1 Novembre 2022 : ChatGPT se faisait un nom. En quelques mois, cet « agent conversationnel » comme le désigne Wikipédia – il faut citer ses sources ! – a suscité plus d’un milliard d’interactions avec ses utilisateurs. Depuis, les scénaristes d’Hollywood se sont mis en grève… C’est dire l’ampleur des craintes qu’éveille ce moyen technique de fabriquer des conversations. Une machine pourrait donc voler la vedette aux créateurs, et par là réduire drastiquement leurs droits d’auteurs. On peut sourire, mais aussi s’interroger : création artificielle, concurrence entre humains et machines ; de quoi parle-t-on ? Les craintes sont-elles les bonnes pistes à suivre pour réfléchir ? Ironie du sort, ces « conversations » produites par ces machines sont (ne sont que ?, mais quel travail pour en arriver là !) le résultat de la digestion de centaines de scénarios, de récits, de textes, fruits de l’intelligence humaine : Chat Generative Pre-trained Transformer. Les mots comptent. Quelles transformations ces machines opèrent-elles vraiment ? Ces dernières, on le sait, ont acquis une capacité d’autoapprentissage avec laquelle aucun d’entre nous ne peut espérer rivaliser. En ingérant les artefacts créés par des hommes et des femmes pour en produire d’autres qui leur ressemblent, ces techniques ne font-elles que simuler des apparences d’œuvres humaines et de relations ? N’en viennent-elles pas ainsi plutôt à interroger des distinctions fondamentales entre le vivant et le non-vivant ? L’autre de l’humain, quel est-il ? Une machine qui lui ressemble et qu’il a créée de ses mains ? En viendrait-on à un rapport entre l’humain et ses machines analogue à la relation de l’humain à Dieu, homo imago Dei, machina imago hominis ? Si, dans un premier temps, Dieu semble biffé de cette équation, les discours sur l’IA font pourtant souvent référence à « Dieu », dont on peut se demander s’il n’est pas lui non plus qu’une vague image.
2 La théologie n’a rien à gagner à traiter cette nouveauté avec dédain. La nouveauté n’est d’ailleurs que toute relative, puisqu’on considère que c’est en 1956 qu’est donné le départ de l’intelligence artificielle, dans les locaux du MIT. Les systèmes experts n’adviennent qu’une trentaine d’années plus tard. Des bonds sont réalisés quand les données sont collectées en masse. Mais leur traitement s’avère alors encore très lourd, jusqu’à ce qu’un nouveau virage soit pris quand les ordinateurs sont devenus capables de déterminer leurs propres apprentissages. Le Deep learning du début des années 2000 suscita de nouveaux espoirs. Des sommes financières colossales furent réunies pour la recherche. Ces épisodes, succinctement évoqués ici par un béotien, impliquent des niveaux d’expertise humaine et technique hors de portée des non-spécialistes. Il est pourtant notable que, outre les domaines d’application très concrets (biochimie, neurologie) dans lesquels ces recherches sont menées, chaque étape a bouleversé notre imaginaire. En 1968 sort 2001. Odyssée de l’espace où le robot Hal 9000 (Carl 500, dans la version française) est un personnage qui pilote le vaisseau spatial, Discovery. Il parle, il répond (non sans un certain humour décalé qui tout autant le manifeste comme machine parfois inadaptée à la situation, mais qui témoigne de ce qui passe pour trait d’esprit, marque humaine par excellence), il chante (à l’heure de mourir, ce qui ne manque pas d’émouvoir des générations de spectateurs). Il assure, avec autonomie, la navigation. Le robot a tout, ou presque, de l’être humain. Par ce personnage, Kubrick élève au niveau symbolique les questions que suscite la technique. En transférant à une machine des caractéristiques spécifiquement humaines (autonomie, émotion, décision) qui relèvent de l’esprit et de la relation, est posée, dans l’imaginaire culturel, la possibilité de lever l’obstacle qui sépare l’humain de ses artefacts, le vivant de l’inanimé. Tout tient dans le regard que l’on porte sur ce « ou presque », ce décalé qui fait la différence. Garry Kasparov, le champion mondial d’échecs, en fera les frais, en quelque sorte, en 1997, vaincu par Deep Blue, machine dont le nom fait écho à un autre personnage de romans humoristiques de science-fiction britanniques, le Guide du voyageur galactique. Clin d’œil, allusion : il y aurait à réfléchir à la représentation culturelle de l’intelligence artificielle et au rôle de l’ironie dans l’attribution des caractères humains à des machines. Il est vrai que la veine catastrophiste l’a parfois emporté en jouant sur les peurs que suscitent ces franchissements de frontières ontologiques entre l’humain et le non-humain. Her, film de Spike Jonze, sorti en 2013, tira, quant à lui, tous les avantages de la voix immédiatement reconnaissable de l’actrice Scarlett Johansson. Le sentiment amoureux vient troubler les frontières. C’était un an tout juste avant le lancement par Amazon d’Alexa. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’imagination joue à plein dans le processus créateur, comme dans ce qui permet l’appropriation culturelle massive de ces robots : la fiction soutient la domestication de l’artificialité inquiétante de ces machines. On lira dans les articles qui constituent ce dossier qu’il est difficile d’échapper à la spéculation. Le caractère imprévisible des développements techniques fait naître des scénarios, source même de nos doutes, voire des angoisses que provoquent nos sociétés technicisées.
3 Mais en quoi la théologie est-elle concernée ? On pourrait répondre que le pouvoir de décision que nous avons accordé à ces machines est tel que ce « transfert de compétences » vient interroger notre puissance, notre liberté. Ce qui de l’humain passe à l’intelligence artificielle interroge en retour l’identité humaine. Que nous reste-t-il en propre si la machine à ce point nous ressemble ? Qu’est-ce qui nous fait humains si nous n’exerçons plus la maîtrise sur ce que nous avons produit, si la parole n’est plus ce qui nous caractérise et ce que l’on adresse au monde ? (On lira avec intérêt, mais non sans questions, l’entretien à la revue Études en septembre 2023 d’Alexei Grinbaum). L’interrogation sur l’intelligence artificielle vient en croiser d’autres que fait naître l’effacement de la différence entre humains et animaux, au regard des émotions, des langages, et de la morale. Même si la foi chrétienne semble nous assurer, à certains du moins, d’une différence ontologique inaliénable, elle est loin d’aller de soi dans la pensée contemporaine. À ce titre seul, le dossier mérite d’être instruit. Peut-être, comme le suggèrent plusieurs auteurs dans ce numéro, la théologie pourrait-elle contribuer à la réflexion contemporaine, parfois perplexe devant l’IA, en partageant la puissance heuristique de ses concepts d’incarnation et de filiation. L’humain ne peut se penser sans être considéré comme « chair vivante ». Autrement dit, que peut bien être une intelligence sans corporéité ? L’article de Christof Betschart, du Teresanium à Rome, pose à ce titre de véritables jalons. De même, l’identité humaine ne gagne-t-elle pas à se réfléchir – et donc à se différencier – à partir de ce qui en elle l’oriente vers sa fin, tension eschatologique de l’identité humaine que la relation de filiation caractérise, si l’on reprend ce que propose Marius Dorobantu, de l’Université libre d’Amsterdam ?
4 Ce dossier est né d’un échange entre le conseil de rédaction de la revue en 2021, alors piloté par Chr. Theobald, et notre confrère Thierry Magnin, qui nous partageait la matière d’un ouvrage depuis paru, Foi et neurosciences. Dialogue sur l’homme vivant. Assez vite, nous avons choisi de traiter dans deux numéros distincts les questions que posaient les techniques numériques à la théologie. L’un viendra en avril 2024, consacré à « Humanités numériques et théologie », la discipline bénéficiant elle aussi de ces apports. Le numéro présent pouvait porter dès lors davantage sur des sujets de théologie dogmatique. Concilium, en 2019, avait ouvert un tel dossier, en interrogeant plutôt les effets de la rationalité technologique sur nos représentations et les problèmes éthiques. Dans l’aire francophone, la Revue d’Éthique et de Théologie morale, en 2020, s’employait surtout à évaluer les questions éthiques posées par l’IA. Marie-Jo Thiel a su attirer l’attention du conseil de rédaction sur ce terrain. Il fallait donc opérer un choix pour tenter d’éviter de répéter ce qui s’est déjà publié et pour essayer d’éclairer des enjeux dogmatiques. Le conseil de rédaction a sans peine proposé que l’Imago Dei soit le concept unificateur de notre interrogation. Il reste beaucoup à faire en ce domaine, en interrogeant le statut même de la ressemblance (dont il est fait beaucoup usage dans la comparaison entre humain et machine) et celui d’image, concept et réalités on ne peut plus remaniés ces dernières décennies. Le terme « image » de l’imago Dei nous est-il conceptuellement et culturellement encore familier ? Nous espérons lancer la discussion et faire écho à des travaux du théologien de l’Université Grégorienne, Paolo Benanti, dans des publications consultables sur son site personnel.
5 Il nous a donc semblé opportun de faire le point sur ces « techniques d’intelligence artificielle », comme le précisent justement les trois auteurs du premier article, conduits par Isabelle Linden de l’Université de Louvain. En situant l’IA dans le champ des techniques, les questions éthiques se clarifient et permettent de s’interroger sur la pertinence du projet de société qu’entraînent les investissements dans l’IA. Un second article, de Stanislas Deprez, attaché à l’UCLouvain, montre en quoi l’IA relève du transhumanisme par le défi qu’elle lance à la définition de l’humain. Comment penser l’humain, en effet, dans une société structurée par la technique ? Or la question, de nouveau à la jonction de l’éthique et du politique, fait revenir Dieu dans le débat, ou, disons, ce que nos cultures associent au mot dieu, sorte de puissance illimitée, réduite à une intelligence totale, omnisciente et omnipotente, topos malheureusement redevable d’une certaine leçon chrétienne. Avec les deux articles suivants, déjà évoqués, s’énonce la proposition théologique de ce dossier, à un double niveau. Non seulement, le concept d’Imago Dei offre, dans la tradition théologique, un lieu pour penser la différence et la communion, comme destinée, entre Dieu et l’humain. Une herméneutique de ce qui passe de l’un à l’autre, dans leur différence radicale, est alors proposée, analogiquement au moins. Peut-être trouvera-t-on sous ce jour de quoi penser la relation entre humain et machine, imago hominis, sans céder au mirage de l’illimité. Mais encore, le concept d’Imago Dei peut permettre de donner un contenu de sens à cette relation, par contraste cette fois. Ce qui de Dieu passe à l’humain, dans la tradition chrétienne, n’est pas une possibilité de s’illimiter, mais un appel à la reconnaissance d’une relation de filiation, dans laquelle le Christ révèle la destination de l’humanité en communion avec Dieu et sa destinée, dans la vulnérabilité de la condition humaine assumée par Dieu en son Fils.
6 On l’aura compris, ce numéro n’est au fond qu’un prélude à d’autres travaux, ne serait-ce que pour confronter les hypothèses apportées ici par une nouvelle génération de théologiens sur un sujet moins fréquenté en francophonie que d’autres. On ne peut espérer que participer à un tel dialogue, notamment avec la philosophie, surtout quand celle-ci renouvelle l’interrogation sur ce qu’est la personne humaine, sa liberté, sa dignité, et sa corporéité (voir E. Housset, O. Boulnois, C. Romano, E. Falque, A. Zielinski, entre autres).
7 La parution de ce dossier en même temps que le bulletin de théologie de la Création et sciences tombe à point. En effet, le transhumanisme vient prendre de front la doctrine traditionnelle de la Création, alors même que celle-ci se transforme du fait de l’interrogation écologique. Le paradigme de l’anthropocène – dans lequel est manifeste l’action humaine sur le monde naturel – marque en large part les publications théologiques, soulignent François Euvé et Frédéric-Marie Le Méhauté, qui l’a rejoint pour ce numéro. Or, si l’IA croise souvent le champ écologique – le dossier fait affleurer cette rencontre –, n’en vient-elle pas aussi à introduire un autre niveau de complexité : la conversion écologique est attendue dans un monde lui-même impliqué dans les transformations de l’identité humaine dont l’IA est porteuse.
8 En outre, bon nombre de courants ouverts à l’IA la plus forte entendent conduire à de nouvelles formes de spiritualité, rejoignant en cela une tendance qui se confirme dans les approches multiconfessionnelles de la Création. Ne voit-on pas d’ailleurs ainsi se profiler des questionnements anthropologiques et théologiques : que désignent aujourd’hui « esprit » (mind/spirit) et « âme », et corps humains, quand ils sont saisis par tant de processus de mutations ? La question débattue dans le dossier du monisme ou du dualisme des tenants de l’IA est ici relancée. De la même manière, celle des sexualités, dont on s’étonne que les discours sur l’IA fassent bien peu cas, à l’exception notable à nouveau de la fiction. Le roman Une machine comme moi de Ian McEwan (2019) explore avec finesse, et ironie une fois encore, ces jeux de l’amour et des apparences, et interroge la vérité des relations.
9 Le bulletin de théologie sacramentaire nous déporte un peu à l’écart de ces interrogations, encore que l’on soit frappé de l’omniprésence dans tous nos dossiers du recours quasi constant au concept de « relation ». Sans doute, là aussi, un examen critique de cette proposition sera utile dans les temps à venir. La réflexion sur les sacrements se renouvelle largement par des approches interdisciplinaires. La théologie des sacrements n’est pas l’apanage d’une discipline, mais, pour reprendre l’expression d’Étienne Grieu, qui signe ce bulletin avec la clarté qu’on lui connaît, les sacrements sont « pensés dans leur rapport à la réalité ecclésiale et à la vie des hommes ». Le contraire ne manque en effet jamais de laisser perplexe.
10 Enfin, nous avons estimé utile de publier une note sur l’ouvrage de Gaël Giraud, Composer un monde en commun. Une théologie politique de l’anthropocène, Seuil, 2022. Il trouve naturellement sa place dans ce numéro et les thèses soulevées par l’auteur méritaient que les RSR s’y arrêtent. Dominique Iogna-Prat a volontiers accepté de s’acquitter de la tâche de lire ces plus de 800 pages et d’en proposer une lecture critique.