Notes
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[1]
Selon Alain Rey (Le Robert, p. 89), « apocalyptique » apparaît au XVIe siècle pour qualifier un style visionnaire, obscur et embrouillé. C’est au XIXe siècle, chez E. Quinet, qu’il qualifie tout événement cataclysmique.
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[2]
Compte tenu de notre thématique, nous avons écarté la question de la gestion ordinaire de la domination, en particulier au sein des Églises chrétiennes, question sur laquelle l’ouvrage de Jean Delumeau, Le péché et la peur en Occident, Fayard, 1983, apporte d’amples et d’éclairantes informations.
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[3]
Il serait anachronique de parler d’histoire, cette catégorie impliquant l’avènement d’un sujet se reconnaissant capable de « faire » l’histoire, aussi bien en anticipant et en accélérant son cours qu’en le tempérant. Les spécialistes s’accordent à reconnaître en G. Vico l’un des inventeurs de l’idée que les hommes peuvent connaître l’histoire parce qu’ils la font.
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[4]
Pour Hobbes, la société est donc un champ de forces, et l’art de gouverner un art d’ingénieur soucieux d’efficacité plus que de justice ; laquelle d’ailleurs, comme toute autre notion, est trop indéterminée – donc source de querelles sans fin – pour que l’État ne se mêle pas de la définir au moyen d’un Droit qui ne peut être que le Droit positif.
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[5]
Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], Éditions de l’EHESS, 1990, p. 22-23.
-
[6]
Jean-Pierre Deconchy, L’orthodoxie religieuse. Essai de logique psycho-sociale, Les Éditions ouvrières, 1971.
-
[7]
Cf. Daniel Vidal, L’ablatif absolu, Théorie du prophétisme, Ed. Anthropos, 1977. Il s’agit d’une parole disloquée, dont la dislocation syntaxique et lexicale est homologue à celle de tout ordre social, les victimes de la plus atroce répression n’ayant plus rien à attendre des autorités, et ne devant plus leur survie qu’au refuge qu’ils trouvent dans des espaces inhospitaliers, les « déserts ».
-
[8]
Pierre Prigent,L’Apocalypse selon saint Jean, Delachaux et Niestlé, 1981
-
[9]
R. Koselleck, op. cit., p. 283.
-
[10]
Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution en France [1790], Hachette, 1989
-
[11]
Peter Sloterdijk, Colère et temps [2006], Pluriel, 2007. Du même auteur, Il faudrait lire nombre d’analyses suggestives développées dans Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique, Payot, 2016.
-
[12]
Ézéchiel 6,11-14, Bible de Jérusalem. Cité par Peter Sloterdijk, op. cit., p. 125.
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[13]
Michel Serres, « Trahison : la thanatocratie », in Hermès III, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 80-81.
-
[14]
François Meyer, La surchauffe de la croissance. Essai sur la dynamique de l’évolution, Fayard, 1974.
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[15]
Paul Ricœur, Le mal : un défi à la théologie et à la philosophie, Labor et Fides, 1986. Nous ne citerons que ce propos, qui souligne le rôle de la sagesse, en ces matières : « La sagesse n’est-elle pas de reconnaître le caractère aporétique de la pensée sur le mal, caractère aporétique conquis par l’effort même pour penser plus et autrement ? » (p. 38).
-
[16]
Paul Ricœur, « Le christianisme et la civilisation occidentale », 1946, in Autres Temps 76-77, 2003, p. 31.
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[17]
Michel Serres, op. cit., p. 93.
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[18]
Cf. Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Rivages, 1998. Rappelons, pour bien saisir les enjeux éthiques de la réflexion de P. Sansot, les analyses d’Harmut Rosa sur la détemporalisation de l’histoire et la « pétrification », dans Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.
-
[19]
Michel Serres, op. cit., p. 95.
-
[20]
Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit I, Seuil, 1995
-
[21]
Paul Ricœur, « La paternité : du fantasme au symbole », in Le conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 458 ss.
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[22]
Peut-on dé-théologiser le récit sans abandonner sa charge symbolique ? On est enclin à répondre par l’affirmative après avoir lu ce propos de Michel Serres : « Avant nous, [l’arche] ne contenait qu’un reste : une famille pour les humains, un seul spécimen par espèce, comme au Museum et au Jardin des Plantes. Cette notion de reste plane, par exemple, sur la Bible. Désormais, nous embarquons des sommes : sommant la somme des universels concrets, notre arche devient équipotente au Monde, au moins virtuellement. Nous voilà embarqués sur le Monde, avec le Monde, dans le Monde. » (La Guerre mondiale, Le Pommier, 2008, p. 187-188).
-
[23]
Dans L’acteur et le système (« Points », Seuil, 1977), Crozier et Friedberg ont eu raison de souligner que tout pouvoir cherche à s’accroître en se rendant aussi imprévisible que possible. De là que, dans toute tyrannie, les favoris d’un jour sont les victimes du lendemain.
-
[24]
Stanislas Breton, Poétique du sensible, Éd. du Cerf, 1988, p. 135-136. Du même auteur, il aurait fallu pouvoir citer, en lien avec les thèmes abordés ici, la plupart des chapitres de Être, Monde, Imaginaire, Seuil, 1976 !
1 – Questions ouvertes
1La diversité des approches proposées par les auteurs des études rassemblées dans l’avant-dernier et le dernier numéros de la Revue des Recherches de Science Religieuse décourage, et même dissuade de tenter une synthèse digne de ce nom. Non seulement le spectre des disciplines auxquelles ces études sont adossées est très large – de l’histoire des religions à l’exégèse biblique, de l’histoire de l’Église à l’éthique, de la théologie à la philosophie etc. –, mais encore, comme le rappelle notre titre, avec l’apparent redoublement des termes y figurant, se croisent, dans ces deux numéros, deux types de matériau distincts : littérature principalement biblique, d’un côté, reprises et transformations de celle-ci dans des contextes historiques variés, et jusqu’à l’époque toute contemporaine, marquée par un fort sentiment de catastrophisme écologique. Difficulté supplémentaire, et non des moindres : le projet d’articuler – sur le mode de l’opposition ou sur celui d’une complémentarité – apocalypse, apocalyptique et sagesse a dû être perçu par la plupart des auteurs comme un défi suffisamment redoutable puisque, sauf exceptions, ils ont opté pour des analyses de cas relevant soit d’une topique, soit de l’autre, évitant ainsi le risque – auquel nous allons être confronté ici – d’affirmations par trop générales, difficilement contrôlables. Mais ne faut-il pas courir ce risque si l’on estime recevable la question de savoir si sagesse et apocalyptique peuvent, ou non, trouver chacune sa place au sein d’une topique plus vaste ?
2N’ayant pas la prétention d’aller beaucoup plus loin que les autres collaborateurs de la Revue dans l’examen de cette question, nous nous attacherons seulement, dans les pages suivantes, à déceler de possibles points de croisement entre les attitudes et les ethos relevant – mais cette imputation elle-même est source de problèmes considérables – soit de l’apocalyptique, soit de la sagesse. Précisons encore que, soucieux d’éviter le ridicule consistant à classer selon leur pertinence les articles publiés dans les deux derniers numéros de la Revue, nous naviguerons entre leurs différents apports. Les auteurs reconnaîtront probablement ce que nous leur devons, sachant d’expérience que les modes d’influence sont multiples. Ajoutons enfin, avant de nous engager dans le vif du sujet, que toute synthèse – à supposer que ce texte puisse mériter ce titre – ne laisse pas de procéder d’une perspective particulière, d’être marquée par des habitudes de pensée qui font partie de l’idiosyncrasie de l’auteur. Autant dire que les propos qui vont suivre n’échapperont pas à toute partialité. Tout ce qu’on peut faire, c’est de préciser d’emblée que la perspective adoptée ici sera celle de l’herméneutique ricœurienne, dont on connaît le couplage avec l’anthropologie philosophique.
3Dans cette perspective, nous avancerons quelques réflexions sur la coexistence difficile, et peut-être impossible, des deux genres littéraires mentionnés dans notre titre, mention qui fait évidemment écho à la problématique dessinée et mise en débat par les responsables de la Revue. À travers ces genres tellement contrastés, c’est la coexistence de deux conceptions du temps et de deux approches de l’action humaine trop différentes pour ne pas sembler incommensurables qui fait problème ; qui n’a d’ailleurs jamais cessé de faire problème, au point que l’on peut parler d’une tentation récurrente de supprimer le problème en tenant à l’écart l’élément jugé le plus troublant, l’apocalyptique [1]. Comme d’autres contributeurs, toutefois, nous chercherons à savoir si, d’aventure, certains auteurs bibliques n’auraient pas eux-mêmes voulu – et peut-être y sont-ils parvenus – donner forme littéraire à l’invention de quelque compatibilité entre deux intentionnalités, deux visions du monde, aussi disparates que celles qui s’expriment à travers l’un et l’autre de nos deux genres littéraires. Peut-on aller plus loin, dans cet examen, et déceler non seulement les indices d’un travail visant à limiter l’intentionnalité d’un genre – l’apocalyptique – par l’autre, mais encore l’enjeu éthico-théologique de cette entreprise de limitation – rien moins qu’une forme de déconstruction du topos de la colère de Dieu ?
4En songeant à la résurgence contemporaine de certains motifs apocalyptiques, nous nous demanderons enfin si le travail littéraire sur ces motifs qui autrefois a trouvé place au sein du canon biblique ne pourrait pas être une source d’inspiration éthique en un temps où la gravité des dangers écologiques, pour ne parler que d’eux, fait que nous nous sentons écartelés entre deux attitudes qui, à l’ombre du catastrophisme, s’entretiennent probablement l’une l’autre : panique et quiétisme. Serait-ce à dire que la sagesse est toute du côté du quiétisme ? On peut en douter, et se demander si le quiétisme n’est pas, pire que de la lâcheté, de l’irresponsabilité. Mais alors, que penser de l’oxymore célèbre : « hâte-toi lentement » ? Faut-il le déclarer absurde et, sous prétexte de l’urgence des changements indispensables dans nos modes de vie, accueillir avec des haussements d’épaules certains éloges célèbres, de la paresse, naguère, de la lenteur, plus récemment ? Tous deux pourraient contenir l’avertissement précieux qu’il ne faut pas confondre action et activisme, pas plus que responsabilité assumée et responsabilisation forcée, celle-ci confinant avec un certain terrorisme de la vertu et de la pureté dont les effets ravageurs ne sont que trop connus !
2 – Apocalypses : le temps des persécutions
5Quoi de plus purificateur – davantage que l’eau lustrale, baptismale par exemple – que le feu ? Quelle plus grande puissance que celle des anges à l’épée flamboyante qui peuplent petites et grandes apocalypses ? L’angoisse du réchauffement climatique, rendue mondialement « sensible » grâce à la diffusion d’images fascinantes d’incendies d’une ampleur jusqu’alors inconnue, est certainement alimentée par un imaginaire quasi intemporel, par le schème du feu purificateur, qui punit en ravageant toute trace de vie. Les anges ayant presque disparu du paysage symbolique contemporain, avec eux a disparu l’idée d’une mission qui, aussi terrible soit-elle dans ses effets, aurait des limites, fixées par le mandant, des limites thérapeutiques ou didactiques par exemple. Il est vrai que l’idée de limite – parente de celles d’équilibre et de compromis – est décevante, aux yeux de quiconque se laisse séduire par l’extrémisme. À l’idée de retenue, l’extrémiste préfère l’image – plus persuasive que l’idée – de l’épée ; laquelle, même tenue par un ange, est tranchante. Ne doit-elle pas l’être quand le mal se mêle au bien et menace de l’éliminer ? Le mal : on l’a connu sous les traits de Lucifer, l’ange déchu cher à la cosmogonie manichéenne, ou encore sous ceux du « Prince des ténèbres » capable, sinon autorisé, pour un temps, à imposer sa loi – celle d’une violence sans loi –, non seulement à l’humanité mais encore à toute la « création ».
6Le christianisme s’est heurté au dualisme, que toutes sortes de secousses telluriques et sociales ont régulièrement réactivé, au point de le rendre capable de tenir en échec – provoquant un redoublement symbolique de chaque crise – la foi en la seigneurie du Christ. Cosmologie aux couleurs de la gnose contre christologie, la foi en l’Événement : l’Incarnation, et en ce méta-événement : la Résurrection, s’en est souvent trouvée profondément ébranlée. Or tant que la foi chrétienne – sans parler de l’institution ecclésiale – reste ferme, elle suffit en principe à maintenir à un étiage supportable la passion dualiste : la foi, c’est en effet la conviction que le mal et son auteur n’exercent leur empire qu’autant que Dieu le veut ou le tolère ; le patron de la foi, c’est Job, dont le livre du même nom raconte que Dieu a permis que sa foi fût mise à l’épreuve. Les malheurs dont Job est frappé, par l’entremise de Satan, sont l’équivalent d’une apocalypse à échelle micro. Le lecteur de ce livre ne devrait pas être trop dépaysé lorsqu’il s’engage dans la lecture de l’Apocalypse : pourvu qu’il adhère à la foi en la seigneurie du Christ, il devrait trouver dans l’un et l’autre de ces livres l’assurance que les malheurs qui l’accablent, aussi lourds soient-ils à supporter, annoncent mais ne sont pas la conflagration ultime entre puissances du Bien et pouvoir du Mal. Une eschatologie chrétienne suffisamment tempérée n’escamote pas le mal ni les malheurs ; elle en fait des réalités que la puissance de Dieu saura soumettre. Ainsi l’apocalypse canonique met-elle en scène les préparatifs terribles et fascinants de cette subordination finale, aussi improbable qu’elle paraisse. Dans les limites de la littérature apocalyptique biblique, l’imaginaire d’une catastrophe terminale est donc en principe tenu en bride. On pourrait dire, passant de la considération du contenu imagé à celle de la modalité discursive, que de même que Satan est subordonné à Dieu, de même l’imaginaire est-il subordonné a symbolique. Pourtant, même à des époques réputées chrétiennes, on observe que l’imaginaire, débordant le cadre symbolique de la foi « orthodoxe », a suralimenté l’angoisse de « fin de monde ». On devine aisément l’importance des dégâts psychiques – mais éthiques et politiques également – qu’a pu provoquer une angoisse incapable d’imaginer autre chose que la destruction totale du monde.
7L’Apocalypse est, en principe, un message de consolation, une invitation pressante à se projeter par-delà la misère présente, d’autant plus difficile à supporter qu’elle est plus « scandaleuse », ce qui est le cas lorsqu’elle accable les fidèles du vrai Dieu. Le scandale n’est-il pas que la mort soit le prix de la fidélité, que les témoins de la foi en deviennent les martyrs ? Face au scandale, le feu dont il est tellement question dans l’Apocalypse est censé faire office de contrefeu : face à la menace d’anéantissement définitif, subjectif ou collectif, la destruction par le feu est une concession au Rien : la mort violente des fidèles devrait donc hâter la venue de Celui dont ils attendent, avec la venue, le salut éternel. Ainsi, plus le mal est énorme, plus proche et sûre devrait être l’issue. De là que, à l’angoisse des « derniers temps », se mêle une jouissance anticipée : celle d’une fin en laquelle la vie des mortels se changerait en vie éternelle.
8Quelle que soit la qualité de leur foi, les persécutés peuvent difficilement éviter de se poser la question « cruciale » : « combien de temps le mal va-t-il durer ? Combien de temps vais-je devoir tenir, endurer, rester “patient” dans les pires souffrances ? Ne m’est-il pas permis, à défaut de salut proche, de raccourcir le délai accordé au mal, aux puissances qui se sont mises à son abominable service ? ». Question individuelle, mais collective aussi, et l’on connait, de Massada à Guyana, des groupes dont les membres, volontaires ou non, ont « opté » pour le suicide collectif !
3 – Patience politique, impatience eschatologique : problèmes de souveraineté [2]
9En temps de persécution, la consolation est éphémère. Le désespoir menace, et l’on n’a guère le loisir ni la patience de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de signifiants apocalyptiques eux-mêmes fort difficiles à déchiffrer. Comment alors ne pas être tenté de se faire, non plus patient, mais héros – sinon héraut – de l’anticipation d’une histoire profondément renouvelée ? Foin de toute sagesse, de toute prudence, de tout attentisme ! Si l’on ne peut plus rien attendre des puissances – politiques – établies par Dieu pour gouverner le monde avec un minimum de justice, n’est-il pas permis de prendre leur place, et d’abord de les priver de toute aura religieuse ? Le transfert de pouvoir est un transfert de sacralité, ou du moins le suppose. Premier et grandiose scenario : la prise de Rome par les Barbares, interprétée par saint Augustin comme le Jugement de Dieu et le transfert de la souveraineté, en ce qu’elle comporte de pouvoir de sacralisation, de l’empire à l’Église, qui se réservera longtemps le droit d’oindre les monarques. Après la conquête vient le moment de la consolidation du pouvoir ; ou plutôt, car pouvoirs religieux et politique se font face désormais, le moment du compromis, de la répartition des rôles. L’accord se fait, en grande partie, sur la nécessité d’assurer un certain « refroidissement » du zèle religieux quand il incite à vouloir changer « l’ordre » existant, civil, politique et religieux.
10L’accord repose sur une sorte de pétition de principe : toute atteinte à l’ordre public procède d’une volonté de désordre, jugée perverse dès lors que, par conviction ou par intérêt idéologique, l’on soutient que le cours du temps [3] est régi par la Providence. À cet égard, il convient de rappeler que pensées de l’institution et pratiques institutionnelles se sont développées, durant des siècles, à l’ombre d’un christianisme fortement irrigué par le stoïcisme : le cosmos, dans ce cadre de pensée, est la cristallisation de l’intime solidarité de toutes choses, c’est l’interdépendance faite « ordre », en sorte que la vertu se définit comme la capacité de se changer soi-même – donc comme le fait de s’abstenir de rien vouloir changer profondément à un ordre qui repose sur la nécessité ou sur la providence.
11La chose est manifeste chez le théoricien de la modernité politique par excellence, Hobbes, dont le maître ouvrage, curieusement, fait allusion au monstre chtonien, le Léviathan, créature des abîmes marines qui menace la création, quoique autrement que le feu. Selon Hobbes, qui répudie la théorie aristotélicienne des causes finales et le modèle organiciste qui l’inspire [4], l’État, gage de paix civile, doit, pour exister, se réserver le monopole de l’interprétation des textes bibliques et de la définition des articles de foi : il s’agit en effet, pour le théoricien, que soit écartée la menace que l’enthousiasme religieux fait peser sur les institutions publiques, qu’il soit interdit à quiconque de se prévaloir d’une inspiration exceptionnelle pour intervenir dans la vie publique, dont font partie les représentations religieuses autorisées, et celles-là seulement. Ce n’est plus alors l’institution religieuse qui décide de l’orthodoxie, c’est l’État, seul, qui cesserait d’être le Souverain s’il tolérait à ses côtés une autre autorité. L’orthodoxie n’est donc plus affaire de vérité, mais de préservation de l’ordre public. Sa définition ne relève plus de la sémantique, mais de la pragmatique. Peu importe au Souverain le sens propre des énoncés bibliques ; ce qui l’intéresse c’est l’usage public qu’on en fait, ou même qu’on risque d’en faire en s’en servant comme d’étendards pour rassembler une multitude d’individus autour d’une cause. Tout rassemblement non autorisé est ipso facto factieux, donc illégal, quelque juste que puisse paraître la cause. Ajoutons que la définition par Hobbes de critères d’acceptabilité pragmatiques, et non plus sémantiques, en matière religieuse implique que chacun reste libre, en tant que sujet privé, de penser et de croire ce qu’il veut : l’État ne saurait forcer les consciences.
12Rappelons que Spinoza, quant à lui, n’invoque plus la suprématie du politique mais celle de l’éthique pour limiter le risque que des représentations religieuses aberrantes ne perturbent le jeu des instances républicaines. À ses yeux, le consensus républicain a tout à gagner à un agnosticisme public, tout à perdre à laisser se diffuser des opinions qui sont potentiellement intolérantes lorsqu’elles se prévalent de quelque Révélation. Le philosophe n’ignore pourtant pas l’objection : les prophètes canoniques n’avaient-ils pas reçu de Dieu la mission d’intervenir dans la vie publique de l’ancien Israël, y compris de s’opposer aux puissants d’alors, rois et prêtres ? Si on le concède, ne doit-on pas admettre, puisque la diversité de leurs messages est patente, que la distinction entre privé et public ne tient pas ? Mais si leur subjectivité se marque tellement dans leur message, pouvons-nous prendre exemple sur eux ? Qu’est-il donc permis de tenir pour exemplaire dans leurs messages ? Face à de telles questions, Spinoza a recours à la théorie cartésienne de l’imagination, une théorie « psychologique » : l’imagination est l’autre de la raison ; non une puissance inventive, une « prospection » peu ou prou géniale des possibles, mais une faculté réactive, une manière de se dérober devant l’injonction « rationnelle » de travailler à l’avènement de la science. En ce qui concerne les prophéties bibliques, leur diversité s’explique par les jeux de l’imagination, différente d’un sujet à un autre selon son éducation, son milieu, ses humeurs etc. Comment donc l’imagination pourrait-elle être facteur d’unité, de consensus, alors qu’elle porte l’empreinte de la particularité de chacun ?
13Spinoza, Hobbes et d’autres encore, les philosophes affûtent les arguments en faveur d’une pratique fort ancienne : réserver au monarque l’accès à la connaissance du futur, si on tient qu’elle existe, et, au cas où on nie qu’elle existe, interdire à quiconque de chercher à faire passer ses fantaisies pour une connaissance véritable. C’est bien la connaissance « du futur » qui est réservée. Il serait en effet inapproprié de parler d’avenir. Le futur, en effet, c’est le sort que les dieux ont réservé aux humains, tandis que l’avenir n’existe que par et pour une conscience qui ne s’affirme pleinement elle-même qu’à partir du moment où, malgré le poids des déterminations, elle sait, d’une certitude invincible – Rousseau se fera le héraut d’une telle certitude – que rien n’est entièrement déterminé : non seulement – vieille leçon aristotélicienne – parce que la contingence est coextensive à l’espace sublunaire, l’espace de nos vies individuelles et collectives, mais encore parce que nos espoirs et/ou nos anticipations élargissent le spectre de nos choix. On peut avancer l’idée que la conscience d’avenir s’affermira – au détriment de l’inquiétude du futur, autrement dit de l’inquiétude quant à notre rapport à une providence chargée d’exécuter les décrets divins – en même temps que progressera l’assurance que notre connaissance des chaînes causales est cumulative et que, loin de nous dissuader de rien entreprendre, la connaissance du déterminisme est la garantie d’une prise croissante, toujours plus efficace, sur le cours du monde.
14Plutôt que d’entrer dans l’examen de la question de savoir pourquoi, si, comme on l’admet généralement, une prédétermination divine régit le cours du monde, la connaissance « profane » de ce cours serait une menace pour le monarque, rappelons que l’Église elle-même avait depuis longtemps pris grand soin de désigner qui est habilité à interpréter un texte – le texte biblique – trop imagé pour ne pas être ambigu, à partir de quels critères – canonicité, Credo, premières décisions conciliaires etc. – ; qui, autrement dit, est habilité à juger de l’acceptabilité d’une proposition croyante. Les premiers conciles, on le sait, ont eu fort à faire pour définir l’articulation des deux natures du Christ et l’économie des relations trinitaires, le problème le plus aigu étant de préciser quelle est la provenance de l’Esprit saint et quels sont ses fruits : problème auquel saint Paul, déjà, s’était trouvé confronté face à des esprits libertaires tentés par l’anarchie. Quel rôle devait incomber à l’Église, en attendant la Parousie ? Il convient, à ce propos, de reprendre certaines notations de R. Koselleck :
Un des principes de souveraineté de l’Église romaine était de garder le contrôle sur tous les visionnaires […], l’avenir du monde et sa fin se sont trouvés intégrés à l’histoire même de l’Église, ce qui a eu pour conséquence de faire tomber plus d’une prophétie toute neuve sous le coup de l’hérésie. L’Église en effet organisait cette fin du monde qui n’arrivait pas, de manière à pouvoir se stabiliser elle-même sous la menace d’une fin du monde possible et dans l’espoir de la parousie [5].
16De leur côté, les Réformateurs protestants ont eu la même préoccupation tout en faisant place à des innovations institutionnelles difficilement compatibles avec elle. Ils ont, on le sait, réinterprété le doxème de la succession apostolique dans le sens d’une fidélité à l’Évangile dans la prédication, promue au rang de performatif sacramentel virtuellement concurrent de tout ou partie des autres sacrements classiques. La qualité du sens lu et prêché importe alors davantage que le statut du clerc, que son ordination. Le salut ne dépend plus tant, formellement, de la valeur de l’ordination du prêtre, que de la valeur de la prédication, en laquelle viennent se nouer appel à la conversion et réponse d’une adhésion sincère, d’une résolution à vivre conformément aux préceptes évangéliques – le modèle de performativité est ainsi profondément transformé, quand on passe du rite à la prédication. Néanmoins, le problème paulinien se posait à nouveau, avec plus de force encore : comment, dans les congrégations nées de la Réforme, empêcher que l’on abuse de l’affirmation – centrale chez Luther – de la liberté du chrétien ? Étant donné que la vieille équation entre impiété et immoralisme n’avait nullement disparu, il importait au plus haut point de veiller sur l’application rigoureuse de la « discipline » institutionnelle et morale, donc de lutter contre ceux que Calvin désigne comme « Libertins ». Il importait de défendre, par le biais d’une totale exemplarité morale, la réputation de pureté d’une Église dont l’autorité pouvait être jugée faible, du fait de sa situation de minorité et de l’apparence de nouveauté de sa théologie et de son régime organisationnel. On ne s’étonne donc pas de l’emploi récurrent, sous la plume de Calvin par exemple, d’images destinées à susciter la répulsion quand il s’agit de désigner l’Église adverse : l’Église « papiste » n’est pas seulement infidèle, c’est la « grande Babylone », la « grande prostituée ». Mais pouvait-on encourager la circulation de ce genre d’images sans raviver une fièvre plus apocalyptique que prophétique ? L’apostasie dénoncée par les prophètes vétérotestamentaires et le scandale de la persécution des « fidèles » par les apostats ne risquaient-ils pas d’être perçus comme des signes de l’imminence de la grande et ultime confrontation entre le Christ et l’Antéchrist, entre l’Évangile et sa parodie diabolique ?
17Pire encore : s’opposer à l’ordre qualifié – et du même coup disqualifié – de « papiste », n’était-ce pas miner l’idée même d’ordre et, sous couvert de réforme, de restauration de l’autorité du seul Évangile, donner de forts encouragements à l’imagination d’un ordre social libéré du modèle hiérarchique jusqu’alors dominant ? Le problème, là encore, est bien connu. Les Réformateurs, Luther en tête, devaient se garder sur leur gauche, si l’on peut dire, gauche dissidente composée d’Anabaptistes et autres radicaux tentés par l’anarchisme. Contre eux, et parce qu’ils mettaient en avant une lecture millénariste de l’Apocalypse, et même une lecture politique du prophétisme, il fallait, aux yeux des Réformateurs, limiter le crédit du livre de l’Apocalypse et, pour ce faire, ériger le sens supposé obvie des Évangiles en critère de toute interprétation, et surtout de l’interprétation des textes trop figurés pour ne pas être obscurs, trop équivoques pour ne pas servir de surface de projection imaginaire. Il fallait aussi rappeler – c’est-à-dire, en réalité, décider et imposer cette vue – que l’ère de la prophétie est close, qu’elle est remplacée par l’âge de l’interprétation de la seule Bonne Nouvelle qui devrait compter : l’Incarnation. On n’oubliera cependant pas que, quoique méfiant à l’égard de l’Apocalypse, Luther baigne, presque autant que ses contemporains, dans une ambiance apocalyptique, attisée par la menace que les Turcs, qui assiègent Vienne, font peser sur la chrétienté.
4 – Mentalité obsidionale. Terreur et panique
18Précisément, la situation d’assiégé mérite quelque attention, surtout si l’on juge plausible l’idée que ce que l’on peut dire de la mentalité obsidionale suscitée par un encerclement dramatique s’applique aussi très largement à une situation d’encerclement putatif ; par exemple – nous indiquons ainsi par avance le tour que prendra bientôt notre réflexion – à la situation telle qu’un nombre croissant de nos contemporains se la représentent, par rapport à laquelle « catastrophe » ne serait plus en position d’adjectif, mais de substantif, désignant une réalité finale avançant vers nous, contre nous, de façon implacable.
19Parmi les travaux désormais classiques sur le sujet, celui de Jean-Pierre Deconchy sur l’orthodoxie [6] reste très éclairant. Au cours d’une étude expérimentale, l’auteur observe, au sein d’un groupe de catéchètes qu’on s’est préalablement efforcé de persuader que leur foi commune allait se heurter à de très vives attaques, les effets engendrés par l’intériorisation, par chacun des membres du groupe, de l’anticipation de la menace. Sans qu’aucun leader n’ait à donner la moindre consigne, on assiste à un appauvrissement considérable du lexique religieux dont on s’était préalablement assuré qu’il était celui dont chacun disposait ; on assiste, du même coup, à l’uniformisation des réponses des uns et des autres à la demande qui leur est adressée d’interpréter tel ou tel doxème. C’est dire que chacun se protège contre une éventuelle agression symbolique en renonçant à user de tout ou partie de son répertoire sémantique : chacun se replie sur un noyau supposé inexpugnable, celui dont il suppose que dépend la reproduction de l’identité groupale. Du coup, on imagine facilement combien, dans une situation où l’identité à la fois physique et symbolique est en péril, l’intolérance doit croître vis-à-vis de toute interprétation dissonante : la dissonance devient signe de déviance, signe d’une dispersion interne fatale à la vie du groupe. La situation expérimentale construite par le psycho-sociologue permet de comprendre la rapidité avec laquelle le besoin de consensus peut déboucher sur une exigence de conformité – d’abord assumée par chacun comme son devoir –, puis sur un régime de terreur, imposé au nom de la défense de l’essentiel.
20Ce n’est pas par goût du sensationnalisme que nous évoquons le spectre de la terreur. La Terreur révolutionnaire continue de hanter nos mémoires ; d’autant plus que l’on a connu maint épisode comparable au cours de l’histoire moderne et contemporaine. Durant la Révolution française, la terreur augmente en même temps que s’intensifie le sentiment d’encerclement. Face aux États coalisés contre la France et sa Révolution, on proclame la patrie en danger et la mobilisation de masse. Or celle-ci implique une mobilisation affective, un zèle partagé, qui n’est censé être efficace, dans la défense de l’identité menacée, que s’il est entier. Or c’est le fait de croire que l’on doit et que l’on peut vérifier la qualité de ce zèle qui conduit à la terreur, dont la distinction entre espace public et espace privé fait les frais. L’obligation de zèle, en politique, s’exprime de la même façon qu’en religion : la fides implicita n’est plus tolérée ; la fides explicita s’impose, manifestation publique de l’adhésion entière de chacun à la croyance, unanime plus encore que commune. Bref : la défense de la patrie va de pair avec le devoir de dénoncer les traîtres, et celui-ci avec l’attaque massive d’un ennemi qui ne veut rient tant que liquider une entreprise inouïe, sacrilège par là même : l’autodétermination. On sait que la dramatisation de l’affrontement prend des teintes apocalyptiques : guerre civile et guerre militaire se renforçant mutuellement, la passion du manichéisme s’étend à tous et à tout : le Bien se mobilise contre le Mal ; le défenseur du Bien joue plus que sa vie : la victoire du Bien repose sur lui.
21Les catégories forgées par R. Koselleck : « espace d’expérience » et « horizon d’attente » permettent de comprendre certains des effets de la mentalité obsidionale, en particulier l’inlassable et implacable quête des responsables de la situation dramatique présente ou imminente.
22Il n’est nullement déplacé, dans ce contexte, de rappeler ce que fut la « guerre des Camisards », avec ses flambées d’accès « prophétiques ». Étant donné la méfiance des Réformateurs à l’égard des inspirés, le phénomène, analysé naguère par Daniel Vidal [7], paraît très surprenant. Il l’est moins si l’on se souvient que cette « guerre » n’avait rien de conventionnel, qu’elle ne ressemblait pas même à une guerre civile. Ici, en effet, face à l’armée du roi, les protestants, après la Révocation de l’Édit de Nantes, n’ont plus la permission de s’exiler. Ils doivent se convertir ou mourir, la condamnation aux galères n’étant qu’une mort proche assurée. Les enfants sont enlevés à leurs parents pour être élevés dans la « vraie religion », tandis que les parents, s’ils sont encore en vie, sont les hôtes forcés de « dragons » qui disposent à leur guise de leurs biens et de leurs personnes. Cette guerre est la guerre de désespérés, qui savent que leurs chances de survie sont minimes, qui donc ne peuvent plus qu’en appeler à Dieu. Mais, privés de l’appui de leurs pasteurs, ils s’adonnent à une lecture sauvage des textes bibliques les plus appropriés, les seuls appropriés peut-être, à leur situation : les textes de l’Apocalypse avant tout. Dans une situation de persécution, comment ne pas faire dépendre son sort de l’issue du combat qui se joue sur une autre scène, là où ce sont les anges qui combattent les puissances du mal ? Ici, l’imaginaire apocalyptique seul est encore disponible, tandis que l’imagination – imagination de possibles, d’alternatives – est mise en déroute. L’imaginaire, c’est la mobilisation de l’impossible pour des êtres traqués, à qui il ne reste rien à attendre, sinon un miracle semblable à la sortie d’Égypte ou à l’arrêt de la course du soleil en faveur de Josué. Pour le moins, l’illumination, les visions et les oracles dont les pauvres Camisards, souvent des enfants, font état, sont, quel qu’en soit le contenu précis, vécus comme le signe que l’encerclement n’est pas total : il reste une issue, par en haut, du fait de l’assistance miraculeuse du Très-Haut.
23En reprenant librement les catégories de R. Koselleck, on dira que, les dragonnades étant sans précédent, rien dans l’appareil cognitif des victimes ne leur permet d’y faire face, rien, dans le savoir-faire coutumier ne leur permet de résister à la force brute, déchaînée. Leur horizon d’attente ayant comme fondu en même temps que leur espace d’expérience – celui d’une coexistence difficile mais possible avec les catholiques –, il ne leur reste plus qu’à opérer un saut dans l’imaginaire, à se laisser transporter par l’imaginaire sur une scène et dans un scenario qui sont ceux de l’Apocalypse, ceux de la guerre finale contre Satan.
24La conscience s’épouvante de la destruction brutale de ses repères familiers, de ses codes interprétatifs et pratiques ordinaires – ceux qui, dans le cas des protestants minoritaires, les soutenaient dans la confession de leur foi. Or, lorsque le possible est devenu impossible, comment ne pas concevoir que, conséquence de l’affolement de la boussole symbolique qui normalement permet à chacun de distinguer le réel et l’imaginaire, l’impossible soit tenu pour possible ? Il l’est, moyennant un miracle, c’est-à-dire, précisément, moyennant le type d’événement dans lequel la distinction du possible et de l’impossible n’a en principe plus cours. Ayant tout perdu, ou vivant dans l’imminence de la perte totale de ce à quoi il était attaché, le Camisard ne peut plus que s’en remettre à Dieu : une dépossession contre une autre ; ou plutôt, un abandon contre une spoliation. Le pari pascalien n’a plus aucune pertinence, dans ce genre de situation, car il ne s’agit pas d’accepter de perdre pour gagner infiniment plus. Ici, on a déjà quasiment tout perdu. Il ne reste plus qu’à s’en remettre éperdument à Dieu pour que, hâtant le bouleversement cosmique final, il sauve ce qui peut encore l’être. Le bouleversement cosmique implique ainsi un bouleversement du temps, une confusion des temps. Le fil du temps – gage d’une continuité du temps malgré certains changements – étant rompu, force est, pour la conscience – ou pour ce qu’il en reste –, d’imaginer l’inimaginable ; force est, pour le psychisme, de se laisser envahir par l’inimaginable. On n’a plus le loisir de croire le croyable, quand ce dernier, avec ses références d’arrière-plan, a explosé. Si le croyable n’a pas entièrement disparu, il n’existe plus qu’à l’état de bribes privées d’articulation : entre ces bribes, beaucoup d’incroyable s’insinue sans que son hôte puisse rien faire pour s’en défendre puisque, précisément, l’organisation syntaxique et sémantique du croyable fait défaut. Le pivot de la croyance, à savoir la résurrection du Christ comme événement fondateur et comme fondement de l’assurance d’avoir été sauvé ayant été entraîné dans la débâcle du passé ou, plus exactement, du plus-que-parfait qui rend le passé consistant, la foi qui sauve fait place à un sauve-qui-peut général où toute représentation est bonne à prendre – mais il ne s’agit pas d’un calcul – pourvu qu’elle donne accès à l’au-delà de tout espoir, que figure l’image du ciel ouvert. Si donc l’espérance se fonde sur la foi orthodoxe, la force du désespoir, elle, est force d’hétérodoxie : l’Apocalypse a été le terreau des hérésies, alors même que, selon certaines hypothèses [8], son élaboration littéraire procède d’un effort pour rechristologiser des représentations religieuses largement phagocytées par la gnose, par le manichéisme en particulier.
25Pour prendre la mesure de la sorte d’abîme qui s’ouvre entre un temps lent, à peu près continu – continuité que ne démentent pas les catastrophes naturelles, puisqu’elles ont une allure répétitive –, temps auquel va la préférence de la sagesse, et le temps moderne – dont le catastrophisme annonce la fin imminente –, il suffit de prêter attention aux propos, qui valent témoignage, de ceux, nombreux, qui, il y a moins de deux siècles – donc bien après qu’a commencé à s’imposer la conscience du progrès –, se sont affolés à l’idée de l’accélération du temps, cette caractéristique étant à leurs yeux l’indication suffisante d’une usure du temps et d’une dégradation des mœurs et des institutions politiques, voire de l’univers entier. Éloquent, à cet égard, est ce propos de Arndt, écrit à un moment où la fièvre révolutionnaire est loin d’être retombée :
À une époque dont les événements sont totalement différents des événements de toutes les autres époques ; où des mots, dont l’écho avait autrefois une force indescriptible, ont perdu toute signification, […] seul un fou ou un fantasque rêveur peut s’imaginer pouvoir déterminer avec certitude ce qui peut bien être caché tout au fond du futur ; là, tout savoir humain échoue, toute comparaison est impossible, parce qu’il n’existe aucune époque que l’on puisse confronter à l’époque présente [9].
27« Fuite du temps », chez cet auteur, est plus qu’une image : le temps s’enfuit, et ce qui disparaît, c’est le sens des continuités et proximités, qui justifient la sagesse et sur lesquelles, en retour, celle-ci nous recommande de veiller. La rupture révolutionnaire, selon Arndt, n’a pas valeur d’affranchissement, n’est pas promesse d’expansions mais de conquêtes féroces. Cet auteur, comme le célèbre Edmund Burke avant lui [10], est sensible à l’envers de la rupture, au nouveau rythme temporel qui emporte les choses et les êtres et prive les humains de toute véritable maîtrise. En s’accélérant, le temps nous échappe et nos œuvres se mettent à vivre indépendamment de nous. Sous la plume de Arndt, elles peuvent être qualifiées de « monstres » car nous ne nous y reconnaissons pas – ou n’avons pas le temps de nous y reconnaître, de nous habituer à elles, de nous familiariser avec elles. Le sentiment de désorientation radicale qu’Arndt a su exprimer va de pair avec l’idée que les traditions n’ont plus cours : elles relèveraient d’un passé dont il faudrait accepter de se détacher comme de réalités mortes pour se préparer à accueillir le futur comme il convient. La rupture temporelle qui s’est imposée implique, selon les partisans de l’esprit moderne, une égale rupture dans les pratiques éducatives : l’éducation ne devrait plus être confiée aux pères, c’est-à-dire à une génération élevée dans la tradition, dans le respect des continuités ; les nouveaux éducateurs doivent accompagner des fils qui non seulement n’ont plus rien à apprendre des pères, mais encore qui doivent désapprendre ce qui leur a été transmis pour réussir à s’« adapter ». Fin de la sagesse, quand tout modèle de sagesse passe pour être un obstacle, un frein, dans la course à l’adaptation permanente.
5 – Fin du progrès sans fin : imminence du désastre ?
28Le présent : page blanche où l’inédit peut s’écrire, ou bien temps que l’on passe à ruminer les prétendues leçons transmises par de vieilles légendes ? Il se pourrait que l’alternative, celle du progrès et de la tradition, soit en train de tomber sous le coup d’une nouvelle accusation, qui se propage à l’ombre du catastrophisme ambiant. Désormais, en effet, le procès mené naguère contre la tradition, au nom du progrès, paraît se retourner contre ce dernier : de jeunes consciences s’émeuvent, s’insurgent même contre la situation qui leur est faite, celle d’héritiers qui n’ont plus rien à écrire, faute de pages encore blanches, toutes ayant été noircies d’algorithmes servant à coloniser tout ce qui peut l’être, y compris les esprits. Les plus jeunes se reconnaissent certes héritiers, mais héritiers de dettes qu’ils n’auraient plus les moyens d’honorer : comment rendre ce qu’on a volé à la Nature ? Le sentiment de dette ne nous lie plus à un dieu, en effet, mais à une nature saccagée après avoir été désacralisée ; une nature qui, à travers le remords plus encore qu’à travers la nostalgie, apparaît à beaucoup comme une Mère outragée. Mais la recharge mythique vient elle-même peut-être trop tard, quand a disparu l’usage ancien de « nature » pour désigner ce qui croît, quand la « croissance » qui fait encore la fierté de certains épuise les énergies fossiles comme les sols, prélève sur les « stocks » – dont font désormais partie les animaux comestibles – des quantités telles que leur raréfaction elle aussi s’accélère !
29Le verdict prononcé par les porte-parole de la génération pour laquelle l’imminence de la catastrophe est une évidence est tellement sévère qu’il revient à condamner en bloc, dans les générations précédentes, les tenants d’un progrès technique et économique accéléré et les défenseurs de progrès en matière de justice sociale. Il est vrai que, du point de vue des adeptes de la collapsologie, la question de la justice ne semble plus se poser : quand la destruction sera générale, peu d’humains survivront, et ceux qui auront cette « chance » – sinon cette malchance – se retrouveront dans la situation originelle imaginée par Rousseau, état de dispersion tel que la question de la coexistence ne se poserait plus – à moins que, les biens indispensables à la survie étant devenus rares, la lutte imaginée par Hobbes, de chacun contre tous, ne redevienne d’une terrible actualité ! Le ton accusatoire, chez les porte-parole du catastrophisme, est si fort, si véhément, que, différent en cela de la plupart des prophètes vétérotestamentaires, il recouvre toute consolation. Curieusement, le message « prophétique » que ces porte-parole réinventent a perdu toute ambivalence ; ce qui fait que s’il ressemble à un discours apocalyptique, c’est à un discours qu’aurait déserté l’esprit de l’Apocalypse – si l’on veut bien admettre que l’esprit, en l’occurrence, triomphe de la colère et de la vengeance. Leur message se met alors à ressembler à celui que Peter Sloterdijk [11] croit pouvoir abstraire de la prédication prophétique, négligeant sa polysémie – c’est ainsi qu’il cite Ézéchiel en tant que représentant de l’apologie prophétique de la colère de Dieu, sans prendre garde aux images de résurrection et de réconciliation :
Hélas ! Sur tous les péchés abominables de la maison d’Israël, qui va périr par l’épée, par la famine et par la peste ? Au loin, on mourra par la peste, auprès on tombera par l’épée, épargné et assiégé on mourra de faim car j’assouvirai ma fureur contre eux. Vous saurez que je suis Yahvé quand leurs cadavres, percés de coups, seront là parmi leurs idoles […] et je ferai du pays une solitude désolée… [12].
31Ces paroles, plus désespérantes que désespérées, probablement même sadiques, obturent, si l’on suit la lecture de ce philosophe, l’annonce prophétique de l’Emmanuel ainsi que la motivation des plus fortes menaces prophétiques adressées au peuple d’Israël, à savoir le mépris de la justice qui y règne. Quoi qu’il en soit, l’accusation accompagnant le catastrophisme contemporain ressemble à ces paroles d’Ézéchiel par leur radicalisme, le refus de toute circonstance atténuante et de toute explication par les effets inintentionnels : tous, dans les générations antérieures, auraient délibérément choisi de s’aveugler au nom du progrès et auraient, par égoïsme, entraîné les fils de la génération adulte actuelle au bord de l’abîme ; ils refuseraient encore, connaissant la situation, de prendre les ultimes mesures, inévitablement radicales, qui s’imposent.
32Faut-il accuser les accusateurs, leur reprocher un impetus prophétique qui emprunte la voie de la prophétie de malheur ? Pour ne pas céder à l’envie de réduire la critique, aussi âpre soit-elle, à un conflit intergénérationnel, il importe de se rappeler l’existence d’un texte écrit par un philosophe de la génération contemporaine de la seconde guerre mondiale, des totalitarismes et des génocides. Ce texte remplit une double fonction pragmatique : alarmer et avertir. Il présente l’extrême urgence comme ce laps excessivement court où l’on ne sait plus s’il est encore temps ou s’il n’est déjà plus temps de chercher à changer significativement, non seulement les pratiques qui prétendent faire l’histoire – « faire » dont on se félicitait naguère en empruntant à Hegel l’idée, théodicée séculière, que le négatif est, comme la germination, le moyen de toute fructification –, mais encore celles qui, prétendant gérer le monde, le détruisent en tant qu’oikouméné. Relisons, du texte de Michel Serres, l’extrait suivant :
Vous l’avez voulu, vous l’avez désiré, vous nous l’avez appris dès notre odieuse enfance, vous qui vieillissez dans l’épouvante et l’horreur, inconscients de ce que vous avez perpétré. Notre odieuse enfance de famine et de bombardements, de Juifs brûlés vifs et de femmes tondues. […] Jamais vous n’avez vécu autrement que par haine, soupçon, partage, conquête et différence. Dans le venin et par la mort. Vous n’avez jamais vécu qu’à l’état de cadavres. Vous n’avez aimé que la mort et vous l’avez apprise à vos fils, et aux fils de vos filles […]. Vous avez détesté le bonheur et haï la réjouissance […]. Nous mourrons de vous. Je veux vivre. Sans vos produits maudits, le monde serait beau. Le savoir délectable et multiplicateur de fruits à partager, gracieux [13].
34La hantise du philosophe, c’est plus que le réchauffement climatique et les désastres qui s’ensuivent, plus que la « surchauffe de la croissance » dénoncée à la même époque par François Meyer [14], plus que les catastrophes écologiques inlassablement annoncées par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, c’est l’anéantissement nucléaire, rendu hautement probable après que la destruction de Hiroshima a eu lieu. Dirons-nous pour autant que le réquisitoire dressé par un Michel Serres – nous n’en n’avons cité qu’une toute petite partie – renforce celui d’une Greta Thunberg ? Oui, à première vue. Cependant, à plus ample examen, on voit que son propos se distingue par diverses caractéristiques, dont on ne retiendra que les trois suivantes :
35Dans le passage cité, il était fait mention de l’extermination des Juifs : autre figure du mal, autre « monstruosité » qu’Hiroshima. Aussi la question se pose-t-elle : est-il « moralement » légitime d’additionner les figures du mal, de les fondre en un tout, au point d’en faire une hypostase : le Mal ? Rappelons combien Ricœur tenait à nous mettre en garde contre une telle totalisation [15], au regard de laquelle toute initiative, tout effort en vue de multiplier les fruits à partager, semblent dérisoires et vains. Faute de « responsabilités concrètes », qui supposent des prises différenciées sur des dimensions de la réalité elles-mêmes différenciées, la tentation quiétiste devient vite irrésistible. On cède aux « vertiges du fatalisme, du désespoir, de la mentalité décadente » [16].
36Dans son diagnostic, Michel Serres met en cause le processus d’enrôlement guerrier de la science et des techniques, qui aboutit au fait que nous produisons maintenant des « objets-monde », des objets à échelle du monde, dont la puissance destructrice est aussi à l’échelle du monde. Or si nous ne détruisons pas la planète d’un seul coup, nous la détruisons plus lentement mais sûrement en prélevant sur elle des parties toujours plus importantes, comme si les stocks étaient inépuisables ou comme si l’on était assuré de leur renouvellement indéfini. Le philosophe est plus précis encore lorsqu’il dénonce l’emprise sur nos pratiques conquérantes du modèle des jeux à somme nulle, où ce que l’un gagne, il le gagne au détriment d’un autre. Or c’est cette logique qui nous fait oublier que le gagnant du moment peut être le perdant de demain, non seulement parce que le perdant d’aujourd’hui peut être le vainqueur de demain – le modèle hégélien du maître et de l’esclave pèche par optimisme –, mais encore parce que les adversaires d’aujourd’hui risquent d’être ensemble les compagnons d’infortune de demain, quand ils auront fait de la terre une planète invivable. Fatalité ? Non pas. À condition, écrit Michel Serres, de « maîtriser la maîtrise, et non plus la terre » [17].
37Michel Serres n’a jamais rempli un rôle de père fouettard. Il n’aurait certainement pas voulu que les fils se mettent à fouetter les pères. Rien d’ascétique, chez lui, rien de rigoriste. Il n’a aucun goût pour la punition. Comme Ricœur, il préfère se fier à la poésie – sa prose en est pleine – pour transformer les cœurs, avant les intelligences. Si, à ce qu’il semble, on ne trouve pas chez lui d’éloge de la lenteur [18], on trouve, proche, un éloge de la tendresse ; ainsi dans l’étude précitée. Or comment être tendre, si l’on n’ajuste pas son temps sur celui des choses et des êtres « tendres », c’est-à-dire exposés à la morsure, à l’empiètement du temps des puissants sur leur temps, celui d’êtres « fragiles » ? De la poésie à l’utopie, la distance est courte, et même si Serres semble hésiter devant le mot, il n’hésite pas devant la chose : n’est-ce pas donner libre cours à l’esprit d’utopie qu’en appeler, comme dans notre texte, à une science libre, libérée de toute tutelle guerrière, à une science joyeuse ? Plus encore : on découvre, chez Serres comme chez Ricœur, la présence d’un des signifiants majeurs, ô combien énigmatique, de la tradition de l’utopie : « Résurrection » ; aussitôt traduit, mais non annulé, par cet autre signifiant, à moindre charge symbolique : « surrection » [19].
38Nul doute, par conséquent, que poésie et utopie préservent la pensée « par rapport à la fin », pensée dont le philosophe nous fait une obligation morale, de céder devant l’obsession par la fin, sinon devant la trouble fascination exercée par l’envers du Tout, le Rien. Dès lors, « penser par rapport à la fin » ne se laisse probablement pas comprendre comme une variante de la fameuse « heuristique de la peur » défendue naguère par Hans Jonas dans Le principe responsabilité. La peur ne protège pas de la panique, dans laquelle, privés de tout orient, les gens n’hésitent pas à piétiner quiconque fait obstacle à leur fuite. A-t-on jamais trouvé le salut dans la fuite ? Non, car dans la panique tous sont emportés dans le même sens, dans le sens de la plus grande pente, de la plus grande débandade.
6 – Signifiance et sagesse herméneutique
39Quelques remarques s’imposent encore, comme nous l’avions annoncé, à propos de la façon dont certains textes bibliques paraissent avoir opéré, chacun de manière originale, des croisements entre les façons de la sagesse et de l’apocalyptique de comprendre le monde et la situation de l’humanité. Si l’on nous accorde que la signifiance d’un texte dépend du champ intertextuel que le lecteur lui associe, nous ferons l’hypothèse que, au sein même du canon biblique, il existe maints textes dans lesquels on découvre les traces de croisements textuels plus ou moins probables. De ces textes, nous en retiendrons trois, qui, ayant emprunté aux deux genres littéraires qui nous intéressent ici, remplissent par rapport à eux une fonction de tiers et, à ce titre, invitent les lecteurs à ne pas rester paralysés face à l’opposition de ces deux attitudes fondamentales : l’une, de trop tranquille assurance que la vie n’est ni tragique ni dramatique et que le poids des obligations humaines est chose que les humains peuvent en principe porter ; l’autre, d’excessive fascination par le côté nocturne de la vie, par l’effroyable disproportion entre les intentions les meilleures et leurs effets inintentionnels, vecteurs d’un mal quasi épidémique. Une question préjudicielle se pose, pourtant : un tiers doit-il à la justice de n’accorder de préférence ni à l’une ni à l’autre des positions adverses ? Il est évident qu’un tiers pareil ne rendrait pas la justice : faute de savoir ce qu’est juger, il confondrait impartialité et lâcheté. Mais n’avons-nous pas, à l’instant, donné au rapport entre ces positions adverses la forme d’une alternative implacable, donc indépassable ? Précisément, le travail symbolique dont certains textes bibliques – et non des moindres – témoignent, nous encourage, nous semble-t-il, à envisager, face à l’alternative, une issue qui, pour le dire en un mot, est favorable à la position de la sagesse, mais à une position notablement remaniée, capable de faire droit à certains traits de l’apocalyptique.
40Pour nous porter au terme d’une argumentation que nous ne pouvons qu’esquisser ici, nous dirons que le travail symbolique auquel certains textes nous donnent d’assister – la lecture fait d’ailleurs plus : elle nous associe à ce travail, elle nous permet de le reprendre à notre compte et d’en faire le moyen d’un travail sur soi – ressemble au pétrissage et au remodelage de représentations fantasmatiques brutes. Ce type d’opération fait songer au travail de cure chez les alcooliques, tel que Gregory Bateson le conçoit [20] : au lieu d’armer le moi de l’alcoolique en vue de l’affrontement avec son ennemi intime, la pulsion de boire, Bateson commence par le désarmer, ou plutôt par l’amener à se reconnaître désarmé, faible, incapable de rien entreprendre pour s’en sortir. Étrange, cette stratégie s’explique de la manière suivante : il s’agit de rompre le rapport duel, donc mimétique, que le buveur entretient avec sa boisson ; laquelle, du fait même de ce rapport, est plus qu’une boisson : une entité tentatrice, à l’égal du double diabolique figuré par le fameux serpent, qui séduit Adam en lui promettant de devenir plus, autre chose que la créature qu’il est ; rien moins que le concurrent de Dieu. Vouloir être plus qu’un être fini – vouloir, aujourd’hui, être un « homme augmenté » –, ne serait-ce pas être moins qu’un homme, ou être condamné à être moins qu’un homme par ceux que hante l’envie de devenir des surhommes ? La cure, autrement dit, commence par un aveu de faiblesse, par l’aveu par le sujet – qui se reconnaît sujet dans cet aveu – de sa finitude. À la lumière de notre problématique, nous pourrions commenter le sens du protocole recommandé par Bateson en disant que la sagesse, pour ses patients, n’est pas de se mesurer directement à l’adversaire, mais de commencer par abandonner l’idée qu’ils pourraient, du simple fait de le vouloir, accéder à l’idéal du sage, c’est-à-dire à la sobriété, à la mesure dans le rapport à l’alcool. La sagesse, en l’occurrence, consisterait donc à se reconnaître non sage, donc à assumer des images susceptibles de soutenir la représentation de soi comme d’un être qui a chu.
41Ce genre de réflexion devrait nous aider à comprendre qu’un des enjeux du travail symbolique qui s’opère dans la littérature biblique est la dissociation, jamais définitive il est vrai, du symbolique et du fantasme ; cet enjeu, autrement dit, est la délivrance du symbolique, souvent piégé par le fantasme. Soit l’exemple de la paternité [21]. Sous l’emprise du fantasme, nous confondons cette figure avec l’omnipotence. La paternité perd en humanité ce qu’elle gagne en sacralité si, après Rudolf Otto, nous définissions le sacré par ses effets, le fascinant et le repoussant. Le père, écrit en substance le philosophe, s’impose à nous, à travers le fantasme, comme un être tout-puissant de qui nous dépendons entièrement, dont les intentions nous sont inconnues et les décisions incompréhensibles. Tel père, tel dieu, qu’on s’efforce de flatter pour en obtenir des bienfaits ou, pour le moins, pour éviter qu’il ne se mette en colère. Or, d’un examen des occurrences de la nomination de Dieu comme père il ressort, selon Ricœur – qui n’a pas manqué de consulter les exégètes –, qu’on assiste à une sorte d’effacement progressif des traits qui avaient pu faire de Dieu un Dieu terrible. Ce Dieu qui sème la terreur, ce Dieu qui se venge au-delà de toute mesure, ce semeur d’apocalypses, voilà qu’il s’efface, pour reparaître, dans les paroles de Jésus, sous la forme nominale de « Abba » : autre que le père majestueux qu’on vénère, Dieu est le « papa » qu’on invoque avec confiance, avec affection. L’étude de Ricœur peut ainsi nous convaincre que le travail symbolique est un travail du sens sur le sens, destiné à desserrer l’étreinte des représentations fantasmatiques les plus archaïques.
42Nous venons de faire référence au thème de la colère de Dieu, central dans l’apocalyptique, et déjà dans certaines interprétations – intra-bibliques – de la mort de Jésus, qui font de cette mort une « rançon » ; comme si Dieu avait réclamé vengeance, comme si la loi du talion devait être à jamais le nec plus ultra de la justice, comme si le message évangélique, à savoir que l’amour est plus fort que la mort, n’était qu’un pieux mensonge destiné à atténuer les affres de l’apocalyptique fin. Or le fantasme correspondant à ce thème se trouve jugulé dans des récits célèbres, mais peut-être trop célèbres pour qu’on prenne assez le temps – forme de sagesse – d’y regarder d’un peu plus près. Le fait que ces récits soient des mythes n’arrange rien, surtout quand, les considérant comme des produits culturels archaïques, on en vient à confondre, dans « archaïque », deux significations très différentes : l’une qui renvoie à une création poétique, au service que l’imagination rend à la pensée – qui ne saurait être confondue avec la connaissance –, l’autre qui renvoie à l’imaginaire régressif que nous évoquions précédemment.
43Le plus célèbre des mythes : celui dont Noé, les péchés des hommes, la construction de l’arche et l’hospitalité accordée à quasi toutes les formes de vivants, le déluge, l’arc-en-ciel, le repentir de Dieu et l’alliance contractée entre lui et l’humanité, représentée par Noé, sont les composants principaux [22]. Cette alliance, selon la conclusion du mythe, vaut universellement et pour tous les temps. L’arc-en-ciel en est le sceau : symbole plus-que-naturel dans un récit éminemment symbolique et puissamment symbolisant – puisque, racontant, il donne à penser que Dieu était moins que Dieu lorsqu’il condamnait l’humanité à périr, que Dieu, en se repentant du châtiment qu’il a fait subir, se convertit, mute. Le déluge ayant eu lieu, ne serait-ce pas manquer au sens du récit que se prendre à imaginer que le dieu d’avant pourrait reprendre du service ? Le mythe raconte un événement vraiment fou : que le dieu, de vengeur qu’il était, renonce au droit du despote – fût-il éclairé, le despote ne peut faire que son droit prétendu ne soit pas un faux droit – pour se lier à jamais dans une alliance inédite. Aussi fou qu’il paraisse, ce récit, avec l’événement décisif qu’il raconte, n’aurait-il rien de philosophique, rien de sage ? Si être philosophe c’est s’y connaître en amitié, alors Dieu ne saurait cautionner l’annonce d’une catastrophe finale car, dans la panique qui l’accompagne, l’amitié même est piétinée.
44Autre récit, dans lequel prophétie et apocalyptique se mêlent, certes, mais qui a la saveur du conte et le ton de l’ironie, chemin d’une sagesse qui a appris à se moquer d’elle-même, de sa prétention à lire les signes des temps : le récit, aussi bien connu que le précédent, de l’envoi en mission de Jonas, que Dieu a chargé d’annoncer aux habitants de Ninive la catastrophe qui les attend, à cause de leurs péchés. Comme les autres prophètes, Jonas cherche à se soustraire au commandement que Dieu lui adresse : il monte à bord d’un bateau dont la destination est à l’opposé de Ninive. Survient une tempête. Conformément aux mœurs de l’époque, le capitaine cherche à savoir qui a provoqué l’ire de Dieu. Jeté par-dessus bord, Jonas est « avalé » par une baleine, qui l’amène là où il ne voulait pas aller. Force est bien à Jonas d’annoncer aux Ninivites la catastrophe prochaine. Ceci fait, il ne lui reste plus qu’à attendre, probablement impatient qu’on en finisse. Rien ne se passe, et Jonas s’impatiente. Comme il fait très chaud, il trouve refuge sous une plante qui vient de pousser, mais la plante meurt presque aussitôt. Le héros se lamente alors du tort qu’il subit. On connaît la réponse de Dieu : alors que Jonas se scandalise du flétrissement d’une plante qu’il n’a pas pris soin de faire pousser, est-il juste, ou sage, qu’il se scandalise du fait que Dieu ne met pas à exécution son jugement, quand la cible de ce dernier devrait être un peuple créé par ce Dieu ? L’ironie est vecteur de distanciation : la distance que Jonas peine à prendre par rapport à la teneur apocalyptique de son message, le lecteur peut la prendre et se demander si le malheur est toujours la voie de la sagesse. Cette leçon a été grecque (souffrir pour apprendre !). Or la leçon de notre récit est bien différente : on peut beaucoup apprendre d’une délivrance du mal ; délivrance collective, ici !
45La vie délivrée, le monde sauvé : philosophes et théologiens ont pu parler de « création continuée » – expression plus forte que celle de providence, qui suggère surtout une maintenance de ce qui est et la sauvegarde de tout ou partie de l’humanité, bref, une conception « conservatrice » de la création et des êtres créés. « Création continuée » ouvre une perspective dynamique, autorise l’imagination de possibles « transfigurations de ce qui est », un acheminement vers « le Royaume qui vient ». Néanmoins, la conception providentialiste, qui implique une définition plutôt attentiste de la sagesse, suppose que celle-ci est assez intelligente pour reconnaître certaines régularités à travers la contingence, et assez prudente pour ne pas attenter à un ordre peu ou prou providentiel. La question se pose alors au lecteur : serait-ce cette conception de la sagesse qui transparaît dans le texte placé en tête de la Bible, l’un des textes dits de création ? Le récit n’invite-t-il pas plutôt le lecteur à assister au déploiement d’une ingénieuse générosité qui incite, non à la crainte, mais à l’admiration et à la confiance ? L’énoncé qui scande les différents moments d’une création cosmique : « et Dieu vit que cela était bon » signifie, outre que Dieu est satisfait de son œuvre, que les hommes n’ont pas ou n’ont plus à redouter que la puissance du créateur se retourne contre eux, à l’image du potier mécontent de ce que son œuvre est devenue.
46Ici, si l’on peut dire, la sagesse elle-même est créatrice : elle témoigne d’une folle audace puisque, si l’on en croit les spécialistes de l’histoire de la rédaction des textes bibliques, elle réinterprète de plus anciens récits mythiques et, en leur fournissant un cadre éthique plus vaste, fournit le modèle par rapport auquel il est permis de réinterpréter l’actant principal, Dieu. Le récit de la Genèse, d’une haute sapience, d’une extrême sobriété aussi – loin donc de tous les coups de théâtre des théogonies et cosmogonies connues –, laisse entendre que Dieu, en créant, se lie dès lors qu’il juge que sa création est bonne. Le Créateur est donc un Dieu transfiguré, un Dieu auquel le récit a retiré le masque que le fantasme lui fait porter : celui d’une divinité dont la puissance se mesurerait à l’étendue de son arbitraire [23]. Reste … un reste, dans ce fameux récit ; un reste qui a servi de prétexte à maintes spéculations : le « ex nihilo » à partir de quoi il y aurait eu création. L’énigme a stimulé l’imagination, sinon l’imaginaire ; plus que le récit ne l’autorise ; si bien qu’au lieu de lire le récit dans le sens qu’il avoue pour sien, un sens prospectif, on en vient à le lire à contre-sens, à la manière gnostique, en se demandant ce qu’il a bien pu y avoir avant le commencement ! Le reste, l’énigme, devient ainsi réservoir à fantasmes : et si le Rien d’avant les origines était l’origine du Mal ? Et si le Rien était la faille qui traverse la création et par laquelle devait se propager la catastrophe apocalyptique ?
47L’ordonnancement des livres canoniques donnait un semblant de justification à la survalorisation gnostique du « ex nihilo » : par besoin de symétrie, pouvait-on résister à la tentation de dresser, face au Rien de l’origine un Rien destinal, fatal, puis d’imaginer un métarécit reliant le premier au second, de la même façon qu’un moment provisoire est relié à un état définitif ? Dans ce genre de « lecture », nous semble-t-il, on assiste à une subversion de l’intelligence herméneutique – qui est bien une forme de la sagesse – : l’espace de la lecture n’est plus l’intertextualité biblique – faite de plusieurs livres et genres littéraires dont les différences en appellent à la sagace inventivité de l’interprète –, mais un métatexte dans lequel le sens de la lecture serait homologue à l’irréversibilité cosmique. Mais un sens unique n’est-il pas un sens exsangue ? Si oui, alors, avant de céder au fantasme de la catastrophe finale, il serait temps de ne pas céder à l’illusion d’un sens fatal. La première catastrophe n’est-elle pas de nature sémantique, ne consiste-t-elle pas à oublier la qualité métaphorique du langage et la valeur symbolique des références que le langage fait lever ? L’alpha et l’omega, seraient-ce la genèse et l’apocalypse, le commencement de tout et la fin prochaine de tout ? L’intervalle ne serait-ce pas, plutôt qu’un sursis, le temps du « combien plus » paulinien, si important aux yeux de Paul Ricœur ?
48Comment, dans l’intervalle, pour faire de celui-ci, plus qu’un sursis, un sursaut, ne pas s’émerveiller du donné, et le redonner en l’admirant ? Il existe, chez Stanislas Breton, des pages inspirantes à ce sujet. Nous retiendrons celle-ci, qui donne beaucoup à penser et à admirer :
Avant même que l’art nous révèle ce que nous n’avions point vu, il s’enivre d’une prodigalité qui l’émerveille. Sans cette première complicité avec les jeux, grands ou petits, auxquels se distrait la sagesse du monde, nous resterions indifférents aux créations de l’artiste qui prolonge, sans s’y astreindre à une reproduction, le geste créateur des métamorphoses. Un mot banal, mais qu’il faut bien prononcer, résume une expérience lourde de sa globalité et maladroite à fournir ses raisons. C’est le mot admirable, proche lui-même de miracle. [24]
Notes
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[1]
Selon Alain Rey (Le Robert, p. 89), « apocalyptique » apparaît au XVIe siècle pour qualifier un style visionnaire, obscur et embrouillé. C’est au XIXe siècle, chez E. Quinet, qu’il qualifie tout événement cataclysmique.
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[2]
Compte tenu de notre thématique, nous avons écarté la question de la gestion ordinaire de la domination, en particulier au sein des Églises chrétiennes, question sur laquelle l’ouvrage de Jean Delumeau, Le péché et la peur en Occident, Fayard, 1983, apporte d’amples et d’éclairantes informations.
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[3]
Il serait anachronique de parler d’histoire, cette catégorie impliquant l’avènement d’un sujet se reconnaissant capable de « faire » l’histoire, aussi bien en anticipant et en accélérant son cours qu’en le tempérant. Les spécialistes s’accordent à reconnaître en G. Vico l’un des inventeurs de l’idée que les hommes peuvent connaître l’histoire parce qu’ils la font.
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[4]
Pour Hobbes, la société est donc un champ de forces, et l’art de gouverner un art d’ingénieur soucieux d’efficacité plus que de justice ; laquelle d’ailleurs, comme toute autre notion, est trop indéterminée – donc source de querelles sans fin – pour que l’État ne se mêle pas de la définir au moyen d’un Droit qui ne peut être que le Droit positif.
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[5]
Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], Éditions de l’EHESS, 1990, p. 22-23.
-
[6]
Jean-Pierre Deconchy, L’orthodoxie religieuse. Essai de logique psycho-sociale, Les Éditions ouvrières, 1971.
-
[7]
Cf. Daniel Vidal, L’ablatif absolu, Théorie du prophétisme, Ed. Anthropos, 1977. Il s’agit d’une parole disloquée, dont la dislocation syntaxique et lexicale est homologue à celle de tout ordre social, les victimes de la plus atroce répression n’ayant plus rien à attendre des autorités, et ne devant plus leur survie qu’au refuge qu’ils trouvent dans des espaces inhospitaliers, les « déserts ».
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[8]
Pierre Prigent,L’Apocalypse selon saint Jean, Delachaux et Niestlé, 1981
-
[9]
R. Koselleck, op. cit., p. 283.
-
[10]
Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution en France [1790], Hachette, 1989
-
[11]
Peter Sloterdijk, Colère et temps [2006], Pluriel, 2007. Du même auteur, Il faudrait lire nombre d’analyses suggestives développées dans Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique, Payot, 2016.
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[12]
Ézéchiel 6,11-14, Bible de Jérusalem. Cité par Peter Sloterdijk, op. cit., p. 125.
-
[13]
Michel Serres, « Trahison : la thanatocratie », in Hermès III, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 80-81.
-
[14]
François Meyer, La surchauffe de la croissance. Essai sur la dynamique de l’évolution, Fayard, 1974.
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[15]
Paul Ricœur, Le mal : un défi à la théologie et à la philosophie, Labor et Fides, 1986. Nous ne citerons que ce propos, qui souligne le rôle de la sagesse, en ces matières : « La sagesse n’est-elle pas de reconnaître le caractère aporétique de la pensée sur le mal, caractère aporétique conquis par l’effort même pour penser plus et autrement ? » (p. 38).
-
[16]
Paul Ricœur, « Le christianisme et la civilisation occidentale », 1946, in Autres Temps 76-77, 2003, p. 31.
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[17]
Michel Serres, op. cit., p. 93.
-
[18]
Cf. Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Rivages, 1998. Rappelons, pour bien saisir les enjeux éthiques de la réflexion de P. Sansot, les analyses d’Harmut Rosa sur la détemporalisation de l’histoire et la « pétrification », dans Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.
-
[19]
Michel Serres, op. cit., p. 95.
-
[20]
Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit I, Seuil, 1995
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[21]
Paul Ricœur, « La paternité : du fantasme au symbole », in Le conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 458 ss.
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[22]
Peut-on dé-théologiser le récit sans abandonner sa charge symbolique ? On est enclin à répondre par l’affirmative après avoir lu ce propos de Michel Serres : « Avant nous, [l’arche] ne contenait qu’un reste : une famille pour les humains, un seul spécimen par espèce, comme au Museum et au Jardin des Plantes. Cette notion de reste plane, par exemple, sur la Bible. Désormais, nous embarquons des sommes : sommant la somme des universels concrets, notre arche devient équipotente au Monde, au moins virtuellement. Nous voilà embarqués sur le Monde, avec le Monde, dans le Monde. » (La Guerre mondiale, Le Pommier, 2008, p. 187-188).
-
[23]
Dans L’acteur et le système (« Points », Seuil, 1977), Crozier et Friedberg ont eu raison de souligner que tout pouvoir cherche à s’accroître en se rendant aussi imprévisible que possible. De là que, dans toute tyrannie, les favoris d’un jour sont les victimes du lendemain.
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[24]
Stanislas Breton, Poétique du sensible, Éd. du Cerf, 1988, p. 135-136. Du même auteur, il aurait fallu pouvoir citer, en lien avec les thèmes abordés ici, la plupart des chapitres de Être, Monde, Imaginaire, Seuil, 1976 !