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Article de revue

La pensée infirmière pour une production et utilisation de connaissances scientifiques pertinentes à la pratique

Pages 11 à 17

Notes

  • [1]
    Le féminin sera utilisé dans ce texte au seul fin de l’alléger. Il intègre autant les infirmiers que les infirmières.

1

« Ce qui rend la contribution des infirmières importante, ce n’est pas tant ce que les infirmières font, mais ce qu’elles savent. »
(1)

2Les connaissances qui découlent de la recherche scientifique ont été identifiées, notamment dans le secteur de la santé, comme étant cruciales pour une pratique professionnelle de pointe, pour l’instauration d’une formation universitaire et pour une représentation crédible auprès d’instances politiques. En effet, la légitimité des diverses disciplines de la santé, des sciences humaines et sociales, comme celles des sciences de la nature, repose largement sur la production et l’utilisation de connaissances scientifiques, qui expliquent ou qui mènent à un changement dans la compréhension d’un phénomène (1, 2, 3). La nature du domaine infirmier, relevant autant du relationnel et de l’intimité que de l’épidémiologique et du public, aux frontières du médical (4, 5, 6), pose un défi de taille pour clarifier la perspective infirmière de production et d’utilisation de connaissances. Pour relever ce défi, une description de la pensée infirmière, incluant de la perspective distincte, a été proposée, à partir de travaux de théoriciennes et de métathéoriciennes de la discipline infirmière (7). Des modèles conceptuels, théories et écoles de la pensée infirmière ont été articulés autour de ce qui a été nommé « l’essentiel de la discipline infirmière », soit un centre d’intérêt et des modes de production et d’utilisation de connaissances. Les diverses composantes de la pensée infirmière ont ainsi été articulées pour faciliter l’appropriation par toutes les infirmières [1] et étudiantes infirmières ainsi que l’intégration de cette pensée dans leur pratique, recherche, gestion, formation et action politique, dans l’optique d’une contribution spécifique à la santé des populations.

3Le but de cet article est de présenter l’évolution récente de cette description de la pensée infirmière, et de fournir des pistes pour son intégration dans les diverses activités de production et d’utilisation de connaissances. Ce sont les connaissances à la base de ce que font les infirmières qui distinguent leur apport à la santé des personnes, familles, communautés de celui des autres professionnels ou encore des soignants familiaux (1). Rodgers invite toutes les infirmières à prendre conscience des connaissances qui guident leur pratique quotidienne et à participer à la production et à la mise en application de connaissances à partir de leur perspective disciplinaire distincte (7).

4Les écrits sur la discipline infirmière se sont multipliés au cours de la dernière décennie, pour proposer des repères philosophiques, conceptuels ou théoriques ou encore pour soutenir l’importance de démystifier ces notions et démocratiser les processus d’élaboration de théories (ex : 7, 8, 9, 10 ,11). Cependant, encore peu d’attention a été portée à l’articulation des diverses composantes de la pensée infirmière pour orienter la production et l’utilisation de connaissances en sciences infirmières. À partir de la description de la discipline infirmière de Pepin et ses collaborateurs (7) et de la proposition philosophique sur la science infirmière de Risjord (13), les composantes suivantes sont dégagées : une perspective infirmière (a nursing standpoint), une mission et des valeurs professionnelles (tirées des conceptions disciplinaires) pour une production et utilisation de connaissances utiles à la pratique infirmière. Bien que le domaine d’investigation et de pratique, qu’est la discipline infirmière, soit dynamique et qu’il ne cesse d’évoluer, il porte des valeurs centrales, une perspective et une mission qui lui assurent une continuité dans le temps (10). Après avoir décrit succinctement ces composantes de la pensée infirmière, des exemples de leur intégration à la pratique, à la recherche et à la formation seront donnés.

Des composantes de la pensée infirmière

5La définition même de discipline, comme domaine d’investigation ou comme branche de la connaissance, porte la notion d’« une perspective unique ou une façon distincte d’examiner des phénomènes » pour une discipline donnée (7). Des auteurs (5, 13) soutiennent que la perspective infirmière pour la production et l’utilisation de connaissances est celle de la relation de l’infirmière avec des personnes, familles ou communautés qui vivent des expériences de santé. Cette perspective de la pratique englobe également les interactions de l’infirmière avec d’autres professionnels de la santé dans divers environnements. C’est à partir de la pratique infirmière que des questions sans réponse surgissent et que des projets de recherche en sciences infirmières sont conçus et menés. Les savoirs qui sont alors produits servent à comprendre un nouvel aspect de la santé ou à changer la compréhension d’un phénomène ou d’une expérience, à proposer une nouvelle intervention de soins ou à réviser des pratiques existantes.

6Une caractéristique reconnue de la discipline infirmière est qu’il s’agit d’une discipline professionnelle, en raison de la pratique infirmière qui est le point de départ et le point d’arrivée des activités de recherche. Risjord positionne la perspective infirmière, comme étant celle de la pratique auprès des personnes, familles ou communautés ; soit l’angle de vue de l’infirmière sur des phénomènes qui pourraient par ailleurs intéresser d’autres disciplines. L’auteur ajoute que « le domaine de la science infirmière est la science qui rend explicite la perspective infirmière » (13).

7Du même souffle, Risjord (13) soutient, à l’instar de Donaldson (6), que la perspective infirmière a le potentiel de révéler une compréhension plus complète de la santé humaine que les compréhensions actuelles, qui sont parcellaires et orientées vers les problèmes de santé. De leur côté, Pepin et collaborateurs (7) proposent que « la discipline infirmière s’intéresse au soin, dans ses diverses expressions, auprès des personnes, des familles, des communautés et des populations qui, en interaction continue avec leur environnement, vivent des expériences de santé » (7).

8À la perspective infirmière et à l’objet central (santé humaine, soin des personnes qui vivent des expériences de santé, …) de la production de connaissances, à partir de cette perspective, s’ajoutent la mission sociale et les valeurs professionnelles. La mission et les valeurs sont essentiellement décrites dans les conceptions de la discipline infirmière, fournies par de nombreuses théoriciennes, dont Marie-Françoise Collière, Virginia Henderson et Jean Watson, à titre d’exemples. Ces théoriciennes ont proposé des concepts, modèles ou théories pour guider la pratique auprès des personnes, familles et communautés, dans les différentes sphères d’activités des infirmières qui choisissent de s’en inspirer. Thorne (11) insiste pour que les conceptions soient perçues comme des expressions vivantes de la pratique dans toute sa complexité. Elle soutient que la décision de s’inspirer d’une conception ne devrait reposer que sur la capacité de cette dernière à guider vers de meilleurs soins pour la santé de la population. Les conceptions sont diverses et elles ont été regroupées en écoles de pensée infirmière (7), (10). Force est de constater que les obstacles sont nombreux à une pratique guidée par une même conception dans un milieu donné. Dans une récente étude de cas, Tapp a trouvé que la conception « ne représente pas le vecteur de développement et d’émancipation des infirmières et de la discipline » (14). Elle suggère plutôt que l’apprentissage de connaissances philosophiques et scientifiques qui nourrissent le questionnement, le jugement et les actions cliniques guident davantage l’amélioration de la santé des personnes. Si l’adoption d’une conception de la discipline engage la participation des infirmières concernées et prévoit des lieux d’échanges, de questionnements et d’ajustements à la réalité actuelle de santé de la population, la contribution des infirmières à la santé des personnes pourrait s’en trouver renforcée.

9Par ailleurs, Fansten (15) rappelle qu’une discipline existe d’abord par son lieu de partage de croyances et de valeurs parmi ses membres et, dans ce sens, la discipline infirmière est une des plus constantes. Les valeurs humanistes (autonomie de la personne, caring, …) et sociales (équité, justice sociale, …) véhiculées regroupent les infirmières en une culture et orientent les connaissances produites et utilisées selon cette pensée. Risjord (13) donne l’exemple de la recherche de la pionnière Jean Johnson sur la douleur au cours des années 1970. Cette chercheuse infirmière voulait répondre à la question : comment les infirmières peuvent-elles soulager la douleur par des interventions non pharmacologiques ? Elle a découvert que l’information sensorielle juste modulait l’expérience de la douleur des personnes. Risjord soutient que les valeurs de la perspective infirmière, dont l’autonomie des personnes, ont permis à Johnson de comprendre la douleur autrement, dans un contexte où les soins étaient alors très paternalistes. Les valeurs font donc partie de la perspective infirmière.

10Ainsi, la perspective infirmière de production et d’utilisation de connaissances est celle de la pratique où l’infirmière est en relation avec les personnes, familles et communautés. Les questions de recherche sont issues de cette pratique et les connaissances produites - idéalement en collaboration chercheuse/clinicienne ou praticienne - éclairent des phénomènes rencontrés quotidiennement (douleur, comportement dérangeant, tendance suicidaire et autres) ou fournissent des pistes d’intervention. Selon Risjord (13), les connaissances produites sont renforcées si elles sont liées à celles produites par d’autres disciplines, comme cela était le cas pour l’information sensorielle juste qui modulait l’expérience de la douleur dans les recherches de Johnson. Cette philosophie des sciences infirmières, qui les relie à d’autres sciences, accorde donc une place centrale à la pratique infirmière dans la relation infirmière-personne, famille ou communauté au milieu des dimensions conceptuelle/ théorique et scientifique de la discipline.

11Comment alors imprégner davantage les pratiques, en milieux de santé, de recherche et de formation, de la pensée infirmière telle que définie plus haut, et cela, en lien avec la production et l’utilisation de connaissances scientifiques ? Parmi les nombreuses voies pour ce faire, quelques pistes sont décrites brièvement dans les trois milieux de pratiques infirmières.

La pensée infirmière par et pour la production et l’utilisation de connaissances scientifiques en pratique

12Dans un court plaidoyer pour une pratique guidée par une conception de la discipline infirmière, Karnick demande au lecteur : quelle sorte d’infirmière êtes-vous ? L’auteure décrit la situation suivante : « Un homme de 54 ans est admis sur votre unité pour la troisième fois en autant de mois. Son diagnostic à l’admission est l’abus d’alcool. Il est d’apparence négligée et il insulte les infirmières qui s’occupent de lui. Une autre personne est admise sur l’unité le même jour. Il s’agit d’une jeune femme de 27 ans qui a reçu un diagnostic de cancer du sein, stade 4, et qui a une douleur impossible à soulager. Elle a un bébé de 8 mois et un époux envahi par l’angoisse et le chagrin » (16). L’auteure demande si les deux personnes recevront le même soin éthique, moral et de qualité et si les infirmières, qui sont humaines, peuvent à chaque fois offrir des soins équitables à toute personne, sans un référent théorique infirmier ou sans des valeurs solidement ancrées dans la perspective infirmière. Karnick (16) s’inquiète du fait que les conceptions infirmières sont souvent délaissées par les milieux de soins, et que les décisions sont prises selon une perspective administrative et financière plutôt qu’infirmière et centrée sur les personnes.

13De son côté, Warnet a interviewé l’infirmier cadre de santé et formateur Michel Poisson. Ce dernier explique comment, confronté à la nécessité d’humaniser les pratiques en services de gériatrie et, confronté ailleurs, à des questionnements éthiques, il a développé ce qu’il appelle un « regard infirmier ». C’est l’expression qu’il utilise, « pour désigner une activité cognitive infirmière dépassant largement le rôle propre » ou encore « une approche des soins infirmiers comme discipline ». (12). Pour Michel Poisson, une approche des soins infirmiers comme discipline implique de développer un esprit critique pour comprendre des situations, prendre position et décider à partir de repères théoriques. Cela implique aussi d’être formé à la recherche pour développer « une pensée fondée sur une épistémologie infirmière ». Il lui importe par ailleurs que les cadres enseignants formateurs créent des conditions d’échanges et de débats pour favoriser la liberté de penser de chacun et éviter le dogmatisme.

14Dans la même lignée, des groupes d’infirmières de divers milieux de soins initient et participent à un club de lecture scientifique ou journal club pour répondre ensemble à des questions qui surgissent de leur pratique auprès de personnes, familles ou communautés. Kupferschmid, Bollondi, et Roulin (17) rapportent les résultats de leur étude réalisée auprès de sept infirmières expérimentées. Ces résultats suggèrent un impact du journal club sur l’affirmation professionnelle, sur la motivation à la lecture et l’initiation à la critique d’articles scientifiques. Des résultats semblables, ont été obtenus suite à l’étude de cas menée par Pellerin (18) sur la pérennisation d’une activité de développement professionnel, un club de lecture. En effet, les retombées de l’activité sur l’identité professionnelle des participantes, leur valorisation dans l’équipe interprofessionnelle et l’amélioration selon les participantes de leur pratique auprès des patients représentent l’élément principal du processus qui contribue à ce que l’activité soit pérenne. Il ressort aussi que la pérennité est liée au fait que les articles scientifiques choisis découlent d’un questionnement clinique des infirmières et que les rencontres favorisent les échanges entre infirmières d’un même secteur. La valorisation de la pratique clinique et des résultats probants par l’équipe de gestionnaires a constitué un contexte favorable. Ces études soulignent l’affirmation identitaire professionnelle via l’analyse critique d’articles scientifiques et l’échange sur l’utilisation potentielle des résultats de ces articles dans la pratique infirmière.

15Enfin, Jolley discute des retombées d’une revue en soins infirmiers pédiatriques lors du 20ème anniversaire. L’accès à un lieu d’échange de connaissances sur des questions rencontrées dans la pratique et surtout sur des questions d’actualité liées à cette pratique ressort comme une retombée majeure. L’auteur souligne qu’« une discipline existe quand ses membres deviennent conscients de leur responsabilité envers quelque chose de plus large que leur unité de soins et leur établissement de santé » (19). La contribution d’infirmières à des enjeux sociaux de santé (immunisation, violence envers les enfants ou autres sujets) grâce à leurs connaissances, est rendue plus visible par cette revue, pour les infirmières elles-mêmes et pour la population.

16En somme, quand des infirmières s’engagent à mobiliser leurs repères théoriques et scientifiques pour répondre à des questions soulevées dans leur pratique et discuter d’enjeux sociaux de santé, elles participent à l’amélioration de la santé des personnes, familles et communautés et affirment du même coup leur identité disciplinaire et sociale. Les processus de production et d’utilisation de connaissances sont mis en œuvre par diverses stratégies, comme le club de lecture ou la revue en soins infirmiers, à titre d’exemples.

La pensée infirmière par et pour la production et l’utilisation de connaissances scientifiques en recherche

17Au moment de formuler un projet de recherche en sciences infirmières, il importe de se demander comment ce projet participe à la production de connaissances qui s’inscriront dans la discipline. La perspective infirmière, telle que présentée plus haut, comme angle de vue sur le phénomène constitue un premier niveau d’appui en ce sens. Même s’il s’agit d’un projet portant sur la formation infirmière, il importe d’expliquer le lien avec la pratique de soins ou les valeurs centrales à cette pratique. Le deuxième niveau d’appui est fourni par les référents philosophique, conceptuel ou théorique (le cadre de référence). Les chercheurs ont la responsabilité de rendre explicites ces référents à partir desquels ils formulent les questions de recherche ou ils analysent les données. Ces référents assurent la cohérence de la recherche à toutes les étapes, tout en ajoutant de la profondeur, en particulier lors de la discussion des résultats.

18Par ailleurs, nombreux sont ceux qui militent en faveur de cumuler les connaissances pour une compréhension plus riche des phénomènes d’intérêt pour la discipline, évitant à la fois l’éparpillement et la redondance (10, 13). Il importe donc de prendre en compte les connaissances existantes tant dans la discipline infirmière que dans des disciplines connexes afin de situer l’originalité de la recherche mais aussi de lier les nouvelles connaissances à celles qui existent.

19La perspective infirmière, soit la relation de l’infirmière avec les personnes, familles et communautés étant centrale à l’identification de questions de recherche et à la production de connaissances qui répondent à ces questions issues de la pratique, examinons un premier exemple de recherche pour la santé de personnes âgées. Bourbonnais (20) s’est intéressée au sens des cris de personnes âgées vivant avec une démence et aux facteurs les influençant en tenant compte de la perspective des personnes âgées, de leurs aidants familiaux et de leurs soignants. L’étude est issue d’une situation fréquemment rencontrée par les infirmières dans leur pratique auprès des personnes âgées qui vivent en hébergement, et pour laquelle il existe peu de connaissances. Cette chercheuse a adopté la perspective infirmière de Leininger (21) avec les concepts clés de la diversité et de l’universalité des soins culturels, jumelée à la théorie de la communication et des interactions à l’intérieur de triades pour mener sa recherche dans le cadre d’un doctorat en sciences infirmières. Les significations identifiées s’inscrivent comme connaissances en sciences infirmières et ont des implications pour la pratique de soins culturellement cohérents et caring auprès des personnes âgées et de leur famille.

20Examinons un deuxième exemple cette fois d’une recherche en formation infirmière. Goudreau, Pepin et collaborateurs (22) ont situé leur programme de recherche dans une visée de sécurité des personnes et de qualité dans les soins de santé, une préoccupation constante dans les milieux de soins. Les chercheurs universitaires, en collaboration avec des chercheurs de deux milieux de soins, ont mené quatre études qui mettaient en application une approche intégrée de la formation initiale et continue des infirmières, afin d’améliorer la qualité du raisonnement et du leadership cliniques infirmiers chez les infirmières nouvellement diplômées. C’est le lien avec la sécurité des personnes et la préoccupation du développement de deux compétences cliniques infirmières (raisonnement et leadership) qui inscrivent le programme dans la discipline infirmière. De plus, la continuité de l’apprentissage en milieux de soins rapproche le projet vers la pratique infirmière. Enfin, la dernière étude, conçue à partir des résultats des études préalables, a porté sur l’élaboration et à la mise en pratique d’une activité d’apprentissage actif qui visait à soutenir la poursuite du développement des deux compétences chez les infirmières nouvellement diplômées. L’activité ancrée dans la réalité vécue des milieux de soins offrait des moments de pratique réflexive animés par des infirmières des unités de soins, pendant ou même en dehors de leur temps de travail. Le cadre réflexif facilitait l’exploration de pistes d’explication et d’action potentielles pour les situations cliniques que les infirmières rencontrent. Ainsi, la recherche visait à répondre à des questions de soins des infirmières tout en soutenant le développement de compétences.

21La recherche en sciences infirmières permet ainsi d’élaborer des connaissances distinctes de celles qui sont élaborées par d’autres disciplines, mais qui se révèlent complémentaires entre elles sur un même thème. Les cris des personnes âgées vivant avec une démence (20) peuvent être étudiés en neurosciences et le développement du raisonnement et du leadership cliniques d’infirmières peut être examiné par les sciences de l’éducation, par exemple. Le lien que les infirmières font avec les connaissances d’autres disciplines peut permettre d’établir leur pertinence scientifique (8, 13), les infirmières étant les seules à porter la responsabilité de développer des connaissances à partir de leur perspective.

La pensée infirmière par et pour la production et l’utilisation de connaissances scientifiques en formation

22La formation universitaire est possible quand une discipline est réputée examiner des phénomènes distincts, avoir une perspective distincte sur des phénomènes qui intéressent plus d’une discipline, avoir un corpus de penseurs et chercheurs suffisamment important qui élaborent des théories et connaissances scientifiques substantielles qui serviront de base à des programmes d’études. Dans le cadre de la discipline infirmière, qui est une discipline professionnelle, Donaldson (2) s’est intéressée aux percées scientifiques produites. Selon cette auteure, pour être considérée comme percées scientifiques, des connaissances produites selon une perspective infirmière doivent être reconnues comme ayant mené à un changement dans la vision d’un phénomène, non seulement par des scientifiques de sa discipline, mais aussi par des scientifiques d’autres disciplines. En 2000, Donaldson a regroupé en dix domaines les percées scientifiques de nombreuses pionnières. La recherche ayant cru de manière exponentielle, il importerait de mener à nouveau cet examen pour identifier les nouveaux domaines de percées scientifiques des quinze dernières années. Les connaissances de la discipline infirmière sont donc suffisamment substantielles pour porter des programmes universitaires, et cela, depuis une centaine d’années (3). Par ailleurs, la question qui peut être soulevée est la suivante : comment ces connaissances scientifiques sont-elles intégrées dans les programmes de formation ? De plus, les étudiantes sont-elles informées de l’origine des connaissances qu’elles apprennent ?

23En formation, comme en pratique et en recherche, les possibilités sont nombreuses d’intégrer la pensée infirmière. D’abord, la structure d’un programme de formation peut en être imprégnée. Si une approche pédagogique guide les stratégies d’enseignement/apprentissage, une approche disciplinaire en détermine les savoirs essentiels. L’enseignement de repères conceptuels et théoriques est toujours à l’ordre du jour, même s’il importe d’en revoir les méthodes. Karnick (16) interpelle d’ailleurs les leaders de la formation en ce sens, de sorte que les soins enseignés soient basés sur des valeurs et une perspective infirmière. Il y aurait lieu de s’assurer que la préparation des formatrices crée chez chacune une aisance à communiquer la pensée infirmière dans toute activité du programme.

24Finalement, la Commission internationale sur la formation de professionnels de la santé (23) soulève l’importance de transformer la formation pour renforcer les systèmes de santé. L’interdépendance des systèmes de santé et de formation est soulignée, de même que la globalité de la production des connaissances. « Tous les professionnels de la santé de tous les pays seraient formés pour mobiliser des connaissances et s’engager dans un raisonnement critique et une conduite éthique, de sorte qu’ils soient compétents pour participer, comme membres d’équipes responsables localement et liés globalement, à des systèmes de santé centrés sur les patients et les populations […] pour une équité en santé à l’intérieur et entre les pays » (traduction libre). La Commission propose qu’une approche d’apprentissage transformatif soit adoptée afin que tous les professionnels développent une compétence de leadership pour devenir des agents de changement.

25La formation universitaire en sciences infirmières prépare en bonne partie à la mobilisation des connaissances, au raisonnement critique et à la conduite éthique (3). Il est moins clair si elle prépare des agents de changement qui développent du leadership pour travailler de manière efficace dans des équipes interprofessionnelles en santé.

En conclusion

26Le but de cet article était de présenter l’évolution récente de la description de la pensée infirmière et de fournir des pistes pour l’intégration de cette pensée dans les diverses activités de production et d’utilisation de connaissances. Aujourd’hui, la pensée infirmière inclut la philosophie des sciences infirmières de Risjord, qui situe, comme Newman et coll. (5), la perspective infirmière dans la relation infirmière-personne, famille ou communauté. Ainsi, les connaissances sont produites et utilisées à partir de cette perspective, qui peut être spécifiée à l’aide d’une conception de la discipline. Ultimement, la perspective infirmière donne lieu à des connaissances sur des phénomènes liés à la santé des personnes et au soin aux personnes qui vivent des expériences de santé ; ces connaissances définissent la contribution scientifique et sociale des infirmières.

27Il ressort des pistes d’intégration de la pensée infirmière dans la pratique, la recherche et la formation, par et pour la production et l’utilisation de connaissances scientifiques, la nécessaire participation des infirmières à mobiliser les repères théoriques et scientifiques proches des situations de soins rencontrées au quotidien. Préférablement en groupe par secteur (pédiatrie, oncologie ou autres), cette mobilisation par les infirmières aura des retombées d’abord dans leur pratique auprès des patients, puis de ce fait, sur leur identité disciplinaire et professionnelle ainsi que sur leur valorisation dans l’équipe interprofessionnelle. Les responsables des milieux de la formation et de la santé, auraient avantage à soutenir le développement des compétences des infirmières à mobiliser des connaissances, à s’engager dans un raisonnement critique et une conduite éthique, et à affirmer leur leadership comme agentes de changement pour la constitution d’équipes interprofessionnelles efficaces en santé.

28Poisson, dans Warnet (12), suggère de viser la « construction d’une pensée d’envergure ». Les infirmières pourront s’approprier cette pensée dans la mesure où elles auront développé leur esprit critique et leur leadership éthique.

Conflits d’intérêts

29L’auteure ne déclare aucun conflit d’intérêt.

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Mots-clés éditeurs : sciences infirmières, théorie infirmière, philosophie, connaissances, épistémologie

Date de mise en ligne : 06/08/2015

https://doi.org/10.3917/rsi.121.0011

Notes

  • [1]
    Le féminin sera utilisé dans ce texte au seul fin de l’alléger. Il intègre autant les infirmiers que les infirmières.

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