qui est véritablement son père – il appelle en effet « papa » le compagnon de sa mère. Quelques rencontres ont lieu, au cours desquelles les intervenants font tout pour soutenir l’enfant, apeuré, et le père, très démuni. Elles sont cependant marquées par l’agressivité réciproque des parents, qui se manifeste à différentes reprises, jusqu’à un paroxysme assez violent. Les discussions qui prennent place au sein de l’équipe, à plusieurs reprises et y compris dans le cadre d’une séance avec un intervenant extérieur, conduisent finalement à suspendre ces rencontres en considérant que ces parents ne viennent pas à l’espace de rencontre « pour l’enfant », mais qu’ils y tentent de résoudre des difficultés sans rapport avec le bien de celui-ci. Face à de telles structures relationnelles, l’intervention ne peut évidemment pas viser à créer une entente entre les parents.
25 Les espaces de rencontre se trouvent ainsi pris dans une tension entre le souci de pousser au changement des relations entre les parents et la nécessité de tenir compte, avec réalisme, des situations qu’ils accueillent. Leurs intervenants ont conscience de participer à la régulation des relations familiales et au contrôle qui s’exerce, à la demande des juridictions, sur des situations familiales marginales ou dysfonctionnelles. À ce titre, ils ne sont pas sans chercher à avoir prise sur les situations qu’ils accueillent, à travers une intervention qui se veut bienveillante, ni sans exercer certaines pressions sur les parents qu’ils accueillent, dans le sens qu’on a décrit. En même temps, ils conservent un regard critique sur les situations accueillies et savent qu’ils n’en maîtrisent pas l’évolution. De fait, si la fréquentation du lieu est prescrite par le juge, la question de savoir quel usage font les parents de l’espace de rencontre ne donne pas lieu à une réponse univoque. Si certains parents se montrent capables, à l’issue du travail effectué, d’organiser la poursuite des droits de visite sans le soutien du lieu d’accueil, il n’en est pas de même dans d’autres cas. En effet, la reprise de contact de l’enfant avec le parent permet dans certains cas de modifier, et parfois assez rapidement, les relations entre les parents, de sorte que la mesure peut prendre fin avec la mise en place d’une autre modalité d’organisation du droit de visite – ce qui constitue le signe de leur capacité d’accéder à un certain degré de coopération. Dans d’autres situations, il apparaît impossible que les rencontres aient lieu sans le soutien de la structure, pour des raisons qui tiennent aux difficultés rencontrées par un parent sur le plan social ou psychologique – et les visites se poursuivent pendant plusieurs années avec des enfants qui grandissent. Il arrive aussi que les rencontres cessent, parce que les enfants ne sont plus présentés ou parce que le parent visiteur renonce, sans que les intervenants sachent bien ce qu’il en est du devenir des familles : les parents ont-ils trouvé des solutions pour que des rencontres soient maintenues ? Ont-ils de nouveau saisi le juge aux affaires familiales ? Les relations sont-elles de nouveau rompues entre le parent visiteur et ses enfants ? Dans ces conditions, et tout en sachant que le souci de contractualiser les relations entre parents ou celui de « faire avancer » les situations ne sont pas que des concessions dans l’air du temps de la coparentalité, on peut penser que ces intentions qui s’imposent dans l’ensemble des structures restent constamment tempérées, dans la pratique, par des formes de réalisme qui font que les interventions réalisées « collent » davantage au vécu des enfants et des parents.
26 Dès lors, la question des modèles familiaux de référence dans la pratique des espaces de rencontre, ne reçoit pas de réponse simple. Alors qu’il existait, ainsi qu’on avait pu le montrer, des modèles différents, voire concurrents, quant aux manières de penser les relations familiales après la rupture, on se trouve aujourd’hui face à une incertitude : le modèle de la coparentalité occupe tout le champ de l’intervention socio-légale et se développe aussi dans ces structures sans qu’on puisse pour autant penser qu’il suffise à rendre compte véritablement de l’activité qui s’y réalise. Si la pratique s’est reconfigurée d’une manière qui fait davantage consensus, la question se pose de savoir comment les espaces de rencontre font face aujourd’hui à la tension qui oppose les exigences générales relatives à la coparentalité et la spécificité de leur contexte d’action. Les questions à cet égard sont récurrentes : qu’offrir à des parents en grande difficulté qui ne peuvent se passer de l’action médiatrice du lieu et qui cependant « dérangent » le fonctionnement de l’espace de rencontre, pour différentes raisons ? [20] Quoi faire face à la violence de certains parents, notamment la violence verbale, à laquelle les enfants et les parents présents peuvent être exposés, avant, pendant ou après les visites ? Qu’en est-il de la résistance des enfants, parfois très jeunes, qui refusent de voir leur parent ? Il n’y a nul angélisme dans le travail des intervenants des espaces de rencontre. S’adressant à des parents en difficulté, ils gardent, le plus souvent, une grande distance à l’égard de toute préconfiguration des relations entre les personnes qui fréquentent ces lieux d’accueil, enfants et parents. L’essentiel, comme l’indique un travail récent tient dans une « posture d’accueil », non jugeante, une réponse au coup-par-coup [21]. Même s’ils sont touchés, comme on l’a montré, par la vague actuelle du coparentalisme, à laquelle ils souscrivent à leur manière, les espaces de rencontre restent moins mobilisés par la question de savoir quelle place peuvent ou doivent occuper les parents, que par le souci de préserver l’enfant des avatars de la relation entre leurs parents.
◀ Conclusion
27 L’analyse du fonctionnement des espaces de rencontre au temps de leur structuration permettait de « lire », dans leur activité, les tensions que suscitait le changement de régime de la conjugalité que nous traversons et d’en déduire les options possibles quant à la structuration des relations familiales. Or, les observations faites à l’occasion de la présente analyse suggèrent qu’on assiste à un relatif effacement des modèles familiaux qui sous-tendaient l’action des espaces de rencontre. Ces modèles, qui provenaient de l’appartenance institutionnelle et professionnelle de leurs fondateurs et des caractéristiques des réseaux institutionnels qui les abritaient, ont perdu de leur visibilité. On a affaire aujourd’hui à une communauté de vue des structures s’agissant de l’organisation de leur action, avec de rares exceptions, sans qu’on ne puisse plus identifier les oppositions et les « courants » qui s’observaient naguère. Cette communauté de vue renvoie à une sorte de projet commun pour les relations enfants-parents qui assure la compatibilité de l’activité des espaces de rencontre avec le principe général de la coparentalité, comme en témoignent les évolutions significatives des modes d’intervention qu’on a évoquées. Cependant de nouvelles questions émergent quant à la possibilité d’opérationnaliser un tel modèle dans un contexte où les relations entre parents apparaissent dysfonctionnelles ou conflictuelles. Quant à la relative indifférence qu’on trouve aujourd’hui chez les intervenants à l’égard de la question du couple, on pourrait suggérer qu’elle tient à une évolution de fond, peu visible et peu aisée à analyser : le fait que la place prise par la problématique de la parentalité a fait perdre de son intérêt à la question de savoir quelle modalité de la relation conjugale encourager. Dès lors que la seule question qui intéresse les intervenants, le juge comme les professionnels des espaces de rencontre, est celle de savoir de quelle manière les enfants sont en relation avec leurs parents, qu’ils soient hébergeants ou non, peu leur importe ce qu’il en est de la « formule » adoptée. La négociation conjugale apparaît certes comme un idéal pour le couple, mais la question qui seule compte est celle du maintien des relations entre l’enfant et les parents – et leurs lignées – dont il est issu.
Notes
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[1]
Laura CARDIA-VONÈCHE, Benoît BASTARD, « Les silences du juge ou la privatisation du divorce. Une analyse empirique des décisions judiciaires de première instance », Droit et société, n° 4, 1986, pp. 405-413.
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[2]
Irène THÉRY, Le Démariage, Paris, Odile Jacob, 1993 ; Claude MARTIN, La parentalité en questions, perspectives sociologiques, Paris, Rapport pour le Haut conseil de la population et de la famille, 2003 ; Gérard NEYRAND, Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, Érès, 2011 ; Marie-Pierre HAMEL, Sylvain LEMOINE, Aider les parents à être parent, Paris, Centre d’analyse stratégique, 2012.
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[3]
Benoît BASTARD, Laura CARDIA-VONÈCHE, Nathalie DESCHAMPS, Caroline GUILLOT, Isabelle SAYN, Enfants, parents, séparations. Des lieux d’accueil pour l’exercice du droit de visite et d’hébergement, Paris, Fondation de France, 1994.
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[4]
FFER, Fédération française des espaces de rencontre, État des lieux. L’activité des espaces de rencontre en 2013, Paris, 2014.
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[5]
Plus de 90 % des situations traitées par les espaces de rencontre leur sont adressées par les juridictions ou les services de l’État. Dans 70 % des cas, il s’agit des juges aux affaires familiales, dans plus de 10 %, des juges des enfants, le reste provenant des cours d’appel ou des services de l’aide sociale à l’enfance (FFER, op. cit.).
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[6]
Les pères constituent 80 % des parents visiteurs, les mères 12 %, d’autres situations concernant les deux parents ou un autre membre de la parenté de l’enfant (FFER, op. cit.).
-
[7]
Benoît BASTARD, Laura CARDIA-VONÈCHE, Bernard ÈME, Gérard NEYRAND, Reconstruire les liens familiaux. Nouvelles pratiques sociales, Paris, Syros, 1996.
-
[8]
Laura CARDIA-VONÈCHE, Benoît BASTARD, « La construction sociale de la parenté, vue à travers les interventions des nouveaux professionnels du divorce. L’exemple des points de rencontre », La construction sociale de la parenté, Laboratoire de sociologie de la famille, Genève, 11-12 décembre 1992 ; Laura CARDIA-VONÈCHE, Benoît BASTARD, « La construction sociale de la parenté vue à travers les interventions des nouveaux professionnels du divorce », Dialogue, n° 126, pp. 83-90, 1994.
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[9]
Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’un programme PICRI (« Partenariat, institutions, citoyens pour la recherche et l’innovation) de la région Île-de-France. Ce programme ayant pour titre La place des parents dans les espaces de rencontre a été réalisé dans le cadre de l’Institut des sciences sociales du politique à l’Ecole normale supérieure de Cachan, avec la collaboration de Yasmine Debarge.
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[10]
La recherche a comporté un ensemble de 46 entretiens, dont 31 avec les parents (19 parents hébergeants et 12 parents visiteurs) et 15 avec les intervenants. Avec les parents, ces entretiens ont porté sur la fréquentation de l’espace de rencontre et sur ses effets quant à la relation avec l’enfant. Avec les intervenants, les entretiens ont porté sur leur travail avec les parents. Dix-neuf réunions d’équipe ont été observées (de 3 à 8 réunions selon les sites) : des réunions durant lesquelles les situations sont passées en revue et durant lesquelles le travail de l’équipe est organisé ; et des réunions, moins nombreuses, de supervision, en présence d’un intervenant extérieur. Enfin, 19 séances d’observation ont été réalisées dans les différents lieux d’accueil étudiés. Ces observations portaient sur l’ensemble de l’accueil – travail préalable de l’équipe sur les dossiers, accueil des parents hébergeants, de l’enfant, et des parents visiteurs, clôture de l’accueil et temps d’écriture des dossiers. Un total d’environ 135 heures d’observation a ainsi été effectué en présence des parents, des enfants et des intervenants. Les entretiens et les observations ont ensuite fait l’objet de différentes analyses (par exemple, Yasmine DEBARGE, « Contenir et gérer les émotions : le dispositif “espace de rencontre’’ », Recherches familiales, n° 10, pp. 7-15, 2013 ; Yasmine DEBARGE, Benoît BASTARD, « Child Access Services in France : A Universal Service serving Diverse Clients », in M. MACLEAN, J. EEKELAAR., Managing Family Justice in Diverse Societies, Oxford, Hart Publishing, p. 169-184, 2013). Sans reprendre en détail les analyses réalisées, le présent article développe une réflexion qui n’aurait pu être menée sans l’apport de cette recherche.
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[11]
Yasmine DEBARGE, La parentalité sous le regard de la justice. Etude comparée des espaces de rencontre en France et en Hongrie (2007-2011) à partir d’une conceptualisation sociologique du dispositif, Thèse soutenue à l’École normale supérieure de Cachan, 2014.
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[12]
Françoise DEKEUWER-DÉFOSSEZ, Rénover le droit de la famille : propositions pour un droit adapté aux réalités et aux aspirations de notre temps, Rapport au Garde des Sceaux, ministre de la Justice, La Documentation française, 1999 ; Irène THÉRY, Couple, filiation et parenté aujourd’hui : le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, Paris, Odile Jacob, La Documentation française, 1998.
-
[13]
Jean GRÉCHEZ, « Apprentissage de la loi et processus d’évolution psychique au Point-Rencontre », Dialogue, n° 132, pp. 79- 86, 1996.
-
[14]
Irène THÉRY, Anne-Marie LEROYER, Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapport du groupe de travail, 2014.
-
[15]
Le collectif Onze, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 2014.
-
[16]
Benoît BASTARD « Désirable et exigeante. La régulation négociée des relations dans le couple et la famille », Dialogue, n° 2, 2013.
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[17]
Caroline KRUSE, La place des parents dans les espaces de rencontre. Enquête européenne CEPREP, Fédération française des espaces de rencontre, 2011.
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[18]
L’insistance sur la perspective de la contractualisation des relations entre les parents – ou avec les parents – se marque dans le rapport annuel de la fédération des espaces de rencontre, qui liste, depuis quelques années seulement, les pratiques en question. Le rapport portant sur l’année 2013 regroupe des réponses provenant de 76 adhérents sur 94, un taux de réponse de 81 % pour une fédération qui regroupe un grand nombre des lieux d’accueil existants – que l’on peut estimer à environ 120. Or, 88 % des espaces de rencontres qui ont répondu à l’enquête de cette fédération (n = 67) « ont une pratique contractuelle avec les familles », celle-ci prenant généralement la forme d’un document écrit et signé par les parents. De tels écrits peuvent concerner la poursuite des visites à l’espace de rencontre après la période prévue par l’ordonnance de justice, l’organisation de rencontres en dehors du cadre strictement judiciaire, l’évolution des modalités de rencontre au-delà de ce qui est écrit dans la décision de justice (sorties, horaires différents, présence d’autres membres de la famille), la révision périodique du protocole des rencontres (jours, durée, lieux et modalités d’accompagnement) ou encore l’arrêt à l’amiable de la mesure d’espace de rencontre avant la date prévue par la décision de justice. Au total, plus de 3 000 accords de ce genre ont été signés avec les parents en 2013 (FFER, op. cit.). Ce chiffre est à mettre en regard avec l’activité développée par les espaces de rencontre en question : plus de 13 000 enfants accueillis ; environ 85 000 rencontres enfant-parent organisées.
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[19]
En principe, on n’organise pas, au sein même des espaces de rencontre, des séances de médiation – au sens de la coprésence des deux parents en vue de la résolution de leur différend avec l’accompagnement d’un tiers. L’espace de rencontre est en effet considéré comme le lieu de l’enfant et de son parent visiteur. Cependant, comme indiqué plus haut, une partie des espaces de rencontre se situe, en raison de ses origines, dans une proximité avec l’idée de médiation, ce qui se traduit dans le travail avec les parents – par exemple, dans l’organisation d’un premier rendez-vous d’accueil, avec chacun des parents séparément, au cours duquel est reprise, et en quelque sorte renégociée, l’ordonnance qui fixe le droit de visite à l’espace de rencontre, de manière à obtenir un accord des deux parents au sujet des modalités de rencontre.
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[20]
Caroline KRUSE, « L’intervention au piège des pathologies », Dialogue, n° 164, pp. 107-114, 2004.
-
[21]
Serge BÉDÈRE, Madie LAJUS, Benoît SOUROU(éd.), Rencontrer l’autre parent. Les droits de visite en souffrance, Toulouse, Érès, 2011.