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Article de revue

L’approche de Palo Alto : une alternative pour gérer le mal-être dans les organisations ?

Pages 161 à 186

Notes

  • [1]
    D’autres publications sont en cours, qui seront basées sur une exploitation moins détaillée mais plus large de ces données, de manière à pouvoir évaluer et valider l’ensemble des résultats obtenus, ce qui n’est pas véritablement l’objectif de cette contribution.
  • [2]
    Ce cas a fait l’objet d’une exposition détaillée dans l’ouvrage de N. Goujon (2017).

Introduction

1Le monde du travail est traversé par une multitude de problèmes psychosociaux - épuisement professionnel, burn-out, harcèlement, souffrances psychiques, etc. - dont le coût pour les organisations et la collectivité deviennent de plus en plus problématiques (Abord de Chatillon et al., 2012). La médiatisation des suicides au sein de grandes institutions françaises (Orange, Renault, La Poste, l’hôpital de Grenoble…) concourt à faire de la prévention de la souffrance au travail un sujet sociétal brûlant, qui interroge les pratiques managériales. Certains voient même dans ce phénomène une pathologie de civilisation liée à la nature des économies capitalistes, qui asserviraient l’être humain à une logique inextinguible de profit (Chabot, 2013). Si personne ne conteste l’importance du mal-être au travail, la manière de diagnostiquer le problème et d’y faire face est l’objet d’analyses divergentes (Thébaud-Mony et al., 2015). Comment accompagner et aider les salariés, managers ou collaborateurs lorsqu’ils sont en situation de souffrance ou de détresse ? Les réponses sont peu évidentes, malgré une production scientifique conséquente sur le sujet (Abord De Chatillon et Richard, 2015 ; Bernoux, 2015 ; Chakor, 2015).

2L’approche de Palo Alto - du nom d’une petite ville de Californie où elle a été formalisée au sein du Mental Research Institute (MRI) à partir du début des années 1950 - vise à trouver des solutions concrètes, efficaces et rapides aux situations de souffrances psychiques (Wittezaele et Garcia-Rivera, 2006). Elle a fait l’objet de travaux en GRH (Brasseur, 2003), en communication (Dionne et Ouellet, 1990 ; Duterme, 2002), ou en conseil aux organisations (Malarewicz, 2012) et est régulièrement mobilisée en matière de résolution des conflits interpersonnels en entreprises (Gill, 2006 ; Boutan et Aubry, 2017) ou comme outil d’aide à la décision des entrepreneurs (Bornard et al., 2014). En revanche, elle reste encore peu appliquée en santé au travail, à l’exception de quelques travaux pionniers (Parmentier, 2009 ; Althaus et al., 2015). Dans ce domaine, elle est fondée sur l’idée maîtresse selon laquelle le mal-être, au travail ou dans d’autres sphères, est toujours le produit d’une interaction entre un individu et son environnement. C’est la relation de l’un à l’autre - et non l’un ou l’autre considérés comme des éléments indépendants - qui génère un état pathologique. Pour comprendre l’intérêt potentiel de la démarche de Palo Alto, il nous faut revenir, dans une première partie, sur les approches traditionnelles en management de la santé au travail. Nous verrons ensuite, dans une deuxième partie, les spécificités de l’école de Palo Alto et les principes d’intervention qui lui sont associés. La troisième partie sera consacrée au cadre méthodologique de notre recherche et à la présentation de deux études de cas. Nous discuterons dans une quatrième et dernière partie des mérites mais aussi des limites de l’approche de Palo Alto dans l’accompagnement et le traitement du mal-être au travail.

1 – État des lieux des démarches d’intervention en santé au travail

3Dans l’ensemble, le management de la santé au travail est au cœur d’une tension entre deux grandes démarches, l’une plutôt individualisante, l’autre plutôt organisationnelle (Abord de Chatillon et Bachelard, 2005 ; Clot, 2010). Au sein de la première catégorie, on peut distinguer au moins quatre approches.

4L’approche physiologique (Selye, 1956) appréhende le stress comme une réaction de l’organisme face aux contraintes de l’environnement. Dans cette perspective, le Syndrome Général d’Adaptation (S.G.A.) est un mécanisme biologique sain par lequel le corps répond à une demande externe via trois phases successives d’alerte, de résistance et enfin d’épuisement. Appliquée au monde du travail, l’approche physiologique a pour objectif de développer les fonctions adaptatives des salariés en fonction de l’évolution de l’environnement (Légeron, 2004).

5L’approche épidémiologique est également centrée sur l’individu, mais en privilégiant une analyse statistique. Elle est généralement fondée sur trois grilles de compréhension de la souffrance au travail. D’une part, le modèle « Demande - Contrôle » de Karasek, qui met en parallèle la demande psychologique adressée au travailleur avec sa latitude décisionnelle (Karasek, 1979) et qui est parfois complété par des interrogations sur le « soutien social au travail » (Johnson et Hall, 1988). D’autre part, le modèle « Efforts - Récompenses » (Siegrist, 1996), qui intègre des caractéristiques de la personnalité du travailleur en analysant sa perception de la situation de travail et sa capacité à répondre aux objectifs qui lui sont fixés. Enfin, le modèle de la justice organisationnelle (Moorman, 1991), qui étudie la façon dont les membres d’une organisation ont le sentiment d’être traités et les conséquences que cela entraîne sur leurs comportements. Ces modèles sont actuellement les plus utilisés en France dans les recherches sur l’évaluation des risques psychosociaux au travail. Ils permettent de repérer des secteurs ou des professions à risque élevé et donc d’alerter sur ces problèmes.

6L’approche cognitivo-comportementale analyse les perceptions et les réponses de l’individu à son environnement (Neboit et Vézina, 2002). On peut différencier ici d’un côté une perspective interactionniste, qui met en avant les relations qui se jouent entre un individu dans un milieu donné, de l’autre une perspective transactionnelle, popularisée par Lazarus et Folkman (1984) qui insiste davantage sur la dynamique cognitive de l’individu, ce dernier émettant une réponse évolutive à un stimulus externe. Dans les deux cas, cette approche est centrée sur l’évaluation cognitive que l’individu fait des facteurs de stress qu’il perçoit.

7L’approche ergonomique des facteurs humains, appelée également « ergonomie du composant humain » (Montmollin, 1995) analyse les propriétés de l’homme en laboratoire, afin de concevoir les systèmes et les situations de travail les plus adaptés. Héritière d’une tradition anglo-saxonne (Volkoff, 2010), elle vise généralement à explorer un aspect précis de la tâche ou de l’environnement de travail et s’intéresse plutôt à des questions techniques, concernant par exemple les dimensions des machines, les aménagements physiques, la conception des outils et des équipements, etc. La question des risques professionnels tend ici à se limiter à des enjeux d’hygiène et de sécurité, en reléguant au second plan les dimensions psychosociales (Chakor, 2013, p. 79-80).

8Ces approches promeuvent des formes d’intervention plutôt dirigées vers l’individu, qui sont plus ou moins implicitement basées sur l’idée que la souffrance au travail est essentiellement liée à la personne. Elles considèrent que le travail et son organisation sont des facteurs secondaires dans l’apparition de ce phénomène. Elles privilégient, en conséquence, une logique de réparation et d’adaptation de l’homme au travail. Elles relèveraient même parfois d’un « nouvel hygiénisme » (Clot, 2010), tendant à repérer des facteurs de risque isolés, des éléments externes pathogènes troublant le fonctionnement d’organisations dont les propriétés sont dans l’ensemble ignorées ou peu interrogées. L’objectif ici n’est pas de penser une transformation globale du travail, ou de favoriser une réflexion autonome des travailleurs visant à mettre en place de nouvelles régulations au travail. Il est plutôt de prendre en charge les « malades du travail », dans une perspective d’accompagnement individuel. Certains y verront la possibilité d’une chasse à l’encontre des plus « fragiles » ou « vulnérables » (Lhuilier, 2010), ou encore un moyen d’identifier des « cadres en difficultés » (Desmarais et al., 2010).

9A l’opposé de ces démarches individualisantes, une autre perspective consiste à pointer le rôle des organisations dans l’analyse des enjeux liés au mal-être au travail. A nouveau, quatre approches peuvent être identifiées.

10L’approche ergonomique de l’activité. Souvent associée à une tradition francophone, l’attention porte ici sur l’activité au travail en situation réelle (Volkoff, 2010). L’expérience du salarié est mise en relation avec l’activité telle qu’elle est pensée par les responsables hiérarchiques. L’idée est que les risques psychosociaux naissent de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, ce qui génère des tensions que le travailleur devra résoudre sans y être forcément préparé. L’activité réelle est alors une épreuve, qui sera plus ou moins bien surmontée selon les ressources et les marges de manœuvre de chacun (Gollac et Bodier, 2011). Dans cette perspective, ce sont les impossibilités de régulation du travailleur plus que l’exposition à des facteurs pathogènes qui sont sources de stress ou de souffrance (Chakor 2013, p. 85-86).

11L’approche en clinique de l’activité considère que la subjectivité du travailleur, son vécu, ses émotions et affects sont des éléments clefs de son rapport au travail (Clot, 2008). Le travailleur est ainsi appréhendé comme un agent sensible en quête de reconnaissance de son identité (Lhuilier et Litim, 2009), bien au-delà des seuls aspects physiques et cognitifs. Le triptyque « Pouvoir agir / Pouvoir débattre / Pouvoir penser » permet de concevoir les relations multiples du travailleur à sa propre activité. L’une des spécificités de cette approche est de se préoccuper de « ce qui ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir - le drame des échecs - ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs (et) ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire ; ce qui est à refaire et tout autant ce qu’on avait fait sans avoir voulu le faire » (Clot, 2008, p.89).

12L’approche psychodynamique du travail (Dejours, 2000) analyse le coût psychique qu’une tâche représente pour une personne et le prix auquel se fait l’ajustement entre le travail prescrit et la façon dont celui-ci est vécu subjectivement. Elle souligne qu’une organisation peut activer des stratégies de défenses (déni, agressivité etc.) qui peuvent conduire le sujet au burn-out et à des comportements autodestructeurs graves. A la différence de l’approche ergonomique, cette approche puise ses fondements dans la psychanalyse et propose une psychopathologie centrée sur l’usure mentale du sujet au travail.

13L’approche sociologique place la question du mal être au travail dans des dynamiques de groupe (Loriol, 2009). Une posture constructiviste sera sensible à la façon dont la souffrance s’exprime spécifiquement dans un groupe ou un collectif de travail (Loriol et al. 2006) tandis qu’une posture plus objectiviste tiendra avant tout compte de l’évolution des conditions de travail, voire du salariat et de la société dans son ensemble (Gollac, 2009). Sans surprise, les travaux les plus récents montrent que la précarisation de l’emploi, les restrictions budgétaires et l’intensification de la concurrence internationale tendent à augmenter le niveau de contraintes des salariés et leur mal-être (Thébaud-Mony et al., 2015).

14Toutes ces approches soulignent l’intérêt de démarches d’intervention centrées sur l’organisation du travail, ne se limitant pas à la recherche de causes individuelles. Elles ont pour point commun la volonté de « passer par le travail » (Hubault, 2011). L’enjeu consiste à proposer une vision de l’organisation qui pense et traite « autrement » le rapport des salariés aux enjeux de santé au travail (Gollac, 2012 ; Ben Aissa, 2015). Il s’agit d’adapter le travail à l’homme, ce qui suppose de penser une transformation globale du travail et de sa place dans la société. Cette posture est fondée sur la volonté de (re)donner du sens aux pratiques gestionnaires ou de management, pour qu’elles soient en lien avec l’expérience et le ressenti des travailleurs, ouvrant ainsi la voie à un capitalisme humaniste et responsable (Savall et Zardet, 2014 ; Savall et al., 2015).

2 – Palo Alto, une approche résolutoire

15Si les démarches de management de la santé au travail s’attachent le plus souvent à définir des logiques et des responsabilités plutôt individuelles ou à l’inverse plutôt organisationnelles, l’approche de Palo Alto refuse ce dualisme et considère que toute personne - qu’elle agisse dans un cadre professionnel ou non - est avant tout un être relationnel, façonné par les liens qui l’unissent à un milieu lui-même constitué d’un ensemble de nœuds interactionnels. Elle s’appuie notamment sur les travaux de l’anthropologue Gregory Bateson dont les recherches en matière de communication (Bateson et Ruesh, 1988) ont été utilisés par le MRI pour apporter des outils d’action pragmatiques dans la lutte contre certaines maladies mentales. Un trouble psychiatrique tel que la schizophrénie, par exemple, n’est plus considéré comme une pathologie de l’individu mais plutôt comme le résultat d’un dysfonctionnement relationnel. Bien au-delà de la sphère médicale, ce modèle institue une véritable grammaire du changement pour une communication thérapeutique dans les organisations (Watzlawick, 1980).

16Le modèle de Palo Alto comprend trois caractéristiques principales :

  1. Il est systémique et interactionnel, dans la mesure où il considère l’individu dans ses relations avec son environnement, le sujet et les parties prenantes formant un système régit par ses interactions.
  2. Il est stratégique, au sens thérapeutique du terme, puisqu’il préconise des interventions visant à modifier les comportements interactionnels du sujet pour résoudre, par étapes, les problèmes identifiés.
  3. Il repose sur la mise en œuvre d’une grille de compréhension et d’action pragmatique dont la finalité n’est pas tant la compréhension des causes que de provoquer un changement nécessaire. Il s’agit de répondre à la question « comment faire autrement ? » plutôt que « pourquoi je souffre ? » (Watzlawick et al., 1975).

17Trois postulats étroitement articulés sont au fondement de cette démarche. Le premier tient au primat de la relation sur l’individualité : c’est l’interaction qui déclenche les comportements des individus et non des motivations internes, des propriétés intrapsychiques ou des déterminismes sociaux. Du coup, la réalité psychique n’est pas aussi stable qu’on le prétend souvent (Dionne et Ouellet, 1990). Un malade n’est pas un individu intrinsèquement atteint d’une pathologie, mais « le produit d’un système relationnel perturbé et perturbant » (Picard et Marc, 2015, p. 35). Le second concerne la posture constructiviste : il n’existe pas « une » réalité unique et irréversible puisque chacun construit sa propre réalité, validée et renforcée par les expériences vécues (Watzlawick, 1978). Le troisième a trait à la conception des troubles du psychisme, qui sont ramenés à des perturbations de la communication entre un individu et son environnement. L’analyse ne porte donc pas sur la personne, le groupe ou l’organisation mais sur les interactions, les messages et les circuits de communication.

18Ce sont les tentatives de régulation répétées par l’individu, lorsqu’elles sont inopérantes, qui font qu’une simple difficulté se transforme en un problème qui perdure et s’aggrave (Watzlawick, 1983). Une intervention stratégique peut alors consister en un recadrage de la situation qui a pour objectif de modifier la perception du problème, de façon à pouvoir ajuster son comportement et ses émotions. La connaissance et les solutions se co-construisent de manière itérative au travers des échanges entre l’intervenant et le patient-client. A l’opposé de la posture classique du thérapeute ou du chercheur, qui s’oblige à une certaine neutralité, l’intervenant est ici fortement impliqué dans un processus opératoire conçu pour amener le patient-client à résoudre les problèmes qu’il rencontre. L’approche se veut pragmatique et insiste sur l’action et la mise en œuvre rapide de changements, en laissant la responsabilité de la mise en œuvre ou non de la démarche au patient-client. Les premiers changements sont essentiels parce qu’ils potentialisent le pouvoir d’agir de ce dernier (Clot, 2008), en révélant du même coup les résistances, les non-dits et les tentatives de solutions inopérantes qui ne font que renforcer les tensions (Althaus et al., 2015). Cette prise de conscience aboutit à une schématisation de la situation-problème, qui a pour but de la rendre intelligible et de faciliter sa compréhension. Ces supports que nous appelons « schémas interactionnels » (cf. 3ème partie) sont des graphiques dont la trame est constituée des points de vues exprimés et discutés par l’intervenant et le patient-client (Althaus et al., 2013). Ces schémas offrent une vision d’ensemble synthétique à la fois des acteurs et de leurs interactions. Ils fonctionnent comme des « réducteurs de complexité » des problèmes dans les organisations et permettent de se représenter ces derniers sous une forme qui suggèrent des pistes pour les résoudre. En particulier, ils aident à identifier de manière précise les acteurs qui ont une influence sur un problème, à comprendre les échanges d’information qui se jouent entre eux et les réponses qui s’enclenchent, à mettre en évidence les différents facteurs (émotions, pensées, attitudes, tentatives de régulation, etc.) qui maintiennent ou aggravent le problème.

19L’utilisation de l’approche de Palo Alto dans les organisations peut être un moyen de résoudre les problèmes que posent notamment les injonctions paradoxales, porteuses de doubles contraintes, lorsqu’elles conduisent le salarié à une impasse. Sommé de répondre à des demandes incompatibles, celui-ci se trouve alors mis en échec tout en ayant le sentiment de porter la responsabilité de son incapacité à répondre de façon satisfaisante aux objectifs qui lui sont assignés. Or, les phénomènes de double contrainte constituent aujourd’hui un aspect de plus en plus central de l’organisation sociale et de l’activité économique, que ce soit comme contrainte ou comme principe de changement. A titre d’illustration, l’injonction à « faire plus avec moins » est ainsi devenue un véritable leitmotiv du management dans le secteur public et privé, qui peut conduire les salariés concernés à un effondrement de sens, générateur d’un mal-être souvent insupportable (de Gaulejac et Hanique, 2015).

3 – Deux études de cas de souffrance au travail, décryptées à l’aide du modèle de Palo Alto

Encadré méthodologique

Les données présentées sont issues d’une recherche-intervention conduites en 2016, qui répond à une demande exprimée par l’organisation : un hôpital public pour le cas n°1 et une entreprise agro-alimentaire de grande consommation pour le cas n°2. A chaque fois, des situations graves et persistantes de mal-être au travail (arrêts de travail, burn-out, etc.) touchant plusieurs salariés avaient été identifiées par le CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail). Directement interpellée, la Direction souhaitait qu’un diagnostic soit établi par un organisme externe afin qu’une aide appropriée puisse être apportée aux personnes concernées. Un cabinet de conseils spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux a donc été sollicité pour pratiquer une intervention brève fondée sur l’approche de Palo Alto.
Les interventions ont été conduites par deux des co-auteurs, qui travaillaient alors pour cette société. Considérés comme les chercheurs insiders, leurs analyses ont été mises en discussion avec les deux autres chercheurs outsiders, selon la méthodologie préconisée par Joannides (2011). Le travail de terrain a duré 8 demi-journées pour le cas 1 et 7 pour le cas 2, au cours desquelles respectivement 6 et 5 salariés ont été entendus en plusieurs fois. Les discussions ont été structurées à partir d’un guide semi-directif construit en amont de la phase d’investigation et portant sur le vécu au travail. Des données secondaires, comme des documents internes et des rapports du CHSCT ont également été consultés. Tous les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Dans ce qui suit, nous ne présentons pas l’ensemble du matériau recueilli [1], préférant nous focaliser sur deux études de cas particulièrement abouties, au sens où le travail accompli par le patient-client en lien avec l’intervenant permet d’identifier clairement la nature du problème à l’origine du mal-être ressenti mais aussi la façon dont il peut être régulé et traité. A ce double titre, ils ont valeur d’exemples et servent à illustrer les apports de l’approche de Palo Alto, notamment sa portée résolutoire.

3.1 – Un urgentiste à l’hôpital [2]

20Un urgentiste de 37 ans vient voir Nathalie car sa mère est morte dans son service il y a un mois et il a de plus en plus de mal à se rendre à son travail. Il exerce dans le service des urgences d’un grand hôpital et avait réussi à obtenir un lit pour sa mère très malade, juste au-dessus de son poste de travail. Celle-ci s’est éteinte sereinement, à ses côtés.

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Il explique : Je ne comprends pas pourquoi je me mets dans cet état. Ma mère a eu une belle vie, elle est morte à 70 ans, elle en avait marre depuis la mort de mon père il y a dix ans. Plus jeune, elle était avocate et a défendu à plusieurs reprises des femmes violentées par leurs maris, d’autres maltraitées par leurs employeurs. Bref, une vie bien remplie dans tous les domaines.
Elle est morte en paix et, heureusement, je la tenais dans mes bras, elle était au bout, il n’y a rien à regretter. Et pourtant, chaque jour j’évite de m’approcher de la chambre 7. Je ne peux pas : c’est au-dessus de mes forces. Je viens vous voir aujourd’hui car je veux passer à autre chose, même la porte de l’hôpital me sort par les yeux.
– Que faites-vous pour aller mieux ?
– D’abord, j’évite d’aller voir des patients dans cette chambre. Pour ça, l’équipe est géniale et me soutient vraiment. L’autre jour, Samir y est allé à ma place, en disant : "Laisse tomber, j’y vais, je fais déjà la 8 !" Je sais aussi que les deux premières semaines, ils ont tout fait pour que quelqu’un soit avec moi lors de toutes mes visites. J’ai repris tout de suite après l’enterrement, alors ils voulaient me soutenir, c’est adorable. Je ne suis donc pas retourné dans cette chambre, j’ai peur de revoir quand je lui tenais la main, de la revoir me sourire gentiment quand je lui mettais un peu de vétiver de mon père (qu’elle portait depuis son décès) dans le cou et sur les mains, d’entendre quand elle me disait de ne pas pleurer, qu’elle avait eu une belle vie, qu’elle était tranquille et fière de me voir faire ce que je fais ».

22Baptiste pleure et prononce ces phrases dans des sanglots irrépressibles. Il reprend ensuite :

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Je dis à toute l’équipe que je vais bien, mais je vois qu’ils ne sont pas dupes, avec leurs têtes aux sourcils affligés. Je me sens honteux… putain, ça fait partie de ce qu’on voit tous les jours, la mort !
– Je comprends bien que la mort fait partie de votre métier. Elle fait même partie de la vie en général. On sait tous, à la fois, qu’on va mourir et que cela va arriver à nos proches, d’autant plus quand ils vieillissent, mais depuis quand le fait de savoir quelque chose évite de ne pas en souffrir ?

24Et Nathalie ajoute :

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- La mort que vous voyez rôder tous les jours, les morts que vous croisez parfois ne sont pas votre mère ! Tout ça n’a rien à voir. Votre maman, vous l’avez perdue pour toujours, vous ne la reverrez jamais. Chaque semaine, vous continuerez à avoir envie d’aller le samedi matin chez elle, lui porter le journal et le tiercé. Vous n’oublierez jamais son numéro que vous connaissez depuis si longtemps par cœur. Certaines odeurs de vétiver vous feront battre le cœur et monter les larmes aux yeux, toujours. C’est normal, Baptiste, vous avez perdu votre maman. Maintenant, je crois que vous avez largement maltraité votre tristesse, comme si vous étiez un robot invincible, sorte d’Iron Man des urgences !
– Quoi, alors, il faut que je me lamente ? Vous croyez que je dois le faire encore plus que maintenant ? Je crois que je n’avais jamais pleuré comme ça, même quand elle est morte. Je n’ai pas envie de m’effondrer, je dois être solide, toute la journée j’annonce des choses pas drôles, alors si je me lâche, bonjour l’angoisse pour mes patients !
– C’est bien le problème. Si vous n’avez pas pleuré comme ça depuis son décès, vous n’avez donc jamais accueilli correctement votre tristesse. Vous en avez besoin, votre cœur en a besoin et vos souvenirs aussi. Maintenant, vous pouvez aussi décider de continuer comme ça et vous tiendrez peut-être, comme un solide barrage… mais gare aux fissures éventuelles (et on en voit déjà apparaître) ! Si vous étiez cloué au lit d’ici quelques semaines ou mois, je n’en serais pas étonnée : personne ne peut passer en force et sans dégâts ce genre d’épreuve.
Qu’est-ce que je dois faire, alors ?
– Vous allez d’abord, pendant une semaine, prendre vingt minutes par jour, chez vous, quand vous le pourrez, aux horaires les plus identiques possibles d’un jour sur l’autre en fonction de vos gardes, pour convoquer tous vos souvenirs avec votre maman, les bons et jolis moments que vous ne revivrez plus jamais. Vous allez beaucoup pleurer en disant adieu à ces images de bonheur. Je veux que vous fassiez comme si vous vous preniez vous-même dans vos bras et que vous vous laissiez aller. Vous allez enfin accueillir votre peine comme il se doit. Ensuite, à l’hôpital, passés ces huit jours, j’aimerais que…
– Oui, je vois, il faut que je retourne dans cette chambre, c’est sûr.
– Tout à fait, mais pas en mode guerrier, je vous vois d’ici… Non ! S’il vous en vient, vous laisserez affluer les souvenirs de la fin de votre maman et monter vos larmes. Si c’est trop puissant, ce qui ne manquera pas d’arriver, alors vous sortirez en prétextant n’importe quoi pour vous réfugier aux toilettes et lâcher vos larmes. Enfin, ce serait bien de dire à vos collègues que vous avez besoin de reprendre une vie normale et que dès qu’ils essaient de vous épargner en prenant votre place à la chambre 7, en vous évitant les situations critiques, en vous demandant comment vous allez plusieurs fois par jour, c’est un peu comme s’ils vous en empêchaient. Vous pourrez leur dire que vous êtes touché par leur gentillesse, mais qu’il est temps pour vous de reprendre pleinement votre place, car vous en avez besoin. »

26Le schéma interactionnel ci-dessous permet de décrire la logique du problème de manière dynamique. Il repose sur l’analyse des interactions entre Baptiste et ses collègues. En l’espèce, tout le monde essaye de taire la douleur de Baptiste tandis que ce dernier essaie de contenir ses émotions en se répétant des choses raisonnables (« je n’ai aucune raison d’être triste : sa vie a été remplie et sa mort sereine »). S’ajoute à cela une image de l’urgentiste « qui doit être fort », ce qui fait que sa tristesse, même réprimée, engendre un sentiment de honte puisqu’elle n’est pas conforme à l’image qu’il voudrait avoir de lui-même. De leur côté, ses collègues croient bien faire en l’aidant à éviter des situations qui pourraient le rendre triste. Or, atténuer la souffrance de Baptiste nécessite d’intervenir à la fois sur sa manière de contrôler sa tristesse mais aussi sur ce que font ses collègues, qui contribue, de manière involontaire, à renforcer sa détresse.

Figure 1

Schéma interactionnel

Figure 1

Schéma interactionnel

3.2 – Une comptable dans une entreprise agro-alimentaire de grande consommation

27C’est dans le cadre d’un coaching commandé par les ressources humaines que Nathalie intervient auprès d’une comptable en souffrance. Murielle a cinquante ans et fait partie d’une entreprise de grande consommation depuis dix ans. Il y a quelques mois, elle a été placée sous la responsabilité hiérarchique de Brigitte, nouvellement nommée directrice financière et depuis les ennuis s’enchaînent. Elle explique :

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Je suis débordée sur tous les sujets. Je ne parviens pas du tout à prioriser et Brigitte me donne chaque jour des nouveaux tableaux de reporting à créer. Je dois apprendre à m’organiser mieux et puis je fais des erreurs vraiment grossières depuis deux mois, ça ne va pas du tout.

29Ses mains tremblent et les larmes ne sont pas loin.

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– Mais enfin, si vous êtes débordée, pourquoi ne demandez-vous pas à Brigitte de moins vous donner de travail ou de mettre un ordre de priorité dans ce qu’elle vous donne,
– Je ne peux plus tellement lui parler, elle s’énerve vite maintenant, c’est très difficile. Dès que je passe la porte de son bureau, j’ai l’impression que son regard se fige et ses soupirs sont de plus en plus fréquents et nombreux. Quand je vais la voir, j’ai l’impression d’être vraiment débile.
– J’ai l’impression que vous faites des erreurs parce que vous êtes très stressée, non ?
– Oui, je suis stressée, comme paniquée en continu. Je dors très mal la nuit malgré mes antidépresseurs et les somnifères que mon médecin m’a prescrit. Je fais des cauchemars sans arrêt où je me vois prendre en pleine figure des liasses comptables et en fond d’écran, il y a la tête de Brigitte défigurée par la colère. L’enfer absolu. Mais le problème c’est que j’ai peur que cela arrive pour de vrai.
- Tout se passe comme si vous aviez si peur que vous êtes dans l’incapacité de communiquer avec votre cheffe. Que redoutez-vous le plus ?
– Hé bien qu’elle me convoque et me recadre avec violence.
- Oui ou alors qu’elle décide de vous mettre un avertissement puis deux et enfin qu’elle vous licencie, non ?
– Oui mais cela me fait pas du bien que vous me disiez un truc pareil, j’essaie de ne pas penser au pire, moi !
-Oui, c’est bien ce que je constate mais le pire, je crois qu’il faut qu’on le regarde en face, chère Murielle. Dans mon métier on dit que si l’on touche les fantômes, ils disparaissent. Vous, je crois bien que vous avez un fantôme très laid et très effrayant. Tant que votre peur vous muselle, je crois que vous êtes en danger car vous ne pouvez plus réguler correctement avec Brigitte.

31D’un point de vue interactionnel, Murielle « n’ose pas parler » à Brigitte - ce qui permet à celle-ci de la noyer sous les demandes. La peur de Murielle alimente le cercle vicieux de son problème et la souffrance augmente inévitablement.

32Ainsi, Nathalie lui prescrit « la tâche du pire », technique utilisée dès lors que quelqu’un s’empêche de ressentir complètement la peur, ce qui a pour effet de la transformer en angoisse tétanisante. La peur de Murielle est liée au fait de perdre son emploi :

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C’est vrai que je pourrais me tromper une fois de plus, une fois de trop et alors elle me convoquerait.
- Oui et vous pourriez alors susciter encore plus d’agacement de sa part, ce qui déboucherait sur d’autres avertissements et ensuite votre licenciement ! Elle dirait aussi, « ces erreurs s’apparentent à des fautes lourdes et je suis très déçue de vous, Murielle. »
– Oh oui, quelle horreur !
-Ensuite vous feriez quoi ? Vous seriez dépressive chez vous ?
– Ben je ne peux pas me le permettre, je vis seule avec mon fils de 16 ans. Son père habite en Chine et je n’ai plus de nouvelles de lui depuis 5 ans. Mon travail est notre seule source de revenu alors je ne peux pas me laisser aller, j’ai pas le choix, on doit manger et payer le loyer.
-Oui alors vous chercheriez un nouvel emploi pendant plusieurs mois, courageusement, difficilement. Puis ébranlée par cette histoire et plusieurs échecs en entretien, là vous vous laisseriez happer par une terrible dépression.
– C’est possible en effet. Mais je préfère ne pas y penser.
-Moi je préfère qu’on y pense ensemble. Que feriez-vous alors ? Les loyers resteraient impayés et la nourriture serait de plus en plus frugale, plus de viande, juste des pâtes. Le printemps arrivant vous seriez expulsés vous et votre fils. Votre ado serait alors satisfait de ne plus se laver faute de pouvoir le faire sous les ponts du Rhône. L’horreur absolue Murielle, quelle déchéance terrible !
Elle dit alors dans un râle et un flot ininterrompu de larmes : Oui la déchéance… Mais vous savez Nathalie, avant les ponts j’irais avec Mattéo chez ma mère à Toulon.
-Bien, je vais vous demander pour notre prochain entretien dans 15 jours de bien vouloir vous refaire ce scénario ignoble une fois par jour pendant 15 minutes. L’idée de ce travail est que vous puissiez vous immuniser contre cette peur, qui pour l’instant vous pétrifie et vous empêche de réguler votre relation avec votre chef, ce qui risque de vous amener exactement à la situation que vous redoutez. Comme si vous vous vacciniez en vous injectant la maladie, chaque jour.

34En affrontant la peur de façon imaginaire, Murielle a pu la faire diminuer suffisamment pour pouvoir discuter avec sa cheffe tout en restant sur le qui-vive afin d’être réactive si besoin. Elle a d’abord pu s’imaginer demander à Brigitte un délai supplémentaire ou une priorisation des documents à traiter. Elle a ensuite été capable de le faire réellement et a mis en place un nouveau système d’échanges d’information avec elle, en faisant chaque fin de semaine un point en pourcentage d’avancement, dossier par dossier.

35La Figure 2 représente le schéma interactionnel de la situation et la façon dont celle-ci se construit. On voit que Murielle n’ose rien dire à sa cheffe et s’interdit d’exprimer sa peur, se disant au contraire « je dois y arriver, ça va aller ». Après plusieurs mois, cette lutte interne devient insupportable, d’autant plus que dans le même temps Brigitte multiplie les demandes de travail. D’une certaine façon, la tentative de régulation (TR) que Murielle met en place, fondée sur le mutisme et la volonté de prendre sur soi, rend possible voire encourage l’attitude de Brigitte, l’une et l’autre contribuant ainsi à la constitution du problème.

Figure 2

Schéma interactionnel

Figure 2

Schéma interactionnel

4 – Discussion : à quoi peut servir l’approche de Palo-Alto ?

36Les deux exemples présentés ci-dessus permettent de discuter des mérites mais aussi des limites de l’école de Palo Alto, en particulier pour le management en entreprise. Il faut d’abord préciser que cette approche n’a pas vocation à se substituer aux démarches classiques de prévention des risques psycho-sociaux, dont les principales étapes sont bien connues : recueil de données quantitatif via la passation d’un questionnaire, analyse statistique, présentation des résultats en CHSCT, identification de groupes de travail, mise en œuvre d’un plan d’action, clôture du projet, évaluation (Gollac et Bodier, 2009). Ce type de protocole a le mérite d’aider à porter un diagnostic général, mais du même coup il ne parle pas directement aux individus concernés et a du mal à prendre en compte leur subjectivité (Gilles, 2016). En ce sens, l’apport de l’approche de Palo Alto est complémentaire.

37L’une de ses caractéristiques est en effet de s’adresser aux individus en souffrance, en partant de la situation concrète dans laquelle ils se trouvent, de leur ressenti, de leur histoire et de leurs besoins personnels. Elle intègre aussi leurs émotions, en misant sur leur capacité d’action, mais sans nier leurs fragilités, y compris lorsqu’elles ne se voient pas. Il en découle que l’approche de Palo Alto laisse chaque acteur - collaborateur, manager, dirigeant, etc. - faire en fonction de « qui il est », avec « ce qu’il sait et ce qu’il croit » et avec « ce qu’il veut ». Cette souplesse fait qu’elle peut s’appliquer à tout le monde et dans n’importe quel contexte organisationnel. En outre, l’arrêt des tentatives de régulation du patient-client est généralement décidé par ce dernier, quand il le souhaite, au terme d’un processus qui aura normalement contribué à le rendre plus épanoui, autonome et efficace. A cet égard, le parcours qu’il aura entrepris est au final responsabilisant.

38Cette approche présente également l’avantage de ne pas être « pathologisante ». Il s’agit de trouver comment résoudre un problème, et non de comprendre « pourquoi nous en sommes là », ni « qui sont les coupables ». C’est un élément essentiel quand on sait que la quête forcée de la responsabilité constitue fréquemment une entrave à la résolution des problèmes de santé au travail (Desmararais et al., 2010). Palo Alto prend avec circonspection les diagnostics définitifs du type « ce manager est un pervers narcissique », « Paul est bipolaire » ou « ce directeur financier se comporte comme un paranoïaque ».

39Enfin, pour les organisations, l’intérêt de Palo Alto tient aussi à son économie de moyens, en temps et en ressources. Les interventions se déroulent en général sur quelques semaines ou mois et ne nécessitent pas d’infrastructures particulières. Les heures de tête-à-tête entre l’individu souffrant et l’intervenant excèdent rarement une dizaine d’heures et représentent un coût financier relativement modeste. De ce point de vue là également, l’approche de Palo Alto est accessible à la grande majorité des organisations. On ajoutera que si l’intervention ne porte pas ses fruits, c’est-à-dire ne parvient pas, ou peu, à réduire les situations de mal-être ressenties, les dommages pour l’organisation sont faibles, puisqu’ils ne touchent ni à son identité ni à son fonctionnement. On est en l’occurrence loin des dégâts engendrés par certains dispositifs visant à lutter contre la souffrance au travail de manière transversale et qui, en objectivant un problème contre lequel ils n’ont pas trouvé de parade efficace, ont plutôt aggravé la situation (Nestea, 2016).

40L’approche de Palo Alto a les défauts de ses qualités et n’est pas très adaptée pour modifier en profondeur la culture éventuellement pathologique d’une organisation, puisqu’elle se concentre avant tout sur des micro-situations. Elle n’a d’ailleurs pas vocation à s’attaquer à la source et aux causes organisationnelles profondes du mal-être au travail. Elle serait par exemple peu efficace pour résoudre les problèmes qui ont touché plusieurs grandes entreprises françaises au cours des dernières années, jusqu’à être frappées par des vagues de suicides endémiques (Dejours, 2009). On peut se référer ici à la fameuse distinction entre prévention primaire, secondaire et tertiaire, respectivement tournées vers a) les facteurs de risque, qu’il s’agit si possible d’éradiquer ; b) l’amélioration et la gestion des maux une fois les premiers symptômes déclarés, de manière à « faire avec » les contraintes du travail et à les rendre supportables ; c) le traitement curatif a posteriori des personnes les plus affectées, pour réduire les invalidités constatées et envisager un processus de retour au travail. Il est clair que l’approche de Palo Alto relève des deux derniers niveaux d’intervention et plus particulièrement du second. La limite de l’exercice consiste peut-être à se focaliser sur une situation circonscrite, sans prendre en compte le contexte organisationnel plus général qui peut être à l’origine des manifestations de souffrance constatées, en tout cas les aggraver. À cet égard, la démarche socio-économique (Savall & Zardet, 2014 ; Savall, Zardet, & Bonnet, 2008) semble utilement compléter celle de Palo Alto, puisqu’elle permet d’identifier les perturbations et les dysfonctionnements qui affectent la performance d’une organisation mais également de proposer une reconstruction possible en misant essentiellement sur les ressources internes et la capacité d’apprentissage de cette dernière. Certes, les chercheurs du MRI affirment qu’un changement même mineur effectué au sein d’un système rigide entraîne souvent une réaction en chaîne qui finit par modifier le système tout entier (Watzlawick et al., 1975), mais cette affirmation demande à être nuancée. Le « pragmatisme » revendiqué de Palo Alto révèle aussi, peut-être, ses faiblesses. En ce sens, l’exploration des conditions de complémentarité de cette école avec d’autres approches de développement organisationnel conçues pour améliorer l’entreprise dans son entièreté constitue une piste de recherche féconde qu’il sera intéressant d’explorer.

Conclusion

41L’enjeu de cet article était d’interroger l’approche de Palo Alto à la lumière des pratiques traditionnelles d’intervention en santé au travail. Notre analyse souligne les bénéfices d’une approche systémique, qui n’est orientée ni vers l’individu ni vers l’organisation, mais plutôt vers les interactions qui se nouent entre les deux. Le postulat initial de cette école est que la souffrance psychique résulte d’une incapacité à faire face à des informations ou à des injonctions contradictoires. Dans cette perspective, le mal-être au travail est ancré dans des problèmes de communication qu’il faut identifier et résoudre. L’approche de Palo Alto apporte de ce point de vue des outils innovants en matière de management des risques psychosociaux au travail, même s’ils sont encore peu utilisés. Avec une économie de temps et de moyens, elle permet de trouver des solutions concrètes et opérationnelles aux souffrances des individus. Pour cela, il ne s’agit pas tant de s’interroger sur les causes lointaines ou inconscientes du problème que de provoquer un changement, le plus rapide possible, qui puisse avoir un effet salutaire. Les deux études de cas suggèrent qu’une telle démarche peut améliorer la qualité de vie des patients-clients. Pour autant, l’approche de Palo Alto est surtout conçue pour traiter des situations de mal-être circonscrites et non pour remédier à des dysfonctionnements organisationnels généralisés, ce qui constitue une limite à son impact.

42Au final, il nous semble que cette approche est une invitation à développer l’intelligence des rapports humains en entreprise, en favorisant à la fois l’épanouissement et l’efficacité des agents. En ce sens, l’un des apports de notre étude repose dans les perspectives ainsi ouvertes sur un management opérationnel privilégiant l’intelligence relationnelle (Christens, 2012).

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Mots-clés éditeurs : mal-être, risques psychosociaux, Palo-Alto, santé au travail

Date de mise en ligne : 07/11/2019

https://doi.org/10.3917/resg.134.0161

Notes

  • [1]
    D’autres publications sont en cours, qui seront basées sur une exploitation moins détaillée mais plus large de ces données, de manière à pouvoir évaluer et valider l’ensemble des résultats obtenus, ce qui n’est pas véritablement l’objectif de cette contribution.
  • [2]
    Ce cas a fait l’objet d’une exposition détaillée dans l’ouvrage de N. Goujon (2017).

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