Couverture de RF_009

Article de revue

Le souci des autres. Éthique et politique du care, Patricia Paperman, Sandra Laugier (dir.), nouvelle édition augmentée, Paris, EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2011.

Pages 195 à 196

Notes

  • [1]
    Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, Paris, Ed. de l’éclat, 2009.

1 Pour qui cherche à saisir ce que signifie le care, cette réédition d’un livre paru en 2005 (augmenté d’une conférence de Carol Gilligan de 2009 et d’une préface à la nouvelle édition) est un trésor : cet ouvrage collectif ne se contente pas en effet de proposer de grands textes des principaux animateurs de ce courant philosophique, il les articule entre eux et les met en discussion les uns avec les autres, chacun des auteurs ayant sans doute été invité à lire et travailler les points de vue des autres, ce qui est bien rare dans ce genre d’ouvrage. L’ensemble proposé offre ainsi au lecteur une pensée dense et argumentée, cohérente avec son objet dont une des faces est la mise en valeur de sensibilités plurielles dans une recherche philosophique. Le care y apparaît alors comme un mouvement philosophique souvent revendicatif mais toujours attentif aux critiques qui lui sont adressées, un mouvement qui entame l’illusion selon laquelle chacun d’entre nous serait une fois pour toutes et définitivement un être autonome alors que « les vies des gens sont entrelacées » (Carol Gilligan, p. 38). C’est ainsi la valeur de la « myriade de gestes ayant trait au soin, à la compréhension et au souci des autres » (Elsa Dorlin, p. 117) qui est relevée et développée de façon continue et qui ouvre à une nouvelle forme de responsabilité engagée.

2 La pensée du care, son éthique, sa proposition politique, longuement discutées par chacun des contributeurs, permettent d’approcher au plus près cette notion dont les implications vont bien au-delà de ce que l’on supposait : la puissance et la fécondité du concept de care, cette « attention active et responsable au bien-être de l’autre » (Layla Raïd, p. 285), est rendue manifeste. Le lecteur non philosophe se retrouve ainsi immergé au cœur de la vie des idées au sein de laquelle on découvre que la tâche que se sont donnés les philosophes du care est de penser l’éthique du care « comme une théorie morale et politique alternative et non comme un simple complément des théories morales traditionnelles fondées sur le raisonnement de justice » (Joan Tronto, p. 69). Ce « combat », mené principalement aux États-Unis, est parfois difficile à suivre pour un lecteur français qui manque souvent de références pour le saisir. Les abondantes bibliographies qui suivent chaque article permettront sans doute d’aller plus avant et de saisir les enjeux philosophiques en présence et la visée poursuivie qui n’est rien d’autre que « l’épanouissement » du care comme expérience concrète et comme pensée morale au sein de nos sociétés. À ce titre, ce livre est aussi un manifeste.

3 L’ouvrage est divisé en quatre parties (« care et genre », « care et justice », « métaphysique et carologie » et « care, sensibilité et vulnérabilité »), et cette découpe judicieuse aide considérablement la lecture. Il convenait bien en effet de commencer par aborder les points les plus délicats et les plus fondamentaux du care que sont sa distinction avec une éthique « féminine » plus ou moins naturaliste et l’écart qu’il propose avec les conceptions usuelles de la justice qui ont tant de mal à tenir compte de l’asymétrie des relations entre les personnes. La discussion approfondie qui y est menée permet d’emblée de comprendre que le care n’est pas réductible à une vision féministe ou « féminine » de l’attention à autrui. L’attention à la vulnérabilité de l’autre, manifeste dans l’attention aux corps, aux êtres dépendants, au maintien d’une qualité relationnelle entre les êtres malgré leur fragilité est certes souvent dévolue aux femmes mais pas à toutes les femmes et pas seulement à elles. Le modèle de la sollicitude maternelle auquel est souvent rapporté le care, s’il est opérant, est néanmoins trop limitant.

4 « Quels sont les bienfaits propres au care qu’il importe d’instituer ? » interroge par exemple l’une des auteurs (Luca Pattaroni, p. 209), « Dans quelle mesure ces bienfaits peuvent-ils faire l’objet d’une redistribution instituée ? » L’ouvrage tourne autour de ces questions, les dépasse, y retourne, dans un mouvement d’approfondissement constant de la « promesse » de l’éthique du care décrite comme la « possibilité de restituer une valeur à l’ensemble des gestes et des états de personnes tenues jusqu’à présent dans l’ombre » (Luca Pattaroni, p. 228).

5 On pourra remarquer cependant ici un écart par rapport aux théories du care. L’ensemble des auteurs laisse finalement entendre le care comme étant un « travail », une « culture » et une « éthique » plus ou moins élaborés par les hommes – plutôt par les femmes d’ailleurs, et plutôt par les femmes pauvres, victimes du sexisme, du racisme ou d’un grand mépris d’ailleurs – reléguées à effectuer des tâches d’entretien dévalorisées. L’éthique du care passe donc par la valorisation de cette culture, la mise en lumière de sa dimension morale et politique. L’idée sous-jacente à tout cela est que « le care n’est pas enraciné dans la nature humaine [...] ne se déclenche pas instinctivement au contact du désarroi et de la dépendance d’autrui, [et que] le care est le produit d’un effort collectif, d’une culture de soin, laquelle est contingente et peut disparaître » (Pascale Molinier, p. 355). Si l’on partage largement ce constat d’une « disparition » possible du care sous les coups de ces organisations nouvelles du travail et leurs indicateurs de performance ou de qualité qui pourraient ne laisser aucune marge pour le « souci des autres », le prémisse selon lequel « le care n’est pas enraciné dans la nature humaine » nous semble discutable. Quelle nature humaine suppose-t-on en effet ainsi ? Celle de l’homo homini lupus que la civilisation aurait tâche de domestiquer ? Qu’en penseraient les loups qui savent ce qu’est la déférence, l’intimité, la coopération ? [1] Il y aurait sans doute une piste de réflexion à ouvrir à ce propos, où le care ne serait pas le fruit d’un « effort collectif » mais une donnée de notre humanité commune sans laquelle aucune pensée ni aucune organisation ne pourrait naître ni porter nos aspirations.

6 Et c’est enfin le titre d’un des articles rassemblés dans ce livre, celui de Patricia Paperman, que je voudrais souligner dans cette note car il rend compte peut-être à lui seul de la portée de la réflexion développée : « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel. » C’est dire que ce qui spécifie l’apport de la perspective offerte par le care à l’intelligence du monde social « c’est l’identification de la dépendance et de la vulnérabilité comme trait central de l’existence humaine et l’analyse de la portée sociale, morale et politique de ce qui a été considéré comme un fait marginal par les conceptions majoritaires. [...]. Le fait de la vulnérabilité et de la dépendance ne serait donc ni mineur, ni marginal. Si tel est le cas, pourquoi la centralité et l’importance de ce trait de l’existence humaine sont-elles ignorées ? ». [...]. « C’est que l’objectivation du care se heurte à la question de son invisibilité. » (Patricia Paperman, p. 329).

7 La lecture de ce livre permet d’éclairer un peu le care, qui est et demeurera sans doute une activité et une pensée discrète.

8 Thierry de ROCHEGONDE


Mise en ligne 19/03/2012

https://doi.org/10.3917/rf.009.0195

Notes

  • [1]
    Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, Paris, Ed. de l’éclat, 2009.
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