Couverture de RESG_119

Article de revue

Mieux comprendre le processus d’empowerment du patient

Pages 55 à 73

Introduction

1Ces dernières décennies ont été marquées par l’inversion du rapport de force entre le malade, les professionnels et le système de santé. Les patients ne se font plus soigner, ils se soignent. D’assujettis, ils s’imposent en tant que partenaires de soins et sont sollicités au travers de leurs associations pour participer à la rédaction des projets de loi. Ce renversement trouve son origine dans une dynamique portée par trois forces. La première est issue des personnes malades qui, individuellement et collectivement, aspirent à plus d’autonomie, revendiquent des relations plus équilibrées et exigent davantage de transparence et de participation. La deuxième vient des législateurs soucieux de moderniser les services publics en application des principes de démocratie sanitaire qui prônent la participation de l’ensemble des acteurs du système sanitaire à la politique de santé. Enfin, la dernière force est associée aux équipes soignantes qui conçoivent la relation de soin de manière plus participative, comme un temps de collaboration construit sur la durée plutôt que comme une simple consultation.

2Ces équipes soignantes reconnaissent que faire appel aux capacités du patient améliore sa « compliance » c’est-à-dire son respect du traitement et la qualité de son suivi. De même, encourager la participation du patient aux décisions qui le concernent l’amène à mieux vivre sa maladie au quotidien, à mieux utiliser les ressources du système de santé et in fine accroît sa satisfaction (Weingart et al., 2011). Et n’est-ce pas là aussi le but des soins que d’être efficaces et consentis, et mieux encore, choisis et appréciés par la personne traitée ?

3En santé, il n’existe plus de domaine réservé, pas même la recherche qui a longtemps été considérée comme un univers d’initiés. Depuis les années 80, une dizaine de crises et scandales sanitaires ont semé le doute dans l’opinion : sang contaminé, hormones de croissance, vaccin H1N1… Soupçonnés de conflits d’intérêts, de négligence, les chercheurs ont perdu de leur influence. Le public n’hésite plus à remettre en cause l’ascendant du savant qui veut imposer ses certitudes (Adant et al. 2007), amenant ainsi certaines communautés à s’organiser pour élaborer leurs propres savoirs. Un changement que Callon et al., (2014) qualifient d’« avancée démocratique majeure ».

4Cette démocratisation est confortée par internet où le recours aux ressources en ligne est presque devenu un réflexe. Dans plus de 50% des cas, les questions portent sur des maladies chroniques (cancer, diabète…). Il s’avère en effet que les patients chroniques sont des internautes plus communautaires et plus contributifs. Ils sont aussi plus nombreux à disposer d’un compte sur les réseaux sociaux et sur le forum d’une association ou à rejoindre des groupes de patients. Pour eux, la maladie est une expérience qui se partage sur la toile (Vera et al., 2012).

5Augmentant sans cesse leur niveau d’empowerment, les patients sont désormais présents sur le terrain de la production de nouvelles thérapies et de services innovants. Porteur de transformations sociales et culturelles, l’empowerment des profanes, des minorités, des citoyens, des consommateurs (etc) interpelle tous les secteurs d’activité, toutes les écoles de pensée.

6Cette recherche vise donc à acquérir une meilleure compréhension du processus d’empowerment du patient. Sur le plan théorique, l’étude apporte un cadre d’analyse du phénomène d’empowerment dans le domaine de la santé. Sur le plan opérationnel, elle invite les équipes soignantes à associer davantage les patients à l’élaboration de leur traitement, de leur parcours de soin et des programmes de recherche. Cet article se propose d’aider le lecteur à comprendre les transformations à l’œuvre. Si les liens de confiance sont toujours au cœur des échanges entre soignants et patients, leurs communications s’inscrivent désormais dans le cadre de rapports plus équilibrés, plus impliquants pour les patients et plus coopératifs pour les soignants.

1 – Vers une reconfiguration du rôle des acteurs impliqués dans la relation de soin

7La revue de la littérature multidisciplinaire, menée dans cette première partie, permet de mieux cerner les multiples définitions de l’empowerment individuel et collectif. Ce concept désigne tour à tour la capacité d’un individu ou d’un groupe à prendre en main son destin et le processus d’émancipation d’une personne ou d’une communauté rassemblée autour d’une espérance collective et d’un même combat.

8Le mouvement d’autonomisation des patients rejoint une nouvelle approche du soin inspirée par la psychologie humaniste : le Patient-Centered-Care où l’écoute du patient doit guider les décisions cliniques. Cette co-conception du traitement évoque les principes de la théorie marketing du Service Dominant Logic qui a rencontré son objet, en santé, dans la Shared Decision Making. Ce point est développé dans la seconde partie de la revue de littérature.

1.1 – Définition du concept d’empowerment

9Nombreuses sont les traductions d’empowerment qui retiennent la racine « power » - pouvoir : « accès au pouvoir », « prise de pouvoir » et aussi « pouvoir revendiqué », « pouvoir négocié », « pouvoir partagé ». Mais l’empowerment est également associé à la notion d’autodétermination, de libération de la conscience de l’homme contraint, désormais capable de faire des choix et d’influer le cours de sa vie et celui de sa communauté (Freire, 1982).

10Utilisé d’abord dans un registre politique, en tant qu’exigence démocratique revendiquée par des minorités, l’empowerment débute par un processus « d’émancipation individuelle qui servira de base d’influence à une organisation agrandie » (Duvall, 1999). Ressource extensible à l’infini, l’empowerment individuel s’élargit avec l’acquisition de compétences, soutenu par un empowerment collectif.

11En marketing, l’empowerment du consommateur est considéré comme une « (co) force créatrice qui structure les possibles » (Denegri-Knott et al., 2006). Les entreprises qui s’inspirent de cette conception démocratique « donnent une voix à leurs clients et se donnent à elles-mêmes une opportunité de changer ».

12L’empowerment des patients, tel qu’il est retenu dans cette recherche, renvoie à la définition donnée par Rappaport (1987) « A la fois moyen et fin, l’empowerment vise à libérer les groupes sociaux minoritaires, les collectifs constitués autour du déploiement d’une identité, de la promotion ou de la revendication d’une cause ».

13Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’empowerment du patient est un moyen de donner aux personnes le contrôle sur leur propre santé. A ce titre, l’empowerment est selon Staples (1990) « l’antithèse du paternalisme médical des années 80 ». Une posture qui peut se résumer par la revendication phare d’« Etre acteur de sa santé » ou encore « No decision about me without me ». L’empowerment est à l’œuvre quand l’adhésion du patient à son traitement s’efface derrière « sa capacité à identifier et satisfaire ses besoins, à résoudre ses problèmes et mobiliser ses ressources, de manière à avoir le sentiment de contrôler sa propre vie » (Gibson et al., 1991). La maîtrise du savoir expert par le patient et la reconnaissance de ses capacités et de son autonomie par les équipes sont au cœur des nouveaux rapports soignants-soignés.

14Le patient va acquérir une partie du pouvoir « par la possession de compétences ou de connaissances » analysent French et al. (1959). Ce pouvoir se renforcera en devenant collectif avec la création et le partage des savoirs. Rabeharisoa et Callon (2002) notent que les associations ont été amenées, en s’adossant au mouvement self-help (groupes d’entraide), « à développer un troisième modèle dans lequel les malades jouent un rôle actif dans les orientations de recherche ».

1.2 – L’approche « personne-centrée » et la nouvelle alliance soignant-soigné

15Parallèlement à l’empowerment individuel et collectif du patient, l’organisation des soins a elle aussi connu une évolution. Les équipes se sont imposées des exigences bien au-delà des normes de qualité fixées par les codes, améliorant leurs pratiques professionnelles. Leur conception de la relation rappelle la théorie marketing du Service Dominant Logic où le processus collaboratif participe à la co-création de valeur. Selon Vargo et Lusch, (2004), théoriciens de la SDL, l’entreprise propose une prestation où le produit n’est qu’un élément autour duquel se construit une offre globale de service. Ce faisant, le client devient co-créateur de valeur en participant à la construction du service en mobilisant de micro (information-habiletés- savoir-faire) et macro capacités (mise au point de solution). Dans ce cadre, la qualité de la rencontre et de l’interaction prime sur les autres variables.

16Il est possible de transposer la SDL à la consultation médicale qui peut être considérée comme un « bien-support » de distribution de services tels que l’ordonnance, la prescription d’examens… (Eiglier et Langeard, 1987). Le client-patient explique ses maux, symptômes et besoins au médecin qui, à partir de cet apport, co-conçoit le traitement avec lui. De profane/passif/dépendant, il devient personne ressource/actif/co-créateur de valeur. Cette conception de la relation de soin, plus proche de l’alliance, se retrouve aussi dans le courant « patient-centré - Patient Centered Care (PCC) ». Promu par le psychologue Rogers (1966), ce courant a introduit un changement de paradigme dans les sciences humaines en recentrant l’attention sur l’individu et non pas sur le problème. Dans le même esprit, la Share Decision Making (SDM) propose un nouveau modèle de pratique clinique. Avec l’aide des équipes et en fonction des valeurs et préférences qui leur sont propres, les patients arrêtent la décision finale. La SDM « s’intéresse en tout premier lieu à ce que les patients disent à propos de leur pathologie et à ce que ceux-ci considèrent comme prioritaires dans les schémas qu’ils se sont auto-définis pour assimiler leur expérience » (Faulkner, 2002 ; Rathert et al., 2012).

17Éthiquement recommandée, la SDM devient un standard de qualité : « Voir l’épreuve des soins à travers les yeux du patient, être plus sensibles aux besoins des patients fera de nous de meilleurs cliniciens » notent Barry et al (2012) qui insistent sur l’impact de cette écoute en termes de satisfaction du patient et d’économies générées. Grâce à leur connaissance et à leur vigilance, les patients peuvent accroître la sécurité des traitements, éviter des soins injustifiés, contribuer à un usage plus rationnel des médicaments et à un meilleur contrôle des infections.

18En immersion permanente dans des réseaux qui lui proposent des modèles de transaction et de communication plus transparents, plus collaboratifs, le patient s’en inspire pour renouveler sa relation au système de soins et pour régénérer son rapport aux soignants. Ces évolutions se retrouvent notamment dans les progrès accomplis en matière de démocratie sanitaire avec la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé et dans la loi de modernisation du système de santé votée fin 2015.

19Le processus d’empowerment caractérise le déploiement des capacités d’un individu en difficulté ou en souffrance qui décide de façonner sa propre vie en s’appuyant sur la dynamique de la collaboration. Une étude qualitative auprès d’acteurs engagés a permis de mieux comprendre les motivations des personnes malades, de cerner le rôle « émancipateur » des technologies de l’information et de la communication et la force structurante des appuis communautaires. Les résultats ont permis de repérer les principaux temps du processus d’empowerment du patient. Chacune des étapes correspond à un seuil d’expansion vers une capacité d’agir augmentée.

2 – Proposition de formalisation du processus d’empowerment du patient

20Cette seconde partie est consacrée à l’étude empirique mise en œuvre dans cette recherche. L’analyse des verbatim met en exergue le rôle clé de la recherche d’information, de l’acquisition de savoirs et l’importance de la communauté qui va structurer les énergies et définir des orientations.

2.1 – Présentation de la méthodologie

21Dans une optique de compréhension globale du phénomène d’empowerment, cette étude s’inscrit au sein d’un processus exploratoire qualitatif, articulé autour de quatre entretiens d’experts : un scientifique à la tête d’un laboratoire d’excellence, lauréat des investissements d’avenir (Expert 1), un médecin journaliste scientifique dans un grand quotidien national (Expert 2), deux représentants de patients occupant des postes à responsabilité au sein de la Fédération Française des Diabétiques (AFD) (Expert 3) et de l’Association Française contre les Myopathies (AFM – Téléthon) (Expert 4). Chaque répondant a apporté une vision complémentaire des enjeux et modalités de l’empowerment des patients, garantissant ainsi une diversité dans l’expression des points de vue recueillis.

22Des entretiens individuels semi-directifs d’une durée de 60 à 80 minutes ont été menés suivant un guide d’entretien abordant plusieurs points : les besoins d’information des patients, la spécificité de la relation de soin pour les malades chroniques, leur contribution à la co-élaboration du traitement, à la recherche en santé et à la conception de solutions plus satisfaisantes.

23A l’issue de la phase de codage des données, le contenu de chaque entretien a été analysé selon une analyse de contenu thématique, à la fois verticale (intra-interwiew) et horizontale (inter-interviews). Les résultats obtenus sont détaillés dans la section suivante.

2.2 – Analyse des résultats

24L’analyse des entretiens montre une gradation dans l’empowerment des patients. Plus précisément, quatre temps forts sont identifiés, marquant le passage d’une expérience singulière à un raisonnement collectif, d’un engagement personnel à une mobilisation communautaire, de la quête d’information à l’acquisition de connaissances de plus en plus spécialisées, de l’identification d’un manque à l’implication dans le déploiement de solutions innovantes. Chacune des étapes identifiées est analysée, détaillée et inscrite au sein d’un processus global d’empowerment.

I – Empowerment individuel

1 – Découverte de la maladie et des limites de l’offre de soins

25Le patient confie ses maux à ses proches, à son médecin. Quand les réponses qu’il obtient sont incomplètes ou inadéquates, il ressent une double frustration. Non seulement il subit sa maladie mais aussi les limites du savoir médical et du système de santé : « Je vois beaucoup de retours de malades qui me disent "mon médecin ne m’a jamais expliqué". Mais en fait, ils (les médecins) ne savent pas. (…) le corps médical ne sait pas. Et les pharmaciens encore moins » (Expert 1). Le patient se rend compte du décalage entre ses espoirs et le périmètre très circonscrit de l’offre de soins qui pour un malade chronique n’est pas une offre de guérison. Il expérimente dans sa chair les multiples contraintes imposées par la maladie sur son quotidien. Un monde totalement différent s’impose à lui : « Quand on est confronté à la maladie chronique évolutive, c’est un bouleversement complet. (…). Et vivre dans ce nouveau monde, vivre avec ces nouvelles contraintes, ce n’est pas quelque chose qui peut s’improviser » (Expert 4). Devenu plus vulnérable, le patient ressent la peur de la dépendance. Ce corps qui lui échappe le place dans une situation d’urgence : « J’ai vite compris qu’il fallait que je me soigne tout seul et que je n’apprendrais rien des médecins » (Expert 3).

2 – Refus de la résignation et engagement dans une quête d’information

26Le patient ne se résigne pas. Pour compléter les explications des professionnels de santé, il cherche à se renseigner sur sa maladie et ses traitements, sur les équipes référentes : « Quand vous avez besoin (…) de vous faire expliquer la maladie, vous allez chercher l’information » (Expert 4). Sur internet, il consulte les sites d’information santé, des rubriques santé des grands médias. Il regarde des vidéos, lit des forums… Cette quête d’information marque le début du processus d’empowerment : « Il y a une expertise qui s’est « démocratisée » (…) dans différents domaines, les gens ont acquis des compétences, des connaissances » (Expert 2).

II – Empowerment collectif

3 – Échange avec une communauté de patients : passage d’une situation personnelle à une approche collective

27La recherche d’information du patient s’apparente à un parcours initiatique. Tour à tour, récepteur, collecteur-documentaliste et émetteur d’information, il interroge, compare, critique, complète les données en ligne. Ce faisant, il élabore un savoir expérientiel et petit à petit scientifique, unique et précieux, constitué par l’addition et le partage de micro-connaissances. Il ouvre un compte sur les réseaux sociaux, adhère à une communauté de patients, partage l’expérience de la maladie, des traitements et de leurs effets secondaires. Les échanges ont une dimension affective. Les interactions expriment le soutien, la solidarité, la tolérance, la compréhension entre personnes au prise avec les mêmes difficultés de vie : « Au médecin, je ne lui dis pas. Parce que lui, il n’est pas diabétique, il ne peut pas comprendre mais à toi (membre de l’AFD) on va te parler. Parce que toi, tu vas nous comprendre » (Expert 3). L’approche collective aide à circonscrire les problèmes, à les relativiser et à augmenter la capacité d’analyse des personnes. Ainsi se construisent une identité, une culture, des valeurs communes autour d’une maladie. Les patients apprennent à dépasser leur situation personnelle et à se mobiliser autour d’un même objectif supérieur. La force de la communauté réside dans la similarité entre membres, dans le rapport de confiance et d’égalité de dignité, et dans une coopération enrichissante.

4 – Apprentissage par les pairs et par la formation

28Le patient s’inscrit à des actions d’éducation thérapeutique. Ces sessions organisées à l’initiative des équipes selon un protocole rigoureux, validé par les autorités de tutelle, visent à aider les patients à acquérir ou maintenir les compétences nécessaires à la gestion de leur vie avec la maladie. Le patient peut aussi suivre des formations organisées à l’initiative d’une association. Par exemple, AIDES, première association française de lutte contre le VIH/sida, propose des ateliers hebdomadaires, des universités des personnes en traitement (UPT), des universités inter-régionales des personnes séropositives (UNIR+) et des week-ends thérapeutiques… Lors de ces sessions, le patient accroit son expertise, tisse des liens avec d’autres malades. Il tire aussi un enseignement, des observations que les autres patients font remonter : « Le métier de patient nous est tombé dessus, on ne l’a pas choisi. Donc il faut quand même qu’on nous aide à pouvoir assumer ce métier au mieux pour pouvoir conserver notre capital santé » (Expert 3). La communauté remplit aussi cette mission. Elle « élève le niveau de prise de conscience et déploie des processus d’apprentissage et d’exploration des possibilités d’intervention » (Bernard et Colli, 2003). Elle organise et structure les savoirs et rend compte de leur progression dans ses publications.

5 – Investissement dans des actions militantes

29Travail sur soi-même et sur le monde, le processus d’empowerment émancipe le patient par l’acquisition de connaissances et vise aussi à transformer le monde, afin que chacun puisse y vivre à l’égal des autres. Une tâche qui ne peut être menée que collectivement. Les associations de santé apportent un soutien concret à leurs membres. Elles leur permettent de se doter de nouvelles compétences. Elles créent de nouveaux rapports de force pour négocier de nouveaux pouvoirs, de nouveaux droits. Pour l’Expert 3 « être acteur de sa santé » c’est demander à être consulté pour toutes les questions qui concernent les malades diabétiques. Quant à l’Expert 4, il est convaincu que l’intervention de son association profite à l’ensemble des malades : « tout ce que l’on peut faire aujourd’hui (…) a un pouvoir modélisant très fort pour l’ensemble du reste du domaine de la santé. (…) Et toutes les mobilisations qu’il faut faire (…) servent au plus grand nombre ». Les représentants des patients ont conscience d’être les aiguillons du système de santé : « les associations de malades qui sont là en permanence pour titiller, pour pousser, pour montrer, pour demander » (Expert 4).

III – Empowerment collaboratif

6 – Participation à un groupe spécialisé

30Les patients s’investissent dans des groupes d’intérêt par maladie, par thématique ou dans des groupes recherche-action. Ils élargissent leurs connaissances et acquièrent un sens de la communication et de l’animation. Par exemple, ils s’organisent pour diffuser des informations sur leur pathologie, développer la prévention, mettre en relation les malades, recueillir les expériences de leurs pairs, faire évoluer les pratiques soignantes, soutenir les personnes qui participent aux essais cliniques…

7 – Affirmation en tant que patient ressource

31Ambassadeur de son association, le patient expert ou ressource organise des visites de laboratoires, des rencontres entre médecins investigateurs et malades. Il synthétise des publications, en assure une diffusion multi-réseaux et sollicite de nouveaux avis. A force d’implication, il assimile « une connaissance de la maladie bien meilleure que celle de la majorité des professionnels de santé qu’il a en face de lui. Et, pas simplement de la vie avec la maladie, mais aussi pour un grand nombre, une meilleure connaissance scientifique. (…) » (Expert 4). Il affirme aussi une vision « patients » de la recherche qui n’est pas une fin en soi. Pour l’AFM « L’objectif n’est pas de faire de belles publications (…) mais de trouver un médicament pour guérir » (Expert 4).

IV – Empowerment productif

8 – Evaluation des services et produits

32Confrontés à une offre qui ne satisfait pas leurs attentes, les patients apprennent à leurs dépens ses défauts et ses limites : « Si le médicament est présenté comme étant sécable et qu’il faille prendre un marteau pour le couper, nous sommes parfaitement en mesure de l’expérimenter ! Mais on ne testera pas si ce médicament fait ou pas baisser la glycémie de 50 %. Puisqu’on n’est pas des scientifiques, on n’est pas dans la recherche clinique » (Expert 3). Concernant les médicaments, ils sont aussi particulièrement vigilants sur les contraintes de prise, les effets secondaires. Les patients estiment ainsi qu’il leur revient de les évaluer de façon claire et transparente. Les patients ont conscience des enjeux financiers autour de leur pathologie « le diabète c’est un vrai marché ! » (Expert 3) et veulent être partie prenante de ce marché.

9 – Conception de solutions innovantes et d’un écosystème pour en assurer la gouvernance

33Les patients conçoivent des solutions innovantes et conservent la maîtrise de leur production. Dans les living labs, ces laboratoires d’un nouveau style, le malade est présent du début à la fin des processus de création, de fabrication et de diffusion. Il recueille et synthétise les besoins prioritaires de ses pairs, réfléchit à de nouvelles idées, imagine de nouveaux concepts et les met au point avec l’aide de partenaires, les teste avec les patients volontaires, sollicite les industriels et agrée les innovations. Dans ces nouveaux modèles, les associations démontrent leur capacité à piloter des solutions : par exemple, pour les patients diabétiques, il peut s’agir du lancement d’une application pour smartphone, de l’élaboration d’un programme d’éducation thérapeutique, de conseils diététiques, d’aide à la surveillance glycémique… Elles vont ensuite vérifier par des tests que l’application ou la formation correspond bien à leurs attentes, aux critères de qualité exigés et qu’elle apporte un véritable bénéfice au quotidien pour les patients. Si l’évaluation est positive, le produit ou service peut prétendre au label de la Fédération Française des Diabétiques.

34Plus audacieux encore, l’Association Française contre les Miopathies (AFM), à la pointe de la thérapie cellulaire et génique, a ouvert Généthon BioProd en 2013, un des plus importants centres de production de médicaments de thérapie génique au monde. Ces molécules vont pouvoir guérir définitivement les patients en corrigeant les cellules malades. Elles seront mises à la disposition à « un prix juste et maîtrisé ». Forte de cette expérience, l’AFM pose un regard critique sur l’industrie du médicament : « Ce n’est pas soigner les maladies que de mettre au point des traitements qui sont des traitements qui chronicisent une maladie. Si demain on trouvait des traitements qui permettaient, je caricature, mais de prendre le traitement en une pilule et de ne plus avoir le diabète, ce serait quand même moins rentable que d’avoir un médicament à vie. ». Pionnière, l’AFM a su inventer « des outils et des procédures qui permettent d’inscrire le partenariat entre les malades et les spécialistes dans la durée ».

35En guise de synthèse de l’ensemble des résultats présentés précédemment, la figure 1 reprend les 4 temps de l’empowerment du patient, articulés autour de 9 étapes.

Figure 1

Les 4 temps et 9 étapes de l’empowerment du patient

Figure 1

Les 4 temps et 9 étapes de l’empowerment du patient

36Mouvement dynamique augmentant d’intensité à chaque changement de phase, l’empowerment des patients est un processus qui se régénère, se renouvelle et se renforce. Les champs d’intervention s’élargissent en permanence telle une formation hélicoïdale en expansion.

3 – Discussion, apports, limites et voies de recherche

37Cette recherche aboutit à la formalisation du processus d’empowerment du patient, articulé autour d’un enchâssement de quatre types d’empowerment : individuel, collectif, collaboratif et productif. Si les deux premiers corroborent certaines réflexions déjà menées en sciences sociales sur l’empowerment (Duvall, 1999 ; Bernard et Colli, 2003), les deux dernières phases du processus révèlent l’amplitude nouvelle des interventions des malades chroniques. Portées par une nécessité supérieure (l’urgence de trouver des solutions à des situations critiques), leurs initiatives se déroulent en dehors des dispositifs traditionnels institutionnels ou marchands. L’originalité de leurs modèles réside dans leur caractère transversal et pragmatique. Comme le déclarait un membre de la Société Alzheimer du Royaume-Uni : « Ils (les patients) agrègent l’expertise des aidants avec les compétences et les connaissances des professionnels de la santé et des services sociaux et les découvertes de la recherche » (Rabeharisoa et al. 2013). Aujourd’hui, les malades veulent garder la maîtrise des projets, par exemple en assurant eux-mêmes la valorisation des applications industrielles ou en créant leur propre unité de production de médicaments. Au vu des témoignages recueillis, le déploiement du pouvoir d’agir d’un individu et d’un collectif qui entre dans le processus d’empowerment apparaît sans limite. L’empowerment génère de l’empowerment.

38Mais l’empowerment ne concerne pas que les patients. Il interpelle aussi les professionnels de santé. Certains ont développé des initiatives « patients-centrées » réintroduisant de l’humain, de l’écoute, acceptant de prendre le temps de l’observation et de l’apprentissage pour ensuite co-construire un parcours de soins sur mesure pour chaque patient. Prenant davantage en compte la demande singulière des malades, ils réinventent une nouvelle alliance soignants-soignés, sur des bases plus humbles et plus complémentaires. C’est sur de telles fondations que pourront se retisser les liens de confiance. Ce modèle est d’autant plus nécessaire que les nouveaux modes d’hospitalisation comme la chirurgie ambulatoire, l’hospitalisation à domicile requièrent une compréhension et une implication croissantes des patients qui doivent être en mesure, depuis leur domicile, de poursuivre leur traitement et de s’auto-surveiller pour éviter les complications. Ces évolutions dans l’organisation des prises en charge montrent toute la pertinence des principes de la co-construction (Vargo et Lusch, 2004) et l’importance de porter attention à certains concepts comme la confiance interpersonnelle et dans les institutions (Thuderoz et al, 1999).

39Sur le plan théorique, la principale contribution de ce travail réside dans l’identification des différentes étapes formelles de l’empowerment et sur leur organisation. La recherche exploratoire a en effet permis de mettre à jour le cheminement progressif de l’émancipation du patient en distinguant quatre grandes phases : individuel, collectif, collaboratif et productif. En santé, l’empowerment débute par l’insatisfaction d’un patient qui décide de ne plus subir ses maux et de prendre en main son destin. Il se poursuit par une quête d’information, se prolonge dans le cadre d’une démarche collaborative. Il se déploie avec l’acquisition et la création de connaissances singulières. Il s’affirme par des revendications et des propositions de réforme. Il se valorise avec la conception de nouveaux services et produits. Ce cheminement progressif est une construction originale autour d’un processus d’éclosion, de déploiement, de libération. Ses étapes sont aussi importantes que sa finalité. L’empowerment ne se donne ni ne se délègue, il se vit et se construit à l’initiative des intéressés qui définissent eux-mêmes leurs objectifs et leurs modes d’intervention (Batliwala, 2007).

40Par ailleurs, cette recherche a également permis de souligner le caractère multidisciplinaire de l’empowerment. La transversalité atteste de l’ampleur de la mutation sociale à l’œuvre à savoir la remise en question des relations d’autorité, la co-construction de l’information, la co-production du savoir, l’identité communautaire, l’influence du collectif et sa capacité à agir pour reprendre le contrôle (Bacqué et Biewener, 2015).

41Enfin, l’accent est mis sur la correspondance entre les théories « client-centrées » en marketing et « patient-centrées » en santé. Le cœur du sujet n’est plus ni le patient ni l’offre de soins, mais l’écoute, la concertation, l’accompagnement, l’apprentissage en collaboration avec la personne malade tout au long d’un parcours co-défini au cas par cas, de la même façon que le client est considéré partie prenante active dans un processus de construction d’un service (Ouschan et al., 2000 ; Fischer, 2014).

42Sur le plan opérationnel, plusieurs apports peuvent être détaillés. Tout d’abord, l’étude menée propose une lecture de la progression de l’empowerment du patient. Partant des besoins d’information des patients, au départ très concrets et pratiques, puis plus spécialisés au fur et à mesure qu’ils accumulent des connaissances, les équipes peuvent concevoir de nouveaux modèles d’accompagnement, adaptés à leur parcours et aux différents stades de la maladie. Peu d’initiatives proposent des co-créations de sessions par des patients chroniques et équipes soignantes. Or cette recherche montre que l’expertise expérientielle des uns peut utilement compléter le savoir académique des autres. De nouveaux outils coopératifs sont à développer. Il peut s’agir par exemple de sélectionner ensemble les sites santé que les patients consultent spontanément, d’en définir les atouts et limites. Associant rigueur et expérience d’utilisation, patients et soignants peuvent ensemble tester et sélectionner les meilleures applications à télécharger afin de limiter l’impact de la maladie sur le quotidien, voire même en concevoir de nouvelles en commun.

43Concernant la recherche médicale, les travaux sur l’empowerment des patients apportent un éclairage sur leurs capacités à maîtriser des compétences complexes. Les chercheurs pourraient davantage les associer à la conduite de leurs études et à l’animation de leurs cohortes. En effet, des recherches qui apparaissent essentielles aux yeux des scientifiques peuvent se révéler loin des préoccupations des patients. Il peut même être question de co-construction de programmes de recherche pour une meilleure prise en compte des aspects sociaux de l’étude ou encore d’une co-élaboration des critères de sélection des cohortes pour ne pas cibler uniquement une typologie trop limitative de patients. Enfin dès que l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament est effective, patients, pharmacologues et cliniciens pourraient co-concevoir les notices en portant une attention particulière au signalement des effets secondaires et aux aspects contraignants du traitement.

44Les résultats de l’étude menée abordent aussi l’enjeu du développement associatif et du rôle de ces organismes au sein de la société. En augmentant leur capacité d’agir, les communautés finissent par créer une forme d’entreprenariat socio-sanitaire en mesure de concevoir des solutions innovantes pour satisfaire les besoins de leurs membres. Elles s’affirment face aux prestataires traditionnels et les obligent à revoir leur mode de production, voire leur modèle économique afin de rendre leurs biens et services plus accessibles. S’agit-il pour les associations de s’opposer de manière concurrente, de peser en faveur d’un modèle économique plus régulé, de privilégier les solutions collaboratives où les patients sont parties prenantes ? De tels questionnements méritent de plus amples réflexions, aussi bien de la part des chercheurs que des praticiens.

45Malgré l’identification de ces différents apports théoriques et opérationnels, plusieurs limites inhérentes à ce travail peuvent être identifiées et constituer autant de pistes de recherche futures. Tout d’abord, cet article ne propose qu’une première approche exploratoire générale, menée auprès d’un nombre limité d’experts. Par conséquent, des études ultérieures, conduites directement auprès de patients, pourraient permettre d’approfondir et d’affiner la formalisation du processus d’empowerment. Par ailleurs, au travers du regard des experts interrogés, seul le point de vue du malade a été considéré. Or, dans un schéma relationnel soignant-soigné, il paraît utile d’adopter une approche dyadique afin de s’interroger sur la manière dont le personnel soignant, évoluant dans un contexte social souvent tendu, vit l’irruption de ce patient plus autonome qui bouscule les habitudes et les hiérarchies. Soumises aux questions d’un patient aux compétences et aux exigences aiguisées, les équipes finissent par s’épuiser, par ressentir un stress et une souffrance (Delbrouck, 2003 ; Khamisa et al., 2013). Des maux qui expriment le malaise d’une profession en quête de nouveaux repères. Pour qu’à l’empowerment des patients fasse écho l’empowerment des équipes, de nouveaux modèles d’organisation et de stratégies collaboratives sont à imaginer au sein des structures de soins et entre soignants et soignés.

Références bibliographiques

  • Adant I., Godard O. et Hommel T., « Expertise scientifique et gestion de la contestabilité sociale en présence d’acteurs à visées stratégiques », Lettre du management responsable (ESDES), N°8, 2007, p.1-16.
  • Bacqué M. H. et Biewener C., L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, La Découverte, Paris, 2015.
  • Barry M. et Edgman-Levitan S., « Shared decision making - The pinnacle of patient-centered care », The New England Journal of Medicine, Vol. 366, N°9, 2012, p.780-781.
  • Batliwala S., « Taking the power out of empowerment – an experiential account », Development in Practice, Vol.17, N°45, 2007, p. 557-565.
  • Bernard Y. et Colli J-C., Vocabulaire économique et financier, Seuil, Paris, 2003.
  • Callon M., Barthe Y. et Lascoumes P., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Paris, 2014.
  • Delbrouck M., Le burn-out du soignant : le syndrome d’épuisement professionnel, De Boeck Supérieur, Bruxelles, 2003.
  • Denegri-Knott J., Detlev Z. et Schroeder J. E., « Mapping consumer power : An integrative framework for marketing and consumer research », European Journal of Marketing, Vol.40, N°9/10, 2006, p.950-971.
  • Duvall C. K., « Developing individual freedom to act : empowerment in the knowledge organization », Participation and Empowerment : An International Journal, Vol.7, N°8, 1999, p.204-212.
  • Eiglier P. et Langeard E., Servuction : Le marketing des Services, McGraw-Hill, Paris, 1987.
  • Faulkner A. et Phil T., « User-led research and evidence-based medicine », British Journal of Psychiatry, Vol.180, N°1, 2002, p.1-3.
  • Fischer S., « Hospital positioning and integrated hospital marketing communications : state-of-the-art review, conceptual framework, and research agenda », Journal of Nonprofit & Public Sector Marketing, Vol.26, N°1, 2014, p.1-34.
  • Freire P., La pédagogie des opprimés, La Découverte. Paris, 1982.
  • French, J. R., Raven, B., et Cartwright, D., « The bases of social power ». Classics of organization theory, Vol. 7, 1959, p. 311-320.
  • Gibson C. H., « A concept analysis of empowerment », Journal of advanced nursing, Vol.16, N°3, 1991, p.354-361.
  • Khamisa N., Peltzer K. et Oldenburg B., « Burnout in relation to specific contributing factors and health outcomes among nurses : A systematic review », International journal of environmental research and public health, Vol.10, N°6, 2013, p.2214-2240.
  • Ouschan R., Sweeney J. C. et Johnson L. W., « Dimensions of patient empowerment : implications for professional services marketing », Health Marketing Quarterly, Vol.18, N°1-2, 2000, p.99-114.
  • Rabeharisoa V. et Callon M., « L’engagement des associations de malades dans la recherche », Revue internationale des sciences sociales », Vol.171, N°1, 2002, p.65-73.
  • Rabeharisoa V., Moreira T. et Akrich M., « Evidence-based activism : Patients’ organisations, users’ and activist’s groups in knowledge society », Papiers de recherche du CSI, Vol.033, actes électroniques, 2013.
  • Rappaport J., « Terms of empowerment / exemplars of prevention : Toward a theory for community psychology », American Journal of Community Psychology, Vol.15, N°2, 1987, p.121-145.
  • Rathert C., Wyrwich M. D. et Boren S. A., « Patient-centered care and outcomes : a systematic review of the literature », Medical Care Research and Review, Vol.70, N°4, 2012, p.351-379.
  • Rogers C., « La relation thérapeutique : les bases de son efficacité », Bulletin de psychologie, N° 17, 1966, p.12-14.
  • Staples L. H., « Powerful ideas about empowerment », Administration in Social Work, Vol.14, N°2, 1990, p.29-42.
  • Thuderoz C., Mangematin V. et Harrisson D., La confiance : approches économiques et sociales, Edition Gaetan Morin, Paris, 1999.
  • Vargo S. L. et Lusch R. F., « Evolving to a new dominant logic for marketing », Journal of marketing, Vol.68, N°1, 2004, p.1-17.
  • Vera C., Herr A., Mandato K., Englander M., Ginsburg L. et Siskin G. P., « Internet-based social networking and its role in the evolution of chronic cerebrospinal venous insufficiency », Techniques in vascular and interventional radiology, Vol.15, N°2, 2012, p.153-157.
  • Weingart S. N., Zhu J., Chiappetta L., Stuver S. O., Schneider E. C., Epstein A. M. et Weissman J. S., « Hospitalized patients’ participation and its impact on quality of care », International Journal for Quality in Health Care, Vol.23, N°3, 2011, p.269-277.

Mots-clés éditeurs : patient-centré, santé, démocratie sanitaire, empowerment

Date de mise en ligne : 13/10/2017

https://doi.org/10.3917/resg.119.0055

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions