Introduction
1Depuis le début des années 80, l’hôpital fait face à des évolutions importantes. La nouvelle gestion publique a entraîné une réorganisation importante du secteur de la santé, et tout particulièrement des hôpitaux. Dans un souci de maîtrise des coûts, des regroupements et des fusions d’institutions affectant les missions de l’hôpital sont entrepris. En même temps, l’organisation des activités a été revue d’après les méthodes de gestion propres au secteur privé, comprenant en particulier une rationalisation des tâches dans un souci d’efficacité, la définition des patients comme clients de l’institution-entreprise ou encore le déploiement de systèmes de qualité.
2Le domaine de la communication est fortement touché par ces évolutions. La spécialisation des disciplines et la technicité croissante du monde médical participent à la standardisation des modes de diagnostic et de traitement, mais aussi des flux d’information. En fonction de la pathologie, l’hospitalisation du patient suit un circuit-type au cours duquel des spécialistes interviennent spécifiquement en fonction de leur domaine d’expertise et effectuent des actes techniques selon des protocoles. Simultanément, les informations sont codifiées et gérées par le biais de l’informatique, les différents outils de communication électroniques s’imposant au détriment des échanges directs entre équipes. Il semble bel et bien, comme le craignait déjà Binst (1990, 15) [1], que la « maladie a pu être rationalisée ». De surcroît, les réductions d’effectifs et l’augmentation de la charge de travail limitent les temps d’échanges et les possibilités de dialogue entre les acteurs du monde hospitalier.
3Comprendre les enjeux de la communication aux différents niveaux de l’organisation hospitalière permet, en retour, de mieux cerner les impacts des changements apparus ces dernières années dans ces institutions de soin au fonctionnement complexe.
4Dans le cadre de la recherche Satisfaction et santé au travail des cadres hospitaliers (SAT-CH), menée depuis 2011 avec le soutien du Fonds National de la Recherche (subside 13DPD6_134764) dans cinq hôpitaux (deux de taille importante à très importante, deux de taille moyenne et un plus petit de Suisse romande) auprès de quelques 900 cadres, recherche orientée vers les facteurs favorisant ou entravant la satisfaction et la santé au travail, des éléments centraux en lien avec la communication ont été examinés. Utilisant une méthodologie mixte, la recherche, dans sa première phase de nature quantitative, a permis de faire un état des lieux de la question du stress et de la satisfaction au travail dans les hôpitaux. Plus de 900 personnes ont répondu à un questionnaire électronique standardisé anonyme comprenant en particulier une série de questions en lien avec l’information et la communication. Dans une seconde phase qualitative, neuf entretiens collectifs comprenant chacun entre six et treize cadres, ainsi que deux entretiens individuels ont été conduits. Dans une logique séquentielle, d’abord, les entretiens collectifs ont permis d’affiner la compréhension et l’interprétation des données de la phase quantitative. Ensuite, dans une logique classique de triangulation, ils ont également contribué, en complément aux données quantitatives, à approfondir de manière spécifique les liens entre différents éléments (Creswell, Plano Clark, 2006) [2]. C’est précisément sur ces liens, mis en évidence durant la phase qualitative que portera la présente réflexion.
5La dimension collective de la communication dans la perspective du vécu des soignants, terme à comprendre au sens large de tous les intervenants actifs auprès du patient, se trouve au cœur de cet article. Dans une première partie théorique, nous examinerons, en lien avec la spécificité du monde hospitalier, la place qu’y tient la communication et en quoi cette dernière peut être affectée par les récentes évolutions de la gestion de l’hôpital. Dans une seconde partie, les résultats empiriques seront présentés.
L’univers hospitalier aujourd’hui
6Le visage du monde hospitalier s’est transformé de manière radicale durant le dernier demi-siècle et plus spécifiquement encore durant les 20 dernières années. La mise en place de la nouvelle gestion publique a conduit les décideurs à donner une nouvelle orientation à l’institution hospitalière, la soumettant à ce que De Gaulejac nomme une véritable « révolution managériale », 2011, [3], répondant non plus à une logique de moyens favorisant le développement, mais bien davantage à une logique de résultats, visant l’utilisation optimale des ressources pour contrôler les coûts. Si l’institution hospitalière doit, certes, continuer à offrir des prestations de soins à ceux qui le nécessitent, elle ne doit plus être pensée sous le seul angle de la charité - ou de sa seule mission de soins. Soumise aux mêmes règles que l’entreprise privée, elle doit se soucier de ses budgets et en rendre compte. De ceux-ci dépendent les décisions quant au financement, mais aussi quant à la poursuite des objectifs ou à leurs remaniements, en fonction d’indicateurs de gestion précis (Emery, Giauque, 2005) [4] ; (Proeller, 2007) [5]. De fait, les pratiques de gestion du secteur privé ont à présent largement pénétré nombre d’organisations du secteur public (Perrot, Du Pasquier, Joye, Leresche, Rist, 2006) [6].
7La recomposition du secteur hospitalier impose « de profonds changements internes : changements d’organisation, de valeurs, de règles, de comportements, de sites et de culture… » (Peroys, 2001, 21) [7]. Ces modifications en profondeur ont immanquablement des répercussions sur les acteurs de ce système. Des conséquences sont perceptibles à différents niveaux et en particulier au plan de l’activité soignante. Au quotidien les soignants vivent en effet des situations difficiles. Les restructurations du domaine hospitalier ont entraîné la fermeture de certaines structures et le changement significatif des missions, entraînant une rupture d’équilibre des équipes avec des modifications importantes de l’activité. Des infirmières de chirurgie exercent à présent en soins gériatriques, d’autres attachées aux services de maternité sont à présent en psycho-gériatrie (Cheval, 2002) [8]. Dans les grands centres, ces restructurations se font au prix d’une intensification massive du travail dans un souci permanent d’efficience et de diminution du ratio patient/soignant (Grennglass, Burke, Fiksenbaum, 2001) [9] ; (Belorgey, 2010) [10] et par ailleurs par une gestion des lits à flux tendus. La réduction de la durée d’hospitalisation entraîne un renouvellement de la patientèle extrêmement rapide et signifie, pour les soignants, la prise en charge de patients nécessitant tous simultanément des soins importants. Ainsi, même si le nombre de patients n’est pas de beaucoup supérieur, la charge de travail en revanche s’en voit considérablement augmentée (Caradec, 2008) [11]. À cela s’ajoute une charge administrative accrue imposée par les exigences de traçabilité, la multiplication des procédures et des évaluations diverses (Diefenbach, 2009) [12]. Les équipes, tout comme les cadres infirmiers ou médicaux, en dénoncent l’augmentation massive qui empiète sur l’activité de soin et la relation au patient (Belorgey, 2010) [10] ; (Estryn-Behar, Nezet (Le), Bonnet, Gardeur, 2006) [13].
8Si l’intensification du travail entraîne une augmentation de la charge physique, elle a également des répercussions sur le plan psychique et émotionnel. Une perte de sens se fait jour, résultat des tensions entre l’idéal, les valeurs et la déontologie professionnelles, et la réalité d’un travail au quotidien qui laisse de moins en moins de place à la relation, ce qui exacerbe encore une pénibilité du travail toujours plus importante (Estryn-Behar, 2008) [14] ; (Lortz, 2004) [15]. L’institution hospitalière ne sort pas indemne de ces changements de gestion et de conduite institutionnelle, dont les répercussions affectent la santé des équipes. Différentes études dénoncent, depuis plusieurs années, la souffrance psychologique, individuelle et collective, en lien direct avec le travail (Reuff, 2001) [16] ; (Fournier, 2004) [17]. Selon Schaufeli et Enzmann, 1998, le contexte professionnel serait responsable à 60 % des pathologies d’épuisement et de burnout.
De la mission à la communication dans l’hôpital
9Si l’hôpital a connu et connaît actuellement de nombreuses évolutions, son objectif institutionnel de soigner ou d’améliorer l’état de santé reste inchangé. Strauss voit d’ailleurs dans cet objectif de « rendre les malades au monde extérieur en meilleure forme…. le ciment symbolique grâce auquel, en termes métaphoriques, l’organisation se maintient » (Strauss, 1992, 95) [19].
10Face à un objectif institutionnel autour duquel les professionnels de la santé semblent s’accorder, le caractère composite de l’institution hospitalière constitue une particularité qui implique une nécessaire négociation (Strauss, 1992) [19]. La complexité du fonctionnement de l’institution hospitalière avec un collectif de professionnels très vaste, les contraintes du travail posté, la division des tâches ou encore les fréquentes interruptions et perturbations de l’activité font que la circulation de l’information d’un groupe à l’autre est capitale, notamment pour la coordination des différentes activités de soins (Moisdon, Tonneau, 1999) [20] ; (Grosjean, Lacoste, 1999) [21]. La communication est rendue d’autant plus nécessaire que l’hôpital se voit soumis à des phénomènes d’accélération, de spécialisation et de rentabilisation de ses activités qui ont des impacts en particulier au niveau relationnel. Si l’impact sur le registre communicationnel est important, c’est aussi parce que la communication constitue le fondement même de l’ensemble des activités hospitalières. Il convient ici d’en esquisser les différents niveaux, afin de montrer également comment ils peuvent être influencés par les nouvelles formes de management.
11La communication comprise comme une « mise en commun », un échange et un partage de paroles et de relations suppose la construction d’un sens commun. Cette communication se joue au niveau institutionnel et l’on évoquera ici le sentiment d’appartenance et d’identification à l’institution ainsi que la culture d’entreprise. Mais elle se joue également au niveau des acteurs de différentes disciplines, par exemple entre médecins et infirmières, entre personnel du domaine hôtelier et du secteur administratif ou encore au niveau interpersonnel au sein des équipes, ainsi que dans la dyade de la relation au patient. « Toute l’organisation hospitalière est fondée sur la cohérence des actes de chacune des catégories de personnel impliquées dans le processus de soins, et qui toutes ont un contact plus ou moins direct avec le malade » (Tonneau, 1996, 35) [22].
La communication au niveau institutionnel, un défi à relever
12La communication est centrale puisque l’organisation au sein de l’hôpital n’est rendue possible que par l’interaction d’une multitude d’acteurs agissant en vue d’un objectif institutionnel. L’hôpital peut être considéré comme une entité indépendante sur le plan économique, juridique… mais il est néanmoins lié aux hommes qui le composent. L’hôpital se voit prêter des caractéristiques semblables à celles des êtres humains ; il est fait référence à la « mort » d’un hôpital, à sa vision, à sa « culture », voire de son identité. Or si l’on admet que l’hôpital puisse avoir une identité, il est alors nécessaire de réfléchir à la cohérence de pensée autour de cette identité qui n’est pas donnée d’emblée mais en perpétuelle construction.
13Or, pour qu’il y ait cohérence, il faut qu’il y ait une forme de partage collectif et d’identification, ce qui suppose un investissement préalable en termes de temps passé à la communication interne et à l’apprentissage de modes de relations entre les acteurs (Galinon-Mélénec, 1992) [23]. De cette communication va naître le sentiment d’appartenance, défini par la conscience des relations de groupe. Le sentiment d’appartenance, part importante de l’identification à l’institution est donc fonction directe de la nature des communications à l’intérieur du groupe et donc des dimensions et des structures de ce dernier. L’enjeu majeur de cette identification étant la reconnaissance mutuelle des professions, des expertises ainsi que la reconnaissance des personnes elles-mêmes. Mais à côté de cet enjeu social, la communication revêt également un enjeu économique. En effet, la création de services de communication dans les hôpitaux dans les années 80 semble correspondre à la mise en place des mesures de restrictions budgétaires. La communication a été utilisée pour accompagner les transformations économiques (Tome, 1994) [24]. Le risque est de voir cet enjeu économique dominer l’enjeu éminemment humain, l’hôpital se fondant avant tout sur des personnes dotées de valeurs et de référents communs. Au sein de l’institution, la communication a été influencée également par les développements technologiques. Wolton, 1997, [25] fait le constat d’une généralisation de la technicité des outils de communication et d’information. L’hôpital a vu apparaître de nombreux supports destinés à assurer l’efficience de l’information.
14Si, traditionnellement, les problèmes de communication concernaient plutôt la dimension relationnelle (Cosnier, Grosjean, Lacoste, 1993, 17) [26], il convient désormais de prendre également en compte ces avancées technologiques et leur impact. Cassant les barrières physiques de la communication, souvent présentées dans un souci de simplification du travail, ces technologies permettent un meilleur suivi médical interdisciplinaire et des interventions ciblées, tout en améliorant les processus de décision et donc, de manière générale, la qualité des soins. Cependant, elles ne garantissent pas, pour autant, la transmission de l’information ni la qualité de la communication qui sont le fait de multiples facteurs, parmi lesquels bon nombre sont des facteurs humains (Gonnet, 1992, 39-40) [27]. Pensés sous un angle très souvent purement technique et dans une perspective de rationalisation, les supports ne sont pas sans poser problème quant à leur utilisation et restent parfois contestés, notamment par le personnel soignant (Berbain, Minvielle, 2001) [28]. La difficile gestion des nombreux flux d’information est soulignée, ou encore la disponibilité constante à laquelle convie ce nouveau mode de communication (Bourret, 2011) [29]. Le dossier informatisé devrait pouvoir renseigner sur tous les aspects importants relatifs au patient. Disposant de l’accès à celui-ci, le soignant n’est plus tributaire des transmissions orales de ses collègues. C’est cependant oublier toute la dimension profondément humaine de la relation, au sein de laquelle la communication ne saurait se limiter à un simple contenu sémantique, privé de ce qui constitue sa complexité. La conséquence en est un appauvrissement des relations et de la reconnaissance mutuelle entre les acteurs de l’institution ainsi qu’une diminution de l’identification à celle-ci. Plus récemment, les avantages d’un management participatif favorisant la communication et la circulation d’informations, permettant ainsi une meilleure coordination des activités de soins, ont été évoqués (Cosnier, 1993, 18) [30].
15La multiplication des informations et le flot toujours plus important de données à gérer constituent une difficulté croissante à mesure que les institutions fusionnent et que leurs structures se complexifient. La répartition des responsabilités assez souvent nébuleuse dans une hiérarchie démultipliée (De Gaulejac, 2011) [3], accompagnant des changements structurels qui peuvent être assez flous, contribue à la perte d’informations et à la difficulté d’établir une communication de qualité avec les différents acteurs. Il en résulte, comme le remarquent plusieurs auteurs, que nombre de problèmes de l’hôpital sont des problèmes liés au facteur humain, ainsi qu’à des problèmes de communication et de coordination (Gonnet, 1992, 39-40) [27]. Cette coordination est rendue d’autant plus nécessaire que les activités se diversifient au sein de l’hôpital avec une spécialisation croissante et un travail dont le caractère interdisciplinaire n’a jamais été aussi développé (Maingain, Dufour, 2002) [31].
Les chances et exigences de l’interdisciplinarité
16En effet, les activités de soin se caractérisent par des interactions entre personnes malades et/ou des professionnels. Elles sont partie intégrante d’une organisation collective qui consiste à juxtaposer et coordonner de multiples actes entre de nombreux acteurs aux aptitudes variées tout en tenant compte de potentialités et d’exigences logistiques (Tonneau, 1996, 25-26) [22] et économiques. La diversification des activités et l’émergence de nouvelles catégories professionnelles, dues en partie à la division du travail, induisent l’intervention et donc la collaboration de nombreuses professions caractérisées par certaines logiques et savoirs professionnels propres et spécifiques (Moisdon, Tonneau, 1999, 19) [20]. L’interdisciplinarité qui en découle se révèle enrichissante pour autant qu’une communication suffisante permette la coordination et la complémentarité des savoirs et des compétences de chacun. Si la communication fait défaut, les phénomènes induits par les nouveaux modes de management d’hyperspécialisation, de parcellarisation des tâches, de modifications des structures et des équipes ainsi que la méconnaissance des activités de certains collègues peuvent devenir des sujets de frictions importants entre professionnels. La diversité, au lieu d’être une source de richesses, devient alors une pierre d’achoppement qui a comme effet le cloisonnement entre les services (Gonnet, 1992, 20) [27].
17Les nouveaux modes de gestions sont donc susceptibles, d’une part, de modifier les processus de communication et d’autre part, d’affaiblir le sentiment d’identification des acteurs à leur institution. Très souvent, les individus vont alors chercher à développer leur sentiment d’appartenance dans un espace plus restreint, par exemple au sein de leur équipe de travail. L’équipe revêt de ce fait une importance fondamentale dans le processus communicationnel au sein de l’institution.
La dynamique d’équipe, un facteur motivationnel fondamental
18L’équipe est un espace privilégié pour les soignants, le lieu où peuvent se vivre des interactions très fortes et très denses. Dans une équipe, les différentes personnes s’accordent pour réaliser une œuvre commune et c’est cette œuvre qui les unit et confère à chacun son sentiment d’appartenance ; comme le précise Mucchielli (1995, 47) [32] : « La cohésion est fondée principalement sur la qualité du lien d’appartenance de ses membres ». La cohésion est peut-être d’autant plus forte que les soignants éprouvent la nécessité de ventiler leurs émotions, de mettre en dialogue les conflits de conscience qu’ils peuvent vivre ainsi que leurs ressentis à cet égard (Svandra, 2009) [33] ; (Lortz, 2004) [15] ; (Sainsaulieu, 2003) [34]. C’est là aussi une autre particularité de l’interaction propre aux soins, à savoir de devoir composer avec une dimension relationnelle et émotionnelle souvent intense, notamment dans la mesure où le personnel hospitalier se trouve confronté à la souffrance, à la maladie, voire à la mort d’autrui (Tonneau, 1996, 68) [22]. Comme le constate Gonet, 1992, [27], « l’intensité émotionnelle […] marque les rapports humains à l’hôpital » et confère à cet univers, par là-même, une dimension communicationnelle spécifique. Pour Estryn-Béhar, 2008, [14], « le travail d’équipe facilite tout » et l’on ne peut obtenir une satisfaction des soignants qu’en réduisant la charge psychologique. Or selon elle, cela nécessite d’augmenter les temps de debriefings en équipe, de discussion autour des situations difficiles, de concertation sur la manière d’aborder un diagnostic ou de faire face aux comportements d’un patient ainsi que des temps de partage des émotions.
19La construction d’une équipe est un processus lent et fastidieux. L’équipe n’est pas un agrégat de personnes singulières ou d’électrons libres qui se rencontreraient par moment au hasard des activités planifiées. Il s’agit avant tout d’un ensemble d’individus œuvrant à la construction d’un sens commun et fruit d’un fonctionnement collectif. Sa constitution reste fragile dans la mesure où elle est un construit humain dont chacun porte une part de responsabilité. Lieu d’expression des tensions ou désaccords possibles, elle ne peut faire l’économie du facteur temps qui rend possible cet espace d’échange nécessaire à une construction stable parmi ses membres (Cauvin, 1997) [35]. Or dans la logique actuelle de rationalisation budgétaire, le domaine relationnel de la communication est fréquemment considéré comme une perte de temps. Aux prises avec des cadences de travail toujours plus élevées, il se voit souvent reléguée au second plan. Il en résulte un manque d’échanges qui nuit à son tour à la collégialité et au soutien parmi les membres de l’équipe (Maranda, 1995) [36].
20L’esprit et la communication d’équipe sont également affaiblis par de nouveaux modes d’organisation comme la flexibilité qui impose aux soignants une mobilité de tous les instants. L’organisation des soins n’est plus conçue de manière horizontale, favorisant une continuité dans la prise en charge des patients et la stabilité de la dynamique d’équipe, mais davantage de manière verticale en référence aux besoins de l’ensemble de l’institution, les soignants étant amenés à changer régulièrement de service (Belorgey, 2010) [10]. Ces phénomènes pèsent sur les épaules des employés qui parfois s’épuisent jusqu’à en tomber malades. Les autres membres de l’équipe doivent alors compenser et s’épuisent à leur tour (Lortz, 2004) [15].
21Ces modes d’organisation, s’ils peuvent s’avérer performants en termes d’utilisation des ressources, créent des tensions entre les soignants et ne manquent pas d’avoir des incidences sur la dynamique communicationnelle, mais également sur la satisfaction des acteurs du soin. Une étude européenne montre en effet que le travail d’équipe contribue très largement à l’épanouissement des soignants et que son absence constitue un des principaux facteurs majeurs de prédisposition à l’abandon de la profession (Nézet (Le), Estryn-Béhar, 2006) [37].
La relation soignant-soigné au cœur de la prise en soins
22Parmi les autres facteurs étudiés, il faut noter l’insatisfaction liée à la dégradation de la relation au patient qui, selon Estryn-Béhar et al., 2006, [13], affecterait la santé physique et psychique du personnel infirmier. Bien que l’institution hospitalière comprenne une multitude d’activités, la relation au patient, support des activités de soins, occupe généralement une place dominante.
23En effet, l’acte de soin est une interaction qui implique à la fois gestes et communication. « Les aspects communicationnels et les aspects pratiques des actions de soins ne sont donc pas séparés a priori, car ils sont étroitement associés, les uns servant de support aux autres et réciproquement » (Cosnier, Grosjean, Lacoste, 1993, 11) [26]. L’importance de la communication apparaît dans la nécessité de continuité et de permanence des soins à l’hôpital. Elle est un enjeu essentiel à la fois pour les soignants et pour les patients. Pour les soignants, elle constitue le fondement sur lequel va pouvoir s’établir une relation de soin, l’appropriation de connaissances sur le vécu, les ressentis, les projets du patient permettant d’optimiser sa prise en charge. Pour les patients, elle est la condition d’une mise en confiance nécessaire à sa compliance au traitement, à son bien-être, à la compréhension de ce qui l’affecte, c’est-à-dire au bon déroulement de son séjour dans l’hôpital. Or établir une relation de confiance nécessite du temps et un investissement. Il y a donc une nécessité de continuité dans les soins qui s’oppose à la flexibilité exigée de plus en plus souvent de la part du personnel soignant. Et si la continuité joue un rôle important dans la prise en soin des malades, ce travail de suivi, du fait de la complexité du fonctionnement collectif des hôpitaux, nécessite une coopération entre diverses catégories professionnelles. En effet, « pour que les efforts collectifs de l’équipe soient finalement plus que l’assemblage chaotique de fragments épars de travail » (Strauss, 1992, 191) [19], Strauss met en évidence la nécessité d’un travail supplémentaire qu’il qualifie de « travail d’articulation ». La communication a donc un rôle extrêmement important dans cet univers hospitalier.
24Cette communication est mise à l’épreuve de diverses manières. Elle subit des aléas de toutes sortes qui font partie intégrante de l’activité de soins en milieu hospitalier. Ces contingences évoquées par Gadbois, 1981, [38] en termes de « tâches interférentes », rendent le format d’interaction duelle, c’est-à-dire de face-à-face non pas absent, mais aisément rompu.
25Pour leur part, Grosjean et Lacoste, 1999, 129-132, [21] mentionnent des perturbations liées à des « changements du cours de la maladie » elle-même et à des « réactions des malades », à l’« interdépendance des services » et des acteurs du soin, à des « impératifs économiques » ainsi qu’à l’« interdépendance entre soins et prescriptions médicales ». À cela s’ajoutent les perturbations générées par les imprévus inhérents à l’organisation de la structure hospitalière. Notons par exemple l’arrivée de nouveaux patients en urgence, la décompensation de certains autres, ainsi que les nécessités de coordination à des niveaux multiples. Ces imprévus faisant partie du quotidien sont à prendre en compte dans la transmission et la circulation de l’information dans la mesure où ils auront immanquablement un impact sur la prise en charge des patients (Tonneau, 1996, 115) [22]. La spécificité de l’agir professionnel soignant souligne l’importance de l’information et de la communication pour toutes les activités et notamment celles de soins puisque la santé, voire la vie d’autrui, dépendent d’actes qui ne peuvent être responsables et éthiques que dans la mesure où ces actes sont correctement informés. D’où l’importance d’un flux communicationnel qui ne soit pas entravé. Or l’activité soignante connaît de plus en plus d’interruptions, interruptions qui peuvent représenter jusqu’à 40 % du travail infirmier (Estryn-Behar, Nezet (Le), Bonnet, Gardeur, 2006) [13].
26Les infirmiers et infirmières sont invités à exercer en premier lieu là où les équipes sont en effectifs réduits ou aux prises avec un surcroît de travail. De ce fait, la prise en soin organisée selon l’approche personnalisée du soignant de référence, fait de plus en plus place à une prise en soin conçue comme une somme d’actes et de prestations dissociées. On assiste à une multiplication des acteurs autour d’un même patient, chacun ayant une petite part du soin à exécuter (Belorgey, 2010) [10]. Cette absence de suivi continu du même patient par le même soignant génère une perte de temps importante dans la collecte des informations. Du côté des patients, cela ne favorise pas une mise en confiance pourtant essentielle pour la relation thérapeutique.
27Il s’agit d’un mode d’organisation qui n’est pas non plus sans incidence sur la motivation des professionnels du soin qui ont, pour beaucoup, justement choisi cette profession pour sa dimension relationnelle (Haberey-Knuessi, 2013) [39] ; (Lortz, 2004) [15] ; (Hesbeen, 2002) [40]. Ceux-ci regrettent la difficulté toujours plus grande à établir une relation de qualité avec les patients. Selon l’étude Presst-Next (Estryn-Behar, Nezet (Le), Bonnet, Gardeur, 2006) [13], le temps passé dans les chambres des patients ne serait plus que de 20 % chez les infirmiers et infirmières de certains services, avec des interventions auprès des patients d’une durée de deux minutes environ les après-midis.
28La qualité et la circulation de l’information à l’hôpital dépendent donc de leur transmission aux différents niveaux : à un niveau plus macro, entre le personnel externe (comme par exemple les ambulanciers ou médecins traitants) et le personnel interne, ainsi qu’entre les diverses catégories professionnelles, à un niveau meso entre des équipes, entre différents services, ou encore à un niveau plus micro, entre le personnel hospitalier et la personne soignée, ainsi que ses proches, tout comme entre collègues au sein d’une même équipe. C’est de la communication et de la circulation d’informations entre ces différents acteurs dont dépendent l’efficacité et la qualité des soins (Tonneau, 1996, 113) [22]. L’enjeu est de taille puisque c’est de la santé de personnes humaines dont il s’agit et « la qualité de la communication entre les membres d’une équipe affecte aussi bien la santé de ceux-ci que la prise en charge des malades » (Estryn-Behar, Tintori, 1994) [41].
Conclusion théorique
29Relevant la centralité du concept de communication dans le fonctionnement de l’hôpital, Grosjean, Lacoste (1999, 123) [21] notent que le travail en milieu hospitalier requiert la coordination de multiples professionnels, alors que le « collectif de soins n’est jamais réuni ; il est fonctionnellement, spatialement et temporellement éclaté » (idem, 54). Les aspects organisationnels tels que la sectorisation, la division du travail ou encore la répartition des tâches à effectuer ont une influence non seulement sur l’activité de soins en elle-même, dans le sens qu’ils participent à sa définition, mais aussi sur la qualité de la prise en charge et des soins apportés aux patients, puisque la coordination, l’organisation et la programmation des soins dépendent de la circulation d’information entre, et au sein des équipes.
30Que ce soit donc au niveau institutionnel, au niveau interdisciplinaire ou de manière plus confinée au sein des équipes et dans la relation au patient et à sa famille, ces différents niveaux de communication sont particulièrement exigeants et nécessitent une cohérence dans un secteur hospitalier où se mêlent complexité du fonctionnement institutionnel et spécificité de l’organisation des soins (Swertz, 1974) [42] ; (Fayn, Frechou, 1989) [43].
31C’est sur cette dimension de cohérence que nous avons choisi de placer le focus en réalisant cette étude auprès des cadres des institutions de soins. Nous avons souhaité examiner les effets des nouveaux modes de management sur les différents niveaux de communication évoqués précédemment. Après avoir pris en considération les particularités de la communication au niveau institutionnel, nous évoquerons la communication avec les pairs, avec les partenaires d’autres disciplines ainsi qu’avec les patients. Cela nous conduira à observer des tendances récurrentes et finalement à mieux cerner le rôle effectif de la communication dans nos institutions de soin à l’heure actuelle.
Au niveau institutionnel
32Au niveau institutionnel, la différence dans les résultats, en fonction de l’institution d’où proviennent les participants et, plus particulièrement, de sa taille, est significative. Si, de manière générale, les personnes interrogées jugent moins bonne la communication institutionnelle que la communication de proximité, on relève néanmoins des différences notables de la satisfaction. Ces différences sont tout particulièrement à mettre en lien avec la taille des structures et le sentiment de reconnaissance des individus dans celles-ci. Ainsi, dans les deux hôpitaux de taille moyenne ainsi que dans le plus petit hôpital et dans un petit établissement dépendant d’un grand hôpital mais avec une liberté de gestion importante, les répondants estiment être très attachés à leur institution et s’y identifier fortement. Cette identification est clairement perceptible lorsque des responsables administratifs expriment leurs craintes de faire des erreurs dans la codification des hospitalisations, non pas en raison de l’erreur en elle-même mais par souci de faire perdre de l’argent à leur institution. Les points particulièrement positifs sont les aspects familiers, une dynamique générale qui fait que « tous sont sollicités et tous participent » à des manifestations publiques, par exemple. Les petites structures obligent à la polyvalence et aux contacts. Le caractère familial fait que « ici on n’est pas seulement un numéro ». Les personnes qui travaillent dans des petites structures ou des services confinés, à l’intérieur de plus grandes structures, sont parmi celles qui ressentent la satisfaction la plus importante. Dans les services ou secteurs restreints, elles ressentent un sentiment d’utilité et soulignent fortement la notion de reconnaissance, une reconnaissance qui provient des patients, des pairs mais aussi, et cela semble particulièrement important à leurs yeux, des supérieurs.
33Les employés des grandes structures reconnaissent s’identifier, quant à eux, plus précisément à leur unité de soins ou à leur lieu d’exercice s’il s’agit de petits établissements, même regroupés. En revanche, ils ne s’identifient pas du tout au grand groupe, même s’ils sont reconnaissants de pouvoir y jouir de certains privilèges. Ils en déplorent le caractère anonyme et impersonnel. Le fait de se sentir considéré « comme un pion sur l’échiquier » nuit au sentiment de reconnaissance et à la motivation. Les efforts de ces grands centres pour réunir les employés autour de fêtes annuelles par exemple, restent relativement infructueux. La démotivation l’emporte sur une participation qui ouvrirait pourtant les portes à un développement de la communication parmi les membres de l’institution.
34Si les nouvelles pratiques gestionnaires sont également en place dans les petites institutions, force est de constater que leurs effets semblent moins perceptibles auprès des employés dans ces structures. Par ailleurs, ces mêmes structures ne souffrent pas autant des lourdeurs bureaucratiques imposées par une forte hiérarchie. La communication y est rendue beaucoup plus facile. Dans deux institutions, il est possible d’aller trouver directement le directeur de l’établissement, son bureau étant facile d’accès. Cette ouverture au dialogue de la direction se décline dans tout l’hôpital, « c’est comme un phénomène en cascade, on est habitué à se parler », alors que dans les plus grandes institutions, l’architecture favorise un éloignement entre la hiérarchie et les employés, avec des directions qui se trouvent parfois à plusieurs kilomètres de distance. Pour toute négociation il est nécessaire de remonter la voie hiérarchique pour se faire entendre. Cet éloignement, qui exige le recours aux voies hiérarchiques, devient alors d’autant plus contraignant que la bureaucratisation augmente. Cela peut durer plusieurs mois, comme l’explique cette intendante qui a demandé un petit outil ménager d’un coût de 16 Fr. qu’elle achetait auparavant elle-même au supermarché, et pour lequel elle a dû faire une demande explicite. La décision d’achat a été donnée six mois et demi plus tard. Ce sentiment d’une communication à perte génère la démotivation et incite les employés à frauder, au sens où Dejours, 2008, [44] l’entend, c’est-à-dire à chercher des combines pour contourner cette lourdeur décisionnelle. Cette dame explique, avec franchise, qu’une prochaine fois elle augmentera sa note de frais personnelle et achètera ledit produit sans rien dire à personne.
35Un point noir demeure cependant sur la communication institutionnelle. Que ce soit dans les petites structures ou dans les grandes, cet aspect est relevé comme présentant des lacunes importantes. Nombreuses sont en effet les personnes qui déplorent être très peu au courant des réformes en cours et des enjeux politiques en amont des décisions prises au sein de leur institution. Selon certains, une information plus ciblée dans ce domaine aiderait à faire passer certaines décisions et à augmenter l’adhésion des employés à ces dernières. Par ailleurs, cela permettrait de mettre fin à certaines rumeurs qui « sapent le moral des troupes » et sont à nouveau source de démotivation.
La communication avec les pairs
36Conformément à l’assertion de Nézet (Le) et Estryn-Béhar, 2006, [37], l’importance de la qualité de la dimension relationnelle vécue avec les pairs est très largement soulignée. Les moments de convivialité sont particulièrement importants. Ils sont l’espace dans lequel se déroule une communication informelle extrêmement riche, tant sur le plan de la qualité des informations et de leur continuité que sur le plan de la satisfaction personnelle des soignants.
37Ainsi une cadre explique l’importance qu’elle accorde au rassemblement de l’équipe autour d’un café le matin puisque dit-elle « quand on fait le café pour l’équipe, on sait tout ce qui se passe comme cadre ». Sur un service l’ensemble des employés a pour coutume d’arriver avec un quart d’heure d’avance tous les matins afin de profiter de ce moment de convivialité. Ce sont plus d’une heure et demie de temps passé bénévolement sur le lieu d’exercice chaque semaine mais les bienfaits en sont, selon cette professionnelle, considérables. « C’est le moment où se disent des choses que l’on ne dira pas dans un cadre formel et qui pourtant nous aident à gérer nos doutes et aident nos collègues à anticiper certaines situations ». Dans les petites institutions, les temps de pause sont pris en commun et les liens peuvent ainsi se tisser aussi entre les différents corps de métier.
38Dans ces moments d’échanges, l’attention accordée par la hiérarchie est particulièrement appréciée. Le fait de se sentir écouté joue déjà un rôle considérable, même si l’on sait que l’interlocuteur n’a pas forcément de solution aux problèmes rencontrés. « On se sent pris au sérieux ». En revanche, dans les institutions plus grandes et anonymes, les individus se sentent menacés par le rythme de travail et estiment qu’ils doivent eux-mêmes se « prendre du temps, par exemple parfois sous forme d’absences ». Si certains dénoncent cette attitude comme résultant d’une mentalité de nouveaux professionnels moins engagés, d’autres en revanche expliquent qu’il s’agit de mesures d’auto-protection nécessaires face aux dangers actuels du monde du travail.
39Au sein des équipes, en particulier des petites et moyennes structures, le terme de « solidarité » revient comme un leitmotiv. Il renvoie au mode sur lequel se construit le travail collectif et qui permet de tenir le cap face aux défis quotidiens. Certains affirment que, si les absences n’augmentent pas plus considérablement, c’est uniquement en raison de cette solidarité et de cette interdépendance. En effet, même malades, nombreux sont les professionnels qui viennent travailler pour ne pas faire peser sur les épaules de leurs collègues une charge de travail supplémentaire due à leur absence.
40Or la spécificité de ces institutions ou secteurs plus petits, c’est d’offrir une autre qualité de communication entre employés. Ce sont des structures où les échanges, à la fois formels et informels sont conservés. Que ce soit dans des unités spécifiques comme les unités de soins de suite, de maternité, de dialyse, de soins palliatifs ou encore dans le cadre de rencontres liées à la fonction (cadres), des temps formels sont consacrés à des échanges concrets entre les personnes qui profitent des synergies et des expériences respectives. On observe, dans ces services très stables, un turnover nettement inférieur à la moyenne générale, avec la présence dans les équipes de personnes qui ont parfois plus de trente ans d’ancienneté.
41Dans certaines grandes structures les cadres sont soumis à une communication qu’ils qualifient d’intrusive dans la mesure où elle les oblige à une disponibilité constante. Certains ont toujours un « bip » et un téléphone sur eux. Il n’y a donc pas de réelle coupure mais, au contraire, des interruptions constantes. Face à l’absence de structures d’échanges, « c’est entre deux portes, surtout la nuit ou le week-end, que le ras-le-bol s’exprime ». Dans une grande institution, la cafétéria se trouve à dix minutes à pied du service. Cela signifie que sur une demi-heure de pause, vingt minutes sont déjà consacrées aux déplacements. Restent alors dix minutes pour avaler un repas. Les soignants préfèrent par conséquent rester sur le service et manger un sandwich. Les possibilités de communication entre pairs sont néanmoins entravées par la tension constante de devoir répondre aux sollicitations des patients et d’autres professionnels. Ce manque de distance par rapport à leur activité ne leur permet pas de s’ouvrir à des discussions plus personnelles.
42De fait les personnes des grandes institutions sont quasi unanimes pour reconnaître une tendance grandissante à la diminution des échanges parmi les professionnels, tout autant qu’avec les usagers.
Augmentation de l’information et diminution des échanges
43La diminution drastique des temps dévolus aux rapports et aux échanges de tous ordres est un phénomène récurrent dénoncé par de nombreux professionnels. Cette diminution a deux conséquences principales : d’une part, elle conduit à la perte d’informations importantes, d’autre part, « il n’y a plus d’espace pour “debriefer” ». C’est le grand regret exprimé par un physiothérapeute d’une grande institution. Celui-ci explique avoir vécu des supervisions en équipe durant sept ans avec la possibilité de « décharger son sac, d’échanger sur les problèmes rencontrés et de pouvoir prendre de la distance ». Cet espace n’étant plus là, il se retrouve souvent à devoir évacuer son trop-plein auprès de son réseau personnel dans son temps libre, ce qui suppose de bénéficier d’un tel réseau. Le manque de communication se vit aussi à des niveaux moins émotionnels. Certains évoquent simplement la perte d’informations importante liée à la diminution des temps de rapports qui ne permettent plus qu’un très rapide « tour d’horizon où l’on dit deux banalités sur chaque patient ».
44Plusieurs participants dénoncent aussi le changement de caractère des colloques et des réunions d’équipe, qui ne sont plus des lieux d’échanges, mais des lieux purement informationnels. « On a plus le droit à la parole, on a juste le droit d’entendre ce qui a été décidé et de faire avec ». Un infirmier explique la revendication récente de son équipe à pouvoir bénéficier d’un temps concret d’échanges en début de colloque. Cependant, nous explique-t-il, la chose est assez mal vue car ce n’est plus d’actualité et « pour les supérieurs c’est du bavardage et une perte de temps ». Cet infirmier remarque la difficulté lors de ces premiers échanges à ce que les soignants osent s’exprimer : « On a plus l’habitude de se parler, on doit d’abord s’apprivoiser ».
45Du fait de la réduction des échanges, ce sont aussi les possibilités de gérer les tensions et conflits potentiels qui sont anéanties avec des conséquences très néfastes. Ainsi, une infirmière cadre de santé au travail explique que la majeure partie des employés qui viennent vers elle en consultation se trouvent confrontés à des problèmes liés à la communication. Parfois « ces problèmes peuvent s’apparenter à du mobbing » mais « découlent pour beaucoup d’une mauvaise communication et de simples malentendus qui sont montés en vrille ». L’ampleur du phénomène est telle que cette spécialiste a décidé d’organiser une journée par an sur le thème de la communication, de la même manière qu’elle en organise une sur le tabagisme. Il s’agit pour elle d’un véritable fléau qui nécessite une prévention suffisante pour éviter les montées en spirale, celles-ci ayant des répercussions sur l’ensemble de l’équipe, et indirectement sur la qualité des soins.
La communication : un moyen de pression ?
46Les nouvelles technologies de communication répondent aux exigences de traçabilité. Elles ont favorisé l’accélération et l’immédiateté de toute l’activité intra-hospitalière. Elles sont, ce faisant, liées à une augmentation de la charge administrative, dénoncée comme étant un facteur nuisible dans la mesure où le temps nécessaire à cette tâche n’est plus disponible pour le patient ni pour les relations entre collègues. Ainsi, un cadre technicien explique avoir consacré en moyenne une heure par jour aux tâches administratives au début de sa carrière voici trente ans contre quatre ou cinq par jour aujourd’hui. Même si ses responsabilités ont aussi augmenté, la différence reste très marquée. A ces contraintes administratives s’ajoutent des difficultés liées plus spécifiquement à l’utilisation des supports de communication.
47Le passage au dossier informatisé, tout récent dans plusieurs institutions, est montré du doigt. Si certaines personnes y voient un progrès dans le suivi de l’information, beaucoup récusent son caractère chronophage et son manque de flexibilité. Un soignant explique que le système est beaucoup trop rigide, les humains ne se laissant pas « enfermer dans une simple règle mathématique ».
48De par leur intrusion à différents niveaux de la vie professionnelle, voire parfois également de la vie privée, les nouvelles technologies ont contribué à la pression exercée sur les individus. Les courriers électroniques sont épinglés comme d’importants générateurs de stress. Certains cadres expliquent qu’ils passent une heure tous les matins à répondre à leurs mails avant de pouvoir travailler réellement. D’autres hésitent à partir en vacances plus d’une semaine par crainte des centaines de mails à traiter au retour. Pour certains collaborateurs, la solution est de travailler régulièrement à leur domicile pour éviter ces problèmes. Ce faisant le domaine professionnel s’immisce toujours davantage dans la sphère privée. Comme l’explique un cadre « c’est l’horreur mais en même temps on est complice puisqu’on le fait », par peur parfois aussi de l’incompréhension des pairs. Une diabétologue explique donner son numéro de téléphone privé aux patients, aucun autre suivi de ces patients n’étant organisé par l’hôpital, concernant la diabétologie, lors de son absence.
49Pendant le travail, l’activité des soignants est continuellement parasitée par les moyens actuels de communication. Ainsi, un physiothérapeute explique recevoir parfois jusqu’à trois coups de téléphone pendant le traitement d’un client. Il s’en trouve excessivement frustré, car il a le sentiment de ne pas faire un travail de qualité auprès du patient, de subir l’incompréhension et l’agacement de ce dernier et, qui plus est, de prendre des risques en assumant la responsabilité de donner des informations sensibles par téléphone et pouvant porter préjudices à des patients. Il en va de même pour les infirmiers et infirmières qui doivent répondre aux nombreux téléphones tout en assumant leur activité avec une présence d’esprit « infaillible ». Les allées et venues imposées par ces dérangements à répétition sont autant de sources potentielles d’erreurs au lit du patient. « Les téléphones sont des perturbateurs incessants, on doit sortir des chambres des patients et courir vers les dossiers, vers le médecin… on perd le fil ! » La frustration est alors grande de ne plus pouvoir passer autant de temps auprès du patient et de devoir sacrifier ce temps sur l’autel de la télécommunication. Cette frustration finit par générer une démotivation grandissante, quand ce n’est pas un désengagement à force de devoir renier ses idéaux, ses valeurs et de devoir se résoudre à « un travail de qualité médiocre ».
Conclusion générale
50L’intérêt pour des domaines comme la communication ou l’information n’est pas récent. Depuis de nombreuses années, différentes études dénoncent les manques mais aussi les améliorations à apporter dans ces domaines, tout particulièrement dans le secteur hospitalier conçu comme un système éminemment complexe (Schwertz, 1974) [42] ; (Fayn, Frechou, 1989) [43]. La mise en place des nouvelles formes de management, tout comme la multiplication des technologies et supports de l’information posent de nouveaux défis et de nouvelles questions.
51Le nouveau management public tire sans doute certains avantages de cette individualisation des soins qu’il promeut et une certaine forme de rationalisation peut sans doute avoir des conséquences tout à fait positives. Cependant, dans une profession où la communication joue un rôle fondamental, il convient de ne pas minimiser son importance et la réduire à un substrat technicisé. Car si l’on oublie le rôle et la valeur de ces temps de discussion, d’échanges et de partage, pour des professionnels confrontés jour après jour à la souffrance humaine, et régulièrement bouleversés dans leurs émotions, cela revient à ôter au professionnel une dimension primordiale pour l’exercice de son activité, et à la relation soignante sa dimension humaine. Il est indispensable, comme l’explique une professionnelle, de « continuer d’avoir le temps de prendre le temps pour que la communication ne flanche pas, et avec elle la solidarité des professionnels et la qualité des soins ». Plusieurs des personnes interrogées l’ont clairement affirmé, sans cette solidarité et le plaisir de travailler avec leurs collègues, ils choisiraient d’abandonner leur poste, voire pour certains la profession elle-même, ce qui ne fait que confirmer les recherches antérieures (Nezet, Estryn-Béhar, 2006) [37]. Enfin, si une importance sans pareille à la communication informelle est accordée par les répondants, tant au niveau institutionnel qu’aux autres niveaux, c’est bien là la preuve d’un manque ressenti dans la communication à un niveau plus formel, en même temps que cela souligne son caractère indispensable.
52Il s’agit de ne pas confondre information et communication. Mais la communication dépend aussi beaucoup des personnes elles-mêmes et du temps qu’elles y accordent. Une sensibilisation à l’importance de cette activité semble donc un moyen privilégié pour la promouvoir et la faire valoir auprès des directions d’institution en pouvant mettre en évidence la plus-value réelle qu’elle apporte tant au niveau de la satisfaction des employés, que de la relation au patient ou de la qualité des soins.
Conflits d’intérêt
53Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêt.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : interdisciplinarité, cohérence, satisfaction, système, communication
Date de mise en ligne : 11/02/2014.
https://doi.org/10.3917/rsi.115.0008