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Article de revue

Pratique en milieu de psychiatrie légale : proposition d’un modèle interdisciplinaire

Pages 33 à 43

Introduction

1Les soins exercés en milieux de psychiatrie légale constituent une « surspécialité » des soins psychiatriques (1). Ils sont reconnus comme tels depuis déjà plusieurs années et on remarque un intérêt sans cesse croissant pour ce nouveau champ de pratique (2-5). Le domaine d’expertise des soins en psychiatrie légale comprend toutes les interfaces entre la criminologie, le droit, la sociologie pénale et la psychiatrie (6,7). Selon Mason et Mercer (8), l’émergence de la psychiatrie légale dans le vaste champ de la psychiatrie est relativement récente, mais l’expansion continue de la psychiatrie légale, parallèlement à la médicalisation de la criminalité, oblige les professionnels qui s’y sont investis à assumer des fonctions relatives à la fois au contrôle social et aux soins. Dès lors, le personnel qui exerce au cœur des dispositifs psychiatrique et pénal s’arrime à un réseau complexe de relations de pouvoir où il assume certaines fonctions qui contribuent au maintien de l’ordre social (9). La pratique en milieu de psychiatrie légale est ainsi colorée par des dimensions qui lui sont propres et qui débordent de la définition usuelle du soin psychiatrique. Parce qu’elle entretient des rapports étroits et obligés (étant donné la complexité de son objet et de sa pratique) avec un ensemble de disciplines, et qu’elle constitue une sur-spécialité, la psychiatrie légale nécessite qu’on étudie et comprenne les phénomènes complexes qui s’y rattachent en utilisant une approche éclectique, où les savoirs de différentes disciplines sont interpellés (7,8,10).

2Ainsi, bien que la pratique en milieux psycho-légaux soit, à notre avis, extrêmement complexe, et qu’elle nécessite l’apport de différentes disciplines, les modèles conceptuels ou théoriques associés à cette pratique professionnelle demeurent rares ou mal adaptés. La proposition d’un modèle de pratique interdisciplinaire faisant l’objet de cet article constitue une tentative visant à corriger cette lacune. Les objectifs de cet article sont : de faire état des écrits scientifiques sur le sujet, de rapporter le plus fidèlement possible notre démarche de consultation générale auprès d’employés exerçant dans une institution psycho-légale et enfin, de proposer un modèle de pratique interdisciplinaire résultant de cette consultation générale au sein de l’organisation.

Mise en contexte

3Pendant plus de vingt ans, l’établissement a préconisé l’utilisation du modèle infirmier développé par Callista Roy (11). Ce modèle a été diffusé à large échelle et enseigné au personnel infirmier, aux éducateurs spécialisés et au personnel de sécurité (aussi appelé agent(e)s d’intervention). Des outils ont été développés afin d’appuyer l’utilisation de ce modèle, dont la note évolutive bimensuelle, le plan de soins et l’étude de cas structurée. La proposition d’un modèle de pratique interdisciplinaire intégrée s’inscrit dans la volonté d’une institution ultra-spécialisée en soins psycho-légaux, dont le mandat suprarégional est de prendre soin de personnes ayant eu des démêlées avec la justice, et qui présentent des problèmes de santé mentale. Il s’agit de développer un modèle de pratique représentant le plus fidèlement possible une pratique exemplaire et interdisciplinaire en milieux psycho-légaux, l’objectif ultime étant d’adopter ce nouveau modèle au sein de l’organisation. Dans une optique de révision de l’offre de services, un modèle de soin plus interdisciplinaire et adaptée à la pratique clinique (spécifique) en psychiatrie légale était souhaité par l’établissement. La direction des soins infirmiers et des services multidisciplinaires a donc fait appel à une équipe de chercheurs en sciences infirmières afin de proposer un modèle de pratique interdisciplinaire inspiré de pratiques exemplaires, et ce, en consultation très étroite avec le personnel infirmier, les éducateurs spécialisés et les agent(e)s d’intervention (AGI).

MéthodologIe

Philosophies de soins, recension des écrits et inspirations théoriques

4La première étape dans l’élaboration du modèle interprofessionnel a été de procéder à un survol des philosophies de soins dans des hôpitaux à haute sécurité en Australie, au Canada, aux États-Unis et en Europe (au Royaume-Uni notamment). Nous avons ensuite procédé à une recension des écrits sur les différents modèles de pratique existants dans les hôpitaux spécialisés en psychiatrie légale. La recension des écrits a été effectuée à l’aide des bases de données CINALH, PubMed/MEDLINE, PsycINFO et Google Scholar. Plusieurs articles en anglais, publiés entre 2000-2015, ont été sélectionnés grâce à l’utilisation des mots clés suivants : forensic nursing, nursing theories, theories, models of care, forensic hospitals, et nursing care. La recension des écrits a permis d’identifier soixante-dix articles. Suite à une lecture approfondie de ceux-ci, trente-deux ont été sélectionnées pour supporter notre démarche. Les trente-deux articles ont été résumés afin de dégager les aspects importants et pertinents. Les résumés ont par la suite été analysés en profondeur et seulement 28 % (9/32) ont été sélectionnés puisque ceux-ci répondaient exactement aux critères de sélection établis. Entre autres, ces articles détaillaient une perspective théorique précise (sur laquelle se fonde la pratique clinique) et les concepts associés à la théorie étaient clairement définis.

5Notre recension des écrits nous a donc permis d’identifier neuf théories sur lesquelles s’appuient des modèles de pratiques soignantes. Ces modèles, déployés dans certains milieux de soins psycho-légaux, ont inspiré notre modélisation préliminaire.

Tidal Model

6Le Tidal Model est un modèle infirmier humaniste de rétablissement développé par Barker (12) ayant comme postulat que la personne atteinte de troubles mentaux a des forces, des capacités, des priorités personnelles et un avenir devant elle (13). Ce modèle de soins, populaire en milieux de psychiatrie légale, reconnaît certains déficits du patient hospitalisé mais il s’intéresse surtout à la signification que ce dernier leur attribue. La personne malade est experte de sa vie et elle est donc celle qui contribue le plus à son propre rétablissement. Cette perspective soignante est donc centrée sur l’expérience phénoménologique (expérience vécue) du patient et sur le rôle du personnel qui est de permettre la guérison et de redonner espoir (12,14).

Integrated Practice Model

7Ce modèle a été développé par Virginia Lynch, une pionnière de la psychiatrie légale, et il guide le rôle du personnel exerçant dans ce contexte de soins (15). On y retrouve trois fondements théoriques principaux : 1) les champs d’expertise en jeu (sciences infirmières, justice criminelle et science médico-légale), 2) le système de santé (victime et délinquant, soins de santé et soins infirmiers médico-légaux) et 3) l’impact social (sanction sociale, comportement humain, crime et violence) (16). Selon ce modèle, les patients devraient être soignés suivant une approche interdisciplinaire et holistique (15).

Model of Nursing Interaction

8Ce modèle de soins comprend six catégories d’interaction en soins infirmiers médico-légaux dans le but d’établir une relation avec le patient : fonder et maintenir une relation (relation fondée sur l’honnêteté, le respect et la confiance), encourager et soutenir les interactions (aider le patient à reconnaître ses qualités et à utiliser ses ressources), l’apprentissage d’habiletés sociales (encourager le patient à faire des activités sociales et à parler aux autres), l’orientation vers la réalité (aider le patient à avoir conscience de sa façon d’être et d’agir), les interactions réflexives (la perception du patient et de ses problèmes) et l’apprentissage d’habiletés pratiques (encourager le patient à développer de bonnes habitudes de vie) (17,18).

Healthy Living Program

9Ce modèle a été développé en réponse au syndrome métabolique et aux maladies physiques susceptibles de se développer chez les personnes aux prises avec des maladies mentales graves (19). Il inclut des programmes liés aux activités de promotion de la santé telles que la réduction du poids, la cessation du tabac, l’exercice physique, etc. C’est une approche volontaire qui n’améliore pas seulement la santé physique, mais aussi l’autonomie et le rétablissement. Pour que le programme fonctionne dans l’établissement et qu’il s’intègre à sa culture organisationnelle, l’approche doit être flexible et maintenue de manière systématique par l’ensemble de l’équipe interdisciplinaire.

Hodges’ Health Career Model

10Ce modèle possède une structure politico-biopsychosociale qui concorde avec la pratique contemporaine interdisciplinaire (20) ; c’est-à-dire qu’il repose sur une approche critique multidimensionnelle, incorporant des écrits en sociologie et en politique, afin de comprendre la personne dans son contexte. Il repose sur quatre objectifs : mesurer les acquis, assurer des soins holistiques, soutenir la pratique réflexive et réduire l’écart entre la théorie et la pratique (21). Ce modèle est applicable dans diverses situations cliniques dans un contexte psycho-légal. Lorsque ce modèle est utilisé comme cadre de référence, il met en valeur le rôle du personnel soignant qui se doit de répondre aux besoins du patient et de mettre l’accent sur ses problèmes. Il sert aussi de guide pour évaluer et fournir de l’aide au patient vis-à-vis de ses besoins physiques, psychologiques et sociaux ainsi qu’avec le système de justice dans le but de promouvoir son rétablissement. Les assises théoriques font appel à quatre sources de connaissances : interpersonnelle, scientifique, sociologique et politique (21).

Holistic Model

11Ce modèle est utilisé en soins médico-légaux dans l’évaluation, les soins de santé et la psychothérapie chez les patients atteints d’un trouble de la personnalité (22). Les soins holistiques incluent la santé physique (alimentation et exercice), culturelle, spirituelle et les besoins psychosociaux du patient. Ce modèle est basé sur la résolution de problèmes, la gestion de la colère et la prise de décision. Le caring est un concept central dans le modèle holistique et s’actualise dans une réponse soignante affective, psychosociale, constante et authentique (23). Il s’agit pour les soignants d’être présents pour le patient, de respecter sa situation, de comprendre son expérience et de démontrer un désir d’aider.

Good Lives Model

12Ce modèle s’intéresse au délit commis par le contrevenant atteint de troubles mentaux, au rétablissement de celui-ci, à la promotion de ses buts personnels, à la réduction du risque de récidive et au traitement de la maladie mentale (24,25,26). Le modèle privilégie une approche basée sur les forces du patient. Par ailleurs, des mécanismes de changement sont présents, c’est-à-dire que les comportements jugés mal adaptés sont remplacés par des comportements adaptés lorsque le patient est équipé avec les compétences, les ressources et le soutien que lui fournit le personnel soignant. Ce modèle contextualise le délit, s’attarde aux symptômes de la maladie mentale tout en conceptualisant l’un et l’autre comme des comportements non adaptés. Ce modèle permet de mieux comprendre la relation entre la maladie mentale et le délit dans le but de créer un plan de soins individualisé.

Risk-Need-Responsivity Model

13Ce modèle (27) importé du milieu correctionnel a été adapté au contexte psycho-légal par l’ajout de la dimension « maladie mentale ». Il a été développé principalement pour réduire le risque de récidive. Les interventions soignantes sont orientées vers l’identification et le traitement des facteurs criminogènes. Ce modèle repose sur trois principes majeurs : principe du risque (accorder le plus haut niveau de ressources au groupe le plus à risque de délit), principe des besoins (identifier les facteurs de risques dynamiques criminogènes et les cibler dans le traitement) et principe de la réceptivité (ajuster les programmes selon les caractéristiques de la personne : style d’apprentissage, motivation, forces, etc.) (24,25).

Modèle de rétablissement en santé mentale (Recovery Model)

14Modèle populaire en soins de santé mentale, le recovery model s’impose de plus en plus en milieux de soins psychiatriques (28). Les postulats de ce modèle humaniste stipulent que toute personne, incluant celle souffrant de troubles mentaux, peut aspirer à un avenir enrichissant, participer à des activités valorisantes et inspirantes, s’auto-déterminer et enfin, être capable de vivre dans un environnement exempt de stigmatisation et de discrimination (29). La particularité de ce modèle réside dans le fait que le rétablissement s’inscrit dans un processus où la personne atteinte de maladie mentale peut continuer de manifester des symptômes tout en étant capable de s’adapter à sa condition (souvent chronique) et poursuivre ses objectifs de vie (30).

15Ceci conclut la présentation des perspectives théoriques ayant nourri notre démarche inductive. Ce tour d’horizon serait incomplet si nous passions sous silence les travaux de Carper (31) et de Martin et al. (5) qui ont aussi alimenté notre démarche sur le plan théorique. Les sources de connaissances (ways of knowing) identifiées par Carper s’applique, à notre avis à toutes les disciplines impliquées dans les soins aux personnes en contexte psycho-légal. Les quatres sources (ou modes) de connaissances identifiées par Carper (31) sont : 1) mode personnel (compréhension de soi et des autres) ; 2) mode esthétique (art du soin) ; 3) mode éthique (dimension morale/déontologique du soin) et enfin ; 4) mode empirique (dimension scientifique du soin).

16Les travaux de Martin et al. (5) ont permis quant à eux d’identifier seize normes de pratique professionnelle (Forensic Psychiatric Nursing Standards) en milieux psycho-légaux : 1) sécurité, 2) cadre juridique, 3) pratiques éthiques, 4) travail en équipe interdisciplinaire, 5) relation thérapeutique, 6) questions en lien avec le délit commis, 7) traumatisme, 8) gestion des risques, 9) transition, 10) santé physique, 11) troubles liés aux substances, 12) familles/soignants, 13) plaidoyer pour la santé, 14) soins de longue durée, 15) comportements difficiles et enfin, 16) lutte contre la stigmatisation et la discrimination. Ces normes de pratique professionnelle infirmière en milieu psycho-légal sont définies dans le tableau 1.

Tableau 1

Normes de pratique professionnelle (infirmière) en milieu psycho-légal (5)

1.Créer un climat thérapeutique où les exigences sécuritaires atteignent les objectifs cliniques et favorisent les interactions thérapeutiques individualisées aux besoins de chaque patient.
2.Prodiguer des soins personnalisés aux patients à chaque étape de la trajectoire de service en maîtrisant les aspects légaux et du système judiciaire.
3.Réaliser les soins infirmiers en respectant les standards éthiques et déontologiques exigés par la profession.
4.Évoluer au sein d’une équipe interdisciplinaire qui peut inclure des professionnels appartenant au système de justice (ex : policiers, avocats, agent(e)s correctionnels).
5.Établir, maintenir et conclure une relation thérapeutique en toute concordance avec les valeurs de la profession.
6.Évaluer et intégrer les impacts reliés au délit commis dans la réalisation des activités thérapeutiques infirmières, et effectuer la gestion du risque de violence associé.
7.Évaluer le traumatisme vécu par la personne (ex. : violence, agression, abus physique et sexuel, choc post-traumatique) et dispenser des soins minimisant le risque de re-traumatisation.
8.Effectuer une évaluation et une gestion des risques (ex. : violence, suicide, fugue) objectives, structurées et individualisées.
9.Adapter sa pratique infirmière à la réalité des soins contre le gré à chaque étape de la trajectoire de service.
10.Promouvoir une santé physique optimale.
11.Réduire les risques associés à l’abus de substance.
12.Entretenir des relations empreintes de respect et d’empathie avec la famille et les proches significatifs.
13.Promouvoir et défendre les besoins de santé des patients recevant des soins contre le gré ou en milieu de détention (advocacy).
14.Encourager la réadaptation des personnes recevant des soins de longue durée afin de favoriser leur fonctionnement optimal.
15.Entretenir une saine distance thérapeutique en présence de comportements perturbateurs et difficiles.
16.S’engager dans des actions afin de contrer la stigmatisation vécue par les patients et leurs proches.

Normes de pratique professionnelle (infirmière) en milieu psycho-légal (5)

Modélisation préliminaire

17Notre démarche s’est ensuite attardée à analyser les articles recensés afin d’en faire ressortir les concepts clés (codification), pour ensuite regrouper ces derniers par thèmes (thématisation). À partir de ces thèmes, une modélisation préliminaire de la pratique interdisciplinaire en milieux psycho-légaux a été effectuée. Pour ce faire, les trois premiers auteurs (DH, AP & JDJ) ont procédé à la « codification et à la thématisation » des articles individuellement et ont discuté de leurs résultats respectifs pour finalement s’entendre sur une version préliminaire « finale ». Peu de temps après la conception du modèle initial, issue exclusivement des écrits scientifiques sur le sujet, une rencontre avec la direction des soins infirmiers et des services multidisciplinaires a eu lieu. Suite à cette rencontre, le modèle a été révisé en intégrant les suggestions proposées. Ce modèle a servi à initier les discussions lors des groupes focus réalisés en présence du personnel (infirmier(ères), les éducateurs(trices), agent(e)s d’intervention). Le modèle préliminaire n’a pas été partagé avec les participants aux groupes focus. Seul le membre de l’équipe de recherche responsable de conduire les groupes focus connaissait le modèle préliminaire afin de nourrir les discussions lors des rencontres tout en maintenant le caractère inductif du processus. Par ailleurs, la proposition du modèle, intégrant les éléments tirés des groupes focus (voir plus pas), a été présentée lors d’une allocution publique à l’hôpital. Nous croyons important ici de souligner que les participants ont tous confirmé que le modèle final représentait les discussions tenues lors des groupes focus.

Recrutement - groupes focus

18Le modèle préliminaire ne servant que de base de réflexion, nous estimions que la contribution du personnel soignant de l’institution était indispensable pour en arriver à une modélisation respectueuse de la réalité clinique quotidienne. Notre stratégie de recrutement a été très efficace et témoigne non seulement de l’approche utilisée, mais de l’intérêt qu’a suscité notre démarche. En premier lieu, une présentation du projet a été effectuée par le directeur des soins infirmiers et des services multidisciplinaires lors d’une assemblée générale spéciale, en présence du personnel infirmier, des éducateurs(trices) spécialisé(e)s et des agent(e)s d’intervention (Agi) de l’établissement. Ces employés ont été invités à s’inscrire sur une base volontaire afin de participer à des groupes de discussion tenus en journée et en soirée afin d’accommoder le plus de participants possible. De concert avec la direction des ressources humaines, des groupes (n=8) ont été constitués avec les participants intéressés (n=76). Notons que près de 80 % du personnel visé par notre invitation a accepté de se joindre aux 8 groupes focus organisés, composés chacun de huit à douze employés. Tous les groupes étaient constitués par des représentants des trois titres d’emploi (voir tableau 2).

19Les groupes focus avaient comme but principal de discuter de la pratique quotidienne des intervenants ; c’est-à-dire, de faire état de la pratique actuelle dans le domaine et des dimensions interdisciplinaires qu’elle interpelle. Il n’y avait pas de guide d’entretien - simplement une question générale : « Parlez-moi de votre pratique professionnelle ici à l’hôpital ». Tous les groupes focus ont été enregistrés, transcrits, et analysés par les trois premiers auteurs (HD, AP & JDJ) selon les principes de l’analyse thématique (32). Les résultats de l’analyse ont ensuite été intégrés au modèle préliminaire et à la conceptualisation finale.

20Le personnel a été dégagé de sa charge clinique afin de participer aux groupes focus d’une durée de quatre-vingt-dix minutes. Un local a été mis à notre disposition afin de conduire les groupes focus (enregistrés numériquement puis retranscrits). Afin de favoriser la participation, des repas ont été fournis lorsque les groupes focus étaient tenus aux heures de repas. Un groupe focus a également été effectué avec l’ensemble des gestionnaires d’unité (n=14). Le nombre final de participants impliqués dans cette vaste consultation est donc de quatre-vingt-dix employés.

Tableau 2

Participants et titres d’emploi

DatesInfirmier(e)sÉducateurs(trices) spécialisé(e)sAgent(e)s d’interventionTotal
Jour 1
(3 groupes)
914730
Jour 2
(2 groupes)
78520
Jour 3
(1 groupe)
3238
Jour 4
(2 groupes)
88218
TOTAL27321776

Participants et titres d’emploi

Résultats

21Sans y faire référence explicitement, notre proposition de modèle mobilise les concepts centraux du méta-paradigme infirmier tel que définis par Fawcett (33), puis repris par Pepin, Ducharme et Kérouac (34) à savoir : l’environnement, la personne, le soin et la santé. Contrairement aux modèles conceptuels infirmiers populaires, notre proposition place l’environnement dans lequel sont prodigués les soins au cœur de la pratique soignante en milieux psycho-légaux. Ainsi, l’environnement est caractérisé par un contexte sécuritaire particulier qui « encadre » de manière rigide la dispensation des soins et la gestion des risques. Sans cet environnement sécuritaire, le soin ne peut se déployer. Vient ensuite le concept de personne dont on affirmera qu’elle possède des forces, des qualités, des aspirations, des préférences, des ressources et aussi des faiblesses. La personne soignée est un partenaire des professionnels de la santé, s’impliquant de manière active (sous réserve de ses limites), dans le rétablissement de sa santé mentale en vue d’un retour sécuritaire en société (réinsertion). Nous définissons le soin comme étant le déploiement d’interventions infirmières et rééducatives dont l’objectif ultime est le rétablissement de la santé mentale, la réhabilitation des personnes et une réinsertion sociale réussie. Le soin prend ici appui sur des connaissances psycho-légales, des attitudes empathiques, et ce, suivant une perspective humaniste globale malgré des impératifs de sécurité incontournables. Enfin, la santé est définie comme étant la capacité de la personne à prendre activement part à la vie en société en fonction de ses aspirations, de ses forces et de ses limites.

22Notre démarche inductive reposait donc sur diverses sources de données : philosophies de soins d’hôpitaux à vocation psycho-légale, écrits scientifiques (perspectives théoriques) et enfin, groupes focus réalisés avec le personnel de l’institution. Le modèle proposé (voir figure 1) comprend les principaux concepts suivants : le contexte psycho-légal (incluant les savoirs), les acteurs, le soin, la rééducation, et le rétablissement.

Contexte psycho-légal

23Les participants rencontrés lors des groupes focus ont insisté sur la nature « particulière » de leur environnement de travail. L’analyse de nos données empiriques et des écrits recensés indiquent que le contexte psycho-légal comprend cinq dimensions fondatrices : 1) les connaissances spécialisées, 2) les facteurs criminogènes, 3) la gestion des risques, 4) la sécurité et enfin, 5) les dimensions éthiques et légales. Ces cinq dimensions qui sous-tendent le contexte psycho-légal façonnent le quotidien du personnel infirmier, des éducateurs(trices), d’agent(e)s d’intervention et des patients.

Figure 1

Proposition d’un modèle de pratique interdisciplinaire en milieu psycho-légal

Figure 1

Proposition d’un modèle de pratique interdisciplinaire en milieu psycho-légal

24Notre collecte de données fait état de la nécessité pour le personnel de maîtriser des connaissances spécialisées en ce qui a trait au domaine d’expertise de la psychiatrie légale. Ces connaissances vont de la compréhension des diagnostics aux dimensions associées au statut des malades en passant par des connaissances sur les interventions à privilégier suivant la condition clinique des patients. On entend par facteurs criminogènes, l’ensemble des éléments qui ont poussé ou poussent le patient à commettre un délit. Ces éléments renvoient à des facteurs situationnels, psychologiques, relationnels, sociologiques et biologiques. Bien que les facteurs criminogènes constituent un élément de connaissances spécialisées, nous estimons important qu’ils soient catégorisés indépendamment, considérant le milieu particulier dont il est question ici. La gestion des risques comprend l’évaluation continue des facteurs de risque et les interventions mises en place afin de réduire la probabilité d’un passage à l’acte (délit, violence contre soi ou autrui, etc.). La sécurité constitue une dimension indispensable et incontournable du contexte psycho-légal. Bien que les aspects sécuritaires associés au milieu psycho-légal puissent entraver la pleine expression du soin tel qu’il se manifeste en milieux hospitaliers « réguliers », tous les participants consultés lors des groupes focus sont d’avis que sans la sécurité, le soin est impossible à (dis) penser. Cet avis unanime des participants trouve écho dans les écrits scientifiques sur le sujet. La sécurité qui se décline suivant trois axes (35) : la sécurité de l’environnement, la sécurité relationnelle et la sécurité procédurale. Sécurité de l’environnement : le design architectural, le périmètre de l’établissement, le système de surveillance (caméra, guérite), le système d’alarme (portes, fenêtres, signal d’urgence dans le périmètre de l’établissement), les vérifications préventives des lieux de soins et d’activités ; Sécurité relationnelle : de manière quantitative : le ratio personnel soignant/patient et la quantité de temps passé en interaction avec les patients. De manière qualitative : la connaissance des patients, la qualité de relation d’aide établie et du climat thérapeutique. Cette relation inclut évidemment des observations cliniques continues, que celles-ci soient réalisées par le personnel infirmier, les éducateurs(trices) ou les agent(e)s d’intervention. Le patient est aussi interpellé dans le maintien d’un milieu sécuritaire. En effet, on attendra de ce dernier qu’il connaisse et reconnaisse les signes précurseurs d’un passage à l’acte violent, quelle qu’en soit la forme, et qu’il agisse de manière proactive, seul ou avec l’aide du personnel, dans le but de ne pas mettre sa sécurité et celle des autres en péril. Sécurité procédurale : les politiques et les procédures nécessaires pour une saine gestion du risque. Les procédures touchant les patients : surveillance des patients (les déplacements, les effets personnels, les visiteurs, les communications avec l’extérieur) ainsi que les processus de gestion de risques pour les employés (procédures de gestion de risque, plan de mesures d’urgence, post-événement et amélioration continue de la qualité).

25Comme la sécurité est l’affaire de tous, on attendra du personnel qu’il adopte des attitudes et des comportements orientés vers des pratiques sécuritaires tout en incorporant ceux-ci dans une approche visant le rétablissement des patients. L’administration de l’institution est aussi responsable de favoriser le développement d’attitudes et de comportements sécuritaires par le biais de formation à l’embauche et de formation continue. Nous estimons par ailleurs que les responsables « attitrés » de la sécurité, c’est-à-dire les agent(e)s d’intervention, ont un rôle déterminant à jouer au sein des équipes de soins, et ce, par le biais d’interventions ponctuelles (de type pédagogique) avec le personnel infirmier et de rééducation. Bien que la sécurité soit l’affaire de tous, les agent(e)s d’intervention devraient servir de modèle de rôle en matière de comportements sécuritaires tout en respectant les principes humanistes dans la dispensation des soins. Enfin, la cinquième et dernière dimension du contexte psycho-légal renvoie aux dimensions légales et éthiques. Si le personnel doit se tenir informé des statuts légaux des patients à leur charge, il doit aussi être informé de ses devoirs et obligations envers les patients. En effet, les patients hospitalisés contre leur gré (la majorité des patients dont il est question ici) ont des droits reconnus qui doivent être respectés à moins d’indications contraires expresses (ordonnance du tribunal par exemple). Par ailleurs, le personnel exerçant en milieu psycho-légal doit respecter intégralement son code de déontologie professionnel même s’il s’agit d’un milieu de soin à sécurité élevée.

Les acteurs

26Le personnel infirmier, les éducateurs et les agent(e)s d’intervention sont les employés impliqués dans les soins directs aux patients. Notre proposition de modèle de pratique interdisciplinaire implique quatre grands groupes d’acteurs : le patient, l’infirmière(er), l’éducateur(trice) et l’agent(e) d’intervention.

27Le patient participe activement à ses soins, à son rétablissement et à sa réinsertion sociale. En étroite collaboration avec le personnel, il identifie ses défis, ses difficultés et les moyens pour atteindre ses objectifs. Le patient est un des éléments centraux autour duquel gravitent les membres du personnel soignant. Dans la mesure où il en est capable, le patient est responsable de sa santé ; il a des ressources qui lui sont propres, des qualités, des préférences, des aspirations futures (projets de vie) et des défis à relever. L’implication de la famille et de l’entourage du patient par l’équipe traitante est aussi une composante importante de l’offre de soin.

28L’infirmière(er) offre des soins infirmiers individualisés qui suivent un plan de traitement dans l’élaboration duquel le patient a activement participé. Les soins tiennent ainsi compte des forces du patient, de ses aspirations et des problématiques identifiées de manière conjointe avec ce dernier. L’infirmière(er) fournit les ressources nécessaires au patient dans l’atteinte de ses objectifs de rétablissement. Elle/il travaille de très près avec ses collègues (infirmier/ère, éducateur/trice, et agent(e) d’intervention) dans le but d’atteindre les objectifs du plan de traitement, et ce, avec un souci constant lié aux dimensions sécuritaires.

29L’éducateur/trice est responsable de promouvoir la réadaptation sociale des patients et à cet égard, il/elle intervient ponctuellement lors des activités de vie quotidienne sur les unités de soins, en plus de développer des plans d’activités de réadaptation en regard de problématiques qui nuisent à l’adaptation sociale de la personne. Idéalement, ces plans d’activités de réadaptation devraient cibler des problématiques précises (comprendre et rédiger un budget personnel, améliorer ses habiletés de communication, activités réflexives, etc.) et être partagés avec d’autres éducateurs/trices sur d’autres unités de soins où les patients hospitalisés partagent des problématiques similaires. Les éducateurs/trices ont une formation collégiale (post-secondaire) et peu d’entre eux ont une formation universitaire. La formation collégiale est une formation de trois ans et inclut des cours théoriques et des stages pratiques.

30L’agent(e) d’intervention joue un rôle crucial dans l’équipe soignante. Son rôle est de répondre aux besoins biopsychosociaux de la clientèle, en plus d’assurer la sécurité et la surveillance sur les unités de soins. Il effectue notamment l’observation des comportements que présente la clientèle, qu’il communique aux infirmières(ers) et éducateurs(trices). Il est responsable des aspects sécuritaires et s’occupe tant des dimensions statiques que dynamiques de la sécurité. En plus de servir de modèle de rôle tel que discuté plus haut, il/elle est responsable d’informer les nouveaux employés au regard de l’importance de la sécurité tout en favorisant le développement d’attitudes et de comportements sécuritaires. Plus précisément, il intervient en situations d’urgence (interventions physiques, etc.) et assure la sécurité des patients, du personnel et de l’environnement physique. Il accompagne également le personnel infirmier et les éducateurs/trices lors des activités à l’extérieur des unités de soins. Enfin, l’agent(e) d’intervention prévient les actes de violence et les situations de crise en communiquant efficacement avec l’ensemble des patients et en rapportant toutes modifications dans les comportements usuels des patients au personnel infirmier ou aux éducateurs/trices. Les agents/es d’intervention ont des formations variées (criminologie, études policières, psychologie, etc.). Ils n’ont pas de formation spécialisée liée au titre d’emploi ; toutefois, des activités de formation continue sont offertes par l’hôpital.

31Tout le personnel qui entre en contact avec les patients devrait être en mesure de respecter six principes qui se résument ainsi : la confiance (faire confiance au potentiel du patient), la disponibilité (service, ouverture d’esprit, écoute, collaboration avec le patient), la sécurité (protection, prévoyance, calme, respect, patience), la considération (estimer les besoins du patient, prendre le temps pour réaliser les objectifs fixés), l’empathie (écoute, décoder la souffrance, comprendre le point de vue de l’autre) et enfin, la congruence (servir de modèle de rôle, agir en respect de ses valeurs) (36).

32Tout personnel travaillant en milieu psycho-légal devrait également être conscient des tensions interdisciplinaires qui émergent d’un travail s’inscrivant au carrefour de deux types d’institutions - l’hôpital psychiatrique et la prison - où les logiques et finalités d’intervention à la fois s’entrecroisent, se chevauchent et s’opposent. Les recherches antérieures et actuelles sur le sujet attestent du fait que les finalités du soin et du contrôle social sont incommensurables, créant inévitablement des tensions idéologiques. Malgré ces tensions, le travail interdisciplinaire doit s’imposer afin d’assurer des soins optimaux dans un environnement hybride où la sécurité constitue un élément contraignant mais incontournable. Nous insistons donc sur l’importance de distinguer les différents rôles des intervenants qui œuvrent auprès des patients. Cette clarification des rôles doit cependant tenir compte du fait que certains rôles sont assumés par plus d’un groupe d’intervenants ce qui entraîne inévitablement le chevauchement de certains domaines de pratique.

Le soin

33Le soin offert par le personnel infirmier en milieu psycho-légal prend appui sur les mêmes principes que ceux retrouvés en milieux hospitaliers généraux. À cet égard, il comprend les aspects relatifs à la relation thérapeutique, à l’advocacy (la défense des intérêts des patients), à l’évaluation de la condition clinique, du niveau de dangerosité envers autrui et de soi, à l’évaluation du risque suicidaire, à la promotion de la santé, à la prévention de la maladie et enfin, à la gestion des risques. Il est important de noter que les patients souffrant d’affections physiques sérieuses sont transférés dans des établissements spécialisés en soins physiques.

La réadaptation

34La réadaptation fait référence à l’ensemble des activités thérapeutiques adaptées aux besoins des patients (exercice physique, réduction du poids, budget, cours de cuisine, etc.). Il s’agit aussi d’organiser et d’animer un milieu de vie thérapeutique en utilisant les expériences vécues par le patient afin d’améliorer sa capacité d’adaptation et de le faire progresser dans son cheminement clinique, et ce, en prenant en compte le projet de vie du patient (motivation intrinsèque).

Le rétablissement

35Le rétablissement est, comme nous l’avons décrit plus haut, une approche clinique s’appuyant sur les forces du patient afin de favoriser le développement de son plein potentiel. Dans cette approche, on redonne le pouvoir d’agir à la personne en mettant de l’avant les valeurs d’espoir, de respect et d’autonomie (28). Le rétablissement est ici entendu comme la résultante des soins et des activités rééducatives alors que ces derniers respectent des principes stricts de sécurité.

Discussion

36Les soins psycho-légaux constituent un champ très complexe et spécialisé au carrefour d’une multitude d’enjeux (soins, rééducation, sécurité, rétablissement de la santé mentale, réinsertion sociale), de disciplines académiques (sciences de la santé, criminologie, droit pénal, éthique) et champs professionnels (personnel infirmier, éducateurs(trices) spécialisé(e)s, agent(e)s d’intervention, criminologues, psychologues, travailleurs(euses) sociaux(les), psychiatres, médecins, etc.). Le modèle proposé ici vise à honorer cette complexité, tout en proposant un cadre de pratique professionnelle où chaque intervenant trouve sa place et peut mettre à contribution les savoirs et les standards (professionnels, éthiques) inculqués en cours de formation ainsi que les connaissances acquises au terme de ses années d’expérience dans ce domaine. Suite à son développement, le modèle a été validé par les membres du personnel de l’institution afin de s’assurer de sa cohérence avec les propos recueillis dans les groupes focus et avec la réalité quotidienne des pratiques de chacun auprès des patients et des équipes.

37Il est donc clair que la dimension interdisciplinaire du modèle est sa caractéristique centrale. Cependant, l’un des défis de cet exercice est précisément la conciliation d’idéologies souvent opposées qui émergent d’une modélisation interdisciplinaire. Tel qu’évoqué précédemment, les cultures de soin et de sécurité en particulier peuvent s’opposer l’une à l’autre et compliquer considérablement les fonctions des différents intervenants (37). Nous tenons à souligner que le modèle proposé ne cherche pas à outrepasser ou à minimiser cet aspect, mais cherche plutôt la mise à profit des expertises de chacun dans une logique de complémentarité. Les participants aux groupes focus ont insisté sur le fait que la sécurité était une condition sine qua non des activités de soins et de rééducation, soulignant ainsi la contribution de la première à la bonne marche des secondes. Toutefois, nous suggérons que l’inverse est tout aussi vrai : des activités de soins et de rééducation réussies contribuent également au mandat sécuritaire de l’institution dans la mesure où une prise en charge adéquate des besoins physiques, mentaux et psychosociaux réduit les états de détresse, la décompensation et les passages à l’acte auto- ou hétéro-agressifs des patients (38-42). Ceci contribue, par conséquent, à stabiliser les unités où sont hospitalisés les patients et à maintenir les liens (de confiance, notamment) établis entre les patients et les membres du personnel (sans parler de la réduction des risques de blessures au travail, des congés d’invalidité et des bouleversements subséquents des équipes interdisciplinaires). Ainsi, alors que les soins, la rééducation et le rétablissement constituent des pierres angulaires du modèle, chacune de ces orientations se voit traversée par des enjeux sécuritaires dans une logique de réciprocité, plutôt que d’opposition. Selon nous, c’est d’ailleurs cette nature réciproque qui campe fermement les soins psycho-légaux en tant que spécialité distincte.

38La dimension interdisciplinaire permet donc une prise en charge globale des besoins complexes en santé mentale, en santé physique et psychosociaux du patient, à laquelle chaque discipline peut amener une contribution patente, par exemple par le biais d’observations des comportements, ou encore le recueil de propos auprès de patients qui manifestent des signes de détresse ou de décompensation, des activités qui ne sont pas strictement réservées à un groupe de soignants particulier. De même, le modèle accommode le développement et le déploiement d’activités, de programmes ou de plans de traitement en collaboration avec le patient mais est aussi fondé sur des échanges disciplinaires axés par exemple sur le développement d’habiletés sociales, la gestion du stress et des émotions, la perte pondérale et l’hygiène, qui contribuent toutes à une réorganisation fonctionnelle des dimensions sociales et sanitaires indispensables à la réinsertion des malades. Dans un contexte de gestion des maladies mentales, de telles activités ou programmes permettent d’aller bien au-delà de la seule psychopharmacologie comme outil d’intervention (43). De telles visées à court, moyen et long terme s’inscrivent ainsi dans une approche cohérente et concertée, qui permet d’offrir et de maintenir un cadre stable, constant et coordonné pour le patient pendant son hospitalisation, un aspect jugé incontournable dans une optique de rétablissement et de réinsertion sociale qui met de l’avant des objectifs communs entre le patient et les intervenants du milieu. Elles permettent également de planifier et de coordonner l’arrimage avec l’extérieur, en continuité avec des intervenants dans la communauté (ex : hôpitaux, maisons de transition, etc.) afin de maintenir une certaine cohérence dans l’approche développée avec le patient. Cet aspect est discuté de manière systématique dans les écrits scientifiques, et constitue un point récurrent dans l’ensemble des groupes focus.

Limites de notre démarche

39Les limites de notre démarche relèvent principalement des enjeux propres au contexte dans lequel cette dernière a été entreprise. En effet, bien qu’une recension des écrits internationaux ait été conduite, la rétroaction des intervenants est propre à un contexte hospitalier précis et singulier. Ainsi, il est important de souligner que le modèle développé dans le cadre de notre démarche devra être modifié et adapté selon les réalités contextuelles d’autres institutions.

Conclusion

40Le but de la démarche était de modéliser un cadre de pratique interdisciplinaire ancré dans diverses sources de connaissances à savoir les écrits scientifiques et théoriques sur le sujet et des données empiriques afin d’assurer la cohérence entre le modèle et les réalités vécues par les intervenants eux-mêmes. Il s’agit d’un modèle fondé sur un « idéal » de pratique interdisciplinaire où tout un chacun, incluant le patient, contribue au développement et à la mise en œuvre d’un plan de traitement intégré accommodant à la fois des objectifs à court, moyen et long terme.

41Nous estimons que le modèle proposé est transférable à une variété de milieux ayant un mandat de prise en charge de personnes aux prises avec des troubles de santé mentale et ayant eu des démêlés avec la justice. Le modèle proposé se veut à la fois prescriptif et flexible, notamment pour tenir compte des spécificités des milieux où il pourrait être implanté ou même des différences de populations, de composition des équipes et de cultures propres à différentes unités au sein d’un même établissement. Nous estimons que ce modèle offre une structure concrète et applicable par l’ensemble des intervenants œuvrant en milieu psycho-légal, qui n’établit pas de hiérarchies disciplinaires ou professionnelles mais mise au contraire sur la complémentarité des expertises.

42Le modèle proposé est novateur selon nous, en raison du « produit » final, mais aussi grâce à la démarche originale que nous avons suivie dans son développement. En misant à la fois sur des travaux théoriques établis, des études scientifiques et les points de vue de différents groupes d’intervenants dont la psychiatrie légale constitue le quotidien, nous estimons que le modèle présenté ici est robuste et saisit l’ensemble des sources de connaissances pertinentes à sa création.

43Il convient de souligner que, comme toute entreprise soignante interdisciplinaire, une telle modélisation des pratiques requiert que les ressources adéquates soient mises en place afin de soutenir l’ensemble des activités qui découlent du mandat de l’institution psycho-légale. Ceci implique notamment l’allègement des processus administratifs pour celles et ceux qui travaillent de manière étroite avec les patients, la composition d’équipes intégrées et complètes ainsi que l’allocation de temps spécifiquement dédié aux interventions soignantes et psychosociales qui peuvent nécessiter un engagement plus soutenu (44). L’allocation des ressources pertinentes permettrait en effet d’assurer l’intégration du modèle ainsi que sa pérennité. Des études scientifiques subséquentes pourraient alors être menées afin de déterminer l’apport d’un tel modèle pour les pratiques auprès des intervenants, et travailler à le raffiner afin de maintenir sa congruence tant avec les besoins des patients psycho-légaux qu’avec ceux des professionnels qui les soignent.

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Mots-clés éditeurs : interdisciplinarité, psychiatrie légale, démarche inductive, modèle de pratique, consultation

Mise en ligne 24/10/2018

https://doi.org/10.3917/rsi.134.0033

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