1Actuellement, le monde du travail vit des bouleversements sans précédent issus d’une pression conjuguée des technologies d’information, de la recherche de l’efficacité, l’accent mis sur le bénéfice et la mondialisation (Clot, 2010). Tous ces éléments ont mis à mal l’organisation du travail et provoquent une grande souffrance notamment en France (Dejours, 1998). En réaction à la logique financière et face aux effets néfastes de ces changements, de nouvelles perspectives de concevoir l’entreprise et ses ressources voient le jour. La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) en fait partie (Bowen, 1953, Caroll, 1979,1991). La RSE et l’éthique des affaires permettent théoriquement de concevoir d’autres modèles de gestion qui faciliteraient la conciliation voir dans certains cas la réconciliation de la quête de l’efficacité économique et sociale. L’opérationnalisation de l’éthique et de la RSE représente néanmoins des défis, et posent toujours des interrogations.
- Quel est le niveau de cohérence entre les discours des dirigeants « la rhétorique », la communication institutionnelle et les pratiques managériales « dites responsables » vécues par les collaborateurs ?
- Qu’en est-il des valeurs partagées ? Y-a-t-il congruence entre le projet personnel du collaborateur et les projets de l’entreprises ?
- Dois-je travailler et m’impliquer comme s’y attend l’entreprise, tout en sachant que probablement j’hypothèque ma santé physique et mentale ?
2S’engager à répondre à ces questions et faire la promotion de la responsabilité sociale de l’entreprise, c’est aussi choisir un angle d’analyse et d’indicateurs de valeurs, d’audit et d’attitudes (Gond et Igalens, 2008). Il existe plusieurs catégories de mesure de l’évaluation de la RSE dans l’entreprise (Estay et Tchankam, 2004). Une d’elle est une approche fondée sur le fait de cerner les risques sociaux pouvant freiner la promotion de la RSE (Gond et Igalens, 2008). Le risque qui attire de plus en plus d’attentions est celui qui pèse sur les responsabilités éthiques et leurs impacts.
3A notre sens, ces questionnements légitimes pourraient être porteurs de risques psychosociaux, que l’on désigne « le risque éthique au travail ». Ce type de risque est l’existence d’une tension ou d’un stress entre les valeurs sociétales prescrites aux individus avec les valeurs réelles vécues dans l’exécution du travail par ces mêmes individus au sein des organisations. Cette tension ou stress éthique peut émerger à partir d’un certain nombre d’exigences indues ou réelles de la part de l’entreprise provoquant ainsi des situations dégradées. Par exemple, les managers doivent choisir entre deux options qui ne les satisfont pas, induites par les exigences de performance économique de l’entreprise. Ces situations dégradées, couramment appelées dilemmes éthiques, ne sont pas souvent évoquées comme risques psychosociaux au niveau du travail. Cet article essaie donc de réfléchir sur le phénomène d’une forme de risques psychosociaux que nous identifierons comme dissonance éthique au travail.
4L’article s’articulera dans un premier temps sur la mise en lumière d’un paradoxe français vis-à-vis du sens du travail et le mal être vécu par eux dans l’exécution de leurs tâches. Nous mobiliserons ensuite les récents travaux sur le sens au travail et les impacts sur la santé mentale des collaborateurs pour expliquer ces constats. Dans un troisième temps, nous proposerons un phénomène existant dont l’étude est marginale, mais qui possède un grand potentiel explicatif sur les phénomènes de stress au travail et de manque de sens au travail : nous dénommons la dissonance éthique. Dans cet article, nous essaierons de proposer un modèle explicatif centré sur le phénomène de dissonance éthique issue d’une forme d’aliénation sociale et d’une mauvaise foi. En reprenant les travaux de l’approche de l’éthique existentialiste, nous présenterons un modèle globale sur la dissonance éthique et ses liens avec le sens. Parallèlement, nous mettrons ces explications en lien avec les entrevues effectués sur des dirigeants de ressources humaines au Québec. Nous finirons par la proposition d’un modèle théorique explicatif sur les notions combinées de dissonance éthique et sens au travail.
1 – Constat sur la situation en France : perte de sens, dissonance et stress au travail
5L’année 2010 a été marquée par la publication de trois rapports sur le travail, les conditions de travail et les risques psychosociaux associés. L’apport de ces rapports institutionnels est intéressant tant dans leurs propos sur la vision du monde du travail que sur le rapport de l’individu vis-à-vis de son travail : « Rapport de la commission de la réflexion sur la souffrance au travail » (Décembre 2009) ; « Place et Sens du travail en Europe » et « Bien être et efficacité au travail, 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail ».
6Ce dernier rapport dirigé par Lachmann et ses collaborateurs (2010) nous offre un éclairage intéressant décrivant les différentes conceptions de la souffrance et du mal-être au travail, mais aussi par opposition sur le bien-être au travail. Ces rapports mettent en relief que toutes les catégories du personnel, expriment des craintes de plus en plus aigües envers l’organisation du travail.
7Les causes de souffrances au travail en France sont évoquées dans les rapports de la Commission de réflexion sur la souffrance au travail (2009) et AFSSET tiré du Bien-être et efficacité au travail (Lachmann et al., 2010).
Sources éventuelles de souffrance au travail
Sources éventuelles de souffrance au travail
8Que ce soit la fréquence accrue des réorganisations et des restructurations, la peur du chômage ou la centralisation des pouvoirs, les causes sont à la fois d’ordre structurel et relatifs aux modes de management. Ceci provoque des incohérences de management et de gestion qui impactent le psychisme des employées ou des cadres comme la peur ou la perte de repère. Ces constats ne sont pas nouveaux, mais ils démontrent comment les stratégies d’entreprises impactent les individus dans leurs conceptions et leur valeurs profondes sur le travail.
9Qu’en est-il du sens de travail ? Le rapport rédigé par des spécialistes du monde du travail reprend les travaux de plusieurs enquêtes (Davoine et Médéa, 2008). Les données répertoriées précisent que les français donnent au travail une place importante dans leur vie. Ils affirment même que c’est un devoir envers la société et que leur développement personnel passe par une activité rémunérée. Au vu de ces données, certains préjugés et stéréotypes sur les français et leur relation avec le travail est plus complexe. Le tableau suivant reprend les principaux constats du rapport.
Extrait des données du rapport Place et sens du travail en Europe : une singularité française ?
Extrait des données du rapport Place et sens du travail en Europe : une singularité française ?
10Nous remarquons que les Français attendent beaucoup de leur travail comme générateur de sens pour leur vie en général et leur vie professionnelle en particulier. Assez étonnement, ils désirent que ce travail qui donne du sens soit plus présent dans leur vie. Ce constat donne naissance à un paradoxe : d’une part, les Français perçoivent leur travail comme source de souffrance et de stress et d’autre part, ils en attendent beaucoup pour donner du sens à leur vie. Les éléments rapportés par ces diverses commissions et travaux d’experts confirment que les formes actuelles de gestion en France étaient porteuses de double discours provoquant ainsi une barbarie douce, et détérioraient le sens que l’on donnait à notre travail (Le Goff, 1996 et 1999). Ce manque de cohérence entre l’expérience vécue dans le travail et les aspirations des individus vis-à-vis du travail est centrale dans ce paradoxe que nous venons d’évoqué.
1 – Le Sens au travail et la santé mentale
11Les données précitées ne montrent pas de liens entre le sens du travail et le bien-être. Par contre, au niveau théorique, un certain nombre d’enquêtes ont permis des avancées dans la compréhension du phénomène du point de vue psychologie du travail.
12En revanche, le sens du travail peut se définir de différentes manières : la signification du travail (la valeur du travail), l’orientation du travail (ce que l’on recherche dans le travail) et l’effet de cohérence (entre le travail accompli et les attentes de l’individu) (Morin, 2006). Sur le plan théorique, comme le concept même du travail, on découvre que le sens au travail structure nos activités, nos choix et nos actions en gestion (Isaken, 2000). Une première recherche systématique sur une grande échelle est le résultat d’une collaboration du groupe de travail MOW (Meaning Of Work) qui regroupe plusieurs chercheurs de nationalités différentes. Ces observations faites par cette équipe internationale a également permis de faire des comparaisons entre les pays (MOW, 1987). Ces résultats demeurent du double domaine des représentations personnelles et collectives du sens du travail. Leur démarche, bien qu’ils s’en défendent, est de nature socio-psychologique. Il n’en demeure pas moins qu’ils furent précurseurs et permirent une avancée majeure de l’étude de ce phénomène.
13Basées sur des enquêtes exploratoires, certaines composantes du sens du travail ont été proposées. Nous faisons le choix d’en présenter deux (d’après Morin, 2008) :
Composantes du sens du travail
Composantes du sens du travail
14Notons à ce niveau que l’ensemble des éléments reviennent et se confirment dans les deux recherches dans le temps (Morin et Cherré, 1999 et Morin, 2008). Par contre, ces enquêtes ont mis en lumière des liens du Sens au travail et la santé psychologique et le bien être : plus un individu trouve du sens dans son travail, plus il démontre un bien-être et du plaisir à travailler (Aronsson et al., 1999 et Morin, 2006). Ce lien a été confirmé par de nouvelles recherches démontrant que le sens peut être source de bien-être et aussi d’engagement, mais que son absence cause de la maladie et de la détresse (Morin, 2008). Le sens au travail pourrait donc impacter la santé psychologique des personnes.
Le sens au travail et ses impacts
Le sens au travail et ses impacts
15En répertoriant l’ensemble des travaux sur le sens au travail, on constate que la notion de cohérence est centrale. Cette notion de cohérence rejoint les concepts développés par la psychologie existentielle (Yalom, 1980). Cette dernière soutient que la raison d’être des individus est d’avoir une certaine consistance entre les buts et les valeurs personnelles et les expériences vécues et nos actions (Yalom, 1980). S’il y a congruence entre nos croyances et nos valeurs et ce que nous vivons, nous pourrons atteindre un équilibre favorable à une santé mentale. La cohérence est un facteur structurant du sens au travail. Divers travaux et recherches ont permis de mettre en relief ce phénomène (Mow, 1987, Baumeister, 1991, Morin et Cherré, 1999 et Isaken, 2000).
16Dans les différents modèles sur le sens que l’on donne au travail, la notion d’éthique n’est pas explicitement évoquée comme facteur constitutif, mais les auteurs l’observent implicitement (Aronsson et al., 1999 ; Morin et Cherré, 1999 et Baumester et Vohs, 2002). Que l’on parle de valeur comme pilier du sens (Baumester et Vohs, 2002), de rectitude morale (Morin et Cherré, 1999) et d’harmonie entre le travail et les valeurs personnelles (Aronsson et al., 1999), la notion d’éthique ou de morale se comprend comme élément important dans la construction du sens de la vie (Frankl, 2006 et Yalom, 1980) et du sens du travail (Morin, 2006). Nous allons donc nous intéresser au lien éventuel entre l’éthique et le bien-être ou la souffrance au travail. Ces deux perspectives n’ont pas été souvent observées de manière simultanée (Morin et Cherré, 1999).
17Ceci-étant, certains chercheurs ont tenté de rapprocher l’éthique et le sens au travail (Bowie, 1998 et Lips-Wiersma et Morris, 2009). L’idée centrale de ce rapprochement est la conceptualisation d’un modèle du sens au travail par rapport à l’éthique. Ces études reviennent à l’idée centrale du sens à sa vie ou du sens à son travail, et répondent à la question : « pourquoi suis-je là ? » (Pratt et Ashforth, 2003). Le sens renvoie à des notions existentielles, des raisons et des motivations de vivre ou de travailler. Le sens au travail doit se concevoir comme la valeur de nos objectifs et les buts que se donnent les individus (May et al., 2004). Ce sens au travail renvoie donc aux buts et aux valeurs valorisées par les personnes, et la réalité à laquelle ces buts sont confrontés peut en frustrer la réalisation. Il existe donc dans la recherche du sens au travail l’implication des valeurs, de l’éthique et de la morale des individus. Plus spécifiquement, le sens renvoie aux valeurs personnelles de la finalité du travail en fonction des standards proposés par la société (May et al., 2004). La recherche de sens est donc un effort constant pour trouver et accomplir le but et la signification de sa vie et de son travail (Frankl, 2006).
18En conclusion, un travail qui a du sens est un travail répondant à la fois à des besoins subjectifs - tels que l’estime de soi, des relations saines et attentionnées avec les autres - et à des besoins objectifs, tels que la sécurité et la dignité (Ayers et al., 2008). Le sens au travail a une fonction subjective dans le bien-être et le développement des individus (Morin, 2007 et Ayers et al., 2008). Actuellement, la philosophie morale ou l’éthique appliquée à la gestion « se montre incapable de donner une éthique personnelle, car elle n’intègre dans ses réponses ni la question du sens ni la dimension de la subjectivité » (Mendel, 2004).
19Les besoins du sens tant d’un point de vue subjectif et objectif sont reconnus pour le développement moral et éthique des individus (Lips-Wiersma et Morris, 2009). Il faut donc replacer l’éthique dans l’expérience subjective du sens au travail. En ignorant l’aspect subjectif de l’éthique et ses impacts sur le sens au travail, des questions pour les personnes restent sans réponse. Ceci peut donner naissance à des frustrations, de stress et du mal-être en entreprise. La gestion actuelle semble favoriser cet état de fait (Aktouf, 1992). Des situations managériales obstruent même la recherche de sens et un des obstacles majeurs est l’aliénation (Aktouf, 1992). Devenir étranger à soi-même et à ses valeurs, les humanistes en gestion en ont souvent fait l’écho en le dénonçant. En adoptant des pratiques incohérentes, par exemple licencié quand l’entreprise réalise des bénéfices, les individus perdent tout repère et tout sens au travail. Ils deviennent en conséquence de plus en plus aliénés – ils en perdent leur identité - car ils n’y trouvent plus de cohérence de leur expérience de travail. On peut y voir ici le phénomène de dysfonctionnement que décrit l’approche socio-économique de l’organisation (Savall, 1974 ; Savall et Zardet, 1987 ; Bonnet et al., 2006 ; Savall, et al., 2009). La surreprésentation des intérêts économiques sur ceux de l’être humain engrange des coûts qui sont malheureusement « cachés » et dont les gestionnaires doivent réguler dans leur management (Savall, 1974 ; Savall et Zardet, 1987). En somme, le sens au travail est un processus subjectif ayant un impact sur la santé et le bien-être psychologique et qui donne de la cohérence à son expérience de travail. Cependant, le sens possède aussi son corollaire ayant lui aussi ses impacts : le non-sens au travail et ses risques de l’aliénation et de souffrances. A ce stade, nous pouvons exposer quelques raisons probables de nature à provoquer le non-sens au travail.
2 – La dissonance éthique
20En psychologie sociale, les pathologies au travail telles que le stress ont fait l’objet d’observations et d’analyses de longues dates. Ces dernières décennies ont montré que le stress rencontré pouvait provenir d’une forme de tension entre le discours des directions et de leurs actions contredisant leur discours (Clot, 2010, Dejours 1999 et Le Goff, 1996 et 1999). Il existe une multitude de formes de tension psychologique, mais une attire l’attention des chercheurs : la dissonance cognitive.
21La dissonance cognitive dépeint un état de tension dans lequel se trouve une personne face à une situation ou un environnement opposés à ses croyances ou habitudes de faire ou de raisonner (Festinger, 1957). La dissonance cognitive a été formulée la première fois en tant que théorie par Léon Festinger (1957). Selon cette théorie, la dissonance apparaît quand un individu se trouve en face de deux cognitions incompatibles, par exemple fumer une cigarette en sachant que fumer cause le cancer (Gire et Williams, 2007). La dissonance résulte donc d’une tension psychologique ou d’un manque d’harmonie interne qui amènera la personne qui la vit à des actions pour réduire cette pression (Aronson, 1968). Pour y parvenir il conviendrait de supprimer un des éléments source de la dissonance (Festinger, 1957 et Gire et Williams, 2007). Les managers expérimentent de nombreuses situations génératrices de dissonances cognitives, particulièrement par rapport aux dilemmes éthiques vécus au sein des entreprises (Moser, 1988, Viswesvaran et Deshpande, 1996 et Lii, 2001).
22La dissonance éthique quant à elle, se rapporte à la théorie sur la cohérence entre notre éthique ou nos valeurs morales vis-à-vis du travail. Elle nous permet de répondre à la question suivante : comment les individus tentent d’avoir une cohérence à partir de leur éthique personnelle, de l’éthique de l’entreprise et de leurs actions pour trouver du sens à leur travail et bénéficier éventuellement d’un bien être psychologique ? S’il y a présence d’une incohérence entre l’éthique personnelle de l’individu et celle imposée par l’entreprise, il y a un fort degré de dissonance éthique.
23Certains chercheurs ont souligné la présence de ce phénomène de dissonance dans le cas de dilemme éthique (Moser, 1988 et Viswesvaran et Deshpande, 1996). Cependant, ils comparent le modèle décrit par Festinger (1957) et le mettent en corrélation avec des facteurs ou des situations. Notre point de vue se veut différent. Bien que très ressemblant, ces deux dissonances portent en elles les mêmes composantes fondamentales communes : la cohérence ou l’équilibre entre soi et l’environnement (monde extérieur). Elle n’apparaît que lorsque la tension et le déséquilibre proviennent de causes de nature morale ou éthique. En cela, le processus n’est pas novateur. Nous voulons toutefois porter un éclairage sur le fait que l’on évoque peu les dissonances cognitives qui ont pour source des enjeux éthiques professionnels. Leurs impacts sont pourtant importants, tant pour celui ou celle qui le vit que pour l’organisation. Nous faisons l’hypothèse que la dissonance est présente et qu’elle peut avoir des ramifications sur les valeurs et l’éthique entraînant ainsi du stress et de la détresse psychologique chez les personnes.
24La source de dissonance peut provenir des incohérences actuelles où le discours sur l’effort, l’engagement, le sacrifice et la productivité attendus des employés se transforme dans la majorité des cas par des politiques de restructuration et de délocalisation des centres de production (Cf. tableau 1 : des sources de stress) (Le Goff, 1996 et 1999, Dejours, 1993 et 1998 ; Clot, 2010). Le discours de la part de la direction - appel aux sacrifices et à l’efficacité - se concrétise toujours par des licenciements, en exigeant une implication émotionnelle de la part des individus (Dejours, 1998 et Clot, 2010). Cette tension issue de l’environnement du travail crée cette dissonance. Il s’agit d’une dissonance éthique car elle met en tension deux éthiques ou des valeurs incompatibles entre elles, mais qui ne s’excluent pas nécessairement. A la question « que dois-je faire ? », le manager ne sait pas, mais ne peut pas s’abstenir d’effectuer des choix. Nous émettons l’hypothèse que l’existence de la dissonance éthique provient d’une forme d’aliénation sociale dont les causes sont à chercher dans la mauvaise foi ou dans l’authenticité, (Cherré et Hervieux, 2012 et Cherré, 2011). Les conséquences de cette dissonance éthique auraient ensuite des ramifications, via la cohérence, sur le sens que l’on donne au travail (Cherré, 2011).
3 – Méthodologie
25Notre recherche est de nature exploratoire à visée compréhensive. Une enquête qualitative a été menée pendant le printemps 2012 dans la grande région de Montréal (Canada), auprès de 15 cadres occupant le poste Directeur des Ressources Humaines. La plupart des cadres travaillaient dans des PME de plus 100 personnes et des Grandes Entreprises. Le panel des répondants interviewés est constitué de plus de soixante pour cent de femmes. Ils ont tous un niveau universitaire dans le domaine et la plupart sont membres de l’ordre des conseillers des ressources humaines et relation du travail du Québec (CRHA). Cet ordre encadre la pratique des ressources humaines et possède un code de déontologie. Ces cadres ont accepté d’être interviewés sur la décision éthique qui ont été marquantes dans leur carrière et dont ils avouaient éprouvés un inconfort. Partant de la notion du dilemme, ils ont évoquées les tensions vécues dans l’exercice de leur pouvoir et la décision qui en a découlé. Durant les entretiens d’une moyenne d’1h30, il a été abordé le sens éthique de leur décision et son impact sur le sens qu’il donne à leur travail.
26L’approche qui correspond le mieux à notre objet et à notre question de recherche est d’ordre phénoménologique. Notre cadre théorique s’inspire de cette philosophie. Sa conception repose sur l’idée que les gens décrivent les choses qu’ils vivent selon leurs expériences et à travers leurs sens ; nous ne pouvons connaître que ce que nous expérimentons (Patton, 2002). Notre angle scientifique pour la méthodologie est donc une approche phénoménologique, car celle-ci répond le mieux aux réflexions sous-jacentes de cette recherche : « Quel est le sens, la structure et l’essence de l’expérience vécue de ce phénomène pour ces personnes ou ce groupe de personnes ? » (Patton, 2002, p. 104). Nous réalisons l’importance fondamentale de procéder à des entrevues et de les faire avec des gestionnaires. L’entrevue donne la liberté d’obtenir des données hautement personnalisées, d’explorer en détails les réponses et aide les participants à articuler leurs perceptions tacites, leurs sentiments et leur compréhension du phénomène vécu. Il semble évident que les gestionnaires détiennent les connaissances pratiques et les habiletés pouvant nous permettre de répondre à notre question de recherche. Nous devons les écouter et les faire parler de leurs expériences afin d’établir des observations pertinentes et ainsi modifier en conséquence les concepts actuels de décision éthique. Seules les entrevues peuvent répondre à cette demande. Ce besoin fut d’ailleurs réciproque puisque les gestionnaires ont répondus sans hésitation à notre invitation. Nous aurions pu d’ailleurs continuer la collecte d’entrevue, mais nous avons atteint notre point de saturation rapidement et ce dans l’intervalle recommandé pour la recherche qualitative (Patton, 2002).
27Nous allons proposer une analyse thématique des discours de ces gestionnaires effectuée à travers un codage des thèmes qui caractérisent le phénomène de la dissonance éthique. Cette codification s’inspire d’un modèle théorique de la dissonance éthique et du sens au travail exposée auparavant (Cherré, B., 2011 et Cherré, B. et Hervieux, G., 2012). Les thèmes sont les suivants : Aliénation Sociale, Mauvaise Foi, Authenticité et Cohérence. De l’exploration de ces thèmes dans le discours de ces cadres, et la présence des notions comme élément caractérisant, nous établirons et confirmerons un modèle théorique sur la dissonance éthique et ses liens potentiels avec le sens au travail. Le processus d’analyse a été complété par le traitement de données directement inspiré de l’approche grounded theory au moyen du logiciel Atlas TI. En utilisant les comptes rendus, nous avons procédé à leur codification, leur mise en lien et à la sélection d’extraits pouvant être associés aux divers critères ou aux concepts identifiés dans le cadre d’analyse.
4 – Analyse et discussion
28Les formes actuelles d’organisation et l’appareil de production moderne engendrent une implication tant physique qu’émotionnelle de la part des collaborateurs. Certaines exigences du travail nécessitent indirectement que l’Homme fusionne avec le rôle qu’on attend de lui (Le Goff, 1998). Par contre, on constate que les individus en travaillant et en fusionnant avec les rôles du travail se perdent et perdent une partie de leur personnalité (Clot, 2010). Ils commencent à devenir des individus qui exécutent les tâches que l’on exige d’eux, qu’ils font machinalement, mais dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas (Sartre, 1943). L’aliénation est un phénomène que nous pouvons définir comme suit : « c’est être coupé du réel » (Sigaud, 2004). Il existe deux manières d’être aliéné : l’aliénation mentale (la folie) et l’aliénation sociale.
a – Aliénation Sociale
29L’aliénation sociale est « le fait de ceux dont le réel est incompréhensible ou inacceptable pour les autres » (Sigaud, 2004, p. 119). La forme d’aliénation nommée aliénation sociale se matérialise entre la coupure en soi (ego) et les autres d’une part et le réel d’autre part. Les données du réel vues dans les enquêtes - la mondialisation, la technologie, la complexité, les restructurations - sont coupées de la vie des individus et du sens qu’ils donnent à leur travail (Sigaud, 2004). Ce type d’aliénation peut provoquer des séries où le système (fruit du réel) n’est plus en phase et ne répond plus aux besoins psychologiques et sociaux des personnes (Sigaud, 2004). Dans l’extrait qui suit, les ordres donnés par la direction sont coupés de la réalité du gestionnaire des ressources humaines. Ce dernier devient un simple exécuteur et le rend différent ; sa réalité n’est plus celle de l’organisation ! Il devient un être aliéné.
« Ils m’ont fait endurcir ! Je suis allé mordre le monde puis ils changent la donne et les règles et moi je deviens le dindon de la farce ! Moi je me suis dit qu’il n’y a plus rien qui me tient ici ! Je tiens le bateau le plus longtemps possible pour régler mon équipe, je suis assez loyale. Et ensuite, ils veulent que je termine [enlève] des postes ! Je vais le faire avec tout le respect du monde, [mais] j’étais déjà dans cette ambiance de vouloir quitter ! »
31Cette prise de conscience se constate par beaucoup dans l’entrevue.
« Je n’étais pas d’accord de la façon dont ça s’est fait. Je trouvais que ça manquait de gros bon sens, je dis qu’en tant DRH ce n’est pas comme ça qu’on intervient, par pure conscience professionnelle »
33Et un fossé se creuse de plus en plus entre les deux réalités, celle du DRH et celle de l’entreprise. Ces deux réalités deviennent de plus en plus conflictuelles et demande au gestionnaire d’aller contre son individualité et son corps de métier par pur symbolique.
35Avec ces extraits, nous constatons qu’il existe effectivement une aliénation sociale pour les DRH et qu’elle se passe par l’imposition des politiques et des normes organisationnelles opposées à leur corps de métier. Les DRH vivent de l’aliénation sociale via la perte d’eux même – et de l’esprit du leur corps de métier - au profit des exigences organisationnelles.
36Comme pour le stress au travail, on découvre une forme d’aliénation sociale où les cadres et les personnes dont ils ont la charge doivent vivre et subir une logique managériale coupée de la réalité. Cette coupure entre le travail que l’on doit faire et celui qui devrait être fait crée chez les cadres une dissonance cognitive. Projeté dans la sphère éthique, ce processus d’aliénation sociale alimente la tension entre l’éthique vécue imposée par l’entreprise et l’éthique professionnelle attendues par les individus, comme la solidarité entre les membres. Cette aliénation sociale alimente cette perte d’harmonie par les personnes et amplifie leur dissonance vis-à-vis de leur environnement professionnel.
b – Mauvaise Foi
37Plusieurs chercheurs se sont intéressés à cette question de l’aliénation. Le philosophe français Sartre a mis la liberté au centre de sa conception de l’homme, de sa philosophie et de son système éthique (Salzman, 2000 et Scanzio, 2000). Les personnes sont condamnées à choisir, mais on peut choisir de ne pas choisir et refuser le poids de cette lourde liberté (Sartre, 1943). Selon lui, en choisissant de refuser sa liberté, on choisit l’aliénation et le déterminisme (Sartre 1943 et 1996). Dès que l’on est confronté à une information qui nous ramène à notre aliénation, on se réfugie dans la mauvaise foi (Sartre, 1943). Nous y voyons ici la source de la dissonance et la conséquence de l’aliénation. La plupart des analystes de Sartre (1943) mettent en avant une compréhension de l’éthique basée sur la dualité de deux positions : la première consiste à s’engager dans le monde qui nous entoure et valoriser sa liberté et son authenticité ; la seconde consiste en un refus d’assumer le poids de sa liberté en se réfugiant dans l’aliénation et dans la mauvaise foi. L’aliénation, selon ces considérations, est de refuser à la fois ce que l’on est et d’être authentique avec soi-même (Sartre, 1943). Ces dernières années, ces considérations sont devenues populaires en éthique des affaires (Jackson, 2005 et West, 2008). La notion d’authenticité a trouvé un écho majeur dans la recherche sur le leadership (Jackson, 2005). Elle représente une solution de comportement face à l’ambigüité des dilemmes et une réponse aux situations complexes et instables de notre gestion moderne. Par contre, le manager peut se réfugier dans la mauvaise foi et l’aliénation, c’est-à-dire adopter des rôles qui ne lui conviennent pas, mais acceptés socialement. La perspective de Sartre et les notions de mauvaise foi et d’aliénation ont de profondes implications pour le comportement éthique des individus au sein de l’entreprise (Yue et Mills, 2008).
« J’y suis allée et j’ai assisté et on l’a fait ! [le licenciement] Quand mon patron est revenu et elle m’a demandé pourquoi j’ai accepté ; je lui ai dit que je ne pouvais pas faire autrement… Je vivais mal avec ça et trois mois après j’ai quitté l’entreprise. L’enjeu, c’était soit d’obéir ou soit je vais te terminer [licencier] pour insubordination car mon VP avait fait des menaces de me licencier ! J’avais 28 ans et je ne voulais pas perdre ma job. J’aurais eu mention d’insubordination sur mon relevé d’emploi ».
39Nous constatons que la mauvaise foi pourrait bien constituer un mécanisme de défense ; le cadre a plus la peur d’avoir eu une mauvaise note sur son dossier que sur l’injustice de licencier une personne qui ne le méritait pas.
40Par contre, les cadres devaient faire preuve de mauvaise foi pour ne pas dire la vérité. En devenant le serviteur des politiques de la direction, la mauvaise foi s’exprimait par le mensonge.
« L’enjeu c’était que je vivais dans le mensonge à tous les jours… sur la place publique, ça faisait jaser (parler). Toute ma famille - et le monde - disait que les usines ça allait fermer et moi je disais que je n’étais pas au courant… [J’ai] endossé un habit corporatif et je suis devenue une menteuse… »
42Et le mensonge n’est pas la seule stratégie, la mauvaise foi peut également s’exprimer par une justification en forme de lâcheté.
« C’est déjà arrivé que la direction a pris la décision de « terminer » [de licencier] tel ou tel employé…. Je n’étais pas d’accord car je considérais que certaines personnes faisaient bien leur travail…Peut être que cela venait moins me chercher parce que la personne je la connais moins, mais j’ai pris la décision de me ranger à la décision de la direction car à un moment donné il faut choisir ses batailles »
44Dans ces passages qu’il faut replacer dans le contexte, nous découvrons que les stratégies de l’entreprise mettent en partie, à faux les gestionnaires de ressources humaines. Ils doivent supprimer des postes ou licencier bien qu’ils ne soient pas convaincus de la légitimité ou de la justesse de la décision. En précédant malgré leur opinion, ils adoptent un comportement qui leur semble étranger et deviennent ainsi des êtres aliénés socialement aux bénéfices des vues de l’entreprise. Cette aliénation ne peut être vécue qu’à travers des stratégies de mensonge ou d’omission qui cache mal une mauvaise foi qu’ils admettent à mot couvert.
45Nous avons mobilisé les recherches relatives au sens au travail pour mettre en lien et expliquer le paradoxe : la cohérence subjective est le garant du sens au travail. Si le collaborateur vit cette cohérence alors il en résulte un bien-être. Dans le cas contraire, l’incohérence entre les valeurs et l’éthique de cet individu et son environnement professionnel génère un non-sens auquel nous avons donné le terme de dissonance éthique (3). Nous avons enfin émis l’hypothèse que cette dissonance éthique trouvait son origine dans l’influence des caractéristiques et attitudes personnelles adoptées, telles que l’aliénation et la mauvaise foi (4). Cette dissonance est générée et alimentée par le contexte du travail. Le schéma ci-dessus résume nos propos.
Modèle explicatif du sens au travail (Morin, 1996) complétée par des causes et des conséquences de la dissonance éthique
Modèle explicatif du sens au travail (Morin, 1996) complétée par des causes et des conséquences de la dissonance éthique
c – Dissonance et Authenticité
46La perspective existentielle sartrienne trouve un écho favorable dans le monde de la gestion, car elle offre des explications sur l’attitude et le comportement de mauvaise foi et d’aliénation (Yue et Mills, 2008). Son attrait réside dans l’attitude dualiste qu’adopte un individu face à un dilemme (Sartre, 1993). La personne n’assume pas sa liberté et se réfugie dans une forme d’aliénation ou de mauvaise foi et justifie sa décision ou ses choix : « je n’avais pas le choix et c’est mon travail de le faire ». Sartre milite pour, l’individu puisse assumer cette liberté contraignante et fasse ses choix sans déterminisme psychologique (les passions ou les doctrines) ou déterminisme externe (l’obéissance ou la peur). Pour y parvenir, cette personne privilégie la notion d’authenticité.
47Une question se pose sur l’existence d’une éthique sartrienne qui fait la promotion de l’authenticité de l’individu dans son rapport avec le travail. Ce dernier s’est bien gardé de proposer un système éthique normatif. Globalement, sa réflexion sur l’éthique se concentre principalement sur le rejet de toutes formes de déterminisme (Sartre, 1996). La situation et les conditions où se forge le dilemme, sont essentielles et font émerger les tensions éthiques. Il dénonce que ni les normes préétablies comme les codes ni les pulsions, comme rechercher son plaisir, vont réellement encadrer les décisions. Pour lui, les attitudes sont porteuses de réflexion éthique. Les attitudes pour rester authentique, éviter la mauvaise foi, avoir conscience de ses valeurs, prendre en compte la contingence de la situation, sont les notions qui encadreront notre décision (Scanzio, 2000 et Cherré, 2007). Être soi-même est l’élément fondamental pour être ce que l’on, surtout si on est DRH.
« Moi je pense ce qui fait une bonne gestionnaire surtout en RH, c’est quand on est soi-même. On ne peut pas se détacher et juste se servir de sa tête, il faut prendre son cœur dans ce qui peut être la meilleure décision. Là on parle de mes valeurs personnels et pas en tant que VP RH mais comme être humain ! J’ai une conviction que dans n’importe quelle fonction, il faut être soi-même ! Et si on est soi-même et que ça va bien tant mieux et si ça ne fonctionne pas c’est qu’on n’est pas dans la bonne fonction et qu’il faut aller faire autre chose. C’est important d’être soi-même, il y a une compatibilité entre qui on est et ce qu’on fait. […] Avec les années je me rencontre qu’il y a plus de dilemmes quand les valeurs de l’entreprise ne ‘fittent’ [coïncident] pas avec nos valeurs. »
49Et si on est authentique, cela nous permet de nous adapter aux diverses situations, caractéristique d’une personnalité saine et surtout de viser l’éthique dans l’entreprise.
« Au-delà de ça [de mon métier], j’assume parce que je suis comme ça… Je suis un peu plus tenace que les autres… je me dis c’est jamais ni tout noir ni tout blanc, faut naviguer dans des zones grises…il ne faut pas perdre de vue le but visé : de faire en sorte que la gestion soit faite de façon juste et équitable, de garder la paix sociale et de préserver la crédibilité (Walk the talk)… La cohérence entre le discours et le quotidien… »
51Et pour parvenir à cette authenticité et éviter l’aliénation, il faut assumer sa liberté (Sartre, 1943) et prévenir la dissonance d’un point de vue éthique.
« Je privilégie ma liberté avec une morale et une éthique. J’ai écrit un code de déontologie pour moi ! On doit être capable de vivre avec ses décisions. Quand je fais quelque chose je dois être capable devant n’importe quelle instance, de l’expliquer et dire pourquoi je l’ai fait. J’assume ce que je fais et je pense que j’ai raison de la faire. Sans prétention, il faut rester authentique envers soi toujours. La justesse ça va jusque-là ! Si je fais de la dissonance, ça veut dire que quelque chose ne vas pas, ça peut être moi qui est en train de m’égarer ou que le principe mis en avant est en train de me faire m’égarer »
« Idéalement, quand les valeurs de l’organisation ne rejoint pas tes valeurs, le gestionnaire doit être créatif parce qu’on ne veut pas qu’il devient une machine. […] il a des émotions, de l’intuition…. Mais le fait qu’il reste authentique avec lui-même, - quand tu es authentique - tu as du souci généralement ! [avec l’entreprise] Mais, c’est une valeur importante. »
54Le thème de l’authenticité revient le plus souvent dans les propos des gestionnaires et il confirme bien que le conflit qui génère la dissonance éthique peut se régler par l’authenticité et des décisions authentiques.
d – Dissonance et sens au travail
55Les recherches sur le sens au travail mettent l’emphase sur la cohérence de l’expérience. Je fais telle ou telle tâche dans l’espoir que cela compte, que mon travail soit utile et cohérent avec les objectifs de ces tâches (Morin et Cherré, 1999 et MOW, 1989). Cette recherche de cohérence est au centre la théorie de souffrance au travail de Dejours (1993) : moins nous trouvons de cohérence dans ce que nous faisons, plus nous risquons de souffrir dans notre travail. Si on reprend cette notion dans le cadre de l’éthique, la notion de la cohérence est promue par l’approche existentielle sartrienne. Sartre a analysé le comportement humain en fonction de l’engagement de l’individu dans un projet (par exemple, le travail) dans le but de conserver son authenticité et d’éviter toutes formes d’aliénation (Sartre, 1943). Mais, cette cohérence qui est à la base du sens du travail (MOW, 1989) et dont les conséquences se situent sur la santé mentale (Morin, 1996) se retrouve dans les propos des interviewés. Pour eux, la cohérence doit être présente pour pouvoir continuer de travailler. Mais, cette cohérence se situe entre eux et leur entreprise ou ceux qui la personnifie.
« Mon patron et moi, on avait les mêmes valeurs que celles de l’organisation…Pour moi les deux doivent concorder sinon on ne peut pas continuer dans cette entreprise… »
« C’est une question de cohérence, de respect envers le monde …on peut arriver avec nos beaux programmes, mais si ce n’est pas arrimé avec quelque chose de profond et, si il y a plus de dichotomie entre ce qu’on dit et ce qu’on fait, on perd alors sa crédibilité et son intégrité… »
58Cette cohérence est en lien direct avec la dissonance cognitive de nature éthique.
« J’ai vite régler cette dissonance cognitive parce que je me suis dit que je ne travaille pour l’armée du salut ! Je travaille pour une banque ! Ça a changé la perspective. Cela dit quand ma décision a été prise, j’ai été à l’aise avec cette dernière »
60Et si cette cohérence est absente, alors ses impacts sur l’individu sont réels, notamment sur la capacité d’être aliéné.
« Quand j’ai quitté l’entreprise je me suis sentie mieux, soulagée parce que plus le temps passait plus mon malaise grandissait au sein de l’entreprise, car la cohérence entre mes valeurs était très importante (Walk the talk)… Il faut avoir une crédibilité, l’action doit correspondre à la réflexion et à ce qu’on ne soit pas étranger à ce qu’on est… »
62Lorsque les gestionnaires évoquent la notion de cohérence, ils le font en rapport avec le sens de leur travail. On observe également que, selon les cadres, une prise de décision face à une dissonance éthique, il essaie de contenir leur authenticité et de garantir une cohérence avec leur travail, et par conséquent un sens. Cependant, nous pourrions voir un rapport de conformité entre les deux notions. Nous constatons que les gestionnaires évoquent la cohérence lorsqu’ils pensent à leur travail et l’authenticité pour leur valeur. Cette différence est essentielle selon eux, mais elle l’est au niveau de la sémantique. Les gestionnaires veulent être en harmonie logique entre ce qu’il pense de leur travail et leur travail réel (Sens au travail). Tandis que lorsqu’ils évoquent l’authenticité, ils parlent plus de leur personnalité et ses valeurs officielles auxquels ils se sentent attachées (Éthique de vie). Des fois, ces deux notions s’entremêlent dans l’esprit du gestionnaire, ce qui nous prouve qu’elles sont grandement liées.
« Au niveau de mon intégrité personnelle et de mon engagement, ma cohérence, tu ne peux pas demander aux autres ce que tu n’es pas capable de faire toi-même, je me permets de critiquer ce qui se passe dans la société mais je dois être en cohérence avec ces principes-là, pour les jeunes je n’aurais pas été capable de me regarder dans le miroir si j’avais laissé passer ça [Authenticité] »
64Il apparaît que l’harmonie entre les principes de Directeurs des Ressources Humaines et ceux de l’entreprise doivent correspondre sinon ils s’en vont. Ils ne peuvent rester dans une organisation qui ne leur procure pas de cohérence, c’est une question vitale pour eux.
« Ben vos valeurs c’est une certaine cohérence entre vous et l’organisation … Ça c’est important, indéniablement là ! il faut que la majorité de mes valeurs soient alignées avec celles de la direction sinon je ne reste pas »
66Ces constats nous amènent à proposer notre modèle d’analyse. Nous faisons l’hypothèse que le milieu du travail crée chez le travailleur une incohérence, une rupture d’harmonie entre son éthique personnelle et celle vécue au sein de l’entreprise. Cette dissonance éthique peut être amplifiée selon que l’on vit ou non une aliénation sociale, que le collaborateur fasse ou non preuve d’authenticité. Ces attitudes personnelles influencent à leur tour le sens qu’il donne à leur travail : si le collaborateur vit un environnement de faible aliénation sociale couplé à une attitude authentique, il aura du sens et bénéficiera d’une santé psychologique et d’un bien-être à son travail. Dans le cas où il y a présence de forte aliénation sociale et où l’individu se réfugie dans la mauvaise foi, ce dernier vivra une absence de sens au travail suivie des conséquences négatives sur le plan psychologique.
Modèle de mise en relation de la dissonance éthique et du sens au travail
Modèle de mise en relation de la dissonance éthique et du sens au travail
67Ces propositions et hypothèses feront l’objet de tests à travers une série d’entrevues auprès des cadres à une échelle plus grande. Le but est de vérifier le phénomène de la dissonance éthique et du sens qui en découle. Les données recueillies avec les gestionnaires de ressources humaines au Québec, représentent une base pour développer un questionnaire bilan des pratiques, et développer des aides et des conseils aux entreprises afin de les sensibiliser aux tensions que vivent leur personnel cadre, et qu’elles appréhendent mieux les enjeux associés à ces risques. Ces recherches s’inscrivent dans l’étude et la promotion des habitudes de gestion favorisant le bien être psychologique et la santé mentale au travail, facteur essentiel d’un management « durable » des ressources humaines. La dissonance éthique dans cette recherche a été analysée davantage par les discours des gestionnaires qui le décrivent comme une forme de dysfonctionnement avec ses composantes. Mieux identifiées, ces dernières pourraient incluses dans les diagnostics ou audits sociaux. Sa contribution pourrait être intéressante pour améliorer l’équilibre entre les objectifs économiques et ceux sociaux de l’entreprise, visée de l’approche socio-économique (Savall, 1974 ; Savall et Zardet, 1987 ; Bonnet et al., 2006 ; Savall, et al., 2009). Le management socio-économique pourrait être une stratégie sur le plan des ressources humaines afin de contribuer à rendre compatibles ce double objectif – économie et social – qui est à la source de cette dissonance éthique (Savall et Zardet, 1987 ; Bonnet et al., 2006). La mise en lumière de ce modèle illustrée par nos données exploratoires nous offre des voix explicatives, et nous l’espérons, curatives du mal-être dans certaines entreprises. Les différents rapports sur le monde du travail ont mis en lumière des incohérences managériales, agent de stress et source de dissonances pour les individus (Clot, 2010).
Conclusion
68Nous avons fait l’état de nos réflexions sur le sens au travail tant d’un point de vue en France que ceux exprimé au Québec. Nous pouvons y voir des correspondances et des concordances dans les tensions actuelles et leurs conséquences la pratique de la gestion. Dans un environnement complexe, instable et mondialisé, de grands changements ont bouleversé le monde du travail. Ces aspects ont été suivis de mutations dans la conception qu’ont les individus sur leur travail et le sens qu’ils en donnent. Bien-sûr, cette recherche comporte des limites notamment sur la portée d’universalisation des données. Il est bien entendu que nous avons constaté en partie la présence d’éléments constitutifs d’un phénomène et émis un ensemble de liens entre ces phénomènes à partir de discours de gestionnaires. De plus, le nombre de personnes interviewées limite la généralisation des données. Cependant, ce nombre correspond bien aux exigences des recherches exploratoires et qualitatives dans le domaine de la gestion (Patton, 2002). Surtout, nous avons atteint le point de saturation dans l’intervalle de cette population.
69A travers cet article, nous avons essayé, à l’aide de plusieurs théories, de proposer une explication de la mutation du sens que nous donnons à notre travail et des dangers inhérents à ces changements. D’une de ces mutations, nous proposons un modèle explicatif d’une conséquence émergeante : la dissonance éthique. Certes, ces éléments constitutifs et son existence sont sujets à interprétation et à polémique, mais notre contribution pourra militer à sa reconnaissance. Ensuite, notre modèle peut s’avérer utile pour les spécialistes et les chercheurs, car nous sensibilisons sur ce phénomène à caractère pathogène, la santé mentale au travail. Ces risques éthiques qui découlent de cette dissonance sont mis en lumière. L’impact de cette dissonance sur le sens au travail peut être une des causes du mal-être constaté dans nos entreprises actuellement. Avec ce modèle, nous pouvons explorer l’origine de cette dissonance, et sensibiliser les professionnels des Ressources Humaines et des académiques dans le but d’anticiper des problèmes éthiques tels que le dilemme. Ces problèmes sont existants, mais peu ou pas reconnus dans le monde de la gestion opérationnelle des relations de travail. L’éthique est souvent peu mise en relation, ainsi que le sens au travail et le bien-être des individus. Cette proposition permettra d’ouvrir des perspectives de recherches exploratoires et théoriques sur l’interaction entre le psychologique et l’éthique.
70Le management « responsable » des Ressources Humaines passe inévitablement par une gestion bienveillante des Hommes. Cette gestion constitue un des défis majeurs des RH et des DRH. Cette gestion ne doit pas faire l’économie de la prise en compte des propres risques éthiques des gestionnaires en ressources humaines. Pour ce faire, nous devons comprendre l’impact de la gestion contemporaine sur le sens que ces gestionnaires donnent à leur travail et au bien-être. Pour qu’ils trouvent du sens, cela doit se faire via l’éthique vécue dans leur profession. Des médecins malades ne sont manifestement pas en meilleure posture pour soigner leurs malades, ils doivent se guérir avant.
Bibliographie
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