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Article de revue

Salut et technique

Les enjeux contemporains du rapport entre apocalyptique et sagesse

Pages 243 à 260

Notes

  • [1]
    Nous nous inspirons ici des développements qu’Edgar Morin consacre à ce sujet dans La méthode. t. 3, La Connaissance de la Connaissance, Seuil, Paris, 2008 (première parution : 1986), p. 1350-1379.
  • [2]
    Selon l’expression fameuse que Lucien Lévy-Bruhl a proposée dans La mentalité primitive, Flammarion, Paris, 2010 (première parution : 1922).
  • [3]
    Les livres de Job et de Qohélet sont les témoins de cette crise.
  • [4]
    Les livres d’Hénoch et de Daniel sont les principaux représentants de cette tendance ; le Siracide, lui, se montre à cet égard plus conservateur. Pour une vue d’ensemble, voir Richard A. Horsley, « The Politics of Cultural Production in the Second Temple Judea : Historical Context and Political-Religious Relations of the Scribes who Produced 1 Enoch, Sirach, and Daniel », in B. G. Wright III and L. M. Wills (éd.), Conflicted Boundaries in Wisdom and Apocalypticism, Society of Biblical Literature, Atlanta, 2005, p. 123-145.
  • [5]
    Ce rapide résumé s’inspire librement des réflexions de Gerd Theissen sur le rapport entre mythe et sagesse, dans Psychologie des premiers chrétiens, trad. J. Hoffmann, Labor et Fides, Genève, 2011 (éd. originale : 2007), en particulier p. 281-287.
  • [6]
    Qualifié de « métaphorique », le langage mythopoïétique, critiqué entre autres en raison de son « anthropomorphisme », a été dès lors interprété au moyen de l’allégorie, « thérapie des mythes » ; à ce sujet, voir Gilbert Dahan et Richard Goulet (dir.), Allégorie des poètes. Allégorie des philosophes. Études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Vrin, Paris, 2005.
  • [7]
    « Pour un transhumanisme philosophique critique », in Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), Généalogies et nature du transhumanisme. État actuel du débat, Liber, Montréal, 2018, p. 79.
  • [8]
    Ibid., p. 75.
  • [9]
    Pour une vue globale, voir l’ensemble des articles réunis dans Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), op. cit.
  • [10]
    The Extropian Principles 2.5, 1993, https://www.aleph.se/Trans/Cultural/Philosophy/princip.html (cité dans l’excellent livre de Erik Davis, TechGnosis. Myth, Magic & Mysticism in the Age of Information, North Atlantic Books, Berkeley California, 2015, p. 123).
  • [11]
    « Le transhumanisme au vingt et unième siècle », in Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), op. cit., p. 62.
  • [12]
    À cet égard, l’idée de Gilbert Hottois selon laquelle les développements anthropotechniques doivent demeurer l’objet d’un choix parfaitement libre de l’individu (voir l’extrait cité plus haut) semble n’être rien de plus qu’un vœu pieux : qu’on pense à ce qu’il en est du choix libre de s’équiper d’un ordinateur ou d’un téléphone portable ; quant à celle d’une alliance allant de soi entre le transhumanisme et les valeurs humanistes (cf. art. cit., p. 79-80), elle témoigne, sinon d’un aveuglement têtu, au moins d’une certaine candeur, quand on sait les dégâts qu’a déjà causés sur la planète et sur l’homme l’engrenage science-technique-industrie-profit, qui est le vrai moteur de ce que certains osent encore appeler « progrès ».
  • [13]
    C’est la thèse que soutient David F. Noble dans The Religion of Technology, Penguin books, Londres, 1999.
  • [14]
    Psychologie et religion, trad. M. Bernson et G. Cahen, Buchet/Chastel, Paris, 1958, p. 161 (l’ouvrage rassemble des conférences tenues à Yale en 1937).
  • [15]
    Ibid., p. 170.
  • [16]
    Ibid., p. 174.
  • [17]
    C’est la thèse fameuse de Karl Löwith, Histoire et salut, trad. M.-C. Chaillol-Gilet, S. Hurstel, J.-F. Kervégan, Gallimard, Paris, 2002 (éd. originale : 1949).
  • [18]
    La stratégie de Paul est en cela bien différente de celle de l’auteur de l’Apocalypse syriaque de Baruch, qu’on peut dater de la fin du premier siècle de notre ère. Aux questions semblables que pose le scribe, Dieu répond en effet sans jamais quitter le langage mythopoïétique (cf. ch. 49-51, trad. P. Bogaert, SC 144, Éd. du Cerf, Paris, p. 497-499).
  • [19]
    Ceci se voit particulièrement bien au v. 50, où se succèdent deux propositions relevant respectivement du langage mythopoïétique et du langage philosophique : « Je dis ceci, frères, que la chair et le sang ne peuvent hériter du Règne de Dieu, ni la corruption n’hérite de l’incorruptibilité ». Le même procédé se retrouve ailleurs chez Paul, sur d’autres sujets, comme par exemple en Rm 12,1 et 2.
  • [20]
    Cf. par exemple Dn 12,3 ; Mt 13,43.
  • [21]
    Notons que le langage mythopoïétique associe naturellement Dieu à la lumière (cf. Ex 34,29-35 ; Nb 6,24-26 ; Ez 1,26-28 ; Sg 7,26 ; 1 Tm 6,16 ; Jc 1,17 ; 1 P 2,9…).
  • [22]
    À ce sujet, voir Paul Jorion, « Les préconisations du transhumanisme sous le regard de l’anthropologue et de l’éthologue », in Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), op. cit., p. 122-124.
  • [23]
    Nous nous inspirons ici des développements que Ernst Cassirer a consacrés au rapport entre mythe et religion, dans La philosophie des formes symboliques, t. 2. La pensée mythique, trad. J. Lacoste, Les éditions de minuit, Paris, 1972 (éd. originale : 1953), p. 273-305.
  • [24]
    Der Sieg Gottes. Eine Untersuchung zur Struktur des paulinischen Denkens, Verlag Katholisches Bibelwerk GmbH, Stuttgart, 1988, p. 73 et 75.
  • [25]
    La Vie grecque d’Adam et Ève, par exemple, est un bon témoin des traditions qui forment l’arrière-plan de l’adamologie de Paul.
  • [26]
    Il se plaît en effet à inventer des mots ; son usage parfois approximatif de la syntaxe ou du vocabulaire grec indique que ce n’est pas là sa langue maternelle et ses références bibliques semblent faire appel aussi bien au texte hébreu qu’à la Septante.
  • [27]
    Sur le lien entre éclectisme et scepticisme, voir André-Jean Festugière, La révélation d’Hermes Trismégiste. t. 2, Le dieu cosmique, Les Belles Lettres, Paris, 2014, p. 816-817 (première parution : 1949). Sur le scepticisme d’Énésidème (dont Philon, entre autres, nous transmet certaines thèses dans son De ebrietate) ainsi que sur son successeur Agrippa, voir Jonathan Barnes, The Toils of Scepticism, CUP, Cambridge, 1990.
  • [28]
    Sur le thème politique, par exemple, la juxtaposition de propositions plus ou moins opposées lui permet d’adopter une position modérée, comme le montre ce verset : « Multitude de sages : salut du monde ; un roi intelligent : stabilité du peuple » (6,24).
  • [29]
    Elle s’inspire de Gn 2,7 et non de Platon (cf. en particulier 15,11 à compléter par 7,1-2 ; 15,16 ; 16,14).
  • [30]
    Ce caractère se voit bien en 1,4, et apparaît en filigrane dans le beau zeugma présent en 7,4 : « J’ai été élevé dans les langes et les soucis ».
  • [31]
    Comme l’indique son premier verset : « Aimez la justice, vous qui jugez la terre ».
  • [32]
    À ce sujet, voir notre article « Prévenance de la Sagesse et désir de l’homme. Le mystère de la relation entre Dieu et l’homme selon Sagesse de Salomon 6,12-16 », Transversalités, Janvier-Mars 2019, n° 148, p. 95-119.
  • [33]
    Comme par exemple, récemment, Émile Puech, « Il Libro della Sapienza e i manoscritti del Mar Morto : un primo approcio », in Giuseppe Bellia, Angelo Passaro (éd.), Il Libro della Sapienza. Tradizione, redazione, teologia, Città Nuova Editrice, Rome, 2004, p. 147.
  • [34]
    C’est l’avis de Pierre Grelot, qui estime que son silence est « tactique » (« L’eschatologie de la Sagesse et les apocalypses juives », in André Barucq et al. (éd.), À la rencontre de Dieu. Mémorial Albert Gélin, éd. Xavier Mappus Le Puy, 1961, p. 174), et de Paul Beauchamp (« Sagesse de Salomon. De l’argumentation médicale à la résurrection », in Jacques Trublet (éd.), La sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament, Éd. du Cerf, Paris, 1995, p. 175-186) ou encore de Chrysostome Larcher (Études sur le Livre de la Sagesse, Gabalda, Paris, 1969, p. 326-327). Luc, en Ac 17,32, se montre bien conscient de ce genre d’inconvénient lié au langage.
  • [35]
    Tel n’est pas le cas dans la réalité historique, d’où les développements de l’auteur sur la miséricorde ou le caractère pédagogique de l’épreuve, cf. 11,10 ; 11,17 – 12,22 ; 16,5-12.
  • [36]
    Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, préface, in Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. III, « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1964, p. 123.
  • [37]
    Voir par exemple l’ouvrage désormais classique de John J. Collins, The Apocalyptic Imagination. An introduction to the Jewish Matrix of Christianity, Crossroad, New-York, 1984, notamment les conclusions, p. 214-215.
  • [38]
    Ainsi il est important de ne jamais perdre de vue le fait que la résurrection de Jésus est la victoire du juste assassiné et sauvé par Dieu ; s’il était mort de vieillesse, sa résurrection n’aurait aucun sens.
  • [39]
    C’est Maurice Gilbert qui fournit le commentaire le plus complet (La critique des dieux dans le Livre de la Sagesse (Sg 13-15), « Analecta Biblica » 53, Biblical Institute, Rome, 1973, p. 95-125) ; mais on le complétera avantageusement par celui de Jose Vilchez-Lindez, Sabiduria,, editorial Verbo Divino, Estalla (Navarra), 1990, p. 368-375, celui de Giuseppe Scarpat, Libro della Sapienza, vol. 3, Paideia, Brescia, 1999, p. 114-121, et celui de David Winston, The Wisdom of Solomon. A New Translation with Introduction and Commentary, « Anchor Bible » 43, Doubleday, New York, 1979, p. 263-267.

1À l’heure où la technoscience semble avoir définitivement remplacé le discours religieux pour devenir l’unique source légitime de vérité, à l’heure où elle étend son règne sans partage sur les mentalités et les modes de vie, un phénomène étrange ne laisse pas d’étonner : le transhumanisme, son dernier rejeton, se donne pour programme (industriel) de délivrer l’humanité, par la technique, du plus ancien de tous ses maux, la mort. Comment expliquer que la promesse de la résurrection, qui jusque là était le propre de la foi chrétienne, soit ainsi détournée et reprise à son compte par son adversaire historique ? C’est à cette question que nous voudrions tenter de répondre, en examinant les rapports qu’entretiennent, depuis les temps bibliques, le discours apocalyptique et le discours sapientiel, et plus largement le langage mythopoïétique et le langage rationnel. Paul et la Sagesse de Salomon nous aideront à comprendre et à démêler cette situation confuse.

Deux modes de la pensée

2Pour percevoir l’actualité du rapport entre sagesse et apocalyptique, il faut envisager ces deux types de discours à partir d’un point de vue plus large, capable d’embrasser une longue période de temps. En les reconduisant à des catégories plus compréhensives, on fait apparaître, à l’arrière-plan des formes variées de l’histoire, la permanence des enjeux de ce rapport et les causes profondes de la situation actuelle. Les deux types en question peuvent être considérés comme l’expression, historiquement et culturellement déterminée, de deux modes qui sont, à un niveau anthropologique, constitutifs de la pensée : le mode empirique-rationnel, et le mode symbolique-mythique [1]. Le premier relève de l’expérience du saisir : il s’exerce en accentuant fortement la distinction entre sujet et objet, en faisant un usage instrumental du langage conçu comme système de signes univoques ; il valorise la logique et la causalité, vise l’efficacité technique ; l’activité du sujet résulte ici principalement de sa part consciente et de sa volonté, et a pour but de le libérer des forces naturelles présentes dans son environnement et en lui-même pour mieux les dominer et les maîtriser. Le second, en revanche, relève de l’expérience de l’être-saisi : il atténue la distinction entre sujet et objet, qui tendent à se confondre, moyennant un langage équivoque, poétique, symbolique, évoquant le réel sans le détacher du regard mais dans son lien profond avec l’expérience subjective, dont la dimension émotionnelle est au premier plan ; la pensée fonctionne ici sur le mode analogique, faisant facilement communiquer, sur le fond de ce qu’on a pu appeler une « participation mystique » [2], les diverses forces qui animent la nature et l’homme lui-même ; la part animale et la part inconsciente du sujet, qui, tout en échappant à son emprise consciente, sont le fondement de son expérience du monde et de lui-même, peuvent ainsi s’exprimer. Ces deux modes de la pensée, ainsi décrits schématiquement, n’existent pas tels quels à l’état pur, séparés l’un de l’autre. Ils coexistent toujours dans les cultures humaines, même celles qu’on a appelées « primitives », mais selon les époques et les circonstances, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui est plus opératoire et plus dominant au sein de telle ou telle forme de pensée.

3De la même manière, dans le monde biblique, le courant sapientiel et le courant prophétique, bien qu’ils aient produit des discours restés longtemps sur des trajectoires plutôt indépendantes l’une de l’autre, ont tout de même communiqué, dès avant l’exil. Même si l’on peut affirmer que c’est bien le mode symbolique-mythique qui a joué le rôle le plus déterminant et le plus actif dans la formation de la culture religieuse d’Israël, il faut aussi reconnaître que, très tôt, il a dialogué avec le mode empirique-rationnel, dans la mesure où l’expérience religieuse extrême de la libération d’Égypte, qui s’est tout naturellement exprimée en termes mythopoïétiques, plus à même d’exprimer une situation où Dieu est le sujet exclusif, a très vite produit, moyennant, entre autres, la régularité des pratiques cultuelles, un cadre spirituel capable d’organiser la vie quotidienne dans la situation moyenne que constituait la vie sédentaire en Canaan, et a pu alors se traduire en termes sapientiels, plus adaptés à une expérience religieuse modérée, où l’initiative de l’homme a plus de place. Le drame de l’exil et les désillusions qui l’ont suivi ont ensuite provoqué une évolution du discours prophétique et du discours sapientiel qui a peu à peu abouti, vers la période hellénistique, à leur fusion au sein d’un nouveau cadre. Le courant prophétique, délaissant son horizon historique traditionnel, s’est sublimé en l’attente apocalyptique d’une nouvelle et décisive intervention de Dieu, signant la fin d’une histoire trop décevante et réalisant la libération définitive des justes. Cette nouvelle élaboration offrait une issue au courant sapientiel, confronté lui aussi aux limites qu’opposaient à ses solutions traditionnelles les bouleversements socioculturels liés à la présence de l’hellénisme et en particulier le problème du juste souffrant [3]. La sagesse, déjà élevée dans la sphère divine, s’est montrée de plus en plus inaccessible et est devenue, à son tour, apocalyptique [4]. C’est cette sagesse « remythologisée » qu’on retrouve dans le Nouveau Testament, intégrée au kérygme apocalyptique [5]. Dans les premiers siècles chrétiens, on assiste ensuite au mouvement inverse : en s’inculturant dans le monde grec, le discours apocalyptique néotestamentaire s’est peu à peu rationalisé. Mais ce mouvement prolongeait le chemin ouvert par la culture judéo-hellénistique, qui avait pour la première fois tenté d’adapter la culture biblique, où domine le langage mythopoïétique, aux standards rationnels que la culture philosophique hellénistique imposait dans tout le Proche-Orient.

4Or, cette culture philosophique fondait sa légitimité sur une critique du mythe, selon un schème d’opposition hiérarchisée ; le mode symbolique-mythique de la pensée était, au mieux, réduit à une simple forme dont la déficience, si elle pouvait s’expliquer et s’excuser, était de toute façon à dépasser [6]. Cette nouvelle place faite au langage mythopoïétique a certes permis aux contenus religieux de subsister sous la forme nouvelle que leur donnait le mode empirique-rationnel, et même d’interagir avec lui au point de conserver un rôle déterminant dans l’évolution de la culture occidentale. Mais si les grandes élaborations patristiques et médiévales ont fini par céder sous les coups de la modernité, et les contenus religieux par être quasiment exclus de l’espace de la pensée légitime, c’est précisément à cause de cette séparation de principe entre forme et contenu, au service d’une hiérarchisation selon laquelle le mode empirique-rationnel est considéré comme supérieur et sa domination comme un progrès nécessaire. Aujourd’hui, il est finalement devenu exclusif et les contenus religieux ont subi le même destin que leur forme. Le discours de la foi est même d’autant plus discrédité que c’est sur le terrain propre du langage rationnel qu’il a un temps essayé de se défendre, délaissant la spécificité de son langage natif, que lui-même considérait depuis longtemps comme une simple forme, et acceptant d’entrer dans une compétition qui a tourné à son désavantage. Bien que, depuis Kant, une telle compétition ait cessé, et que le discours religieux tende plutôt à se présenter comme un complément nécessaire du discours rationnel, cet échec historique laisse des traces encore de nos jours et constitue un argument pour les tenants du paradigme technoscientifique, comme le montre cette affirmation de Gilbert Hottois, un des penseurs du transhumanisme : « Tout en ayant conscience du statut hypothétique des grandes théories physiques, cosmologiques et biologiques, le transhumanisme prend appui sur elles parce qu’elles sont plus fiables que leurs homologues métaphysiques ou théologiques en raison de leur capacité à rendre compte de manière cohérente et détaillée d’une infinité de faits vérifiables et d’opérations techniques efficaces répétables » [7]. Comme si c’était là le but du discours théologique, et comme si la vérité de toute vision du monde et de l’homme devait se mesurer à l’aune de l’efficacité technique !

La foi transhumaniste

5Mais voyons justement quel avenir le transhumanisme, fer de lance de la technoscience triomphante, promet et prépare à l’humanité. Selon le même auteur, le transhumanisme se définit comme « un courant d’idées qui encourage le développement et l’usage des techniques matérielles afin d’améliorer, augmenter, étendre indéfiniment les capacités et performances (cognitives, physiques, émotionnelles) de l’individu qui doit rester libre d’y recourir ou non » [8]. L’amélioration recherchée est même à ce point indéfinie qu’elle va jusqu’à se donner comme horizon, assez logiquement, le dépassement de la limite ultime qu’est la mort. La quête de l’immortalité par la technique est ainsi le trait caractéristique qui unit les diverses aspirations du mouvement transhumaniste [9]. Un de ses maîtres à penser les plus influents, le philosophe britannique Max O’Connor, qui se fait appeler Max More, écrit à ce sujet : « Quand la technologie nous permettra de nous reconstituer nous-mêmes physiologiquement, génétiquement et neurologiquement, nous qui sommes devenus transhumains serons prêts à nous transformer en posthumains – des personnes d’une capacité physique, intellectuelle et psychologique sans précédent, des individus s’auto-programmant, potentiellement immortels, sans limites » [10]. Le ton prophétique de cet extrait ne peut manquer d’étonner de la part d’un homme qui se fait le champion de la raison contre les croyances religieuses. Tout cela pourrait prêter à sourire si de telles aspirations se limitaient au domaine de la recherche théorique ; en fait, le transhumanisme, comme l’indique Franck Damour, « est lié à des programmes industriels de grande ampleur aux États-Unis : l’essor des nanotechnologies ; le développement de l’intelligence artificielle ; les biotechnologies du vieillissement ; la colonisation de Mars » [11]. Quand on sait le rôle moteur que joue l’industrie dans la vie socioéconomique mondiale et sa capacité, en créant la demande adaptée à son offre, d’imposer ses perspectives propres et de transformer les modes de vie, il y a lieu de s’inquiéter, d’autant qu’en matière d’innovation, à un niveau si radical en l’occurrence, les projets industriels ont par définition un temps d’avance sur les processus politiques ; or, l’expérience a suffisamment montré que, si des milliards sont en jeu, la question de l’intérêt général n’entre évidemment pas en ligne de compte [12].

6Ce qui frappe ici est surtout la ressemblance inattendue entre le projet transhumaniste et certains éléments typiques de la vision chrétienne de l’histoire, comme le salut et la résurrection. Comment est-il possible qu’un mouvement qui se présente comme la pointe avancée de la pensée rationnelle et scientifique soit à ce point imprégné de contenus et mu par des aspirations qui étaient jusque là le bien traditionnel de la pensée religieuse, cette illusion dont la science prétendait délivrer l’humanité ? On peut trouver des raisons historiques à cette rencontre contemporaine et estimer qu’elle est en réalité la continuation d’une alliance explicite qui remonte au Moyen Âge classique et qui a seulement été occultée à l’époque moderne [13]. En remontant plus loin encore dans le temps on constatera que, dès les sociétés archaïques, mythe et raison ont toujours coopéré, selon des combinaisons diverses, dans l’évolution des cultures humaines. Le fait nouveau est bien le caractère largement inconscient des motivations religieuses qui animent la raison technique ; or cette inconscience est strictement parallèle à sa revendication d’exclusivité. Du point de vue psychologique, nous sommes en face d’un phénomène qu’on pourrait avec Jung désigner comme une « inflation du moi ». Dans sa prétention à représenter la seule manière légitime d’être au monde et à être la seule expression valable de l’expérience humaine, la technoscience contemporaine prive la pensée des ressources du mode symbolique-mythique. Le conscient n’est plus capable de reconnaître, de nommer adéquatement et de gérer les forces inconscientes qui le portent. Or, selon Jung, « la donnée psychologique qui, dans l’homme, possède la plus grande puissance se manifeste comme « dieu », car c’est toujours le facteur souverain que l’on nomme « dieu » » [14] ; si cette puissance est nommée et reconnue comme autre, la relation du conscient avec elle pourra dépendre d’un libre choix de la volonté, mais si elle ne l’est pas, cette relation prendra la forme d’une possession et d’une fascination qui conduiront le moi à s’identifier à elle. Alors que dans le premier cas son énergie s’exerce, moyennant la relation qu’instaure le langage approprié, de manière bénéfique et constitue un gain de liberté pour le moi, dans le second elle se transforme en force destructrice. C’est ainsi que « celui dont le « Dieu meurt » est guetté par « l’inflation » dont il va devenir victime » [15] ; en effet, écrit Jung, dans la mesure où les représentations anciennes de Dieu ont fini par être détrônées, on est

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peut-être en droit de dire avec Nietzsche : « Dieu est mort ». Mais il serait plus exact de dire : « Il s’est dépouillé de notre image, de l’image que nous lui avions conférée : et où allons-nous le retrouver ? » L’interrègne est plein de dangers, car les données, les forces implicites de la nature formuleront leurs revendications, sous la forme des différents « - ismes ». De ceux-ci rien ne peut naître qu’anarchie et destruction, car, par suite de l’inflation, l’hybridité de la conscience humaine élit le moi, en dépit de son dénuement ridicule et de sa pauvreté, comme Seigneur de l’Univers. Ce fut le cas de Nietzsche, signe avant-coureur mais incompris de toute une époque. [16]

8Jung évoque ici les idéologies politiques qui ont produit les totalitarismes du XXe siècle. Leurs errements ont bien montré que les contenus religieux ne peuvent, en fait, disparaître, aussi peu que le désir d’accomplissement et de salut qui habite l’humanité. L’énergie formidable de ce désir, que le mode symbolique-mythique de la pensée permettait jadis d’exprimer et de réguler, agit désormais de manière souterraine, refoulée et donc dangereuse. Depuis sa délégitimation et son évacuation par la raison technique, le mythe chrétien du salut, qui fait de Dieu le sauveur ultime, s’est ainsi dégradé et perverti en mythe du progrès [17], selon lequel l’homme doit se sauver lui-même. C’est ce mythe du progrès qui, après avoir pris des formes politiques, manifeste encore aujourd’hui la puissance destructrice de ses illusions sous la forme de la technoscience. Le transhumanisme n’est finalement que le symptôme du grave déséquilibre qui affecte la conscience occidentale depuis plus de deux siècles, et le dernier avatar de son délire de toute-puissance.

9Cette situation met la foi chrétienne en porte-à-faux et la contraint à clarifier ses positions au sujet de ce qui constitue son fondement même : la résurrection et la conception du salut qu’elle implique. Cela n’est pas facile, car la théologie a sa part de responsabilité dans les malentendus présents ; on peut dire que c’est son rôle même d’élucidation rationnelle des propositions de foi qui est mis en question, dans la mesure où, depuis l’antiquité, elle a eu pour vocation de transposer en termes philosophiques, dans des catégories propres à la langue et à la culture grecques, où dominait le mode empirique-rationnel, des vérités exprimées originellement en termes mythopoïétiques. Dans un but apologétique, le discours théologique a souvent eu tendance à expliciter les propositions de foi en les adaptant et en les pliant à des critères physiques et métaphysiques de vérité qui leur étaient tout à fait étrangers, au risque de les dénaturer. Mais le défi était de taille et l’est encore aujourd’hui, puisqu’il s’agit, au fond, de faire communiquer les deux modes de la pensée auxquels renvoient respectivement le langage apocalyptique et le langage sapientiel, sans les confondre et en valorisant leurs spécificités et leurs capacités propres. Ce problème ne s’est pas vraiment posé dans l’orbite culturelle biblique palestinienne ; le rapport entre sagesse et apocalyptique n’y a pris en effet que deux formes : inclusion de la sagesse par l’apocalyptique (comme dans Hénoch ou Daniel) ou exclusion de l’apocalyptique par la sagesse (comme dans Qohélet ou le Siracide). C’est dans la culture judéo-hellénistique que la difficulté de faire dialoguer ces deux langages est apparue clairement, en raison de la rencontre de deux langues différentes, l’une plus concrète et paratactique, l’autre plus abstraite et syntaxique, qui mettait en présence deux formes de pensée et deux manières de construire un discours sapientiel, l’une plus poétique et souple, l’autre plus méthodique et « scientifique ». Paul et l’auteur de la Sagesse de Salomon, tous deux juifs hellénisés et imprégnés de culture philosophique, sont les témoins de cette rencontre ; tous deux ont dû faire face à ce problème et ont tenté, chacun à sa manière, d’établir ce dialogue. Les stratégies qu’ils adoptent peuvent éclairer les difficultés présentes et suggérer des solutions possibles.

Le langage apocalyptique chez Paul

10Face aux Corinthiens, dont la culture dualiste fait obstacle à une saine compréhension du mystère de la résurrection, Paul est conduit à replacer la foi pascale dans le cadre nécessaire de la vision apocalyptique du monde et de l’histoire dont lui-même, en tant que Juif pharisien, est familier. Or ce cadre implique une vision de l’homme qui le considère comme une unité : c’est bien l’âme et le corps qui sont censés revivre, et non l’âme seule, comme l’entendraient les Corinthiens. C’est pourquoi Paul, en 1 Co 15, doit accentuer la dimension physique du mystère. La question typiquement grecque des Corinthiens, « Comment les morts ressuscitent-ils ? et avec quelle sorte de corps viennent-ils ? » (v. 35), le pousse à sortir des frontières du genre apocalyptique en proposant une argumentation rationnelle destinée à rendre pensable en termes physiques, et donc crédible pour une sagesse grecque, le message de la résurrection [18]. Il procède en trois temps : d’abord il rappelle que l’expérience de l’agriculture nous met en présence de phénomènes de transformation radicale qui permettent à un corps mort en apparence de reprendre vie, comme la graine semée en terre devient plante (v. 36-38) ; ensuite il compare les différentes chairs ou les différents corps qui existent, terrestres et célestes, et qui n’ont pas tous la même « gloire », c’est-à-dire le même éclat (v. 39-41) ; enfin, mêlant ces deux idées, il explique que, de la même manière, la résurrection transformera notre corps en le faisant passer de la corruption à l’incorruptibilité, du déshonneur à la gloire, de la faiblesse à la force, de l’état de corps animal – psychique – à celui de corps spirituel – pneumatique (v. 42-44). Le fait que l’argumentation repose plus sur la comparaison que sur la déduction est l’indice que nous sommes bien face à une transposition qui tente de faire communiquer les deux types de langage [19] ; elle produit une réflexion d’un genre mixte, dans laquelle les éléments qui relèvent de l’observation de la nature sont intégrés à une réflexion analogique typique du langage mythopoïétique, et ce d’autant plus facilement qu’ils sont déjà présents dans le répertoire biblique courant, comme la plante, ou dans l’imagerie habituelle des apocalypses, comme la gloire ou la splendeur des astres [20], par exemple. En fait, dans la mesure où ils font partie d’un unique monde auquel chacun des deux langages se rapporte selon son mode spécifique d’expérience, ces éléments constituent un moyen terme entre les deux, par où ils peuvent communiquer. Les correspondances qui s’établissent sont d’ailleurs certainement déjà un acquis pour Paul en raison de sa culture judéo-hellénistique, qui vit depuis longtemps d’un tel mélange. Mais si la transposition, ici, peut se faire si aisément, au point que Paul semble presque estimer qu’elle va de soi, cela tient aussi à l’état des connaissances scientifiques de l’époque. La gloire en question peut fonctionner comme une notion mi-physique, mi-symbolique parce que les astres sont alors considérés comme des êtres vivants ; Paul peut donc comparer leur « gloire » à celle des animaux terrestres, et ainsi rendre pensable l’idée que notre corps puisse acquérir une « gloire » semblable [21].

11Il est clair qu’aujourd’hui, les progrès de notre connaissance objective rendent impossible une telle opération ; de manière générale, ces progrès sont si grands que les deux modes de la pensée peuvent de moins en moins communiquer. Or, il en va bien de la cohérence de l’Évangile, en particulier du point de vue de ses implications anthropologiques, selon lesquelles c’est bien notre corps, et pas seulement notre âme, qui est promis au salut, et avec notre corps, les relations qui le constituent, donc aussi bien le corps de la création, comme Paul le rappelle en Rm 8,21, en déployant le scénario apocalyptique global d’après lequel « la création même sera elle aussi délivrée de la servitude de la corruption, en vue de [participer à] la liberté de la gloire des enfants de Dieu ». Comment, aujourd’hui, donner une crédibilité physique à ces propos, comme l’Apôtre tentait jadis de le faire ? Il faudrait nécessairement franchir les limites de l’observation scientifique et spéculer, par exemple, sur des dimensions cosmiques encore inconnues, ce qui conduirait à s’aventurer dans des zones particulièrement troubles, où les vertus spécifiques des langages finissent par se confondre, là précisément où des courants comme le transhumanisme, ou la scientologie et autres mouvement sectaires, sont trop heureux de pouvoir puiser, consciemment ou inconsciemment. De plus, dans la mesure où la connaissance scientifique évolue et se perfectionne sans cesse, il faudrait procéder à une actualisation continuelle de la traduction des propositions de foi et ce caractère évolutif, par contrecoup, ferait apparaître comme relative la vérité pourtant ultime et éternelle qu’elles prétendent exprimer. N’oublions pas, enfin, que si au temps de Paul, l’explicitation physique de ces propositions pouvait bien être adaptée à la défense de la cohérence de l’Évangile pour un public qui méprisait le corps et la matière, elle peut au contraire constituer un risque de mécompréhension dans le contexte contemporain qui, si l’on y rencontre encore, certes, un mépris de ce genre (qui s’ignore souvent), est surtout dominé par une anthropologie foncièrement matérialiste, voire offre le spectacle paradoxal d’un matérialisme de l’âme [22]. Faut-il alors choisir de renoncer à toute intelligibilité physique et opter pour une interprétation purement philosophique ou existentielle, selon laquelle la « gloire » dont nous parlions, par exemple, serait uniquement une manière poétique d’évoquer un degré maximal de vitalité ou de puissance d’agir ? À ce compte, il faudrait renoncer à tant d’éléments typiques du message apocalyptique qu’il n’en resterait plus qu’un squelette sans vie et une sagesse commune. Finalement, toute tentative de transposition totale du langage apocalyptique en langage sapientiel, selon les différentes possibilités qu’offrent les développements de la pensée rationnelle, aboutit à des impasses. On peux toutefois constater, au moins, que l’interprétation du langage apocalyptique, de toute façon nécessaire en raison de notre situation culturelle, ne peut être juste que si elle rend compte de la complexité anthropologique qui le sous-tend ; en la matière, la difficulté consiste à éviter deux dangers tout aussi ruineux : la réduction physique d’un côté, et la réduction philosophique, ou métaphysique, ou psychologique, de l’autre.

12Pour y parvenir, il est nécessaire de poser une limite de principe à toute interprétation du langage apocalyptique, qui permette d’honorer sa spécificité et de le reconnaître comme une expression légitime de l’expérience de foi, dont la valeur n’a pas à dépendre d’une transposition possible dans un langage tenu pour meilleur ; ce qui équivaut, de manière plus générale, à reconnaître au mode symbolique-mythique de la pensée une valeur cognitive propre, qui rend compte d’aspects fondamentaux de l’expérience humaine que le mode empirique-rationnel est incapable d’appréhender et d’exprimer. Toute tentative de transposition totale du langage apocalyptique et plus largement mythopoïétique implique en effet de le ravaler au rang de simple forme dont on pourrait ou devrait se passer. Or, c’est bien ce langage qui, originellement, porte la valeur théologique, puisque, par nature, il a pour fonction de dire l’expérience humaine en ce qui la dépasse et la déborde, là où le sujet humain s’apparaît à lui-même comme infiniment précédé et comme objet d’un sujet plus grand, en l’occurrence : Dieu. Quelle qu’elle soit, l’interprétation, en tant qu’activité qui relève de l’initiative propre de l’homme comme sujet, ne pourra alors être légitime et juste que si elle se reconnaît comme seconde. Le langage rationnel permet de dire la vérité comme nous la saisissons, le langage symbolique comme elle nous saisit. Les deux modes de la pensée dont ils sont l’outil ont, bien sûr, vocation à se compléter et à s’harmoniser, non seulement du point de vue anthropologique, mais aussi du point de vue théologique, car le salut est une relation dont la réciprocité exige que Dieu et l’homme soient des sujets aussi consistants l’un que l’autre. Mais ce même point de vue théologique exige une priorité du langage mythopoïétique qui, dans son irréductibilité, est l’expression même de l’asymétrie fondamentale de cette relation, dimension sans laquelle elle ne relèverait même pas de ce qu’on peut appeler une expérience du sacré. Le langage mythopoïétique, à proprement parler, ne « signifie » pas le mystère : il est le mystère apparaissant lui-même dans le langage [23]. Ainsi, si nous reprenons l’exemple de la « gloire » dont parle Paul, il faut reconnaître que le sens théologique de ce mot renvoie d’abord à l’émotion que provoque la vue de la beauté du ciel étoilé, qui permet à l’homme de ressentir quelque chose de la profondeur mystérieuse de son destin ; cette sensation se situe en deçà et en amont de toute distinction rationnelle entre physique et non physique, ou entre corps et âme : elle engage la personne dans son unité, plonge jusqu’aux racines animales de la conscience et l’atteint dans son lien profond, indicible, avec la création, avec le secret de l’origine et celui de la fin.

13Nous pouvons donc, concernant Paul, faire nôtres les conclusions de J. Christiaan Beker, qui écrit :

14

[…] Pour Paul, sa vision apocalyptique du monde est si fermement liée à la vérité de l’Évangile que leur séparation aurait comme conséquence la destruction de l’Évangile. Ceci renvoie à un constat herméneutique important : partout où les catégories apocalyptiques sont dégradées en phénomènes marginaux et accessoires, comme si elles étaient un produit contingent culturellement conditionné ou un vestige périmé, là la théologie de la résurrection est déformée en autre chose : comme par exemple en l’immortalité de l’âme, en notre ascension céleste, en une possibilité existentielle humaine ou en un rejet de la création. […] Le contenu matériel (Sachgehalt) de l’Évangile ne peut pas, pour Paul, être séparé de la nécessaire forme de discours (Sprachgestalt) apocalyptique. [24]

15Au vu des analyses précédentes, il nous faut cependant compléter cette mise en garde. Si, comme Beker le montre bien, l’explicitation physique que Paul fait du mystère est bien au service de la cohérence de l’Évangile en ce qu’elle permet d’en éviter une réduction, disons, philosophique, elle comporte aussi le risque inverse, celui d’une réduction physique, qui n’est pas moins dommageable. En effet, cette explicitation résulte bien d’une tentative de transposition ; si elle nous apparaît comme telle grâce à la distance historique qui nous sépare de lui et nous a rendus peu à peu conscients du problème herméneutique que nous discutons ici, Paul lui-même, en revanche, n’en est pas pleinement conscient, car il baigne dans une culture mêlée, dont la matière est tissée des correspondances qui pouvaient et, en fait, devaient s’établir entre le langage mythopoïétique et celui de la raison. D’autres aspects de sa pensée témoignent d’une compréhension physique des catégories apocalyptiques : celles-ci sont articulées à une christologie adamique impliquant une lecture historicisante de Gn 2-3, qui ne tient pas compte du genre mythique de ce texte [25]. L’ouranographie apocalyptique est elle aussi comprise à la lettre (cf. 1 Th 4,16-17 ; 2 Co 12,2-4) et entre tout naturellement en correspondance avec les conceptions scientifiques de son époque concernant le ciel, comme ce sera encore longtemps le cas après lui ; il ne pouvait pas en être autrement. Ajoutons, pour finir, que l’expérience de sa rencontre avec le Ressuscité est de nature mystique et, en tant que telle, ne relève pas de la théorie, mais comporte nécessairement une dimension physique (dont témoigne peut-être l’énergie formidable qu’il a pu déployer dans son activité missionnaire), et cet aspect joue sans doute un rôle déterminant dans sa compréhension globale du mystère.

Le langage apocalyptique dans la Sagesse de Salomon

16L’auteur de la Sagesse de Salomon, quant à lui, n’est pas un homme d’action, mais un homme de lettres et un artiste, amoureux du langage et probablement bilingue [26]. La créativité étonnante dont il fait preuve en son livre est mise au service d’un projet théologique original, en ce qu’il tente d’élaborer une double synthèse : des diverses traditions bibliques, d’une part, dont les multiples aspects sont représentés à travers une reprise des grands thèmes de la littérature apocalyptique, sapientielle, prophétique, et historique, mais aussi, d’autre part, de ce même héritage biblique et du meilleur de la culture hellénistique, à laquelle il a un accès privilégié en tant que Juif habitant Alexandrie, centre culturel sans équivalent dans tout l’Empire. À l’égard des différents courants philosophiques, il affiche un éclectisme qu’on a pu considérer comme le signe d’un manque de profondeur. En réalité, cette liberté est d’abord l’expression de la priorité qu’il accorde à son identité juive ; mais elle s’explique aussi par une influence du courant sceptique, que le philosophe Énésidème refonde à Alexandrie, précisément à son époque, au premier siècle avant notre ère [27]. Si l’on ne peut pas, certes, le qualifier de sceptique, on peut toutefois noter chez l’auteur de Sagesse une tendance à utiliser des formules paradoxales et à jouer sur la contradiction et l’ambiguïté [28], ce qui indique qu’il est probablement conscient des limites du langage rationnel. En matière d’anthropologie, cette attitude lui permet de conserver une saine distance par rapport au dualisme régnant tout en utilisant le vocabulaire inévitable de l’âme et du corps, comme en témoigne la manière assez étrange dont il introduit sa prière pour demander la sagesse : « J’étais un enfant d’un bon naturel et j’avais reçu une âme bonne, bien plus : étant bon j’étais venu dans un corps sans souillure » (8,19-20). Le « bien plus » central, qui articule deux propositions à première vue contradictoires, contraint le lecteur à y regarder de plus près : une lecture attentive permet en fait de remarquer que la tournure adoptée a l’avantage de présenter le sujet avec une imprécision qui, chaque fois, évite de le qualifier de manière trop tranchée (« enfant d’un bon naturel » puis « étant bon »), tandis qu’au vocabulaire précis de l’âme et du corps n’est attribuée qu’une fonction de complément (d’objet ou de lieu) et ce, tour à tour (« j’avais reçu une âme » puis « j’étais venu dans un corps ») : ainsi, les concepts grecs d’âme et de corps ne sont utilisés que comme des manières possibles d’enrichir l’anthropologie biblique à laquelle l’auteur reste attaché [29] et dont il conserve la perspective unitaire [30], malgré la précellence attribuée à l’âme. Ce point de vue anthropologique est important car il s’articule à la sotériologie du livre, dont le sujet principal, plus que la sagesse, est au fond la justice [31]. En effet, la sagesse, définie, de manière elle aussi paradoxale, comme relation entre Dieu et l’homme [32], instaure entre eux une sorte de parenté, d’abord au niveau de la connaissance. Sur le plan pratique, la justice en est en quelque sorte l’actualisation. Du point de vue eschatologique enfin, elle s’accomplit comme salut, c’est-à-dire participation à l’incorruptibilité de Dieu. L’auteur, pour exprimer cet accomplissement, utilise le scenario apocalyptique habituel et met en scène le jugement final avec un grand relief littéraire : Dieu apparaît comme un guerrier inexorable qui se sert de la création comme d’une arme pour faire définitivement disparaître les impies dans une sorte d’orage cataclysmique (cf. 5,17-23). Les justes, quant à eux, reçoivent « la couronne royale magnifique et le diadème de beauté de la main du Seigneur » (5,16) ; ailleurs l’auteur déclare qu’« au temps de leur visite, ils resplendiront et courront comme des étincelles dans la paille » (3,7). Les divers éléments que l’imagerie apocalyptique utilise traditionnellement pour décrire le salut final des justes sont ainsi bien présents ; néanmoins, à aucun moment l’auteur n’emploie le mot précis de résurrection. Au jour des comptes, « le juste, écrit-il, se lèvera (ou bien : se tiendra debout) en pleine assurance, en face de ceux qui l’ont opprimé… » (5,1). Pour plusieurs exégètes [33], ce passage, joint aux autres, suffit pour attester la présence de l’idée ; la complexité anthropologique du livre, telle qu’on l’a rapidement donnée à voir ci-dessus, semble en outre destinée à la rendre au moins envisageable. La discrétion lexicale de l’auteur relèverait alors d’une stratégie bien réfléchie, selon laquelle il éviterait délibérément un mot trop choquant pour ses lecteurs païens cultivés, qui forment au moins une partie des destinataires du livre [34]. Tout cela indique, selon nous, qu’il est conscient du problème herméneutique que pose la rencontre entre la foi biblique et le langage de la philosophie.

17Ceci semble confirmé par la manière dont le livre dans son ensemble est organisé. Il fait se succéder trois parties de longueur inégale : la première, à forte tonalité eschatologique, s’étend des chapitres 1 à 6, la deuxième, qui se concentre sur la sagesse, couvre les chapitres 7 à 9, et la troisième, qui propose une longue méditation sur l’histoire de l’Exode, se prolonge jusqu’au chapitre 19. Or, ce n’est que dans la première partie que le langage apocalyptique apparaît de manière régulière et joue un rôle opératoire explicite. Cette position lui donne une fonction spécifique, qu’on peut d’abord définir comme rhétorique. En effet, après une courte introduction qui pose le problème de la justice, le livre s’ouvre de manière décidément polémique en présentant dès le début le discours des adversaires : leur philosophie matérialiste et hédoniste implique une idéologie de la force qui débouche sur l’oppression sociale (cf. 2,1-20). Le débat éthique est ainsi planté et l’auteur s’attache alors à réfuter l’argument principal des impies contre la pratique de la justice, qui selon eux ne préserve pas du malheur. Pour ce faire, il élabore trois diptyques qui lui permettent de comparer le sort du juste souffrant et celui des impies qui prospèrent, en montrant à chaque fois que c’est le juste qui, en réalité, est heureux (cf. 3,1-12 ; 3,13 – 4,6 ; 4,7-20). Il reprend ici et retravaille une technique rhétorique stoïcienne très en vogue à l’époque, qui consiste à présenter le bonheur du sage à l’aide de formules paradoxales selon lesquelles lui seul est riche, beau ou fécond, mais dans le sens détourné que l’école donne à ces mots ; moyennant cette subversion du langage, les Stoïciens entendent critiquer les valeurs dominantes de la doxa en présentant de manière provocante leur propre système de valeurs, fondé sur la raison et la vertu, qui sont l’unique source du vrai bonheur. Sagesse opère une subversion semblable, mais à l’aide des catégories apocalyptiques : le vrai critère du bonheur est la relation entre Dieu et l’homme, qui s’accomplit comme salut eschatologique ; c’est cette espérance de la rétribution finale qui fonde dès aujourd’hui le bonheur paradoxal du juste, même s’il est atteint par le malheur.

18Mais cet usage rhétorique des catégories et du dispositif fictionnel apocalyptiques, comme porche d’entrée de tout le livre, permet en outre de leur attribuer une fonction supplémentaire, qu’on peut dire heuristique. On aurait pu s’attendre, en effet, à ce que la partie eschatologique forme la conclusion de l’ensemble du texte ; la perspective du jugement final et du salut viendrait alors prolonger et couronner la partie historique. Au lieu de cela, celle-ci se termine sur l’évocation du déroulement indéfini de l’histoire et de l’assistance par laquelle Dieu glorifie son peuple « en tout temps et lieu » (19,22). En fait, le rôle d’ouverture donné à l’eschatologie permet d’attribuer au récit apocalyptique une valeur axiomatique, semblable à celle que les Stoïciens attribuent aux définitions abstraites de la vertu et du vice qui fondent leur système éthique. De la même manière, mais à l’aide du langage mythopoïétique, le récit apocalyptique développe une vision abstraite et sans nuance de la réalité morale, en ce qu’il sépare de manière absolue justice et impiété, en mettant en scène un jugement définitif de Dieu qui fait apparaître les hommes comme soit entièrement bons, soit entièrement mauvais [35]. Cette hyperbole joue, bien sûr, un rôle rhétorique et dit l’urgence du choix moral dans le présent ; mais l’abstraction qui en résulte a aussi une fonction heuristique dans la mesure où elle fournit une grille de lecture qui permet de donner un sens aux actes humains en maintenant ouverte, grâce à cette distinction de principe entre bien et mal, la possibilité même d’un tel choix. Ainsi, l’on peut dire que Sagesse utilise le langage apocalyptique d’une manière assez semblable à celle dont Rousseau se sert du « mythe » du bon sauvage ou de l’état de nature, à titre d’hypothèse de travail et malgré son caractère non-historique, comme d’une « fiction théorique », qui vise « un état qui n’existe plus, qui peut-être n’a point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » [36]. L’auteur dispose en cela d’un modèle, et non des moindres : Platon lui-même, bien conscient des secours langagiers et cognitifs que peuvent lui apporter les mythes, en intègre régulièrement dans ses dialogues ; mais tandis que chez lui le mythe intervient comme une aide ou une illustration qui viennent pallier les éventuelles faiblesses du discours rationnel, en Sagesse, il a un rôle fondateur et moteur, qui permet de valoriser l’histoire en lui donnant un sens.

19C’est ce que l’on peut voir dans la partie historique du livre, qui relit les événements de l’Exode à la lumière des catégories fournies par le récit du jugement eschatologique ; Israël et l’Égypte jouent, dans l’histoire, le même rôle que les justes et les impies dans la fiction apocalyptique. Cette correspondance s’établit grâce à une redescription poétique de ces événements qui amplifie largement leur aspect merveilleux et, à quelques reprises, fournit à l’auteur l’occasion d’expliquer, à l’aide d’arguments physiques jouant sur le paradoxe, que de telles merveilles peuvent se produire réellement : Dieu, en tant que créateur, est en effet capable de recombiner les éléments de manière à ce que la création serve au salut des justes (cf. 16,17-19.24-25 ; 19,6.18-21) ; cette insistance a certainement pour but de suggérer, rétroactivement, que rien n’empêche que le salut final décrit dans la première partie du livre soit lui aussi possible physiquement (cf. 5,17). Mais précisément, l’auteur ne va pas plus loin et se contente de suggérer. La partie historique conserve une dominante sapientielle et s’apparente bien à un midrash, en ce qu’elle cherche avant tout à tirer un sens moral du récit fondateur en l’actualisant dans le sens des besoins concrets de la vie juive ; la méditation historique permet ainsi à l’auteur d’aborder ou de traiter longuement des thèmes importants comme la défense du monothéisme, la philanthropie, l’amour de la loi, la vie de piété, ou encore le sens des difficultés et des épreuves de la vie. L’architecture globale du livre est, on le voit, hautement significative. Alors que dans la première partie le discours eschatologique met en scène Dieu comme sujet principal à l’aide du langage apocalyptique, et que dans la deuxième c’est l’homme qui endosse ce rôle en tant qu’il prend l’initiative de chercher la sagesse et la demande à Dieu, la troisième et dernière partie, la plus longue, présente finalement l’histoire comme le lieu de leur relation.

20Grâce à ce dispositif, l’auteur parvient à conserver au langage apocalyptique sa vertu native, que l’exégèse a mis tant de temps à retrouver après des siècles de mécompréhension [37] : en utilisant les ressources de l’imagination, des symboles et du récit, ce langage vise bien à émouvoir et à provoquer, dans le but d’engager l’auditeur à un certain comportement éthique, en rupture critique avec une réalité qui ne satisfait pas aux exigences de la justice. Une saine théologie de la résurrection doit donc toujours la replacer dans ce cadre éthique : son sens n’est pas d’abord la victoire contre la mort, mais la victoire contre l’injustice [38]. Dépouillée de ce sens moral, elle devient vite l’expression d’une volonté, bien peu morale en vérité, de vivre éternellement, ce qui est précisément une des formes du délire de toute-puissance qui caractérise le transhumanisme, prisonnier d’un moi hypertrophié incapable de vouloir autre chose que lui-même.

21Pour conclure, laissons la parole à la Sagesse de Salomon. L’usage différencié qu’y fait l’auteur du langage mythopoïétique et du langage rationnel lui permet en effet, dans sa troisième partie, d’envisager la technique sous un angle éthique en la présentant elle aussi comme un lieu d’actualisation possible de la relation entre Dieu et l’homme. C’est ce dont témoigne, en l’occurrence, l’art de la navigation qui, dans le passé, a déjà permis à l’humanité de survivre, notamment lors du déluge. Le petit développement consacré à ce sujet, qui s’intègre au discours polémique de l’auteur contre l’idolâtrie, ne pose pas de problème majeur de compréhension ; dans la mesure où, de plus, on y retrouve tous les éléments que nous avons discutés, nous nous abstiendrons de le commenter ici [39]. Sa méditation peut constituer un bon remède contre une conception orgueilleuse et dominatrice de la technique, qui menace la création et l’humanité elle-même. Par sa capacité d’invention (épinoïa) l’homme, en réalité, ne fait que coopérer avec la providence (pronoïa) du créateur ; s’en rendre compte est une condition nécessaire pour que la technique ne soit pas l’instrument de notre perte, mais serve à notre salut.

22

Tel autre, s’apprêtant à naviguer et sur le point de traverser les flots sauvages,
Invoque un bois plus vermoulu que le navire qui le porte.
Car celui-ci, si le désir de commercer l’a inventé,
Si la sagesse technicienne l’a mis au point,
C’est ta providence, Père, qui le pilote.
Car jusque dans la mer tu as mis un chemin
Et dans les flots un sentier assuré,
Démontrant que de tout, tu peux sauver,
Si bien que même sans technique, on peut embarquer.
Tu ne veux pas que soient inopérantes les œuvres de ta sagesse ;
C’est pourquoi au moindre bois les hommes confient leur vie,
Et traversant les flots sur un radeau, ils ont été sauvés.
Et de fait, au commencement, quand périssaient les géants orgueilleux,
L’espoir du monde, en réchappant sur un radeau,
Laissa à tous les âges une semence de génération,
Piloté par ta main.
Car il est béni, le bois par lequel advient la justice !
(Sg 14,1-7)


Date de mise en ligne : 10/04/2020

https://doi.org/10.3917/rsr.202.0243

Notes

  • [1]
    Nous nous inspirons ici des développements qu’Edgar Morin consacre à ce sujet dans La méthode. t. 3, La Connaissance de la Connaissance, Seuil, Paris, 2008 (première parution : 1986), p. 1350-1379.
  • [2]
    Selon l’expression fameuse que Lucien Lévy-Bruhl a proposée dans La mentalité primitive, Flammarion, Paris, 2010 (première parution : 1922).
  • [3]
    Les livres de Job et de Qohélet sont les témoins de cette crise.
  • [4]
    Les livres d’Hénoch et de Daniel sont les principaux représentants de cette tendance ; le Siracide, lui, se montre à cet égard plus conservateur. Pour une vue d’ensemble, voir Richard A. Horsley, « The Politics of Cultural Production in the Second Temple Judea : Historical Context and Political-Religious Relations of the Scribes who Produced 1 Enoch, Sirach, and Daniel », in B. G. Wright III and L. M. Wills (éd.), Conflicted Boundaries in Wisdom and Apocalypticism, Society of Biblical Literature, Atlanta, 2005, p. 123-145.
  • [5]
    Ce rapide résumé s’inspire librement des réflexions de Gerd Theissen sur le rapport entre mythe et sagesse, dans Psychologie des premiers chrétiens, trad. J. Hoffmann, Labor et Fides, Genève, 2011 (éd. originale : 2007), en particulier p. 281-287.
  • [6]
    Qualifié de « métaphorique », le langage mythopoïétique, critiqué entre autres en raison de son « anthropomorphisme », a été dès lors interprété au moyen de l’allégorie, « thérapie des mythes » ; à ce sujet, voir Gilbert Dahan et Richard Goulet (dir.), Allégorie des poètes. Allégorie des philosophes. Études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Vrin, Paris, 2005.
  • [7]
    « Pour un transhumanisme philosophique critique », in Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), Généalogies et nature du transhumanisme. État actuel du débat, Liber, Montréal, 2018, p. 79.
  • [8]
    Ibid., p. 75.
  • [9]
    Pour une vue globale, voir l’ensemble des articles réunis dans Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), op. cit.
  • [10]
    The Extropian Principles 2.5, 1993, https://www.aleph.se/Trans/Cultural/Philosophy/princip.html (cité dans l’excellent livre de Erik Davis, TechGnosis. Myth, Magic & Mysticism in the Age of Information, North Atlantic Books, Berkeley California, 2015, p. 123).
  • [11]
    « Le transhumanisme au vingt et unième siècle », in Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), op. cit., p. 62.
  • [12]
    À cet égard, l’idée de Gilbert Hottois selon laquelle les développements anthropotechniques doivent demeurer l’objet d’un choix parfaitement libre de l’individu (voir l’extrait cité plus haut) semble n’être rien de plus qu’un vœu pieux : qu’on pense à ce qu’il en est du choix libre de s’équiper d’un ordinateur ou d’un téléphone portable ; quant à celle d’une alliance allant de soi entre le transhumanisme et les valeurs humanistes (cf. art. cit., p. 79-80), elle témoigne, sinon d’un aveuglement têtu, au moins d’une certaine candeur, quand on sait les dégâts qu’a déjà causés sur la planète et sur l’homme l’engrenage science-technique-industrie-profit, qui est le vrai moteur de ce que certains osent encore appeler « progrès ».
  • [13]
    C’est la thèse que soutient David F. Noble dans The Religion of Technology, Penguin books, Londres, 1999.
  • [14]
    Psychologie et religion, trad. M. Bernson et G. Cahen, Buchet/Chastel, Paris, 1958, p. 161 (l’ouvrage rassemble des conférences tenues à Yale en 1937).
  • [15]
    Ibid., p. 170.
  • [16]
    Ibid., p. 174.
  • [17]
    C’est la thèse fameuse de Karl Löwith, Histoire et salut, trad. M.-C. Chaillol-Gilet, S. Hurstel, J.-F. Kervégan, Gallimard, Paris, 2002 (éd. originale : 1949).
  • [18]
    La stratégie de Paul est en cela bien différente de celle de l’auteur de l’Apocalypse syriaque de Baruch, qu’on peut dater de la fin du premier siècle de notre ère. Aux questions semblables que pose le scribe, Dieu répond en effet sans jamais quitter le langage mythopoïétique (cf. ch. 49-51, trad. P. Bogaert, SC 144, Éd. du Cerf, Paris, p. 497-499).
  • [19]
    Ceci se voit particulièrement bien au v. 50, où se succèdent deux propositions relevant respectivement du langage mythopoïétique et du langage philosophique : « Je dis ceci, frères, que la chair et le sang ne peuvent hériter du Règne de Dieu, ni la corruption n’hérite de l’incorruptibilité ». Le même procédé se retrouve ailleurs chez Paul, sur d’autres sujets, comme par exemple en Rm 12,1 et 2.
  • [20]
    Cf. par exemple Dn 12,3 ; Mt 13,43.
  • [21]
    Notons que le langage mythopoïétique associe naturellement Dieu à la lumière (cf. Ex 34,29-35 ; Nb 6,24-26 ; Ez 1,26-28 ; Sg 7,26 ; 1 Tm 6,16 ; Jc 1,17 ; 1 P 2,9…).
  • [22]
    À ce sujet, voir Paul Jorion, « Les préconisations du transhumanisme sous le regard de l’anthropologue et de l’éthologue », in Frank Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.), op. cit., p. 122-124.
  • [23]
    Nous nous inspirons ici des développements que Ernst Cassirer a consacrés au rapport entre mythe et religion, dans La philosophie des formes symboliques, t. 2. La pensée mythique, trad. J. Lacoste, Les éditions de minuit, Paris, 1972 (éd. originale : 1953), p. 273-305.
  • [24]
    Der Sieg Gottes. Eine Untersuchung zur Struktur des paulinischen Denkens, Verlag Katholisches Bibelwerk GmbH, Stuttgart, 1988, p. 73 et 75.
  • [25]
    La Vie grecque d’Adam et Ève, par exemple, est un bon témoin des traditions qui forment l’arrière-plan de l’adamologie de Paul.
  • [26]
    Il se plaît en effet à inventer des mots ; son usage parfois approximatif de la syntaxe ou du vocabulaire grec indique que ce n’est pas là sa langue maternelle et ses références bibliques semblent faire appel aussi bien au texte hébreu qu’à la Septante.
  • [27]
    Sur le lien entre éclectisme et scepticisme, voir André-Jean Festugière, La révélation d’Hermes Trismégiste. t. 2, Le dieu cosmique, Les Belles Lettres, Paris, 2014, p. 816-817 (première parution : 1949). Sur le scepticisme d’Énésidème (dont Philon, entre autres, nous transmet certaines thèses dans son De ebrietate) ainsi que sur son successeur Agrippa, voir Jonathan Barnes, The Toils of Scepticism, CUP, Cambridge, 1990.
  • [28]
    Sur le thème politique, par exemple, la juxtaposition de propositions plus ou moins opposées lui permet d’adopter une position modérée, comme le montre ce verset : « Multitude de sages : salut du monde ; un roi intelligent : stabilité du peuple » (6,24).
  • [29]
    Elle s’inspire de Gn 2,7 et non de Platon (cf. en particulier 15,11 à compléter par 7,1-2 ; 15,16 ; 16,14).
  • [30]
    Ce caractère se voit bien en 1,4, et apparaît en filigrane dans le beau zeugma présent en 7,4 : « J’ai été élevé dans les langes et les soucis ».
  • [31]
    Comme l’indique son premier verset : « Aimez la justice, vous qui jugez la terre ».
  • [32]
    À ce sujet, voir notre article « Prévenance de la Sagesse et désir de l’homme. Le mystère de la relation entre Dieu et l’homme selon Sagesse de Salomon 6,12-16 », Transversalités, Janvier-Mars 2019, n° 148, p. 95-119.
  • [33]
    Comme par exemple, récemment, Émile Puech, « Il Libro della Sapienza e i manoscritti del Mar Morto : un primo approcio », in Giuseppe Bellia, Angelo Passaro (éd.), Il Libro della Sapienza. Tradizione, redazione, teologia, Città Nuova Editrice, Rome, 2004, p. 147.
  • [34]
    C’est l’avis de Pierre Grelot, qui estime que son silence est « tactique » (« L’eschatologie de la Sagesse et les apocalypses juives », in André Barucq et al. (éd.), À la rencontre de Dieu. Mémorial Albert Gélin, éd. Xavier Mappus Le Puy, 1961, p. 174), et de Paul Beauchamp (« Sagesse de Salomon. De l’argumentation médicale à la résurrection », in Jacques Trublet (éd.), La sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament, Éd. du Cerf, Paris, 1995, p. 175-186) ou encore de Chrysostome Larcher (Études sur le Livre de la Sagesse, Gabalda, Paris, 1969, p. 326-327). Luc, en Ac 17,32, se montre bien conscient de ce genre d’inconvénient lié au langage.
  • [35]
    Tel n’est pas le cas dans la réalité historique, d’où les développements de l’auteur sur la miséricorde ou le caractère pédagogique de l’épreuve, cf. 11,10 ; 11,17 – 12,22 ; 16,5-12.
  • [36]
    Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, préface, in Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. III, « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1964, p. 123.
  • [37]
    Voir par exemple l’ouvrage désormais classique de John J. Collins, The Apocalyptic Imagination. An introduction to the Jewish Matrix of Christianity, Crossroad, New-York, 1984, notamment les conclusions, p. 214-215.
  • [38]
    Ainsi il est important de ne jamais perdre de vue le fait que la résurrection de Jésus est la victoire du juste assassiné et sauvé par Dieu ; s’il était mort de vieillesse, sa résurrection n’aurait aucun sens.
  • [39]
    C’est Maurice Gilbert qui fournit le commentaire le plus complet (La critique des dieux dans le Livre de la Sagesse (Sg 13-15), « Analecta Biblica » 53, Biblical Institute, Rome, 1973, p. 95-125) ; mais on le complétera avantageusement par celui de Jose Vilchez-Lindez, Sabiduria,, editorial Verbo Divino, Estalla (Navarra), 1990, p. 368-375, celui de Giuseppe Scarpat, Libro della Sapienza, vol. 3, Paideia, Brescia, 1999, p. 114-121, et celui de David Winston, The Wisdom of Solomon. A New Translation with Introduction and Commentary, « Anchor Bible » 43, Doubleday, New York, 1979, p. 263-267.

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