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Article de revue

La psychose et les frontières de la folie

Pages 8 à 20

Notes

  • [1]
    Dans l’article « Névrose et psychose », de 1924, Freud écrit « (…) Il m’est venu une formule simple concernant la différence génétique peut-être la plus importante qui soit entre la névrose et la psychose : la névrose serait le résultat d’un conflit entre le moi et son ça, la psychose, elle, l’issue analogue d’un trouble équivalent dans les relations entre le moi et le monde extérieur. » (1973, p. 183) [2].
  • [2]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », (Lacan, 1966, p.93-100) [5]. Le stade du miroir, qui intervient entre six et dix-huit mois, procure à l’enfant l’appréhension et la maîtrise de son unité corporelle, grâce à l’identification de l’enfant à l’image qu’il perçoit globalement d’un semblable, ou par la perception, pour la première fois, de sa propre image entière dans un miroir. Le stade du miroir constitue pour Lacan une étape décisive dans la construction de la subjectivité : « l’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. » (Lacan, 1966, p. 94) [5].
  • [3]
    Il est intéressant de noter que ce même cas retient également l’attention de Jean Oury, qui en donne le commentaire suivant : « Un des traits les plus constants des schizophrénies est que le malade ne fait pas la distinction entre l’espace propre et l’espace étranger. Il les vit dans une sorte de contamination réciproque. Ainsi ce malade cité par E. Bleuler qui, lorsqu’on enlève une table située devant lui, se penche brusquement et s’écrie : « Je suis Jésus-Christ ». En lui enlevant quelque » chose d’essentiel, on vient de le crucifier. Inversement, le même homme peut ne pas sentir qu’on le touche. Or, cette indétermination, fréquemment, s’inverse dans le délire. Dans son étude phénoménologique de la signification des limites dans la schizophrénie, Roland Kuhn analyse les expressions d’un malade qui est incapable, dans la vie ordinaire, de distinguer l’espace propre et l’espace étranger. Dans son délire, au contraire, il édifie un monde hyper-délimité. Il dessine le plan d’une ville absolument autonome, sertie de murailles infranchissables, tournées en quelque sorte vers le dedans. Dans sa ville, les choses, abstraites ou concrètes, sont tellement définies par de strictes limites que plus rien ne communique avec rien. Ainsi, cet état idéal reproduit, sous une autre apparence, la même incommunicabilité que son état réel. Il est un faux contraire. Il s’oppose à ce qu’il nie sans le transcender. » (Oury, 1989, p. 203-204) [10].
  • [4]
    Le schizophrène « joue ainsi avec le matériel verbal en tant que signifiant, pour remettre en cause tous les signifiés éventuels. Il désarticule, déguise, ampute, dissocie, morcelle les termes dont il semble jouer, et se sert des pivots sonores qu’il a ainsi singularisés, pour faire la pirouette, nous tourner le dos, et couper le pont de la communication au moment même où la médiation du symbole allait joindre les rivages des deux subjectivités adverses. »
  • [5]
    Comme le note G. Pankow, « peut-être la formule suivante pourrait-elle conceptualiser la relation caractéristique entre la mère et son enfant schizophrène : « la mère est une partie de son propre enfant ; la mère n’a pas d’enfant. L’enfant est une partie de sa propre mère ; l’enfant n’a pas de mère. ».
  • [6]
    On trouve chez Harold Searles une analyse comparable de cette situation d’ambivalence dans laquelle se trouve l’enfant dans son rapport avec sa mère : « Même dans des conditions normales, écrit-il, la lutte du jeune enfant pour accomplir son individuation est certainement une lutte profondément ambivalente : pour se constituer en tant qu’individu distinct avec des pouvoirs indépendants de la mère, il doit prouver qu’elle n’est pas omnipotente ; mais, d’autre part, il lui faut affronter les sentiments de désillusionnement et de perte qu’il éprouve inévitablement lorsqu’il découvre qu’elle n’est pas toute-puissante. » (Searles, 1977, p.321) [29]. La séparation d’avec la mère, étape essentielle à la conquête par l’enfant de son autonomie, constitue, durant la prime enfance, le moment de tous les dangers ; c’est qu’en effet, comme le note F. Tustin, « dans le matériel clinique, l’illusion primaire du nourrisson c’est que sa mère et lui forment une substance corporelle continue. Une prise de conscience trop brutale, trop soudaine, de la séparation d’avec la mère est vécue comme rupture de la continuité corporelle. Les convulsions de panique et de fureur que l’enfant manifeste à ces moments-là signifient que cette expérience est vécue comme un épuisement de la substance corporelle, sous forme d’explosion catastrophique. (Tustin, 1977, p.108) [20].

1Le terme de psychose, présent dans la littérature psychiatrique avant 1850 avec la signification quelque peu indifférenciée de « maladie mentale » ou de « folie », désigne, dans son acception la plus générale, un ensemble de maladies psychiques distinctes du groupe des névroses. C’est par cette distinction que le terme s’est précisé, et a été repris par Freud, pour désigner un cadre symptomatique qui fait de la psychose une pathologie spécifique et considérée comme plus grave que la névrose.

2Concernant l’origine des psychoses, il convient de distinguer d’emblée les étiologies organiques (altération des tissus cérébraux, atrophie cérébrale diffuse, comme dans la démence sénile, intoxications médicamenteuses ou toxicomaniaques, maladies infectieuses aiguës, traumatismes physiques et organiques) des étiologies psychiques (traumatisme de caractère psychique constitué par des événements extérieurs tels que la mort d’un être cher, l’horreur d’une guerre, d’un bombardement, d’une catastrophe naturelle, d’une prise d’otage, d’un état de détention ou d’enfermement prolongé). Pour autant, cette différenciation laisse irrésolue la question de l’origine de certaines pathologies, tel l’autisme infantile, où des facteurs constitutionnels et relationnels (rapports avec la réalité extérieure et avec la figure maternelle) peuvent s’interpénétrer et se renforcer mutuellement.

3Les trois principales formes de psychose sont constituées par la schizophrénie, la psychose maniaco-dépressive et la paranoïa. Une difficulté préjudicielle subsiste cependant, aujourd’hui encore, dans le caractère sémantiquement imprécis du concept de psychose, en sorte qu’aucun consensus n’apparaît entre les spécialistes quant au classement des pathologies regroupées sous ce terme, ou à la détermination de leurs causes respectives.

4Cependant, et malgré l’absence d’accord universel sur les caractéristiques de la maladie psychotique, la plupart des auteurs s’entendent néanmoins à la définir à l’aide du cadre symptomatique suivant : perte du sens de la réalité, ou perception déformée de la réalité extérieure, et manque total ou partiel de rapport cognitif avec celle-ci ; désagrégation profonde de la personnalité, avec absence ou au contraire hypertrophie de l’affectivité, et régression du comportement à des niveaux primitifs ; hallucinations et délires ; altérations graves de la pensée logique et des capacités linguistiques ; désadaptation sociale et parfois absence de conscience de la part du sujet de l’existence de sa propre pathologie.

5La psychanalyse freudienne propose pour sa part une étiologie psychogénétique des psychoses, comme des névroses du reste, mais, compte tenu du caractère essentiel de rupture avec la réalité extérieure, considère que la cure analytique, reposant sur une relation langagière (associations libres sur le divan) ainsi que sur le processus du transfert, ne saurait s’adapter aux psychoses. Dans le cadre de la « deuxième topique » (après 1920), seconde mouture de la théorie freudienne de l’appareil psychique, la cause de la psychose se trouve dans une rupture entre le moi et la réalité extérieure liée à l’exigence des revendications pulsionnelles du ça qui, dans les névroses, se plient au contraire aux exigences de cette réalité et sont refoulées par le moi.

6Schématiquement, Freud montre que si le névrosé refoule certaines représentations inconscientes, le psychotique refoule le réel ; comme l’indique le Dictionnaire de la psychanalyse, « tandis que, dans la névrose, le moi, obéissant aux exigences de la réalité (et du surmoi) refoule les revendications pulsionnelles, dans la psychose il se produit tout d’abord une rupture entre le moi et la réalité qui laisse le moi sous l’emprise du ça. » (Laplanche, B. Pontalis, 1967, p. 358) [1] [1].

7En 1894, dans son premier article consacré aux « psychonévroses de défense », Freud souligne que, dans la psychose, le Moi rejette une représentation intolérable – elle-même liée à un fragment de réalité, ce qui aboutit à ce que « le Moi, en accomplissant cette action, s’est séparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité ». (Freud, 1894 trad, Laplanche, 1973, p. 13) [2].

La perte du sens de la réalité

8De fait, au sein du cadre symptomatique constitutif de la psychose, et au-delà même du cercle proprement psychanalytique, c’est bien ce critère de rupture avec le monde extérieur, qui est retenu, au titre de critère définitionnel du phénomène psychotique : « la perte du sens du réel constitue le trait fondamental du moi psychotique » en sorte que ce qui fait défaut chez le psychotique est « le sens intime d’une familiarité essentielle entre le moi et la réalité ». Normalement, « le moi se sent profondément familier au monde, consubstantiel, même lorsqu’il est amené à poser un jugement de négation. » (Racamier, 1980, p. 118-119) [3]. Le sentiment de réel repose sur un sentiment de confiance dans la réalité, par isomorphie du moi avec le réel. Un tel sentiment de confiance dans la réalité subsiste chez le sujet normal, voire névrosé, alors qu’il fait défaut chez le psychotique. Comment comprendre ce caractère essentiel au plan symptomatique ?

9La perte du sens de la réalité peut prendre dans certaines psychoses la figure d’un déficit particulier, que le psychiatre allemand Wolfgang Blankenburg, dans sa recherche du trouble fondamental qui récapitulerait la diversité des troubles cliniques, reprenant la formule d’une de ses patientes, qualifie, dans un travail célèbre, de « perte de l’évidence naturelle ». En quoi consiste un tel déficit ?

10Les malades sont « entièrement pénétrés de la conscience d’une transformation profonde et en définitive irréversible, d’une perte de tout ancrage basal dans la vie. » « Dans la conception de soi propre à ces malades, c’est une défaillance fondamentale qui les marque depuis leur enfance et leur rend impossible de devenir adultes. » (Blankenburg, 1991, p. 89) [4]. De tels malades éprouvent un sentiment de « vide originel qui met hors fonction l’évidence de la vie quotidienne », et engendre l’effondrement massif de l’efficience, ce qui les rend inaptes à la réalisation des tâches les plus banales et spontanées de la vie quotidienne (s’habiller, éplucher une pomme, se servir d’un couteau et d’une fourchette, conduire, remercier, établir la bonne distance dans les relations intersubjectives, etc.) On observe une rupture dans le rapport usuel aux choses quotidiennes, rapport dont la maîtrise est mise en question et finalement même impossible. Le malade se signale par son incapacité à maîtriser les « axiomes de la quotidienneté », ce qu’une malade appelle les « règles du jeu » : « Nous savons que des schizophrénies souvent s’annoncent, en premier lieu, dans ce domaine des règles du jeu silencieusement présupposées qui déterminent notre vie quotidienne en commun. Ce sont des manques de tact apparemment bénins, de petits heurts à ce qui « se fait », à ce qui « convient », à ce qui vaut en général comme évident, qui nous sont rapportées par l’entourage, comme premiers prodromes de la transformation psychotique… » (Blankenburg, 1991, p. 125-126) [4].

11Pour autant, décrire un trouble ne suffit pas à l’expliquer, et la question reste posée des raisons profondes d’une telle altération du rapport perceptif au monde extérieur chez le psychotique. Or, une hypothèse se trouve généralement retenue par les spécialistes en réponse à cette interrogation : la perturbation du sens de la réalité extérieure ne fait qu’exprimer une autre perturbation, interne quant à elle, qui affecte l’image du corps, c’est-à-dire la représentation, consciente et inconsciente, que le sujet se fait de sa propre corporéité.

Psychose et altération du schéma corporel

12Les troubles de l’image du corps et de la conscience de soi constituent toujours un élément central de la psychose. Cette image n’est pas innée, mais fait l’objet d’une acquisition progressive, même si elle connaît des seuils d’émergence topiques. On sait ainsi que le « stade du miroir », décrit par J. Lacan, 1966, [5] [2], permet au jeune enfant, entre six et dix-huit mois, d’anticiper imaginairement son unité par la perception de son image avant d’avoir acquis la maîtrise de son schéma corporel. S’il ne peut parvenir à cette première identification, condition d’une intégration réussie de la structure corporelle, le fantasme du « corps morcelé » apparaît, selon lequel le sujet ne perçoit pas son corps comme organiquement unifié, mais scindé, déchiré, écartelé entre divers membres dont l’autonomie menace le sentiment d’identité corporelle.

13Ce vécu du psychotique sans identité et sans image se manifeste chez le jeune enfant à travers de multiples troubles : le dessin du bonhomme est morcelé, dissocié ; les jeux avec la poupée sont agressifs, l’enfant pouvant aller jusqu’à arracher la tête ou un membre de celle-ci ou en bourrer frénétiquement le corps ; l’angoisse est présente et perceptible, même si elle est parfois camouflée par une certaine agitation et un comportement agressif.

14L’importance de cette intégration réussie de l’image du corps chez le jeune enfant a été portée au premier plan par les travaux de Gisela Pankow qui met l’accent sur la notion d’« image du corps », dont la première fonction « concerne uniquement sa structure spatiale, en tant que forme ou Gestalt, c’est-à-dire en tant que cette structure exprime un lien dynamique entre les parties et la totalité. Alors que le névrosé est capable de reconnaître l’unité du corps même si ce corps est mutilé, le psychotique n’en est pas capable. Nous parlons du « corps morcelé » du névrosé, corps qui peut sacrifier des parties sans perdre son unité. » (Pankow, 1983, p. 23) [6]. Dans un tel cas, malgré la perte, l’unité du corps subsiste. En revanche, l’altération de l’image du corps propre peut être beaucoup plus grave, comme dans la psychose, où « l’unité de la forme est détruite et nous pouvons parler d’un corps dissocié. » (Pankow, 1983, p. 23) [6].

15Le symptôme fondamental de la psychose est donc celui de la « dissociation ». Tentons d’en préciser la teneur de sens. « La différence entre la névrose et la psychose, explique G. Pankow, consiste en ce que des structures fondamentales de l’ordre symbolique, qui apparaissent au sein du langage et qui contiennent l’expérience première du corps, sont « détruites » dans la psychose, alors qu’elles sont simplement « déformées » dans la névrose (…) dans le phénomène qui apparaît comme spécifique de la psychose, le corps vécu n’est plus ressenti comme une entité. Je dis donc qu’il y a destruction. Cette destruction de l’image du corps peut entraîner des réactions différentes suivant les cas, soit que la totalité de l’image du corps se trouve remplacée par une de ses parties, soit qu’une confusion, spécifique de la psychose, ait lieu par la non-différenciation de l’extérieur et de l’intérieur. C’est à la suite d’une telle altération qu’on peut voir réapparaître certaines de ces parties de l’image du corps dans le « monde externe ». Parfois, ces parties sont encore reconnues comme des débris d’un corps primitivement entier, mais souvent elles réapparaissent sous la forme d’hallucinations, auditives ou visuelles. Par le terme de dissociation, je définis donc une destruction de l’image du corps telle que ses parties perdent leur lien avec le tout et réapparaissent dans le monde extérieur. » (Pankow, 1981, p. 242) [7]. Cette résurgence d’éléments corporels dans le monde extérieur peut prendre la forme d’hallucinations à dominante persécutrice où le patient se croit l’objet d’agressions émanant des membres autonomisés de son propre corps.

16Il apparaît ainsi que la constitution de l’image du corps propre est indissociable du processus de différenciation entre monde interne/monde externe : « le sentiment de transformation de ce corps est parallèle à la transformation du monde interne-externe. » (Resnik, 1973, p. 190) [8]. C’est bien l’intégration réussie de l’image du corps qui détermine, chez le sujet sain, la « normalité » de la perception de la réalité.

17Il n’est donc pas étonnant que la non-différenciation de l’intérieur et de l’extérieur, du dedans et du dehors, constitue un des symptômes majeurs de la schizophrénie. Henry Maldiney cite ainsi le cas d’un malade chez lequel le propre et l’étranger ne sont pas séparés, mais dans une constante contamination : « le même malade peut ne pas sentir qu’on touche une partie de son corps (tellement il est peu sien) mais être bouleversé parce qu’on enlève une chaise devant lui, tant les choses autour de lui sont sa chair. » (Maldiney, 1991, p.137) [9]. De son côté, Jean Oury insiste sur le fait que « un des traits les plus constants des schizophrénies est que le malade ne fait pas la distinction entre l’espace propre et l’espace étranger. Il les vit dans une sorte de contamination réciproque. Ainsi ce malade, cité par E. Bleuler qui, lorsqu’on enlève une table située devant lui, se penche brusquement et s’écrie : « Je suis Jésus-Christ ». En lui enlevant quelque chose d’essentiel, on vient de le crucifier. Inversement, le même homme peut ne pas sentir qu’on le touche. » (Oury, 1989, p. 203) [10]. On comprend alors que c’est essentiellement sur ce syndrome de dissociation que l’effort thérapeutique doit porter de manière privilégiée.

18Ainsi, afin de réparer la « faille » présente, chez les psychotiques, dans l’image du corps, G. Pankow se sert-elle d’une « image dynamique » qui permet de réparer aussi bien la dissociation de l’image du corps elle-même que ce qui en est une conséquence, la rupture dans les relations interhumaines : « Une telle image dynamique qui se réfère non seulement à la dialectique de l’image du corps mais aussi à la dialectique avec autrui, nous l’avons appelée phantasme. Chez le schizophrène vrai de telles images doivent toujours supposer la dialectique entre forme et contenu sans entrer toutefois dans l’histoire du malade, car la dissociation de l’image du corps s’accompagne d’une perte de la dimension historique de la vie du sujet. » (Pankow, 1983, p. 117) [6]. La méthode thérapeutique prônée par G. Pankow, appelée « structuration dynamique de l’image du corps » consiste alors à s’appuyer sur des images dynamiques permettant de réparer la dissociation dans l’image du corps : « chez le schizophrène authentique, de telles images doivent poser une dialectique entre forme et contenu, car le malade vit dans un corps sans limites. Lorsque la dissociation dans le monde de l’espace est réparée, le malade peut entrer dans son histoire, car la dissociation de l’image du corps s’accompagne simultanément d’une perte de la dimension historique de la vie du schizophrène. » (Pankow, 1981, p. 144) [7]. Il est remarquable en effet que le phénomène de dissociation, qui signe la présence de la psychose, induise une perte de la relation inter-humaine, comme si la destructuration du schéma corporel interdisait toute relation authentique à l’autre homme, au monde et aux choses, et bloquait l’historicité de l’existence du sujet, dont le dépassement fécond du présent vers le futur (vers l’« a-venir »), selon la modalité du « pro-jet », devient alors impossible.

19La dissociation dans l’image du corps affecte la dialectique entre forme et contenu, qui soumet le malade au vécu d’un corps sans limites, vécu qui, supprimant la distinction du corps propre et de l’étranger, de l’intérieur et de l’extérieur, du dedans et du dehors, du même et de l’autre, rend impossible toute reconnaissance perceptive de l’extériorité, c’est-à-dire de l’altérité (au sens de tout ce qui est « autre » que le sujet lui-même). C’est pourquoi, précise G. Pankow, « pour préparer le malade au contact avec autrui, j’essaie de l’amener à la reconnaissance des limites de son corps » (Pankow, 1981, p. 246) [7], condition préalable au retour du sujet dans son histoire et dans la relation à autrui. C’est seulement lorsque le corps a atteint ses limites que le malade est à nouveau capable de rencontrer autrui. Seul un « sujet », capable de se différencier dans l’espace de ce qui n’est pas lui, peut précisément se donner une image d’autrui, le percevoir et se préparer ainsi à le rencontrer.

20Reconnaître l’autre comme autre, c’est le percevoir dans son irréductible singularité, et c’est, à ce titre, l’anticiper comme objet de désir potentiel. Comme l’explique G. Pankow, « si le patient peut dire : « ce corps qui m’est extérieur n’est pas mon corps », alors il devient possible de reconnaître un nonmoi, non seulement dans le domaine du vivant en général, mais encore dans la relation avec le corps humain. C’est ce que l’on appelle « génitalisation », à savoir la possibilité de reconnaître un non-moi dans un corps unisexuel. Le franchissement de ce pas est de la plus haute importance. Le corps de l’autre, l’autre corps, est si totalement différent du corps du patient qu’il n’a plus rien de commun avec lui ; en conséquence il peut être désiré. Le désir, qui peut dès lors exister, n’est plus captif de la propre image de soi-même. Le désir s’adresse au « tout à fait autre ». (Pankow, 1981, p. 78-79) [7].

21C’est donc, aux yeux de G. Pankow, sur cette dissociation que la thérapie doit porter en priorité, privilégiant un « modèle structural » qui s’inscrit dans le corps vécu du malade, voire, bien souvent, par extension dans le corps familial (incluant le couple parental). Un tel travail de restructuration de l’image du corps, lorsqu’il est couronné de succès, ouvre la voie à une thérapie basée sur le modèle analytique classique : « il est possible de préparer le terrain pour une psychanalyse classique, après avoir structuré l’image du corps », précise G. Pankow qui ajoute, en note : « comme je n’entre pas dans le vécu historique du malade et me limite strictement à ce qui concerne la dynamique de l’image du corps, nous récoltons en général de très bons résultats. » (Pankow, 1981, p. 238) [7].

22Pour autant, la méthode ne vise aucunement, comme c’est le cas dans l’analyse freudienne classique, à tenter de mettre au jour des représentations inconscientes refoulées : « c’est à cause des rechutes que j’ai constatées, explique G. Pankow, que j’ai abandonné « la recherche du refoulé » chez les psychotiques, c’est-à-dire que j’ai cessé de toucher aux conflits inconscients tels qu’ils sont saisissables à travers des îlots de relations objectales, et que j’ai tenté, au contraire, de réparer des structures cassées à partir des zones de destruction elles-mêmes et de leurs débris de structures symboliques. » (Pankow, 1981, p. 245) [7]. Il s’agit ainsi de mettre au point un « accès dynamique » à la psychose, en tentant de développer « une dialectique dans un monde de fragmentation. Il s’agit donc d’opérer une « fusion » de fragments ; pour qu’une telle « fusion » soit stable, il faut choisir des fragments qui concernent le corps vécu » (Pankow, 1981, p. 245) [7]. Afin de réparer ainsi la dissociation dans l’image du corps, il convient de s’appuyer sur des « images dynamiques » autour desquelles se cristallisent les désirs du malade, et que G. Pankow appelle des « phantasmes », selon une graphie qui permet de distinguer rigoureusement de telles images de la notion ordinaire de fantasme conçue comme « production imaginaire passagère ».

23Il est ainsi possible de traiter des malades psychotiques devant lesquels Freud lui-même avouait son impuissance, en tant qu’inaccessibles à la verbalisation sur le mode de l’association libre ainsi qu’à la relation transférentielle. Concrètement, la méthode utilisée par G. Pankow repose sur l’usage de la pâte à modeler, qui permet au malade d’extérioriser et de présenter dans une matière malléable la teneur de la dissociation corporelle dont il est affecté. A propos d’une de ses patientes, G. Pankow peut écrire : « En me servant uniquement de la pâte à modeler, j’ai créé une situation à trois : la malade, son œuvre qui représentait son corps, et moi-même. Je suis parvenue ainsi à un résultat appréciable. » (Pankow, 1981, p. 238) [7].

Psychose et temporalité

24La modification structurale, qui affecte la personnalité du sujet psychotique, est concomitante de sa modification temporelle : « les plans sont confondus, mêlés, inversés (…) les scléroses temporelles sont corrélatives des modifications et des scléroses du sujet proprement dit. ». L’absence de durée organisée semble s’avérer coextensive d’un certain manque de cohésion du sujet considéré en tant que tel. La perte de la subjectivité s’accompagne toujours d’un naufrage de la mémoire et de toute continuité réelle, la vie s’écoulant désormais « instant par instant », affectée d’une discontinuité radicale qui exprime l’absence même de continuité du moi, d’épaisseur temporelle nécessaire au processus d’identification à soi. « Il semble, en effet, explique E. Amado Lévy-Valensi, 1972, [11], que l’aliénation du temps soit coextensive de l’aliénation originelle du sujet et même son exacte mesure. L’adhérence au temps serait corrélative de l’assomption de soi, la maîtrise du temps du dépassement de soi. Ce que Jaspers conçoit comme déchéance du « chiffre du temps » dans l’isolement de ses trois termes, est le signe de l’aliénation foncière du sujet à sa préhistoire. L’Histoire ne se déroule qu’à partir d’une acceptation foncière, celle justement du « déroulement ». Toute répétition inconsciente aliène l’essence de la temporalité. Elle aliène du même coup l’objet dans sa nouveauté actuelle, elle coupe le sujet de toute connaissance effective. » (Amado Lévy-Valensi, 1972, p.151) [11].

25E. Amado Lévy-Valensi estime que « toute « approche » phénoménologique du malade s’inscrit dans une perspective qui souligne l’aliénation du temps, ou, si l’on préfère, la nontemporalité du temps. L’hébéphrène de Kuhn n’a ni passé, ni avenir. Le présent a perdu sa fonction de relation et de condensation et le sujet se meut dans un univers illusoire. Le schizophrène observé par Minkowski « touché dans son dynamisme vital sent tout s’immobiliser en lui …. En dedans comme au-dehors il ne sait plus que juxtaposer »… « Le pouvoir créateur est aboli en moi, dit-il, je vois l’avenir comme une répétition du passé ». La psychose maniaco-dépressive, de par son mode cyclique, constitue une autre négation du progrès temporel sans compter qu’en phase mélancolique le malade vit chaque instant avec le sentiment d’une imminence catastrophique. Bien loin de s’orienter vers l’avenir, vers l’accomplissement de la durée, il attend la fin. (Amado Lévy-Valensi, 1972, p.148) [11].

26« La dissociation schizophrénique de l’image du corps mise en pleine lumière par Gisela Pankow est corrélative de la dissociation de l’image du monde. Ce sont les deux faces d’une même dissociation qui affecte originairement le schizophrène dans son être-là comme être-au-monde à travers son corps propre. Il s’agit essentiellement d’une dissociation du schème temporel. Les actions du schizophrène se succèdent sans s’entre-suivre, dans une incessante brisure de l’être-au-monde. » (Maldiney, 1991, p.136) [9]. D’une manière générale, l’existence du malade cesse de se temporaliser dans le sens d’une histoire.

27C’est que la dialectique temporelle, constitutive de l’historicité, est inhibée dans le vécu psychotique. Si le présent orienté vers l’avenir est le lieu de tout accomplissement, le blocage de l’intentionnalité temporelle dans la psychose interdit au malade toute réalisation de soi ainsi que tout projet intramondain. De fait, si l’avenir (l’« à-venir ») est le lieu temporel de l’accomplissement, c’est dans le présent que s’origine toute visée de l’avenir. En sorte que la fixation au passé, constitutive de toute psychose, engendre « l’impossibilité de toute transformation - et, par suite, de tout présent véritable - dans un « présent » envahi par le symptôme et refermé par l’intrusion douloureuse et réitérée, en lui, d’un passé indépassable. Ces caractères dessinent une temporalité du retour incessant, où l’occultation de l’ipséité et la perte de la liberté événementialement comprise verrouillent par avance l’aire de jeu où tout événement nouveau peut survenir, et, à travers le retour d’un choc inassimilable, réduisent l’expérience elle-même à un « choc en retour ». » (Romano, 1999, p. 262) [12].

28Il revient au psychiatre allemand Ludwig Binswanger (1881-1966) d’avoir approfondi et radicalisé cette analyse de l’altération de la structure temporelle dans l’être au monde schizophrénique. Cet auteur tente de comprendre le sens de la relation que le sujet entretient avec le monde à l’aide de la notion husserlienne d’« intentionnalité » (selon laquelle « toute conscience est conscience de quelque chose », c’est-à-dire se dépasse en visant quelque chose d’extérieur à elle-même), ainsi que de l’analytique existentiale de Martin Heidegger, développée dans le maître ouvrage publié en 1927, « Être et temps » (Sein und Zeit), et centrée sur l’analyse du Dasein (terme allemand intraduisible que Heidegger substitue aux désignations habituelles de l’homme, telles que le « sujet », la « conscience », l’« esprit », l’« âme », etc., termes à ses yeux trop connotés par la tradition philosophique classique, à l’égard de laquelle il veut prendre ses distances) ; ce Dasein est compris comme présence de l’homme au monde, comme « être-au-monde » (In-der-Welt-Sein).

29Mais c’est surtout sur l’analyse de la temporalité proposée par le philosophe Edmund Husserl dans son ouvrage : « Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps », publié en 1905, que s’appuie Ludwig Binswanger dans sa tentative de compréhension de ces grandes psychoses que sont la mélancolie et la manie (Tatossian, 1997) [13]. Dans son analyse de la temporalité, c’est-à-dire du temps vécu, du temps subjectif, et non pas du temps objectif, ou encore du temps des horloges, la conscience du présent est toujours entrelacée avec la conscience du passé (nommée « rétention » par Husserl), et du futur (« protention »), et c’est précisément ce qui fait que la conscience est un flux, et non pas la succession d’instants ponctuels séparés. Pour Husserl, le temps, avant de se rapporter aux objets, caractérise la conscience elle-même dans son accomplissement effectif. Le flux du « présent vivant » (lebendige Gegenwart) n’est autre que l’émergence indéfiniment renouvelée d’un présent nouveau. Une telle analyse permet d’établir le caractère foncièrement « temporel » de la vie de la conscience intentionnelle (c’est-à-dire dans son rapport au monde), normalement orientée vers le futur, vers ce qui est à-venir, à partir d’un présent sans cesse transi par le mouvement de « dé-passement » du passé.

30Ainsi Binswanger peut-il montrer, sur une telle base théorique, que les psychoses, telles la mélancolie ou la manie, quelles que soient leurs différences, se caractérisent par une altération, voire une dissolution de la temporalité. Le malade ne dispose plus de la flexibilité du flux de conscience qui rend possible la présence du présent « vivant », actuel, dont Husserl a montré qu’il constitue moins un instant distinct, séparé, discret, qu’un « maintenant », où la présence du présent est indissociable du passé immédiat et de l’avenir vers lequel il se dépasse déjà. Naturellement intriquées, les trois instances temporelles forment une trame qui se manifeste par un « flux » qui, tel un vecteur orienté, ne cesse de se dépasser vers l’avenir qui lui donne son « sens « (dans le double sens de direction et de signification). De par une telle structure temporelle, le « présent vivant » s’ouvre toujours déjà, et rend possible l’irruption de l’« événement », c’est-à-dire du nouveau, de l’inattendu, de l’imprévisible.

31Il en résulte que l’existence, du fait même de la temporalité selon laquelle elle se déploie, comporte intrinsèquement le risque de la crise, de la faille, de la déchirure. Comme le note le philosophe Henri Maldiney, « L’existence est de soi discontinue, elle est constituée de moments critiques qui sont autant de failles, de déchirures d’elle-même, où elle est mise en demeure de disparaître ou de renaître. Ce qui la met en demeure est toujours un événement. L’événement ne peut être que subi. Et, inversement, qu’est-ce qui pourrait être à vivre et à subir, sinon un événement ? ». L’événement est ainsi ce par quoi nous sommes affectés passivement, et qui, en quelque sens que ce soit, transforme notre être et notre histoire. Cette transformation de soi résulte de la modification du système des possibles auquel notre existence ne cesse de nous confronter, et, à ce titre, peut constituer un enrichissement en nous ouvrant à un autre monde possible, mais elle peut également être proprement « catastrophique » « si elle n’est pas intégrée à titre de transformation constitutive par le soi. Celui-ci perd alors sa capacité d’ouverture à l’événement et à soi », précise Maldiney, qui ajoute : « C’est précisément ce qui a lieu dans la psychose. La crise non surmontée coupe court à la possibilité même de toute autre crise. La métamorphose de l’existence, qui constitue l’événement même de la psychose, est devenue l’unique. Dans la psychose, à parler en toute rigueur, il n’y a plus d’événement. » (Maldiney, 1991, p.124) [9]. La psychose est l’événement qui supprime la possibilité de survenue de tout autre événement. Il existe en effet une corrélation étroite entre la temporalité (le temps vécu) et l’événement : seul un temps normalement orienté du passé vers l’avenir, c’est-à-dire « ouvert », disponible, rend possible le surgissement de l’inattendu et de l’imprévisible que constitue tout événement. En sorte qu’un temps bloqué engendre l’inhibition de toute action, de toute praxis concrète, signant ainsi l’inadaptation du malade aux exigences de la quotidienneté.

32Dans les phénomènes pathologiques (tels la dépression ou la mélancolie), le temps immanent au vécu reste bloqué : « avec ce blocage disparaît la possibilité de s’acquitter des vécus en les vivant dans une marche à l’avenir. » (Straus cité par Maldiney, 1991, p.125) [9]. Comme l’explique H. Maldiney, « ce dont le mélancolique ne peut pas s’acquitter, ce n’est pas simplement, comme le dépressif, de son passé, mais c’est de n’importe quel événement, de l’événement en tant qu’événement. Ainsi, une malade du psychiatre Roland Kühn est frappée d’impuissance lorsqu’il lui faut choisir dans un buffet des verres pour servir une liqueur. Elle ne peut répondre aux exigences venant des choses, aux instances qu’elles lui font d’avoir à être, par elles, engagée dans une suite naturelle d’actions que la situation du moment appelle. Cette même malade, qui ne demande qu’une chose : « qu’on ne lui demande rien », est, dit-elle, contrainte à un carrousel de pensées, dont le caractère cyclique et tourbillonnaire est la marque de sa temporalité. » (Maldiney, 1991, p.126) [9].

33Une telle analyse de la relation constitutive entre psychose et « dé-temporalisation », pétrification du flux temporel, est partagée par de nombreux psychiatres (tel Eugène Minkowski, 1995 [14], 2002 [15], par exemple, s’appuyant sur la théorie bergsonienne de l’« élan vital ») qui montrent que c’est bien le problème du temps qui rend compte de la structure « normale » de la personnalité humaine, aussi longtemps qu’elle reste orientée vers l’avenir. Si l’élan vital vient à chanceler ou à vaciller, c’est alors l’ensemble de la personnalité qui, confrontée à une désagrégation interne, peut s’effondrer. Chez le malade, précise ainsi Binswanger, « l’avenir est barré. Il lui manque, pour l’exprimer d’une manière phénoménologiquement plus exacte, « la protention vers l’avenir ». Son comportement est dans le fond celui d’un condamné à mort. « La notion complexe du temps et de la vie se désagrège et descend sur un échelon inférieur », un échelon qu’en fait nous portons tous en nous-même ! Là où cette désagrégation se produit, là donc aussi « où l’élan vital fléchit, le devenir entier se précipite sur nous et devient dans son ensemble une puissance hostile qui ne peut que nous faire souffrir. » (Binswanger, 1987, p. 43-44) [16]. Notons que c’est là l’origine du délire de persécution, sur lequel nous reviendrons, et qui confronte le malade à une réalité extérieure vécue comme foncièrement hostile et étrangère.

34On mesure ici à quel point tous les symptômes caractéristiques de l’état psychotique entretiennent une relation de concomitance ; ainsi W. Blankenburg, dont nous avons analysé précédemment le syndrome de « perte de l’évidence naturelle », peut-il insister, dans sa tentative de compréhension du phénomène psychotique, tout comme Binswanger, sur le fait que la psychose s’accompagne toujours d’une altération profonde de la structure temporelle : « Nous posons là, écrit-il, la question de la constitution temporelle, c’est-à-dire plus spécialement du sens temporel de la quotidienneté comme corrélat de l’évidence naturelle, de l’habitualité saine. » (Blankenburg, 1991, p. 140) [4]. En quoi consiste donc cette évidence naturelle, constitutive de toute « normalité » ? S’appuyant sur les analyses du philosophe Edmund Husserl, Blankenburg montre qu’il s’agit d’une « confiance » dans le déroulement stable et persistant de l’expérience ordinaire, c’est-à-dire du rapport que nous entretenons quotidiennement avec les choses, avec les autres hommes et le monde en général.

35Or, c’est précisément ce séjour dans la réalité du monde quotidien auquel nous sommes habitués qui se trouve menacé chez le malade, pour lequel le « cadre » dans lequel tout se déroule se dérobe. Le malade se trouve alors, par cette transformation de la temporalité, expulsé du monde commun, monde partagé par l’ensemble des hommes, dans un monde qui lui est propre et qui n’a de sens que pour lui : « La confiance dans le fait que l’expérience prenne son allure stable et persiste malgré toute discontinuité extérieure, est ébranlée. Il s’agit de cette continuité temporelle, qui représente un moment essentiel de l’identité du je… » (Blankenburg, 1991, p. 23) [4].

36Si la confiance dans le déroulement normal de l’expérience disparaît chez le malade, c’est que cette confiance est indissociable du déploiement lui-même « normal » de la temporalité, vectorisée du passé vers l’avenir en passant par l’actualité évanescente du présent. Mais précisément, la temporalité du schizophrène, par exemple, est « pétrifiée », du fait d’une fixation à un stade archaïque du développement qui lui interdit désormais toute ouverture vers l’avenir et le ferme à tous les possibles qu’il contient. L’existence du malade ne se temporalise plus dans le sens d’une histoire, mais se trouve soumise à une véritable « compulsion de répétition » (Wiederholungszwang) qui l’assujettit à un temps cyclique d’où toute nouveauté se trouve exclue a priori, comme s’il s’agissait précisément pour le malade de se protéger, en offusquant en soi toute réceptivité à l’événement, contre la dimension d’altérité de la réalité, contre le surgissement incessant de ce qu’on n’attendait pas, et qui est de l’ordre de l’imprévu et de l’inanticipable.

Le délire

37Pour des raisons que notre analyse précédente de la temporalité déficiente dans les psychoses nous permet de comprendre, le malade est affecté d’un sentiment de passivité radicale (la dimension « pathétique » de la maladie tient à ce qu’elle est toujours « passion », au sens étymologique, celui du « pathos » grec ou du « patior » latin, renvoyant tous deux au fait de subir, donc de souffrir, comme l’atteste l’occurrence lexicale et sémantique de la « Passion » du Christ). C’est ce vécu de passivité qui se trouve à l’origine du délire. En effet, ce dernier est bien souvent la conséquence, et l’expression, du sentiment vécu par le malade d’une passivité totale à l’égard d’un monde auquel il se croit totalement soumis, sans recours possible. Un tel vécu est indissociable de l’incapacité du sujet à thématiser l’expérience, et ainsi se l’approprier symboliquement. Un tel déficit engendre presque mécaniquement la perception du monde extérieur comme hostile et agressif, ce que manifeste exemplairement le délire de persécution, propre à la psychose paranoïaque. C’est qu’en effet, « s’il n’y a pas de réappropriation égoïque par un acte d’accueil ou d’attention, le vécu est appréhendé comme purement déterminé par l’extérieur, ce qui peut rendre compte de la confusion que font certains schizophrènes entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui vient de leur moi et ce qui vient de l’extérieur, et même entre le vivant et le non-vivant puisqu’un objet inanimé peut susciter un vécu. Ainsi le schizophrène peut avoir l’impression que tel objet sollicite son attention, voire manipule sa conscience. Que ce type d’expérience pathologique s’accompagne d’un sentiment de persécution n’a dès lors rien d’étonnant. » (Pachoud, 2001, p.162) [17].

38Mais le délire est une réalité biface : à la fois perception déformée, pseudo-perception d’une réalité vécue comme persécutrice, et réponse à cette perception, à l’aide d’un mécanisme de défense permettant de s’en protéger, et qui consiste en la substitution d’une « autre réalité » à celle qui est perçue comme insupportable. Le délire n’est rien d’autre que cette élaboration secondaire ayant pour fonction de procurer au sujet un monde redevenu habitable. Ainsi, à propos du cas d’un grand délirant souffrant de psychose paranoïaque, Freud écrit-il : « le paranoïaque rebâtit l’univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu’il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. « Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction. » (Freud, trad, Bonaparte, Loewenstein, 1967, p.315) [18].

39Généralement vécue comme une expérience de « fin du monde », la catastrophe schizophrénique appelle de la part du malade une tentative de restructuration au moyen d’une nouvelle existence, une existence délirante. Celle-ci a pour fonction de restaurer un certain équilibre existentiel, un équilibre psychotique. Le délire endosse ainsi une fonction de « vicariance » destinée à faire pièce au désarroi structural de la psychose ; il s’agit en fait pour le patient de tenter une véritable reconstruction de la personnalité, au moyen d’une création, le délire, qui joue alors le rôle de re-création de la personnalité. Car ce n’est pas seulement le monde extérieur que le délire se propose de « reconstruire », c’est aussi le monde intérieur, c’est-à-dire le pôle « subjectif » correspondant à cette nouvelle objectivité. Le délire vise ainsi à une double reconstruction, intérieure et extérieure. Comme le note Jean Oury, « dans les structures psychotiques, schizophréniques surtout, il y a une non-délimitation de soi-même, une confusion entre le même et l’autre, c’est-à-dire une sorte de participation floue avec le monde, une sorte de narcissisme mal structuré qui fait que c’est en construisant quelque chose qu’on se reconstruit soi-même. » (Oury, 1989, p. 172-173) [10]. C’est qu’en effet, « la dissociation schizophrénique, la Spaltung, c’est un défaut de rassemblement. Tout l’effort du psychotique, s’il lui reste encore assez d’énergie, s’il n’est pas abruti par trop de médicaments ou un isolement abusif, s’il lui reste une certaine énergie qu’on peut appeler « vitale », son effort sera de se rassembler, même s’il n’y arrive pas ! Or, il se trouve qu’une façon de se rassembler (…), c’est justement de faire quelque chose, de fabriquer quelque chose …. Ce qu’il fabrique, ce qu’il va produire, du fait de la dissociation, du fait qu’il n’y a pas de distinction entre le même et l’autre, c’est lui-même. Un schizophrène, quand il fait quelque chose, quand il construit quelque chose, c’est lui-même qu’il construit. » (Oury, 1989, p. 19) [10].

40Par là se manifeste la dimension de réélaboration défensive du délire qui constitue toujours une tentative de réappropriation, de la part du malade, d’une existence dépossédée d’elle-même, proprement aliénée, où le sujet ne s’appartient plus, et se vit comme exproprié de lui-même, offert en pâture aux menées incontrôlables d’un monde malveillant. Le délire paranoïaque est l’illustration frappante de la double valence du délire : à la fois perception erronée du réel et reconstruction défensive d’une autre réalité destinée à s’y substituer. Ludwig Binswanger montre la « structure de monde » qui rend possible le délire de persécution. L’étude d’un malade présentant un grave délire hallucinatoire de persécution aboutit à la conclusion que le patient cherche à se protéger de ce qu’il vit, dans son rapport au monde, comme une « catastrophe » : ici, la catastrophe consiste « dans l’irruption de « l’inquiétance » innommable ou de la « terrifiance », tout simplement, dans le « monde » et l’être-présent ». C’est qu’en effet « l’être-présent était ici constamment menacé et guetté tout à l’entour par une « puissance » encore impersonnelle, certes, mais hostile. » Or c’est précisément à ce caractère impersonnel d’un monde inquiétant auquel le patient craint d’être livré que le délire fait pièce ; le délire de persécution a pour fonction de se protéger de l’irruption de cette « terrifiance » : « au lieu de la puissance impersonnelle de « l’inquiétance » sans fond apparaissaient les machinations secrètes des ennemis personnifiés. Contre ces ennemis-là, la malade pouvait à nouveau se défendre consciemment - par des plaintes, des contre-attaques, des tentatives de fuite -, choses qui, toutes, apparaissaient comme des jeux d’enfant en comparaison de l’être-menacé, constant et sans recours, par la puissance terrifiante de l’inquiétance « insaisissable ». (Binswanger, 1970, p. 75-76) [19]. Il est sans doute plus facile de se défendre contre des ennemis identifiés qu’à une puissance persécutrice anonyme et impersonnelle. Telle est la fonction du délire, de sécurisation contre le risque d’irruption d’une menace insidieuse et imprévisible.

41Par ailleurs, si la peur est peur de quelque chose de déterminé, contrairement à l’angoisse, que l’absence d’objet identifiable rend proprement insupportable, l’élaboration du délire confère le bénéfice secondaire d’une substitution de la première à la seconde, ce qui constitue un gain non négligeable en termes de sécurisation. Le malade se protège « en passant de l’angoisse éprouvée devant l’indétermination du terrifiant, à la peur suscitée par un monde terrifique, d’où les menaces surgissent sous la forme déterminée de figures persécutrices. », Confronté à un monde où il a perdu tout repère, et qui le terrifie, le malade tente désespérément de reconstruire une structure dont il ait la maîtrise : « le délire déploie un horizon sous lequel quelque chose comme un sens soit possible. Il a la forme du projet (…) le schizophrène tente de bâtir un autre monde où la métamorphose de sa présence devienne possible et signifiante sous l’horizon de sa propre possibilité. » (Maldiney, 1991, p.141) [9].

42Donnons ici un exemple concret de cette fonction de substitution défensive dévolue au délire, et à la dimension de compensation qui lui est associée. Henry Maldiney cite le cas d’un malade schizophrène dont le délire est proprement une « défense » ; ce délire « prend forme dans le projet qu’il fait d’une ville, ville modèle et unique, dont il dessine les plans avec un soin extrême. Son projet, projet d’architecture - qui est avant tout projet d’une architecture de l’existence - réalise l’antithèse de sa condition subie. A la contamination illimitée de l’espace propre et de l’espace étranger, il oppose l’hyper-délimitation d’un autre monde. Les rues, les places de sa ville sont si rigoureusement délimitées qu’elles ne débouchent pas les unes sur les autres. Les maisons alignées le long des murs sont des cadres ou des cases identiques, dont chacun est, à la lettre, occupé par un nom inscrit en lui. Ces noms, placés systématiquement, désignent des échantillons de toutes les régions de l’expérience : marchandises, sciences, techniques, travaux, régions géographiques, unités politiques, idéaux. » (Maldiney, 1991, p.137-138) [9] [3] On ne saurait mieux illustrer le caractère de mécanisme de défense constitué par le délire, dont l’hyper-délimitation souligne la réaction défensive, quasi-obsessionnelle, du malade par rapport à une existence frappée de confusion spatio-temporelle, ignorant toute limite entre le dedans et le dehors, le propre et l’étranger.

43Il apparaît ainsi que le délire permet au malade de se reconstruire et de retrouver un semblant d’unité personnelle, à partir du sentiment premier de dislocation, de non intégration d’une image du corps synthétique et unifiante. Ainsi peut-on considérer le « système de délire pathologique comme réaction à une impression de dislocation catastrophique de la continuité corporelle et à la sensation effrayante de séparation, qui surgit sous la pression subie et violente de la réalité. » (Tustin, 1977, p.108) [20].

Psychose et langage

44L’altération du langage observée dans les psychoses n’est elle-même que l’expression de cette rupture de la communication précédemment soulignée, et qui atteint son paroxysme dans le phénomène de l’autisme. Le renfermement du sujet sur lui-même, dans ce cas, hypostasie la distance entre le sujet et l’objet et rend impossible la communication : « L’autisme du schizophrène, l’effritement de son temps intérieur, est coextensif du bouleversement de l’organisation de sa personne, à tel point que le symbole (…) n’a plus de signification. Le conscient ne se réfère plus à l’inconscient, tous les plans sont mêlés, la signification, si elle ne disparaît pas, cesse d’être expresse et maîtrisée. L’autisme s’avère concomitant d’un trouble manifeste de la fonction de communication. Distorsions du système verbal, dérivations, condensations, sur le double registre « du sens et de la formulation verbale », néologismes, altération du sens des mots constituent au niveau de l’expression du schizophrène - qui est souvent sinon un monologue du moins un appel univoque - le trouble de la communication proprement dit. » (Amado Lévy-Valensi, 1972, p.152) [11].

45Seul un « sujet » peut vouloir communiquer avec un autre « sujet », en sorte que l’auto-constitution d’un moi étayé sur un schéma corporel mature, c’est-à-dire différenciant rigoureusement le monde interne du monde externe, le dedans du dehors constitue la condition première de toute communication verbale, en tant qu’expression d’un véritable processus de pensée. Comme le souligne S. Resnik, « la capacité de penser implique la conscience d’un espace intérieur dans lequel un processus mental peut se développer. La prise de conscience de l’espace corporel est une expérience fondamentale du processus mental. » (Resnik, 1973, p. 200) [8]. De son côté, F. Tustin observe, chez les jeunes enfants, que « la fragmentation du soi et la confusion extrême entre les différentes parties du soi et celles des autres a pour conséquence une pensée désintégrée et confuse. » (Tustin, 1977, p.94) [20]. Un moi intérieurement fragmenté, corrélatif d’une image du corps morcelé, ne peut produire qu’un flux de conscience lui-même altéré, proprement désarticulé, s’assimilant à ce que Binswanger repère, chez le maniaque, comme « fuite des idées ». Celle-ci se présente comme « une accélération du processus associatif due à un jaillissement de perceptions, d’idées et de souvenirs que le malade n’arrive plus à dominer. Certains termes intermédiaires sont télescopés ou omis, de sorte que le discours du patient abonde en incohérences et en coqs à l’âne ». (de Waelhens, 1972, p.16) [21]. Il y a défaillance de la continuité du cours de la pensée, sous la forme de la fuite des idées, symptomatique de la psychose maniaque.

46Il apparaît en effet que la perturbation du rapport au monde, chez le schizophrène, engendre une incapacité à fixer son attention sur les éléments essentiels de la situation dans laquelle il se trouve pour s’y adapter de manière adéquate. Le déficit attentionnel interdit au sujet de s’approprier les contenus de conscience, ainsi que les stimuli extérieurs qui y correspondent, appropriation pourtant nécessaire au processus d’autoidentification du moi : « L’existence d’un trouble attentionnel dans la schizophrénie est bien établie (…), où il se manifeste par la distraction du schizophrène qui laisse capter son attention par des stimuli de l’environnement non pertinents relativement à la tâche dans laquelle il est engagé. Cela est couramment observable par exemple dans la diffluence de son discours. L’enchaînement du discours d’un patient engagé dans un dialogue va se trouver modifié par des événements de l’environnement sans rapport avec son propos, par exemple un chant d’oiseau entendu au dehors, sur lequel il va poursuivre son discours au prix d’égarer son fil thématique. Des enchaînements de ce type peuvent aussi avoir lieu par assonance, du fait de la saillance de certains noèmes (signifiants), ou encore en jouant sur une homophonie qui l’écarte de son intention signifiante initiale. » (Pachoud, 2001, p.161) [17].

47A propos d’une de ses patientes maniaque, Binswanger relève le tableau clinique suivant : « en phase maniaque, réactivité accrue aux impressions sensorielles, aussi bien optiques qu’acoustiques, dans la parole et l’écriture souvent nette fuite des idées, très souvent énorme besoin de parler et d’écrire, besoin d’être occupée en général. Ecrit abondamment et souvent en gros caractères son « auto-analyse », avec de nombreuses répétitions et des phrases creuses. » (Binswanger, 1987, p. 99-100) [16].

48L’observation clinique donne de nombreux exemples de ce que François Perrier appelle « la fonction pervertie de la communication verbale chez le schizophrène » (Perrier, 1972, p. 251) [22] : « nous pouvons percevoir alors, si nous ne tenons pas à méconnaître le caractère très profondément frustrant de cette défense schizophrénique, qu’il n’existe dans le dire du malade, en fait, aucune assertion véridique, aucune intention d’en transmettre une, autrement dit, de faire comprendre quelque chose, fût-ce un de ces mensonges, qui postulerait l’existence du vrai et l’adhésion éventuelle de l’autre. Dans cette perspective, le langage paranoïde nous fournit peut-être dans ses particularités déconcertantes, caricaturales, tératologiques, les lois mêmes de l’absentéisme verbal du schizophrène. Les néologismes, les jeux de mots, les calembours qui jettent la note de la discordance dans la partition verbale que nous voudrions souvent en vain orchestrer, pour répondre au soliloque paranoïde (…) nous pouvons y chercher, avant les virtualités d’une signification non assumée, la preuve d’une adultération, d’une perversion, d’une répudiation de la parole en tant que message fondateur d’une relation. » (Perrier, 1972, p. 253) [22] [4] Fondamentalement, c’est bien de la rupture avec le monde « normal », et de la défaillance de la constitution du moi, du pôle égoïque, dont témoigne encore, à son niveau propre, l’impossibilité de la communication verbale avec autrui, chez le psychotique, manifestant la défaillance de la thématisation, de la constitution d’un sens, liée à l’incohérence structurelle de la pensée et de l’expression. Le déficit attentionnel, qui trahit la défaillance de la constitution du moi, interdit au patient d’exercer un contrôle sur ses contenus expérientiels, l’exposant ainsi au risque incontrôlable d’une irruption en retour, sur un mode persécutoire, de ces mêmes contenus.

Psychose et intersubjectivité

49Tout ceci montre que la pathologie psychotique se caractérise par une incapacité de la relation intersubjective, dont la fonction pervertie de la communication verbale témoigne comme d’un symptôme essentiel, selon lequel la parole cesse d’être l’instrument des médiations interpersonnelles. Une telle défaillance est elle-même l’expression d’une incapacité du malade à poser autrui comme alter ego, en relation avec un moi déjà pré-constitué ; la position d’un alter ego présuppose comme sa condition de possibilité la constitution préalable d’un moi déjà là, bien structuré. Dans le cas contraire, aucune véritable relation intersubjective ne semble pouvoir s’instaurer : « La notion de l’ego ainsi conçue est inséparable de celle de l’alter ego et sous-entend la relation duelle qui affronte chaque sujet à sa propre image au moment même où il perçoit l’image de l’autre ; qui affronte chaque sujet à l’image de l’autre à travers l’image qu’il projette sur lui (…) Tout se passe comme s’il ne pouvait élire un alter ego sans risquer de se perdre en lui, faute d’avoir à lui opposer la pérennité d’un moi consistant. » (Perrier, 1972, p. 255) [22]. Cette absence du moi chez le schizophrène lui interdit d’être « quelqu’un qui se présente, se maintient et s’assume devant nous. » (Perrier, 1972, p. 256) [22].

La question du rapport à la mère

50Nous ne voudrions pas conclure cette enquête sur la nature du phénomène psychotique sans en évoquer brièvement l’un des principaux facteurs étiologiques, repéré par certains courants de l’école psychiatrique et psychanalytique.

51Si le déficit fondamental de la psychose apparaît au niveau de la structuration du moi, c’est vers la genèse de cette identité originaire qu’il convient de se tourner. Or, la position de l’ipséité, c’est-à-dire le sentiment d’identité personnelle, n’est possible que si le sujet parvient à sortir du « sentiment océanique » de la vie, décrit par Freud au début de « Malaise dans la civilisation. » Comme l’explique Remo Bodéi, en effet, « le moi est le résidu flétri de ce sentiment de fusion avec le tout, auquel, en grandissant, nous avons dû renoncer, en sorte que la psyché normale de chacun est le résultat de cette mutilation ordinaire. Pour que chacun devienne un moi, il lui est nécessaire d’abandonner l’idée d’une continuité entre lui-même et le monde, entendu comme sa prothèse ou son prolongement. Au cas où cela ne se produit pas, la ligne de démarcation entre sujet et objet demeure labile, laissant au délire des brèches par où faire irruption dans la conscience. » (Bodéi, 2002, p.81) [23].

52Mais cette rupture avec le fantasme archaïque d’une union « océanique » avec le Tout du monde trouve sa condition première dans la nécessaire sortie de la relation fusionnelle avec la mère, que l’enfant connaît dans les tout premiers âges de la vie. La question de la relation à la mère, dans la protohistoire infantile, s’avère ainsi décisive, et n’a cessé de susciter le débat, sans pour autant jamais aboutir, jusqu’à ce jour, à un véritable consensus.

53Il reste que, dans la perspective psychanalytique, l’origine de la psychose se trouve dans la toute première relation de la mère à l’enfant qui prend la figure d’une relation fusionnelle, symbiotique, où s’enracine d’emblée le risque d’une indifférenciation persistante. (Pankow, 1981, p. 141) [7] [5] A cet égard, il convient de distinguer une « bonne » symbiose, étape nécessaire du développement normal dans la relation entre la mère et l’enfant, d’une symbiose pathologique source de non-différenciation : « au début de sa vie, affirme G. Pankow, l’enfant a le droit de participer au corps et à l’âme de sa mère. Mais au fur et à mesure que des structures biologiques et psychiques se développent pour permettre une séparation, un processus de « Grenzfindung, » c’est-à-dire d’élaboration des limites, se met en route. Si des « failles » apparaissent dans ce processus de structuration, il y aura des courts-circuits et dans le domaine biologique, et dans le domaine psychique. Pour éviter le vide, dû à une faille dans les structures symbolisantes, on « se colle ensemble, à nouveau ». Ainsi je voudrais distinguer la symbiose positive, nécessaire au développement de l’enfant, et la soudure secondaire que je désignerai par le terme de fusion. » (Pankow, 1981, p. 189) [7].

54La conséquence de cette « fusion » pathogène réside dans la perpétuation de la non-différenciation symbiotique, entraînant l’impossibilité pour l’enfant d’exister comme un être à part entière, reconnu et respecté dans sa différence et son altérité par la mère, dont la vocation est de lui ouvrir le monde de la représentation, le monde du désir. Une telle conquête de l’autonomie, par l’enfant, se révèle extrêmement difficile, dès lors que l’enfant n’est pas toujours déjà « reconnu » dans sa singularité par la mère, qui s’avère ainsi incapable de porter son enfant vers l’accès à l’autonomie.

55C’est qu’en effet, « il est contradictoire, logiquement et réellement, d’être une partie du corps de la mère et d’exister comme un être indépendant, entier. On ne peut pas faire partie du corps maternel, et, subitement, exister seul dans un monde fragmentaire. » (Pankow, 1981, p. 234) [7]. L’enfant qui devient schizophrène se trouve confronté à une situation décrite par G. Bateson comme « double bind », un « monde sans issue », où le rapport de la mère à l’enfant se trouve décliné à la fois, et contradictoirement, sur le mode de l’approche et du rejet. Formulée dans la perspective de la dialectique de l’image du corps, cette « double entrave » (traduction que G. Pankow préfère à celle, traditionnelle, de « double lien ») prend la figure d’injonctions parentales de nature contradictoire : « tant que l’enfant est vécu comme partie du corps de sa mère, et par ce fait est soumis au désir et à la parole de sa mère, celle-ci est gentille et contente. Malgré cela, elle repousse l’enfant pour ne pas montrer qu’elle a besoin de cette symbiose. A la suite de ce rejet, si l’enfant essaye de se libérer pour mener seul, dans ses limites à lui, une existence fondée sur une identité qui soit la sienne, la mère intervient pour récupérer « cette partie d’elle-même » qu’elle est en train de perdre. Tant que l’enfant aide la mère à se sécuriser, tout va bien. Dès que l’enfant cherche à devenir objet du désir de sa mère - ou de tout autre personne -, tout se gâte, car la mère n’a pas tout à fait acquis son identité et, en conséquence, elle comble les failles de son corps par son enfant ; elle est incapable de laisser se développer un désir libre. » (Pankow, 1981, p. 234) [7] [6]

56C’est pourquoi l’interprétation psychanalytique insiste sur l’enracinement de la psychose dans les tout premiers âges de la vie, voire sur ce qui, avant même la naissance de l’enfant, ressortit au désir parental. Dans de nombreux cas, on peut penser que le rejet par la mère de tout investissement procréateur a joué un rôle (par ailleurs difficile à quantifier) dans le surgissement du scénario psychotique. Un facteur essentiel peut induire le destin schizophrénique : « celui dont la naissance aurait dû normalement témoigner de la réalisation d’un vœu ne rencontre aucun souhait le concernant en tant qu’être singulier. Le sujet vient naître dans un milieu psychique ambiant dans lequel son désir, qui se constitue très précocement comme désir d’être désiré, ne peut trouver de réponse satisfaisante : ou bien aucun enfant n’a été désiré, ou bien si un « enfant » l’a été, le désir maternel se refuse à investir ce qui dans cet enfant parle de son origine, et viendrait prouver qu’il est l’origine d’une nouvelle vie. » (Castoriadis-Aulagnier, 1975, p. 234) [24]. C’est bien pour lui-même que l’enfant veut être désiré, aimé et reconnu, en tant qu’être singulier, et non comme jouant une fonction de suppléance, ou de remplacement, d’un autre enfant, réel ou fantasmé par la mère.

57L’enfant ne pourra élaborer une relation « normale » avec le monde et les autres que dans la mesure où il aura été lui-même investi par le désir maternel comme être singulier, autre que tout autre enfant, et ainsi accepté dans son altérité propre. Comme le note P. C. Racamier, « pour qu’aux yeux de l’enfant l’altérité du monde et de l’objet ne soit pas une intolérable étrangeté, il faut qu’aux yeux de la mère, l’altérité de l’enfant n’ait pas été une étrangeté intolérable. » (Racamier, 1980, p. 120) [3].

58Une telle interprétation permet de porter un nouvel éclairage sur la perte du « sentiment de l’évidence naturelle », analysée précédemment, et constitutive, aux yeux de W. Blankenburg, du phénomène psychotique : une telle carence, en effet, pourrait résulter de ce que le sujet n’aurait pas été mis en confiance par le « premier autrui », c’est-à-dire la Mère ou la « grande Mère », et ainsi de n’avoir pas baigné dans « l’aura du maternel » (Blankenburg, 1991, p. 174-175), en sorte que c’est la confiance universelle dans l’existence du monde qui fait alors défaut chez le patient. Ce déficit se traduit par un manque d’aisance et de familiarité pratique avec les choses, mais aussi le fait qu’aillent de soi les tournures et les renvois significatifs du milieu environnant, l’« esprit de finesse » grâce auquel nous entrons spontanément en communication avec autrui. Un tel fléchissement de l’attitude naturelle trouve également sa manifestation au niveau de la vie intellectuelle et psychique dans cette altération du flux de conscience, repéré plus haut sous le titre de « fuite des idées ».

Conclusion

59Une réflexion sur le phénomène de la psychose et le caractère instable de la distinction usuelle entre le normal et le pathologique constitue la démarche préalable à toute interrogation sur le sens de l’existence humaine, en tant qu’elle est fondamentalement transcendance (au sens de l’« ek-sistence », sortie de soi, en avant de soi, « à dessein de soi », selon la formule de Heidegger), et comporte ainsi, constitutivement, le risque de la crise, de la déchirure, du traumatisme, de l’effraction du moi. En sorte que c’est la séparation tranchée, la dichotomie habituelle entre le normal et le pathologique qu’une telle enquête nous amène finalement à remettre en question.

60Or, un philosophe comme Maurice Merleau-Ponty contribue, par son œuvre phénoménologique, à brouiller les frontières de la normalité et de la folie, par exemple lorsqu’il invoque, dans certaines notes de son ouvrage posthume « Le Visible et l’invisible », un noyau commun à l’hallucination et à la perception normale, et à parler d’une texture véritablement onirique du sensible. Dès les premiers textes, s’affirme la thèse selon laquelle tout homme est constitutivement menacé par le risque de la régression. Même adulte et raisonnable, l’homme peut toujours revenir à une structure de comportement moins intégrée, et régresser vers des comportements comparables à ceux des animaux, ou encore à des attitudes enfantines. La pathologie se définit ainsi, à la lettre, comme une régression, - « le retour à une manière primitive d’organiser la conduite, un fléchissement des structures les plus complexes et un recul vers les plus faciles. » (Merleau-Ponty, 1967, p.191) [25]. En ce sens, la pathologie représente « une possibilité toujours latente, inscrite au creux de la normalité comme une menace de destructuration. » (Bimbenet, 1967, p. 134) [26]. C’est dire qu’il existe, non pas un dualisme irréductible, mais une certaine proximité, voire une relative continuité, entre les états normal et pathologique, ce qui ne signifie certes pas confondre les deux états, ce qui serait absurde, mais précisément montrer qu’ils ne sont pas antinomiques (Canguilhem, 1997, p. 25) [27], si l’on peut montrer, comme s’attache à le faire Merleau-Ponty, qu’une certaine proximité de la normalité et de la folie s’inscrit dans le rapport à soi, qui, du fait de l’incarnation de la conscience, peut toujours prendre la figure du mensonge, de la mauvaise foi, mais aussi, plus radicalement, dans le simple rapport au monde perçu lui-même. Celui-ci en effet, comme le montrent les analyses de la « Phénoménologie de la perception », opère parfois un certain rapprochement entre l’hallucination, le fantasme ou le rêve, et la perception vigile. Si toute perception normale se rapporte au monde comme à une réalité transcendante, défini par sa distance et son extériorité, la logique hallucinatoire, celle de la schizophrénie par exemple, ne perçoit au dehors que ce que le sujet y a mis lui-même : « la schizophrénie confine ainsi à l’autisme d’une vie s’obnubilant d’elle-même et de ce qui, autour d’elle, la concerne et la cerne. » (Bimbenet, 1967, p. 152) [26].

61Et si une telle distorsion de la perception, constitutive de la psychose, est possible, c’est que la perception ne nous donne accès à la plénitude du réel que tramée par les projections et les fantasmes, que hantée par les fantômes de l’imaginaire. Nous feignons la plupart du temps d’ignorer que notre vie perceptive ne cesse d’être infiltrée par des souvenirs ou des représentations inconscients qui affectent notre relation à un monde prétendument « objectif » d’un irréductible coefficient de subjectivité.

62En ce sens, la frontière entre raison et déraison devient floue et instable, tant il apparaît que le rapport normal au monde comporte toujours déjà les germes d’une telle déviation possible. Comme le note le psychiatre Arthur Tatossian, « N’importe quel comportement est potentiellement présent chez l’être humain, et ce qui caractérise l’être sain, c’est qu’il peut empêcher l’autonomisation ou la persistance temporelle du comportement déviant et non pas l’absence de sa potentialité ni même de sa réalisation incidente. » (Tatossian, 1997, p.19) [28]. En ce sens, le risque de la folie ne constitue pas une aberration incompréhensible, mais nous expose bien plutôt à l’une des possibilités ultimes de l’existence humaine.

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Mots-clés éditeurs : image du corps, psychose, folie, existence, psychiatrie

Mise en ligne 10/07/2014

https://doi.org/10.3917/rsi.117.0008

Notes

  • [1]
    Dans l’article « Névrose et psychose », de 1924, Freud écrit « (…) Il m’est venu une formule simple concernant la différence génétique peut-être la plus importante qui soit entre la névrose et la psychose : la névrose serait le résultat d’un conflit entre le moi et son ça, la psychose, elle, l’issue analogue d’un trouble équivalent dans les relations entre le moi et le monde extérieur. » (1973, p. 183) [2].
  • [2]
    J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », (Lacan, 1966, p.93-100) [5]. Le stade du miroir, qui intervient entre six et dix-huit mois, procure à l’enfant l’appréhension et la maîtrise de son unité corporelle, grâce à l’identification de l’enfant à l’image qu’il perçoit globalement d’un semblable, ou par la perception, pour la première fois, de sa propre image entière dans un miroir. Le stade du miroir constitue pour Lacan une étape décisive dans la construction de la subjectivité : « l’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. » (Lacan, 1966, p. 94) [5].
  • [3]
    Il est intéressant de noter que ce même cas retient également l’attention de Jean Oury, qui en donne le commentaire suivant : « Un des traits les plus constants des schizophrénies est que le malade ne fait pas la distinction entre l’espace propre et l’espace étranger. Il les vit dans une sorte de contamination réciproque. Ainsi ce malade cité par E. Bleuler qui, lorsqu’on enlève une table située devant lui, se penche brusquement et s’écrie : « Je suis Jésus-Christ ». En lui enlevant quelque » chose d’essentiel, on vient de le crucifier. Inversement, le même homme peut ne pas sentir qu’on le touche. Or, cette indétermination, fréquemment, s’inverse dans le délire. Dans son étude phénoménologique de la signification des limites dans la schizophrénie, Roland Kuhn analyse les expressions d’un malade qui est incapable, dans la vie ordinaire, de distinguer l’espace propre et l’espace étranger. Dans son délire, au contraire, il édifie un monde hyper-délimité. Il dessine le plan d’une ville absolument autonome, sertie de murailles infranchissables, tournées en quelque sorte vers le dedans. Dans sa ville, les choses, abstraites ou concrètes, sont tellement définies par de strictes limites que plus rien ne communique avec rien. Ainsi, cet état idéal reproduit, sous une autre apparence, la même incommunicabilité que son état réel. Il est un faux contraire. Il s’oppose à ce qu’il nie sans le transcender. » (Oury, 1989, p. 203-204) [10].
  • [4]
    Le schizophrène « joue ainsi avec le matériel verbal en tant que signifiant, pour remettre en cause tous les signifiés éventuels. Il désarticule, déguise, ampute, dissocie, morcelle les termes dont il semble jouer, et se sert des pivots sonores qu’il a ainsi singularisés, pour faire la pirouette, nous tourner le dos, et couper le pont de la communication au moment même où la médiation du symbole allait joindre les rivages des deux subjectivités adverses. »
  • [5]
    Comme le note G. Pankow, « peut-être la formule suivante pourrait-elle conceptualiser la relation caractéristique entre la mère et son enfant schizophrène : « la mère est une partie de son propre enfant ; la mère n’a pas d’enfant. L’enfant est une partie de sa propre mère ; l’enfant n’a pas de mère. ».
  • [6]
    On trouve chez Harold Searles une analyse comparable de cette situation d’ambivalence dans laquelle se trouve l’enfant dans son rapport avec sa mère : « Même dans des conditions normales, écrit-il, la lutte du jeune enfant pour accomplir son individuation est certainement une lutte profondément ambivalente : pour se constituer en tant qu’individu distinct avec des pouvoirs indépendants de la mère, il doit prouver qu’elle n’est pas omnipotente ; mais, d’autre part, il lui faut affronter les sentiments de désillusionnement et de perte qu’il éprouve inévitablement lorsqu’il découvre qu’elle n’est pas toute-puissante. » (Searles, 1977, p.321) [29]. La séparation d’avec la mère, étape essentielle à la conquête par l’enfant de son autonomie, constitue, durant la prime enfance, le moment de tous les dangers ; c’est qu’en effet, comme le note F. Tustin, « dans le matériel clinique, l’illusion primaire du nourrisson c’est que sa mère et lui forment une substance corporelle continue. Une prise de conscience trop brutale, trop soudaine, de la séparation d’avec la mère est vécue comme rupture de la continuité corporelle. Les convulsions de panique et de fureur que l’enfant manifeste à ces moments-là signifient que cette expérience est vécue comme un épuisement de la substance corporelle, sous forme d’explosion catastrophique. (Tustin, 1977, p.108) [20].
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